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24 août 2010 2 24 /08 /août /2010 16:54

       La mystification pédagogique, ouvrage écrit par le pédagogue et chercheur en sciences de l'éducation Bernard CHARLOT en 1976 porte sur les réalités sociales et les processus idéologiques dans la théorie de l'éducation. Il situe d'emblée l'éducation dans le champ des conflits politiques, contrairement à une image de neutralité que l'ensemble du corps enseignant comme les pouvoirs publics veulent montrer. Par l'histoire de l'enseignement et de l'école, notamment autour de 1905, mais aussi bien avant, il montre que les fondateurs de l'école laïque, se référant directement à l'esprit des Lumières, ont voulu et obtenu que l'ensemble du système scolaire diffuse les valeurs selon eux de la République. Bien que limité à la France, cette étude, qui ne cache pas son inspiration marxiste, montre à quel point l'éducation obéit à des intentions politiques, quel que soit les habits qu'elles mettent. 

 

                L'éducation transmet les modèles sociaux, forme la personnalité des citoyens, diffuse des idées politiques sur la société, la justice, la religion, la liberté, l'égalité, etc, et dépend, parce qu'elle est prise en charge par une institution et une organisation de l'État, des rapports de force sociaux et politiques. L'actuel "perquisadore visitante" au Conseil national du développement scientifique et technologique du Brésil, qui fait du rapport au savoir son grand objet d'étude, tient à montrer de quel sens politique il s'agit : "A travers les multiples relations entre éducation et politique, c'est toujours une logique de classe qui se manifeste. C'est elle qui imprègne les modèles culturels et les idéaux, qui nourrit l'idéologie dominante véhiculée par l'éducation, qui profite de la répression des pulsions sexuelles et agressives, et qui s'exprime dans les finalités et dans l'organisation interne de l'institution éducative." Toujours, et l'auteur le répète souvent, la pédagogie met en avant le sens culturel de l'éducation et masque idéologiquement sa signification politique, et surtout sa signification de classe. S'appuyant sur des textes d'auteurs soucieux de l'éducation ou faisant carrière dans l'enseignement (de KANT à FERRIERE ou Louis MEYLAN), souvent des textes servant directement aux hauts fonctionnaires de l'Éducation Nationale, Bernard CHARLOT veut mettre en relief l'image de l'enfant dans la pensée pédagogique commune, elle-même dérivant d'une conception de la nature humaine et pose sèchement la question : École, libération ou aliénation? Il ne se contente pas, en bon pédagogue..., de démystifier l'éducation, il esquisse une pédagogie non-idéologique. Même si le projet, énoncé comme cela, peut paraître un peu vain, l'éducation étant toujours au coeur des relations, donc des conflits sociaux (la neutralité qu'il semble finalement rechercher n'existant probablement pas...), cette pédagogie entend mettre au premier plan les potentialités de l'enfant comme partenaire social à part entière. Et pour cela, il propose d'ouvrir l'école (à défaut de la supprimer...) qui est souvent socialement close et uniquement culturelle.

      Dans son dernier chapitre consacré à cette nouvelle pédagogie, l'animateur de réseau de chercheurs en sciences de l'éducation, indique ce qui est aujourd'hui fortement reconnu dans le monde éducatif, à savoir la nécessité de prendre en compte la véritable nature et les véritables motivations et possibilités de l'enfant.

"Pour la pédagogie traditionnelle, l'enfant est dominé par sa sensibilité et ses désirs, et, faute d'expérience et de raison, il est voué à l'erreur et à la passion. L'adulte doit guider l'enfant, c'est-à-dire brimer sa nature sauvage, lui imposer des règles qui pallient les défaillances de sa raison et lui présenter des modèles idéaux qui formeront sa raison et sa personnalité. La pédagogie traditionnelle dévalorise l'enfant et valorise l'adulte, conçu sous sa forme idéale du Sage. La pédagogie nouvelle, au contraire considère l'enfant comme un être naturel, spontané, créatif, innocent, et pense que ce sont les influences adultes qui le détournent de sa bonté naturelle. L'adulte est un être figé et il ne doit pas porter atteinte à la spécificité enfantine en proposant à l'enfant des modèles qui ne peuvent être que des stéréotypes." Pour l'auteur, ces deux conceptions opposées méconnaissent de manière égale, la réalité de la situation sociale concrète des enfants. Une pédagogie sociale doit "au contraire s'efforcer de penser l'enfant comme être social vivant dans des conditions sociales déterminées." Au lieu de reprendre des anciennes conceptions sur la nature de l'enfant, soit sauvage, soit angélique, il faut partir des véritables particularités physiologiques de l'enfant pour lui permettre d'effectuer son intégration et sa participation à la société. Tout le long de l'ouvrage, le lecteur perçoit bien à la fois cette volonté de dépasser les présupposés sociaux des adultes et de l'impossibilité de définir véritablement les contours d'une pédagogie nouvelle qui ne soumette pas les enfants à l'idéologie "bourgeoise". C'est pourquoi vers la fin, l'auteur propose d'aller vers une pédagogie sociale qui reprenne les techniques Freinet, les principes de la pédagogie institutionnelle, la multiplication des écoles ouvertes, des écoles parallèles, de réseaux éducatifs, la généralisation  d'une éducation permanente. Tout cela s'inscrit bien entendu dans une réflexion contestataire des années 1970 où beaucoup concevaient la multiplication des expériences pédagogiques comme contribution à l'émergence d'une nouvelle société, non capitaliste.

 

            De nombreuses tentatives (certains les qualifient de régressives) de faire de l'éducation, de manière ouverte ou encore camouflée, uniquement la matrice du renouvellement de la société marchande, motive à proposer la lecture ou la relecture de cet ouvrage. Cette lecture permet de mesurer d'ailleurs à quel point ces idées ont diffusé dans l'ensemble de la société française, idées qui inspirent encore beaucoup d'auteurs des sciences de l'éducation (Frédéric FAPPANI, Henri DELBERMAN...) même si aujourd'hui elles paraissent avoir reculer. Cet ouvrage garde le mérite aussi, car il ne baigne pas du tout dans un verbiage militant et examine de très loin beaucoup plus les rapports culturels que les rapports économico-sociaux, de se rafraîchir la mémoire quant aux objectifs et aux fondements officiels de l'éducation.

 

         L'éditeur présente l'ouvrage de la manière suivante : "L'éducation est politique. La culture véhicule l'idéologie dominante. L'école sert les intérêts de la classe sociale qui détient le pouvoir. Ces trois idées reviennent de plus en plus souvent dans les écrits politiques et pédagogiques contemporains. Comme un projet pédagogique apparemment humaniste et apolitique peut-il véhiculer une idéologie de classe et servir les intérêts de la bourgeoisie? Comment l'idéologie bourgeoise parvient-elle à imprégner les conceptions culturelles, la représentation de l'enfance et les pratiques scolaires? Comment s'articulent pédagogie et idéologie? Telles sont les questions fondamentales abordées dans ce livre. La pédagogie présente la culture comme un phénomène individuel, définit l'homme et l'enfant par référence à une idée de la nature humaine, et conçoit l'école comme un milieu coupé des réalités économiques, sociales et politiques. "La pédagogie remplace ainsi la réflexion sur l'influence éducative des réalités sociales par un discours sur l'Homme, sur l'Enfant, sur la Culture, sur la Nature, etc". A cette démarche idéologique de la pédagogie, Bernard CHARLOT oppose une conception sociale de l'éducation. "Une pédagogie sociale de l'éducation doit s'ordonner à un projet de société." Dans une société où règne la lutte des classes, aucune pédagogie ne peut avoir de valeur universelle. La lutte des classes traverse la théorie pédagogique, comme elle travers actuellement toute théorie sociale. "La pédagogie sociale est une pédagogie socialiste."

    Suzanne MOLLO, dans  la Revue française de pédagogie, Volume 43, n°1, de 1979, critique ce livre, après en avoir fait une présentation assez détaillée : " (...) Charlot ne veut pas terminer sur ce constat d'allégeance de l'institution scolaire. Il consacre le dernier chapitre de son livre à l'élaboration d'une pédagogie non-idéologique, réinsérant l'école dans la lutte des classes. Il lui attribue des finalités sociales reflétant un point de vue de classe : celui du prolétariat. C'est une pédagogie qui marquera ses distances avec la psychologie de l'enfant : celle-ci ne pourra intervenir que comme moyen pour traduire en fins proprement pédagogiques les fins sociales de l'éducation. Dans ce projet d'une "pédagogie sociale", l'enfant devient pour l'adulte un partenaire social, présentant des caractères spécifiques qui ne peuvent être séparés des réalités sociales. L'auteur insiste une fois encore sur l'idée qu'une pédagogie non-idéologique ne doit pas s'appuyer sur l'idée de la nature humaine ou de ses avatars. La conception de l'homme et de la culture ne peuvent être que des conceptions de classes et reflètent inévitablement les divergences politique intra- et inter-classes. C'est l'occasion de réhabiliter le conflit en lui conférant une valeur éducative, selon une idée largement développée par ailleurs chez Reich et Mendel. La détermination d'un projet d'homme et de société rend inévitable l'intervention des modèles sociaux dans l'élaboration d'une pédagogie sociale. L'auteur montre qu'il a conscience des dangers qu'impliquent de tels choix : le pas qui mène au totalitarisme peut être vite franchi. Il nous semble que la prudence n'est pas suffisante pour nous en protéger. Qui décidera si les modèles sociaux sont bons ou mauvais? Ils le seront pour qui? La certitude de Charlot est finalement fragile et repose sur l'adéquation parfaite entre les finalités éducatives et les projets politiques du pouvoir. Ce qui revient à dire que la décision d'une transformation globale de l'école revient au pouvoir politique et non aux théoriciens de l'éducation ou aux sociologues. Ce qui manque à l'ouvrage de Charlot, c'est une interrogation sur le rôle réel de l'école dans le changement social et politique. Peut-on faire d'une institution conservatrice une instance révolutionnaire? Il nous reste à espérer que tous les éducateurs prennent conscience du pouvoir institutionnel qu'ils détiennent pour parer dès maintenant aux menaces de tout totalitarisme engendré par un surdéterminisme sociologique."

      Bernard CHARLOT, pédagogue et chercheur en éducation français, professeur de sciences de l'éducation à l'Université Paris VIII, fondateur de l'équipe de recherche en sciences de l'éducation à cette Université (EScol) en 1987, est l'auteur de nombreux ouvrages : Sciences de l'éducation, un enjeu, un défi (ESF éditeur, 1995) ; L'école et le territoire : nouveaux espaces, nouveaux enjeux (avec plusieurs collaborateurs, Armand Colin, 1994) ; Le jeunes et le savoir : perspectives internationales (avec plusieurs collaborateurs, Anthropos, 2001)...

 

Bernard CHARLOT, La mystification pédagogique, Réalités sociales et processus idéologiques dans la théorie de l'éducation, Payot, 1977, 280 pages. 

 

 

Complété le 24 Octobre 2012. Relu le 10 février 2020

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