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28 novembre 2012 3 28 /11 /novembre /2012 15:49

           Dans ses Notes Critiques (1949-1969), HORKHEIMER écrit que "seul l'individu est quelque chose", rappelle Yves CUSSET et Stéphane HABER dans leur Vocabulaire de l'École de Francfort.

Dans ces Notes, l'individu est l'unité la plus petite et la plus concrète de la vie, en-deçà de laquelle il n'y a plus rien, unité en tant que telle irremplaçable, au nom de laquelle bonheur et liberté peuvent encore avoir un sens et être promis. Mais il est devenu aussi l'unité la plus abstraite, entité interchangeable dans la sphère de l'équivalence marchande, titulaire d'une autonomie abstraite, exemplaire d'une société administrée, quantité négligeable de la totalité sociale. L'individu est pour lui l'oubliée de la modernité : au nom de l'individu et de ses libertés, la société bourgeoise a créé les conditions de sa liquidations.

 

Émancipation et dissolution de l'individu

    Les deux auteurs insistent sur le fait, à rebours de certaines utilisations faites par des milieux plutôt favorables au libéralisme, faisant par là de l'individu un élément de machine de guerre idéologique contre toutes mesures socialistes, qu'on ne peut comprendre l'importance de la notion d'individu pour les membres de l'EF sans prendre d'emblée en compte le processus dialectique au sein duquel elle se trouve prise, cette "dialectique de la société bourgeoise" (Notes Critiques et Eclipse de la raison). Dans cette dialectique, ils voient l'individu sauvé de l'oppression féodale pour être sacrifié à une humanité abstraite.

L'émancipation de l'individu annonce déjà sa dissolution. Elle s'opère à travers l'affirmation de ses droits fondamentaux dans la société bourgeoise, affirmation qui a pour envers son intégration à un ordre social où se dissout son individualité concrète. L'hyper-valorisation de l'individu annonce déjà sa dissolution dans un universel abstrait, l'universalité de l'échange marchand où, soumis à la loi de valeur, les individus deviennent eux-mêmes des entités interchangeables. "Fonctions de la société d'échanges, le processus d'émancipation de l'individu se termine dans l'abolition de l'individu, par son intégration" (ADORNO, Dialectique négative). Sous le nom d'individu se cache dans la pratique son contraire : l'homme unidimensionnel des sociétés libérales (MARCUSE), l'agent de pratiques impersonnelles.

Il s'agit bien pour Yves CUSSET et Stéphane HABER, de dialectique, à la lecture des auteurs qui se réclament ou sont rattachés à l'EF : l'individu oublié dans ce processus ne renvoie pas à un passé mythique, celui d'un sujet unique, authentique et irremplaçable, se suffisant à lui-même. L'individu est oublié dans le sens où ce processus, en le niant, le révèle aussi à lui-même : il demande à exprimer les souffrances que la société l'oblige à taire, il se présente non pas comme authentique, mais comme mutilé, non comme un sujet autonome, mais comme une subjectivité fragmentaire, contradictoire, soumise à la pression de pratiques sociales hétéronomes. Ce "quelque chose" que seul l'individu est, est littéralement un résidu, c'est-à-dire ce qui demeure, mutilé, irréconcilié, nié, inexprimé, derrière les couches sédimentées de la domination sociale, et qui ne peut revenir au jour par la force abstraite de l'affirmation de soi, mais par la médiation d'une solidarité incompatible avec la loi de l'échange. La souffrance et la misère de l'individu disent à la domination sa vérité (ADORNO, Minima Moralia). 

      La critique de la société proposée par l'EF, en tout cas à partir des années 1940 quand la thématique de l'individu devient récurrente, ne se fait donc pas d'abord dans la perspective d'une pratique sociale émancipée que pourrait porter un hypothétique sujet collectif de l'Histoire, "un sujet plus vaste que l'individu" auquel croit encore le HORKHEIMER de 1937 (Théorie traditionnelle et théorie critique), mais dans le cadre d'une reconquête utopique de l'individuel face à la domination sociale. Avec la conscience que cette reconquête n'en passe pas moins par une solidarité elle aussi réprimée. C'est là que réside précisément le caractère utopique de l'entreprise : l'individu n'est plus pensable sans une solidarité que ne peuvent que faire régresser les progrès du capitalisme avancé et de son idéologie de l'individu. L'utopie consiste à "briser le conformisme et à fonder la solidarité sans laquelle l'individu n'est pas pensable" (NC).

 

La question de la liberté

      L'Ecole de Francfort pose moins le problème traditionnel de la liberté en général (le terme allemand Mündigkeit a d'abord le sens juridique d'être reconnu et de se reconnaître comme adulte) qu'elle n'interroge les dynamiques de libération et d'accroissement de la puissance d'agir qui, dans certaines conjonctures, se fraient des voies dans la vie sociale en produisant des effets de subjectivation individuelle et collective. Les théoriciens critiques insistent tous sur la dimension intellectuelle de ce mouvement d'arrachement : l'émancipation vraie est d'abord l'effet d'un savoir qui désillusionne, d'une prise de conscience qui restitue le sujet à lui-même à la fois théoriquement et pratiquement ou, du moins, elle se rattache à un tel savoir. Mieux encore, il existe une affinité profonde entre la raison en général et l'émancipation, affinité que le concept d'auto-réflexion permet de saisir. La philosophie, et plus généralement la connaissance critique, engagée dans un travail d'élucidation par soi-même du sujet qui dissout les obstacles à la lucidité, ne peuvent que se reconnaître dans la tâche de promouvoir l'émancipation en général. (Yves CUSSET et Stéphane HABER).

  S'inspirant directement des thèmes marxistes dans ses premiers textes, HORKHEIMER soutient d'une part l'émancipation d'une classe particulières (le prolétariat), comme émancipation de l'humanité en général et d'autre part que la révolution constitue la forme souhaitable de cette émancipation à venir. Au fil des textes des membres de l'École de Francfort, cette conception de l'émancipation fait place régulièrement à une critique, ou plutôt un délaissement dans les écrits, à la fois de la voie révolutionnaire et de cette forme d'émancipation, compte tenu des expériences à l'Est et de l'intégration du monde ouvrier au système capitaliste. HABERMAS exprime cette tendance en son aboutissement en mettant en avant un enracinement de l'émancipation jusque dans le langage plutôt que de l'adosser à un activisme (notamment dans sa Théorie de l'agir communicationnel). Dans une sorte de retour du balancement, au gré de l'intensité de la crise du système capitalisme, des membres de l'EF, comme Axel HONNETH reviennent sur les différentes positions des aînés et d'HABERMAS, considérant sa démarche comme une impasse, et voulant renouveler la Théorie Critique dans son ensemble. S'il rejoint amplement le paradigme de la communication développé par HABERMAS, plusieurs de ses textes (Conscience morale et domination de classe, 1981 ; Capitalisme et réalisation de soi : les paradoxes de l'individuation, 2002) recherche en dehors des règles formelles de la communication, les fondements (à partir des éléments tirés des sciences sociales, de la psychanalyse et de la sociologie en particulier) d'une émancipation à partir des expériences morales de l'injustice et renoue d'une certaine manière avec des thèmes centraux dans l'analyse de Karl MARX : la place du travail, la praxis sociale... Il cherche à exprimer dans la théorie un processus pratique d'émancipation qui va au-delà de la posture "expressive". 

 

Une certaine analyse de la modernité

     L'EF constitue un des courants intellectuels pour lequel la tâche de "penser le présent", de "saisir son temps par la pensée" (HEGEL) apparaît comme constitutive pour la philosophie - laquelle, en même temps, ne se réduit pas à cela  - est plus philosophie politique que philosophie "pure" - et, plus généralement, pour tout exercice de la raison conscient de lui-même. A l'exemple des philosophies de l'histoire et des sociologies classique, on définit, dans l'EF, le présent historique par excellence, le présent de la pensée, comme "moderne" : il s'y agit de manière privilégiée de cette forme sociale, d'abord apparue en Europe, qui se marque par la montée en puissance de la raison dans la vie des hommes et dans les mécanismes sociaux. 

Dans la continuité des théoriciens antérieurs de l'EF, HABERMAS identifie un certain nombre de traits et de tendances caractéristiques de l'époque moderne :

- désenchantement du monde et sécularisation de la connaissance ;

- scientifisation et technicisation des pratiques ;

- avènement d'un rapport critique et distancié aux traditions et aux coutumes ;

- différenciation irréversible des sphères de l'activité et de la pensée humaine - l'art, la science, le droit, la politique, etc ;

- emprise croissante des structures de régulation anonymes liées à l'économie capitaliste et au pouvoir étatique-administratif ;

- individualisme croissante ;

- extension tendancielle des formes de légitimation de la morale et du droit par la discussion et l'accord intersubjectif ;

- émancipation d'une sphère publique de discussion...

    Ce dernier auteur défend l'idée selon laquelle ces traits, qui ont une parenté structurelle, possèdent une signification universelle, en ce sens que toute formation sociale qui s'arrache à un mode de socialisation traditionnels serait amené à connaître des phénomènes analogues. Les caractères de la modernité occidentale résultent bien d'une évolution à l'échelle universelle qui conduit à un niveau d'organisation sociale à la fois plus complexe et d'une nature différente, même s'il faut se garder de parler de nécessité historique (à la manière d'un certain marxisme) et maintenir la thèse pluraliste de WEBER selon laquelle une évolution sociale allant dans le sens de la rationalisation peut conduire à des formes de vie sociale infiniment diverses.

Néanmoins, l'expérience occidentale, qui semble de nos jours s'étendre à la planète, quoique de manière parfois superficielle, a en même temps été marquée par une rationalisation partielle et contrariée (laquelle rationalisation semble encore plus partielle et parfois plus contrariée lorsqu'elle est considérée par certaines élites dans le monde comme le modèle à suivre) : la complexification de la société, la multiplication et l'enrichissement des sphères de l'activité humaine, l'élargissement des savoirs et des pouvoirs, tout cela, qui n'est pas négatif en soi, n'a pas été suffisamment complété ou compensé par le développement parallèle de la capacité des agents à intégrer ces apports, à les maitriser et à les faire fructifier au profit de l'épanouissement de chacun - d'où l'impression diffuse que la modernité a provoqué un certain assèchement des relations humaines, libérant des pouvoirs oppressifs et s'accompagnant d'une culture éclatée et coupée de la vie.Il faut donc se proposer comme tâche son rééquilibrage éthico-politique, l'avènement d'une modernité libératrice qui ait du sens et représente un enrichissement effectif de la vie humaine. Cela ne pourra provenir que du développement des dispositions, des pratiques et des institutions qui favorisent la volonté de contrôler les systèmes, de promouvoir ensemble l'autonomie solidaire et l'esprit de responsabilité tels qu'ils s'incarnent le plus clairement dans une morale de la réciprocité généralisée ainsi que dans une politique démocratique exigeante. Tel est du moins l'horizon de la tentative indispensable pour corriger l'unilatéralisme du syndrome moderne où, face à un "monde, à la fois objectivé par la connaissance instrumentale et intériorisé dans le subjectivisme, les représentations de la morale visant une autonomie enracinée dans la réconciliation communicationnelle n'ont aucune chance sérieuse de percer : l'éthique de la fraternité ne trouve aucune lieu institutionnel où elles puisse assurer durablement sa reproduction culturelle" (Théorie de l'agir communicationnel, tome 1). (Yves CUSSET et Stéphane HABER)

     D'autres auteurs, comme Axel HONNETH, estiment que cette approche a tendance à camoufler l'aspect conflictuel des rapports sociaux et passe un peu trop vite à la recherche d'une fraternité universelle. Mais l'ensemble des auteurs de l'EF partage le diagnostic qui précède sur la modernité. Certains réfléchissent  plus au pronostic engagé par l'existence de véritables pathologies sociales induites par le système capitaliste, et veulent renouer avec des praxis qui fassent de la post-modernité autre chose qu'une continuité pure et simple, améliorée dans le contrôle social et l'intériorisation, de la modernité que nous connaissons.

 

Yves CUSSET et Stéphane HABER, Le vocabulaire de l'École de Francfort, Ellipses, 2002.

Axel HONNETH, La société du mépris, Vers une nouvelle Théorique critique, La Découverte, 2006. HABERMAS, Théorie de l'agir communicationnel, Fayard, 1987 ; Le discours philosophique de la modernité, Gallimard, 1987. ADORNO, Dialectique négative, Payot, 1978 ; Minima Moralia, Payot, 1980. HORCKEIMER, Eclipse de la raison, Payot, 1974 ; Notes Critique (1949-1969), Payot, 1993 ; Théorie traditionnelle et Théorie critique, Gallimard, 1974 ;

 

PHILIUS

 

Relu le 30 janvier 2021

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