Dans le débat entre partisans et adversaires de la thèse de la violence contenue dans les images (fixes ou mobiles) figure en bonne place la catharsis. Ses partisans estiment contraire au but recherché de rendre la vie en société moins agressive (en fait souvent c'est la population des jeunes qui fait l'objet de tant d'attention...) que de supprimer ou de restreindre (par une politique de censure ou d'avertissement par exemple) l'expression de cette violence dans la photographie, au cinéma ou à la télévision, voir sur Internet. Cette expression permet selon eux à tout un chacun de projeter sans dommages ses propres pulsions, sa propre violence, sa propre agressivité (les termes varient selon la position). Ses adversaires estiment que cet effet n'existe tout simplement pas et que l'expression "artistique" de la violence favorise au contraire - par effet d'exemplarité - certaines manifestations de la violence en société.
Serge TISSERON, en proposant de revenir plus attentivement à la notion d'image (d'un point de vue psychique), tente de lever ce qu'il pense être le quiproquo qui entoure la notion de catharsis. Il signale d'ailleurs que la définition usuelle qui est donnée de la catharsis (effet de purification des passions que produit la tragédie chez le spectateur ou libération sous forme d'émotion d'une représentation refoulée dans l'inconscient et responsable de troubles psychiques - Dictionnaire Hachette 2002) est bien différente de celle d'ARISTOTE, désigné comme introducteur en Occident de cette notion.
Dans l'approche d'ARISTOTE, écrit-il, "la catharsis ne portait que sur la pitié et sur la crainte, et elle était inséparable de la présence du peuple rassemblé. L'essentiel ne consistait pas dans l'explosion émotionnelle de chaque spectateur, mais dans le fait que tous éprouvent ensemble les mêmes émotions." L'effet de catharsis est inséparable de la mimésis. La théorie de la catharsis du philosophe grec que nous examinons plus loin, "même "nettoyée" de ses résonances morales et rendue à sa portée thérapeutique originaire, reste inadaptée pour rendre compte de la situation du spectateur de télévision ou de cinéma d'aujourd'hui." Il cite deux raisons : tout d'abord ce spectateur est souvent seul et n'a rien à voir avec le peuple antique rassemblé dans l'amphithéâtre (ce que nous écrivons d'ailleurs dans l'autre article consacré à la catharsis) et ensuite, les émotions "qu'éprouvent les spectateurs actuels ne sont pas des émotions de "vainqueurs" qui apprendraient à travers le spectacle à maîtriser leur crainte et leur pitié pour leurs adversaires - selon le schéma d'ARISTOTE -, mais plus souvent des émotions de victimes qui trouvent sur l'écran la mise en scène de leur souffrance et de leur malheur, et le châtiment éventuel de leurs coupables." Le psychiatre et psychanalyste conclue : "Il serait donc tout aussi faux, on le voit, de prétendre que l'effet cathartique n'existe pas que de le présenter comme un modèle général des relations des spectateurs aux images violentes. La vérité est qu'il ne fonctionne que lorsqu'une communauté de sensations établie entre divers spectateurs face à un spectacle peut ensuite être prise en relais par un échange verbal. On comprend donc que toutes les recherches statistiques visant à le mettre en évidence aient échoué."
Étienne et Anne SOURIAU expliquent que le terme catharsis (purification), d'abord terme religieux, moral ou médical est devenu un terme d'esthétique par l'usage qu'en a fait ARISTOTE. L'essentiel des textes où le philosophe grec l'évoque est par ailleurs perdu (La Poétique, La Politique qui ne nous sont parvenus que fragmentés).
Dans La Politique, au chapitre 7 du livre VIII nous pouvons lire la conception d'ARISTOTE, sous le titre L'éducation, La musique et l'emploi des modes musicaux. C'est surtout dans le cadre d'expressions musicales, liées dans l'amphithéâtre à des danses, des chants et des textes, qu'ARISTOTE évoque les transports de l'âme. "Qu'entendons-nous par la purgation? Pour le moment, nous prenons ce terme en son sens général, mais nous en reparlerons plus clairement dans notre Poétique (au passage correspondant hélas très rachitique!)." Ce qui explique le problème de la compréhension de la conception d'ARISTOTE tout au long des siècles... Il se dégage du texte (selon J.TRICOT), une explication en quelque sorte physiologique et médicale de la purgation des passions. Cet effet purgateur est évoqué par PLATON dans Les Lois et ARISTOTE la reprend en la développant et en la positivant. La terreur et la pitié sont les principaux ressorts de cette purgation : c'est donc dans la tragédie qu'on la retrouve surtout.
Et RACINE, au XVIIe siècle, traducteur de La Poétique d'ARISTOTE, écrit précisément : "La tragédie, excitant la pitié et la terreur, purge et tempère ces sortes de passions, c'est-à-dire qu'en émouvant ces passions, elle leur ôte ce qu'elles ont d'excessif et de vicieux, et les ramène à un état modéré et conforme à la raison." (Oeuvres, Tome 2, Pléiade, 1952).
Étienne et Anne SOURIAU indiquent les principales explications tirées des textes fragmentés qui nous sont parvenus par les différents auteurs et traducteurs des oeuvres antiques :
"Si l'on rapproche (la) catharsis esthétique (où la musique imite des états affectifs considérés en eux-mêmes) de la conception médicale antique, on voit qu'une purification consiste à expulser du corps les "humeurs", c'est-à-dire les liquides organiques, qui doivent bien s'y trouver naturellement, mais qui sont devenus nuisibles, soit parce qu'ils sont produits en excès, soit parce que leur composition normale est modifiée. La catharsis esthétique peut être comprise d'abord comme cette expulsion d'un trop plein. L'âme naturellement disposée à éprouver certains états affectifs risque d'être déséquilibrée si elle les éprouve à l'excès ; l'oeuvre d'art en les faisant naitre en dehors des circonstances réelles, mais à propos de faits fictifs comme ceux de l'action théâtrale, leur ouvre une sorte de soupape de sûreté : on éprouve alors ces sentiments ou émotions avec intensité, on les dépense, pourrait-on dire, sur cet objet fictif ; on s'en soulage, et on revient au réel avec une affectivité plus modérée.
Outre cette explication quantitative, on a proposé une explication plus qualitative, où la catharsis n'est plus l'expulsion d'un excédent, mais l'expulsion d'"humeurs peccantes", c'est-à-dire dont la composition est devenue anormale et agent pathogène. Ici, on dépenserait, à propos d'oeuvre d'art, des sentiments ou des émotions que l'on juge mauvais et que l'on ne veut donc pas éprouver dans la vie réelle. L'imaginaire de l'oeuvre sert d'exutoire à une affectivité que l'on condamne.
Cette explication a été évoquée au cours de la célèbre controverse du XVIIe siècle sur la moralité ou l'immoralité du théâtre (comme au XXe siècle sur la moralité ou l'immoralité du cinéma, rapprochons-nous) ; mais si certains auteurs en ont conclu à l'utilité morale de ce qui soulage l'âme de mauvaises tendances et la renvoie au réel bien nettoyé, d'autre auteurs ennemis du théâtre (comme BOSSUET) en ont conclu au contraire que le théâtre incite à se complaire dans la représentation d'actes ou de pensées vicieux, auxquels il constitue un véritable entraînement (décidément les même arguments reviennent...) : pour éviter le péché d'action et le péché d'intention, on verse dans le péché de la délectation morose (au sens de s'attarder, à rapprocher du terme juridique moratoire).
Ces explications de la catharsis reposent toutes deux sur l'idée d'une identification, plus ou moins consciente, du spectateur avec les personnages de l'oeuvre théâtrale (...)". Mais dès cette époque classique, où les débats débordent, faut-il le rappeler les aspects purement théoriques et intellectuels pour prendre assez vite une tournure plus désagréable de règlements de compte physiques (duels) dans un contexte toujours très politisé (dans le jeu d'affermissement de la monarchie contre les nobles), "on a donné au contraire de la catharsis une interprétation opposée, prenant parti contre cette fusion du spectateur avec l'oeuvre. Le spectacle jouerait alors le rôle d'un miroir permettant au public d'avoir une image objectivée de lui-même ; par ce dédoublement, le spectateur peut juger de ses états affectifs comme il ne pourrait le faire en étant pris dedans. L'auteur anonyme de la Lettre sur la comédie de l'Imposteur (CHAPELLE ou même MOLIERE lui-même) dit expressément que le théâtre opère, dans le cours d'une passion réelle, une rupture, peut-être fort brève, mais qui fait "presque tout l'effet que ferait une extrême durée", parce qu'elle brise la continuité de la passion." Nous ne pouvons nous empêcher de penser qu'il s'agit peut-être là seulement d'une théorie de défense, où le faux-semblant est (encore) roi. Mais les auteurs du Vocabulaire d'esthétique rapproche cette thèse d'une théorie moderne comme celle de la distanciation de Berthold BRECHT. Mais CORNEILLE insistait - sans doute, pensons-nous pour exprimer une difficulté de son métier - sur la difficulté de produire ce dernier effet de catharsis (dans la distanciation) et "estimait qu'il fallait réunir un certain nombre de conditions pas toujours réalisées pour qu'on puisse opérer une telle dualité dans l'unité." La position la plus simple serait plutôt de pencher du côté d'un processus d'identification...
De nos jours, ce sont surtout les explications fournies par Sigmund FREUD et la psychanalyse "classique" qui donnent à la catharsis sa signification.
Jean LAPLANCHE et Jean-Bertrand PONTALIS indiquent que "Breuer, puis Freud ont repris ce terme qui connote pour eux l'effet attendu d'une abréaction adéquate du traumatisme". Dans Études sur l'hystérie (1895), Sigmund FREUD glisse de son intérêt pour l'hypnose à un changement de perspective dans la théorie de la cure : prise en considération du transfert, accent mis toujours davantage sur l'efficacité de l'élaboration psychique et de la perlaboration, ce qui laisse de côté la catharsis.
"La catharsis n'en reste pas moins une des dimensions de toute psychothérapie analytique. D'une part, de façon variable selon les structures psychopathologiques, on rencontre dans de nombreuses cures une reviviscence intense de certains souvenirs, s'accompagnant d'une décharge émotionnelle plus ou moins orageuse, d'autre part on montrerait aisément que l'effet cathartique se retrouve dans les différentes modalités de la répétition au cours de la cure, et, singulièrement dans l'actualisation transférielle. De même, la perlaboration, la symbolisation par le langage étaient déjà préfigurées dans la valeur cathartique que Breuer et Freud reconnaissaient à l'expression verbale. "C'est dans le langage que l'homme trouve un substitut à l'acte, substitut grâce auquel l'affect peut être abréagi presque de la même manière. dans d'autre cas, c'est la parole elle-même qui constitue le réflexe adéquat, sous la forme de plainte comme expression d'un secret pesant (confession!) (Études sur l'hystérie"".
La narco-analyse (pour la névrose traumatique) et le psychodrame selon MORENO ont recours à la catharsis.
Nous pourrions sans doute, s'agissant du cinéma, ajouter qu'il faut toujours faire attention de ne pas utiliser trop directement des éléments de la psychanalyse centrée sur l'individu à des phénomènes collectifs de masse. Mais, on rejoint les conceptions émisent par Serge TISSERON quant aux liaisons entre le contexte collectif nécessaire au fonctionnement de la catharsis et à la place très importante de la parole. C'est parce que les spectateurs, ayant vus ensemble le spectacle, le commentent de manière redondante par la suite, entre eux et avec d'autres personnes que sans doute l'effet catharsis existe. On ne peut s'empêcher de penser au rôle des critiques du cinéma dans cette prise de parole et dans cette redondance...
Jean LAPLANCHE et Jean-Bertrand PONTALIS, Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, 1967, Étienne et Anne SOURIAU, article Catharsis dans vocabulaire d'esthétique, PUF, collection Quadrige, 2004. ARISTOTE, La Politique, Présentation et notes de J.TRICOT, Librairie philosophique J. Vrin, 1995. Serge TISSERON, contribution L'image pour le pire... et pour le meilleur, dans La violence de l'image, sous la direction de Florian Houssier, Editions In Press, 2008.
ARTUS
Relu le 4 novembre 2019