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3 juillet 2010 6 03 /07 /juillet /2010 11:50

           L'économiste autrichien Joseph Aloys SCHUMPETER est considéré comme le chef de file de toute une série d'économistes "hérétiques" qui refusent à la fois des enseignements "définitifs" des écoles libérales, keynésiennes et marxistes, tout en y puisant une grande partie de leur inspiration. Il ne fonde pas à proprement parler une "école" économique et se situe comme l'un des derniers grands économistes "généralistes" qui refusent les frontières entre disciplines.

Aussi son oeuvre, de La théorie de l'évolution économique de 1912 à son Histoire de l'analyse économique (inachevée, publiée en 1954) est emplie de considérations sociologiques. Même s'il eu pour maîtres BOHM-BAWERK, MENGER et Von WIESER, auquel il faut ajouter COURNOT, QUESNAY et WALRAS, il déborde de loin la seule analyse économique pour comprendre le capitalisme. il ne s'agit pas pour lui de rechercher les conditions de l'équilibre mais plutôt les lois du changement. Se situant dans le débat entre tenants du marxisme et tenants de l'économie politique libérale emprunteurs de notions keynésiennes, il dégage les éléments d'une comparaison critique entre capitalisme et socialisme.

C'est d'ailleurs en plein conflit mondial et en pleine gestation de qui sera la guerre froide, qu'il publie son oeuvre maîtresse et récapitulatrice, Capitalisme, socialisme et démocratie (1942). Son oeuvre englobe plusieurs niveaux de rationalité (jean-Marie ALBERTINI), et veut communiquer une vision systémique, dotée d'une grande profondeur historique. Joseph SCHUMPETER réfute la possibilité d'une "science économique" pure, qui serait dégagée des conflits sociaux et préfère rechercher les enchaînements dynamiques des structures qui reflètent réellement la réalité socio-économique. Plutôt favorable au capitalisme, il constate avec regret que les évolutions sociales tendent plutôt vers le socialisme. De nombreux écrits ne parviennent traduites en France que relativement tardivement, ou ne le sont même pas encore, et son influence se mesure plutôt aux États-Unis (Université de Harvard) où il réside de 1932 à 1950.

 

             Théorie de l'évolution économique de 1912 n'est pas son premier ouvrage, même si c'est celui qui le fait connaître dans le monde universitaire (Das Wesen und der Hauptinhalt der theoretischen Nationalokonomie date de 1908).

Dès le début, l'auteur affirme son penchant pour l'hérésie ; il prend à contre-pied toute l'économie politique qui recherche les conditions de l'équilibre. Au centre du circuit économique, se trouve le capital. "Le capital n'est rien d'autre que le levier qui permet à l'entrepreneur de soumettre à sa domination les biens concrets dont il a besoin, rien d'autre qu'un moyen de disposer des biens en vue de fins nouvelles, ou qu'un moyen d'imprimer à la production sa nouvelle direction". D'emblée, Joseph SCHUMPETER situe l'action de l'entrepreneur au premier plan du système capitaliste, et cela dans un contexte de conflits de volonté entre entrepreneurs qui veulent tous disposer des fonds de pouvoir d'achat suivant des directions différentes et concurrentes. "Nous définirons donc le capital comme la somme de monnaie et d'autres moyens de paiement, qui est toujours disponible pour être concédée à l'entrepreneur".  L'économie se présente comme une succession d'équilibres, ou plutôt de déséquilibres, le passage d'un équilibre à un autre se faisant sous forme de crise, où les vagues de l'essor de production s'oppose aux vagues précédentes, les vagues nouvelles succèdent aux vagues anciennes. L'équilibre est toujours menacé car l'essor est continuel.

 

             Economie, Doctrine and Method, de 1954 est la traduction anglaise d'un ouvrage paru en 1914.

 

                L'essai de 1918 sur La crise de l'État fiscal, a pour point de départ les difficultés financières de l'État faisant suite à une guerre., qui obligent à sortir du système économique antérieurement en vigueur. "Ce système économique se présentait d'ailleurs comme un agrégat d'éléments disparates et ne méritait guère que par abstraction la dénomination d'"économie de libre concurrence". Cependant, toutes les réussites et tout le dynamisme qu'on pouvait porter à son actif relevaient de ce qu'il comptait encore de libre concurrence, en dépit des tentatives dirigistes de l'État qui se sont manifestées (...) dès avant la guerre et que celle-ci n'a fait que renforcer. Ce système économique va-t-il et doit-il s'écrouler sous le poids des dépenses de guerre ou faut-il que l'État intervienne pour le transformer en quelque chose de nouveau? Dans bien des cas, ce n'est pas l'analyse sereine qui dicte la réponse à cette question. Comme dans d'autres domaines, chacun attend des suites de la guerre la réalisation de ses désirs particuliers : pour les uns l'effondrement du grand capitalisme dont la guerre n'aurait été que l'aboutissement, pour d'autres une liberté économique plus grande qu'auparavant, pour d'autres encore une "économie dirigée" mise au point par les "experts". Il était inévitable, ajoute-t-on, qu'on en arrivât là parce que l'État (...) ou l'économie libérale (...) a échoué. Ni les uns ni les autres, et encore moins les socialistes, ne tentent de fonder ce jugement à l'aide d'arguments qui relèverait un tant soit peu de la démarche scientifique". L'auteur tente de comprendre ce que signifie véritablement la "faillite de l'État fiscal", question tragique en Autriche de cette époque, et quelles conséquences il faut en tirer. Il plaide pour une sociologie des finances qui permette de le faire, dans une perspective sur le long terme, en commençant par la fin du Moyen-Age. L'étude de l'histoire fiscale montre que l'acceptation des impôts n'impliquait pas la généralité de l'obligation fiscale, ni tout le temps, ni dans la totalité de l'espace occupé par une autorité, ni tout le monde... Très au fait des diverses positions et propositions à l'égard de l'avenir de l'EÉat (lecteur attentif par exemple du Manifeste communiste), il considère que l'attention doit se concentrer sur les conditions de l'épargne (lutter contre les entraves de la législation), mais est très sceptique sur les chances d'un retour à une quelconque libre concurrence, n'écartant pas les "mesures drastiques" nécessaires.

Présent précisément dans les responsabilités étatiques du moment, (ministre des finances de 1919-1920 de la coalition social-démocrate et social-chrétien d'Otto BAUER), l'auteur termine son étude sur une conviction présente par la suite : "Les conditions préalable à l'apparition d'une société socialiste, c'est que le capitalisme ait accompli son oeuvre, c'est-à-dire qu'il existe une économie nationale saturée de capitaux et rationalisée par les entrepreneurs, en sorte qu'elle soit capable d'absorber le ralentissement du développement économique inévitablement induit par le socialisme. Le socialisme implique en effet que la vie sociale s'affranchit des contraintes de l'économie et même se détourne de ses exigences. Mais cette heure n'a pas encore sonné. Elle a même été retardée par la guerre. L'époque actuelle appartient à l'entreprise privée et au travail productif ; par l'intermédiaire de l'entreprise privée, elle appartient également à l'État fiscal. A n'en pas douter, on ne pourrait changer de système qu'au prix de lourds sacrifices pour tous et même aux dépens des intérêts de la classe ouvrière. D'ailleurs, l'heure du socialisme viendra. Peu à peu le développement de l'économie et l'élargissement du cercle des solidarités sociales qu'il entraîne feront perdre à l'économie privée sa signification historique. Ce processus s'annonce déjà et vient s'inscrire dans les tendances de la deuxième moitié du XIXe siècle, dont les dernières erreurs ont peut-être connu leur paroxysme avec la guerre. La société dépassera peu à peu l'entreprise privée et l'État fiscal, mais, à coup sûr, ce sera en dépit et non par suite de la guerre."

 

            Contribution à une sociologie des impérialismes de 1919 examine, au-delà des slogans, l'impérialisme à l'oeuvre, notamment l'impérialisme dans la monarchie absolue des temps modernes. Pour en tirer une définition et un contenu qui le lie au capitalisme. "Telle est (...) la base sociale de l'impérialisme contemporain du capitalisme : il ne coïncide pas avec la nationalisme et le militarisme, mais une fusion s'est opérée entre eux, le capitalisme reposant sur ces phénomènes au même titre qu'ils reposent sur lui. L'impérialisme moderne, comme le militarisme et le nationalisme, constitue un héritage de l'époque dominée par l'État monarchique : en lui survivent, non sans transpositions, des éléments structuraux, des formes d'organisation, une configuration d'intérêts et des attitudes qui ne sont compréhensibles que par référence à l'État monarchique.

L'impérialisme moderne constitue le point d'arrivée de forces pré-capitalistes que l'État monarchique réorganisa, en partie grâce aux méthodes du capitalisme naissant : il n'aurait jamais pu naître de la "logique interne" du capitalisme lui-même." L'auteur dessine là les contours d'un appareil d'État qui possède sa logique propre, qui favorise la guerre, qui rend possible une alliance, qui ne peut exister que dans des conditions sociales précises, entre une partie de capitalisme et les éléments militaristes de la société. Cette alliance fait peser sur l'Europe une menace de guerre constante. La disparition des intérêts monopolistiques n'empêchera sans doute pas la guerre, mais celle-ci sera autre sans leur action en tant qu'avant-garde, comme l'écrit l'auteur, dans le déclenchement de la plupart des guerres.

 

            Les classes sociales en milieu ethnique homogène, de 1927, se veut un examen le plus complet possible d'une "théorie des classes sociales", débarrassée des présupposés ethno-racistes très présents à cette époque dans la société européenne. Parmi les problèmes que soulève la théorie des classes, Joseph SCHUMPETER en retient quatre :

-  la nature du phénomène de classe, et lié, celui de la fonction des classes dans le fonctionnement  de la totalité sociale ;

-  la cohésion des classes sociales, les facteurs qui font de chaque classe sociale particulière une individualité et qui empêchent ses membres d'agir dans n'importe quel sens ;

-  la formation des classes : pourquoi et comment le système social n'a t-il jamais été homogène, et comporte toujours une stratification ;

-  les causes concrètes et les conditions d'existence d'une structure de classe déterminée et historiquement observable.

   Après un long parcours historique, qui met en relief les familles dans lesquels les individus agissent concrètement, il parvient à quelques conclusions : hiérarchisation, évolution et cohésion des classes obéissent à certains principes relativement simples. Une classe sociale déterminée naît et disparaît sur le même mode que s'améliore ou décline sa position sociale et ce n'est que parce que des classes particulières naissent et disparaissent qu'il y a une structure de classes et une évolution de cette structure.

Mais "l'explication dernière du phénomène de classes sociales réside dans les différences entre aptitudes individuelles." Ces aptitudes individuelles ne sont pas absolues, mais, strictement encadrées dans des familles ou dans des lignées, correspondent à des valeurs sociales. Dans la fin de ce texte assez dense, l'auteur insiste sur les conditions économico-sociales de la transmission de ces aptitudes individuelles (par cristallisation ou consolidation d'apprentissages, encore une fois dans la famille ou dans la lignée).

 

              Business Cycles : a Theorical Historical and Statistical Analysis of the Capitalist Process, de 1939, prolonge et amplifie les analyses et les conclusions du livre de 1914 (Economie, Doctrine and Method). L'économiste autrichien expose la superposition de trois cycles économiques, des cycles courts (de 40 mois environ) et qui s'expliquent par la variation des stocks, des cycles moyens (entre 6 et 11 ans) et des cycles longs (qui s'étalent sur 40 à 60 ans), résultat d'innovations majeures, machines à vapeur, rail, automobiles, électricité, chimie par exemple. La longueur et l'intensité des cycles est due à l'intensité des innovations techniques, mais celles-ci ne peuvent agir (réussite) que par l'action des entrepreneurs dans des conditions de disponibilités de capitaux et également dans des conditions sociologiques précises qui vont bien plus loin que de simples rapport d'offres et de demandes.

L'existence des crises proviennent notamment de l'irrégularité d'apparition de ces innovations techniques qui agissent sur l'ensemble des structures économiques. Les possibilités de profit résultant de l'application des techniques se tarissent au fur et à mesure de leurs diffusion, comme l'apparition de techniques nouvelles peuvent court-circuiter les calculs de réalisation de ces profits. A chaque nouvelle technique correspond bien entendu des investissements qui, pour être profitables aux entrepreneurs, doivent tout juste être novatrices et au moins novatrices le temps qu'il faut pour que les retours sur investissements se réalisent. Dans cette perspective, on peut comprendre que des techniques qui tardent à être relayées par d'autres techniques, leurs effets s'étant réalisés (baisse des prix puisque tous les entrepreneurs les proposent), cela entraîne une baisse de profit généralisée, de même que si elles sont relayées bien trop tôt, des investissements auront été réalisés en pure perte... Et c'est ce qui arrive fréquemment! D'où les diverses crises capitalistes... Ce qui explique que pour que le capitalisme survive, et que se maintienne un niveau de prix élevé, la course technologique doit rester intense et même s'accélérer, la diffusion des techniques étant de plus en plus rapide. L'explication des rythmes économiques et des rythmes technologiques proposée par Joseph SCHUMPETER, si elle est bien acceptée par l'ensemble des économistes, a fait l'objet de nombreux compléments par la suite... comme de nombreuses interprétations...

 

               Capitalisme, Socialisme et Démocratie, de 1942, indique une perspective finalement assez proche de celle de Karl MARX sur l'inévitabilité de l'effondrement du système capitaliste, même si l'auteur le regrette. Son analyse, cependant, diffère beaucoup de celle de ce dernier dans la mesure où ce qui provoque cette chute, c'est moins la montée de la concentration capitalistique dans tous les secteurs et toutes les branches de l'industrie, du commerce et de la banque que les conditions dans lesquelles elle se déroule, tant du côté des entrepreneurs, qui deviennent plutôt des rentiers que des innovateurs, que du côté de la société en général, où les excès des inégalités entraînent une hostilité généralisée contre le système. Ayant exposé dans la première partie ses convergences et différences avec l'analyse marxiste, et dans une seconde son questionnement sur la possibilité de survie du capitalisme, Joseph SCHUMPETER demande, presque a contrario, comment le socialisme peut-il fonctionner, et dans une dernière partie expose les conditions de la réussite d'un socialisme compatible avec la démocratie.

En faisant ce dernier chapitre, il livre finalement les conditions de fonctionnement d'un système économique viable : un environnement démocratique réel. Et parmi les conditions de succès de la méthode démocratique, il en dégage quatre groupes :

- que le matériel humain de la politique doit être de suffisamment bonne qualité (aptitudes et nombre adéquat) ;

- que le domaine effectif des décisions politiques ne doit pas être exagérément élargi (que le contrôle soit réel mais modéré) ;

- qu'un gouvernement, dans les sociétés industrielles, doit disposer des services d'une bureaucratie bien entraînée, "jouissant d'une bonne réputation et s'appuyant sur de solides traditions, douée d'un sens vigoureux du devoir et d'un esprit de corps non moins vigoureux" ;

- qu'un autocontrôle démocratique soit sérieux et efficace, dans le respects des rôles entre élus et électeurs.

 

          Ten Great Economists from Marx to Keynes est un essai de 1951, consacré à Karl MARX, WALRAS, MENGER, PARETO, BOHM-BAWERK, FISHER, MITCHELL et KEYNES.

 

            The History of Economic Analysis est publié en 1954. 

 

              L'influence des écrits de Joseph SCHUMPETER est finalement considérable, bousculant à la fois les traditions libérales, marxistes et keynésiennes, obligeant chacune de ces traditions à évoluer profondément.

Très peu d'économistes refusent l'approche macroéconomique qu'il a impulsée, quitte à tenter de la relier à une approche micro-économique. En France, c'est François PERROUX - qui explore le plus grand nombre des pistes ouvertes - qui fait connaître son oeuvre. Des auteurs comme Jean-Marie ALBERTINI et Ahmed SALEM sont profondément influencés par son approche systémique.

"Des préoccupations identiques se retrouvent au centre de l'oeuvre du démographe A. Sauvy qui s'est toujours joué d'un orthodoxe découpage de la réalité. Bien entendu, l'acuité des problèmes de développement du Tiers-Monde durant les trois dernières décennies a renforcé toutes les explorations, en termes de structure et d'articulation, entre l'économique et le social. La crise de la croissance qui a éclaté en 1973 incite à nouveau les écononomistes à des propos hérétiques. Certains auteurs, tel M Aglietta, A. Orléan et J. H. Lorenzi, ou encore et, surtout J. K. Galbraith qui fait la jonction entre les keynésiens et les hérétiques "à la Schumpeter" se rattachent par leurs analyses à l'hérésie schumpétérienne. (...) De leur côté, d'autres économiste tel J. Attali et H. Bartoli ou encore le récent prix Nobel Amartrya Kunar Sen, à partir de perspectives et de fondements théoriques différents, participent à l'ouverture du champ économique par une critique épistémologique tout en refaisant de l'économie une science morale. Elle rejoint celle des radicaux américains". .

 

Joseph Aloys SCHUMPETER, Impérialisme et classes sociales, Flammarion, collection Champs, 1984 (ce livre rassemble trois oeuvres - Contribution à une sociologie des impérialismes, Les classes sociales en milieu ethnique homogène, La Crise de l'Etat fiscal, présentés par Jean-Claude PASSERON ; Capitalisme, Socialisme et Démocratie, Petite Bibliothèque Payot, 1969 ; La théorie de l'évolution économique, édition électronique disponible sur le site de l'UQAC : htpp//classiques.uqac.ca (Introduction très longue de François PERROUX) ; Business cycle : a Theoretical, historical and Statistical Analysis of the Capitalist Process, édition électronique disponible sur le site de l'UQAC ; Théorie de la monnaie et de la banque, 2 tomes, Editions l'Harmattan, 2005.

Jean-Marie ALBERTINI et Ahmed SALEM, Comprendre les théories économiques, Seuil, 2001 ; Claude JESSUA, SCHUMPETER, Encyclopedia Universalis, 2004.

 On ne sautait trop conseiller de consulter l'ouvrage de François PERROUX, La pensée économique de Joseph SCHUMPETER, Les dynamiques du capitalisme, 1965, même si son analyse critique se fait plutôt du point de vue des économistes libéraux.

 

Relu le 3 février 2020

 

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