Dans la période trouble des Royaumes Combattants de la Chine antique, entre 479 et 372 av J.C., les partisans de Mozi (Maître Mo) élaborent une philosophie qui s'oppose directement au confucianisme sur beaucoup de points, tout en y puisant ses sources d'inspiration. On trouve dans la littérature consacrée au Mozi et dans le texte lui-même, dont on fait porter le même nom, des éléments qui montrent une préoccupation importante sur les méthodes à mettre en oeuvre afin de remédier aux misères causées par l'existence dans toute cette période de multiples guerres.
Selon Léon VANDERMEERSCH, le moïsme est la seule des Cent Écoles de l'âge d'or philosophique chinois "qui ait donné naissance à une véritable pensée scientifique" en ce sens que la logique moïste privilégie la relation de causalité. "Le tout premier article du Canon du Mozi est consacré à la raison causale (gu) définie comme "ce qu'il faut obtenir pour qu'une conséquence devienne.""
Le moïsme est aussi la seule philosophie de la Chine ancienne qui ait cherché à se donner une base théologique. "Le recueil des textes attribués à Mozi comportait en effet originellement trois chapitres critiquant la conception confucéenne d'un déterminisme cosmique impersonnel, trois chapitres consacrés à la défense d'une conception très personnaliste de la volonté du Ciel et trois chapitres consacrés à démontrer le caractère surnaturel - la transcendance - des esprits".
Anne CHENG indique de son côté que la dernière partie du Mozi est "consacrée à des techniques militaires comme la défense des cités, destinés à étayer les convictions pacifistes de l'école (Robin YATES). Apprenant que le fameux charpentier Gongshu Pan était en train de construire des "échelles à nuages" (servant à escalader les remparts d'une ville assiégée) pour le compte du grand royaume de Chu dans le but d'attaquer le petit pays de Song, Mozi, qui se trouvait à l'autre bout de la Chine d'alors, se serait mis en route sur-le-champ et aurait marché dix jours et dix nuits jusqu'à la capitale de Chu pour persuader le roi de renoncer à campagne de conquête. On sait d'autre part que se constitua autour de Maitre Mo un groupe de disciples formés aux techniques de défense et organisés dans des expéditions d'intervention antimilitariste.
L'éthique moïste aurait ainsi des éléments communs avec celle des "chevaliers errants redresseurs de torts."
Présentant des oeuvres choisies du Mozi, Patrick de Laubier, professeur honoraire de l'Université de Genève n'hésite pas à faire de Mozi, "le penseur le plus capable de constituer un pont entre la pensée chinoise et la philosophie grecque. La surprenante variété des réactions qu'il a suscitées manifeste le statut inclassable d'une oeuvre capable de provoquer l'hostilité du courant confucéen dominant, la sympathie des savants missionnaires chrétiens pour son monothéisme par contraste avec l'agnoticisme des disciples de Confucius, l'intérêt de Sun Yat-Sen (1866-1925) voyant en lui un inspirateur de la démocratie et l'attitude positive des communistes qui retenaient, avant la révolution, sa contestation de l'ordre établi et lui attribuaient une origine familiale dans les milieux d'artisans."
Le combat de Mozi, combiné à sa critique de la société féodale basée sur la transmission héréditaire des charges et des pouvoirs, serait-il celui d'un Artisan de paix?
En tout cas, cette préoccupation est cohérente avec la conception de l'amour universel qu'il développe, cohérence renforcée avec une rationalité que l'on ne trouve pas dans la majeure partie du confucianisme. Dans le Mozi, l'on trouve des phrases édifiantes sur cette conception de l'amour : "Il faut donc considérer l'état des autres comme le sien, la maison des autres comme la sienne, la personne d'autrui comme soi-même. Quand les seigneurs féodaux s'aiment les uns les autres, il n'y a plus de guerres ; quand les chefs de maison s'aiment les uns les autres, il n'y a plus d'usurpations réciproques, quand les individus s'aiment les uns avec les autres, le fort n'abuse pas du faible, le grand nombre n'opprime pas le petit nombre, le riche ne se moque pas du pauvre, le grand ne méprise pas le humble et le rusé ne trompe pas l'ingénu."
Dans le Mozi, tout un livre, le livre 5, est consacré à la Condamnation de la guerre offensive, et constitue un grand témoignage de cette période des Royaumes Combattants. Nous pouvons y lire par exemple : "Dès lors que les armées sont conçues pour la destruction réciproque, c'est évident : si le général n'est pas courageux, si les soldats ne sont pas braves, si les armes ne sont pas acérées, si les manoeuvres ne sont pas fréquentes, si les forces ne sont pas nombreuses, si les généraux ne sont pas en bons termes, si le pouvoir n'est pas imposant, si un siège n'est pas soutenu, si un assaut n'est pas rapide, si le peuple n'est pas fortement solidaire, si la détermination n'est pas ferme - s'il en est ainsi, les autres seigneurs féodaux s'en douteront. Quand les seigneurs féodaux seront soupçonneux, les ennemis s'agiteront et causeront de l'inquiétude et la morale s'affaiblira. Si en revanche tous les préparatifs sont en bon ordre et que l'état parte en guerre, l'état perdra ses hommes et le peuple négligera ses métiers. Ne savons-nous pas qu'on dit que, quand un état en guerre se met en campagne, il doit y avoir plusieurs centaines d'officiers, il doit y avoir plusieurs dizaines de milliers de soldats et de prisonniers avant que l'armée puisse se mettre en branle? Cela peut durer plusieurs années, ou, au moins, plusieurs mois. Le supérieur n'aura alors pas le temps de s'occuper du gouvernement, les dignitaires n'auront pas le temps de remplir leurs charges, les paysans n'auront pas le temps de semer ni de moissonner, les femmes n'auront pas le temps de tisser ni de filer ; c'est-à-dire que l'état perdra ses hommes et que le peuple négligera ses métiers. De plus, les chars se briseront et les chevaux s'épuiseront. De même pour les tentes, les fournitures de l'armée et l'équipement des soldats : s'il pouvait en revenir un cinquième, ce serait déjà au-delà de toute espérance. En outre, d'innombrables hommes seront manquants ou perdus le long de la route, tomberont malades à cause de la faiblesse des rations, de la faim et du froid, et mourront dans les fossés. C'est donc une effroyable calamité pour le peuple et pour le monde. Pourtant les souverains aiment à s'y livrer. Ce qui veut dire qu'ils aiment faire du tort au peuple et l'exterminer : n'est-ce pas de la perversité?"
Pour qu'une société fonctionne sur le grand principe d'amour universel que prône le Mozi, il est indispensable que du sommet au bas de la pyramide sociale existe une discipline et un esprit d'obéissance, afin que le fils du Ciel (l'empereur) assure la stabilité et la justice, le bonheur de tous et les bienfaits de la paix. Mozi fait tout-à-fait l'impasse sur le fait que souvent cette recherche de l'amour n'est absolument pas le fait des princes, mais précisément lui et ses adeptes parcourent la Chine pour les convaincre d'arrêter les guerres, au nom de la philosophie qu'il s'efforce de diffuser.
Son école s'efforce de le faire pendant près de deux siècles, mais sans parvenir à de grands résultats. Sa philosophie apparait maintenant très marginale par rapport à l'ensemble de la culture chinoise, mais sans doute son influence s'est-elle faite sentir de façon indirecte, dans le "débat" intellectuel" avec les autres écoles.
Mozi, Oeuvres choisies, traduction de Pierre de Laubier et de Mei Yipao, introduction de Léon Weger et avant-propos de Patrick de Laubier, Editions Desclée de Brouwer, 2008. On trouve sur Internet une version anglaise (Chinese Text Project, site http://chinese.dsturgeon.net) d'une partie du Mozi.
Anne CHENG, Histoire de la pensée chinoise, Seuil, collection Essais, 2009. Léon VANDERMEERSCH, une tradition réfractaire à la théologie : le confucianisme, dans Extrême-Orient, Extrême Occident, n°6, 1985. Robin YATES, Towards a Reconstruction of the Tactical Chapters of Mo-tzu, thèse, Berkeley, University of California, 1975.
PAXUS
Relu le 9 décembre 2019