Classique de la littérature anti-nucléaire, cet ouvrage collectif qui date de 1975, présente l'ensemble des arguments contre le développement de l'électricité d'origine nucléaire. Il est d'abord une réponse à l'ensemble des allégations qui se veulent rassurantes sur l'utilisation de l'énergie nucléaire. Il est ensuite une véritable mine de renseignements sur des aspects technologiques souvent passés sous silence. Il est enfin une réflexion socio-politique sur les liens entre électricité d'origine nucléaire et structure de la société.
L'ouvrage commence par une diatribe : "L'atôme ou l'âge des cavernes ; les centrales nucléaires ou la régression ; deux cent mille mégawatts ou le chômage. "Nos" dirigeants cherchent à nous acculer à ces dilemmes. Seul l'atome, disent-ils, peut faire doubler en vingt-cinq ans la production française d'énergie ; sinon, ce sera le chaos. Quant aux dangers du nucléaire, ils sont, affirment-ils, inexistants, minimes ou en bonne voie d'être éliminés." Cette présentation peut paraitre excessive pour ceux qui n'ont pas vus les magnifiques dépliants de présentation de la centrale nucléaire Creys-Malville par exemple, mais elle reflète tout-à-fait l'état d'esprit des acteurs de la technostructure de l'énergie en France. On n'imagine pas que de tels discours aient été tenus et on n'imagine pas qu'ils puissent l'être encore de nos jours, en tout cas en Occident ou au Japon (mais allez voir dans d'autres pays qui se lancent dans des programmes électronucléaires!).
Les auteurs veulent répondre à des questions, qui, et ce n'est pas un hasard, restent posées aujourd'hui et sans doute par encore plus d'acteurs de la société qu'avant :
- Qui a décidé que la production d'énergie doit doubler d'ici l'an 2000? On pourrait présenter plusieurs variantes de la même question en 2013... et après...
- Quelle est la part de l'énergie gaspillée, perdue par exemple, entre la production et la consommation?
- Un doublement de la production d'énergie signifie-t-il un doublement du bien-être des citoyens? Allez poser la question en Russie, au Japon ou aux États-Unis...
- Quels biens et quels services désirons-nous avoir? Combien faut-il d'énergie pour les produire? Quelle espèce d'énergie? Questions encore cruciales à l'heure où les bouleversements climatiques produisent leurs premiers effets...
- Quels impératifs économiques et politiques sont derrière le choix de l'énergie nucléaire? Les liens entre les aspects civils et militaires sont souvent occultés ou minorés.
- Quels inverstissements vont aux sources non nucléaires d'énergie?
- Quelle société modèlera une industrie nucléaire massive?
- Combien de temps cette industrie pourra t-elle être alimentée?
- Quelle Terre laisserons-nous à nos enfants? A l'époque où l'on ne discutait pas encore du réchauffement climatique, les auteurs avaient surtout en tête l'accumulation de déchets nucléaires produits dans les centrales et qu'on ne sait toujours pas neutraliser.
La table des matières de l'ouvrage suffit à renseigner d'emblée sur le contenu du livre. Sans prétendre être complet, ce qui aurait rendu l'ensemble sans doute beaucoup plus volumineux et plus austère, il est le fruit d'un important efforts de documentation et de réflexion auxquels ont participé de nombreux scientifiques spécialistes en la matière. "Ni l'économie, présente les auteurs, ni les aspects sociaux, ni l'histoire de la lutte antinucléaire internationale n'ont été sacrifiés à l'exposé, plus classique, des aspects physiques et biologiques."
Après avoir détaillé le processus nucléaire - qui n'a pas beaucoup changé depuis, et cela se comprend car le cycle industriel du nucléaire est particulièrement long (de la construction, de l'utilisation puis du démantèlement) - et les différents aspects de la pollution radioactive, thermique et chimique en fonctionnement normal et les différents accidents et état de la sécurité des réacteurs dans un premier chapitre, les auteurs développent les aspects économique, politique et sociétal de l'énergie nucléaire.
Ils insistent, ils étaient encore minoritaires alors, sur le fait que l'énergie nucléaire est pas "un problème pour les citoyens, pas pour les techniciens". Citons le début de cette conclusion emblématique : "Les experts de tous bords peuvent s'affronter et vous - citoyens, contribuables ou élus locaux - vous sentir de plus en plus indécis. Le problème politique est pourtant là : il y a un choix à faire ; qui décide? L'avenir de toute une société est engagé par l'orientation qu'elle donne à la gestion de l'énergie dont elle dispose. Cette orientation est politique, et la forme de l'énergie qui sera favorisée par le pouvoir aura toujours un rapport étroit avec les intérêts et les intentions de ceux qui influencent réellement ce pouvoir. Trop souvent les avantages de la forme d'énergie choisie sont pour ceux qui ont pris la décision, tandis que les inconvénients sont subis par un ensemble de gens à qui on n'a pas demandé leur avis. Qu'il s'agisse de l'orientation générale de la politique en matière d'énergie - qui concerne l'ensemble de la population - ou du choix de tel ou tel site pour l'implantation d'une centrale - qui concerne tous les habitants du voisinage - c'est toujours une administration centraliste, technocrate et policière qui va décider à votre place." Notons par les arguments avancés, la dangerosité de l'industrie nucléaire comme cible d'attaque, des transports souvent compliqués des matières radioactives, qui obligent à entretenir un appareil policier ou militaire de protection.
Le troisième et dernier chapitre est consacré aux alternatives à cette énergie, pour "éviter la société nucléaire".
En tout, il y a bien une bonne centaine de pages de notes techniques, plus ou moins compliquées, rassemblées dans ce livre. On n'insistera jamais assez sur le fait que nous avons affaire là à une technologie dont la maitrise apparait souvent insuffisante, eu égard des matériaux employés. Dans les exemples de technologies utilisées par le monde moderne, sans doute - mais nous n'avons encore rien vu sur les nanotechnologies... - l'utilisation de l'énergie nucléaire est celle la moins maitrisée et la plus risquée (dans l'état actuel de nos connaissances scientifiques et techniques).
Depuis les années 1970, de nombreux accidents majeurs ont impliqué cette industrie et il est même à craindre que les effets d'expposition à la radioactivité, même en faible quantité mais sur le long terme, ne soient pas encore tous connus. Aussi la lecture de ce livre est-elle intéressante à l'aune de conséquences encore futures de développement persistant, notamment dans les anciens pays dits du Sud, de l'industrie nucléaire. On est d'ailleurs frappé, que sur le plan technique, un livre de ce genre aujourd'hui n'aurait sans doute pas grand chose à ajouter, sinon sur les aspects des "nouvelles générations" de centrales nucléaires...
En quatrième de couverture, nous pouvons lire cette très brève présentation : "On a beaucoup parlé de l'énergie nucléaire. Est-il nécessaire d'y recourir? Si oui, quels sont les dangers, les risques que nous font courir les centrales atomiques? "Les Amis de la Terre" pensent qu'on ment aux Français en leur dissimulant les pièces principales du dossier. C'est pourquoi ils veulent, dans ce livre, présenter aux citoyens une information aussi large que possible. Certes, et le titre de leur ouvrage le prouve, leur opinion est faite, mais elle est fondée sur une étude exhaustive du sujet. Tous les Français devraient faire l'effort de lire ce livre parfois austère, mais qui ne leur ment pas."
Les Amis de la Terre, L'escroquerie nucléaire, Éditions Stock, collection Lutter, 1975, 425 pages.
Relu le 11 juin 2021