Si en Russie, la doctrine de HEGEL a envahi vers 1840 à l'instar de l'Allemagne le monde universitaire, sa situation est bien dissemblable du reste du continent européen. Si peu à peu des institutions démocratiques grignotent le pouvoir des monarchies, voire constituent les piliers de nouveaux régimes, l'autocratie tsariste y règne encore.
(Petite) Floraison des cercles intellectuels en Russie
Seuls les cercles littéraires et philosophiques jouent un rôle intellectuel et social considérable, surtout dans les premières décennies du XIXe siècle. L'activité littéraire est pratiquement la seule forme d'expression possible : rôle formateur pour des adolescents insatisfaits de l'enseignement prodigué ; rôle contestataire, même s'il prend l'aspect innocent d'une retraite sentimentale, d'une parodie, d'une spéculation philosophique ; rôle de brassage social, car aux jeunes nobles viennent se joindre progressivement des intellectuels roturiers préparant ainsi la naissance de l'intelligentsia russe. Ces cercles naissent et disparaissent spontanément. Ils n'ont pas toutefois l'ampleur, même dans les centres intellectuels et artistiques du pays, des salons des Lumières français du XVIIIe siècle. Il existe cependant une remarquable filiation : ils se démarquent des salons littéraires, aristocratiques, mondains, de culture française et font leurs les aspirations idéalistes de la littérature allemande (le schillerisme est un fil conducteur qui mène de JOUKOVSHI à BLOK en passant pas BIELINSKI et DOSTOÏEVSKI), ils s'organisent autour d'une personnalité exceptionnelle dont le rayonnement sur ses compagnons ne disparait pas, après une mort généralement précoce, souvent sous le coup de la police impériale. Ainsi la Société littéraire amicale fondée à Moscou en 1801 par Andreï TOURGUENEV (1781-1803), avec son frère Alexandre, plus tard auteur de la chronique d'un Russe à Paris (1838) et son ami JOUKOVSKI. Ainsi également le cercle des Lioubomoudry, "Amis de la sagesse" fondé entre autres par par ODOÏEVSKI, qui forme le vivier de nombreux intellectuels dont les uns deviennent plus tard slavophiles (KIREÏEVSKI, KHOMIAKOV, KOCHELEV) ou glissent vers un "nationalisme officiel" (POGODINE, CHEVYREV). Ainsi également le cercle de Stankevitch qui assure le triomphe de la philosophie idéaliste allemande, de l'hégélianisme. Il regroupe dans les années 1830 à Moscou des étudiants nobles (ASAKOV, KATLOV), des roturiers (BIELINSKI, KRASOV), des fils de marchands (BOTKINE, KOLTSOV), un ex-officier (BAKOUNINE), auteur de STANKEVITCH (1813-1840), fils d'un riche propriétaire de Voronej, qui initie ses camarades à la spéculation philosophique.
Sont étudiés tour à tour KANT, SCHELLING, HEGEL, selon une problématique héritée des précurseurs : dédoublement entre vie intérieure et réalité extérieure, aspiration à une vérité totale, besoin d'abnégation au service d'une idée (la patrie, le peuple, l'humanité). Très influente dans le milieu étudiant, elle alimente aussi les colonnes des revues moscovites. Des cercle littéraires hégéliens réuniront encore des étudiants dans les années 1840, notamment celui d'Apollon GRIGORIEV, mais les revues d'opinion deviendront les vrais centres d'attraction, même si elles sont loin d'avoir l'ampleur de leurs homologues occidentaux à Paris, à Rome ou à Berlin... Dès les années 1850 s'affirment les cercles politiques, le plus célèbre étant celui du fouériste PETRACHEVSKI à Saint-Pétersbourg. (Alexandre BOURMEYSTER).
Une gauche et une droite hégélienne
Comme en Allemagne, s'affirme une gauche et une droite hégélienne. La dernière défend le tsarisme et l'orthodoxie byzantine, la première estime que "Hegel n'a pas atteint tous les résultats implicitement contenus dans ses principes".
Alexandre HERZEN (1812-1870) précise en 1842, après avoir lu Karl MARX : "La philosophie allemande sort des salles de cours dans la vie, devient sociale, révolutionnaire, prend chair et entreprend d'agir dans le monde des événements". Mais les Russes sentent vivement tout ce qu'il y a d'oppression possible dans l'universel de HEGEL : "Cet universel, écrit en 1841 BÊLIDSKIJ, l'ami de HERZEN, est à l'égard du sujet (de l'individu concret) comme un Moloch, car après avoir fait un moment le beau en lui, il le rejette comme un pantalon usagé... Je hais l'universel comme le bourreau de la pauvre personne humaine." ils inclinent tout naturellement vers le point de vue qui sera celui de STIRNER ; ils tendent même vers le nihilisme, expression créée sans doute par HEZEN, sous la suggestion de la critique de Bruno BAUER : mais en même temps, HERZEN lie cette doctrine à l'idée de la mission de la Russie, et il reste slavophile à sa manière, qui n'est pas celle des slavophiles de droite, réactionnaires et partisans du retour au passé, mais qui est plutôt celle d'un HEGEL russe. Sa philosophie de l'histoire consiste à "prolonger le schéma hégélien de l'histoire universelle par une troisième époque, dans laquelle le monde slave, dirigé par la Russie, succédera au monde romano-germanique, lui-même héritier du monde antique". Or, le principe du slavisme, c'est justement le principe anarchique, le principe du mir, la communauté paysanne ; elle doit seulement, selon HERZEN, se transformer à la moderne, selon les doctrines de PROUDHON. L'anarchie nihiliste n'empêche donc nullement, elle commande même un panslavisme, de même nature que le pangermanisme hégélien, un culte de la sainte Russie comme dernière étape de l'histoire universelle.
En Russie comme en Allemagne, cet hégélianisme remplace un romantisme schellingien qui domine auparavant sans rival entre 1820 et 1830 et qui aboutit à un nationalisme de caractère mystique. Le passage de l'influence de SCHELLING à celle de HEGEL est celui comme en Allemagne, celui du nationalisme à l'esprit révolutionnaire, mais à un esprit révolutionnaire qui, bien différent de celui des droits de l'homme, cherche appui et réalité dans une tradition nationale. (Émile BRÉHIER).
BAKOUNINE, BELINSKI, HERZEN...
Dans ce mouvement général, trois philosophes, Michel BAKOUNINE, Vissarion BELINSKI et Alexandre HERZEN sont très caractéristiques. Tous les trois adhèrent d'abord à la philosophie hégélienne, avant de la renier et de poursuivre de manière autonome leur action et leur pensée.
Mikhaïl BAKOUNINE (1814-1876) retient que l'hégélianisme est une doctrine révolutionnaire, qui consiste dans la négation du présent au profit de l'avenir, toute conciliation n'étant que manoeuvre pour entraver la dialectique de l'histoire. Définitivement gagné aux idées anarchistes, il organise la Fraternité internationale sur le principe des sociétés secrètes, en un sens déjà dépassé alors que le mouvement ouvrier est sur la voie des grandes organisations de masse.
Il a toujours donné la première place à la lutte et n'a jamais pris le temps d'écrire réellement une oeuvre. Ses textes sont toujours conçus dans l'urgence, pour répondre aux nécessités du moment. Ils sont écrits au fil de sa pensée et partent dans des digressions qui prennent au final plus de place que le propos initial (Oeuvres, 1895-1913, La Bibliothèque sociologique, Stock). Très peu de textes se rapportent à sa période hégélienne, ne serait-ce que "La Réaction en Allemagne" (1842) où il utilise le logique de Hegel comme une logique de conflit, "Le communisme" (1843) qui consomme sa rupture avec la philosophie et les deux lettres à Arnold RUGE de 1843 encore qui expliquent ce qui l'éloigne de la philosophie allemande et de la gauche hégélienne (voir Bakounine jeune hégélien, La philosophie et son dehors, de Jean-Christian ANGAUT, ENS Éditions). Son idée centrale est la liberté, le bien suprême que le révolutionnaire doit rechercher à tout prix, qu'il exprime notamment dans Dieu et l'État (Volume I d'Oeuvres, réédition par Stock en 1980). Son hostilité envers l'État est définitive : il ne croit pas qu'il soit possible de se servir de l'État pour mener à bien la révolution et abolir les classes sociales. Il polémique avec de nombreux partisans du communisme, comme MAZZINI, et à la différence de certains marxistes, comme LÉNINE et ses successeurs, il encourage l'auto-organisation à la base ; cette conception étant proche de celle des anarcho-syndicalistes au sein des organisations de base.
Alexandre Ivanovtch HERZEN, génie de la synthèse, adhère au socialisme, est considéré comme un inspirateur du climat politique qui mène à l'émancipation des serfs en 1861. Adversaire du régime tsariste, alors qu'il fonde d'abord tout au début (il n'est pas le seul) des espoirs dans le tsar, il vise par ses articles dans le journal qu'il fonde (Kolobol) en 1865 avec Nikolaï OGAREV, la cause révolutionnaire russe. Pendant quinze ans (1852-1868), il se consacre à Passé et méditations, immense ouvrage qui embrasse plus d'un demi-siècle de vie russe et européenne. Mémoires, histoire, roman, les genres les plus divers composent cette synthèse. L'intérêt documentaire de cet ouvrage-fleuve en font l'une des oeuvres le plus originales du XIXe siècle et l'un des meilleurs témoignages sur son histoire.
Ses idées sont déconsidérées dans l'opinion russe à cause de son courageux soutien à l'insurrection polonaise de 1863. Pourtant, il reflète l'état d'esprit de beaucoup, de plus en plus sensible aux menaces qui pèsent sur l'avenir : le "socialisme russe" n'est pas garanti par l'histoire ; l'avènement d'un communisme sans liberté, "despotisme russe à l'envers", est également possible. L'Occident vieilli et égoïste est mûr pour une civilisation de masse, nouvelle barbarie, irrésistible puisqu'elle tendra à satisfaire les besoins et les goûts de la majorité. Dans ses lettres à BAKOUNINE (A un vieux camarde, 1869), il n'attend plus la fin du monde bourgeois, à peine modifié. Il insiste sur le double primat de l'économie, désormais grand ressort des sociétés, et de la culture : la conscience des masses populaires est le moteur de l'histoire, dont on ne peut brûler les étapes. S'il renonce à demi au "socialisme russe, il manifeste un grand intérêts pour les mouvements internationaux de travailleurs. (Jean BONAMOUR)
Vissarion Grigorievitch BELINSKI (1811-1848) est l'un des grands critiques littéraires russes à tendance occidentaliste. Il se considère à partir de 1841 comme un socialiste et se rapproche alors de Nikolaï NKRASSOV dans ses articles de la revue Le contemporain. Il admire la philosophie hégélienne et les thèses de FEUERBACH, mais craint que l'individu ne soit mis au second plan par rapport à la collectivité dans les théories socialistes qui s'élaborent alors en Allemagne et en Russie.
Jean BONAMOUR, Herzen, dans Encyclopedia Universalis, 2002. Alexandre BOURMEYSTER, Cercles littéraires russes, dans Encyclopedia Universalis, 2002. Émile BRÉHIER, Histoire de la philosophie, tome III, PUF, 2000.
Site www.atelierdecreationlibertaire.com.
PHILIUS
Relu le 23 avril 2021