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9 juin 2011 4 09 /06 /juin /2011 13:18

            Recueil d'oracles de la période de transition entre les dynasties chinoises Yin et Chou, à la paternité incertaine, au noyau originel datant sans doute de la fin du XIe siècle av. J.C. et au contenu sujet à modification jusqu'à sa stabilisation définitive au I-IIe siècle après J.C. (Edward SHAUGHNESSY), le Livre des Mutations est l'une des source essentielle de la pensée cosmologique, et de la philosophie chinoise en général.

Connu également sous le titre des Mutations des Zhou, il puise dans un fonds très ancien, mais il semble que le Yijing, en tant que source textuelle, ne se soit constitué que tardivement dans la dernière partie des Royaumes Combattants. Il est souvent mentionné en tête des Cinq Classiques confucéens reconnus sous les Han, mais se distingue des quatre autres (Odes, Documents, Rites, Annales des Printemps et Automnes). La longue et riche tradition interprétative qui s'est formée autour de cet ouvrage lui donne valeur de traité cosmologique et symbolique à portée éternelle et universelle. De fait, chaque courant philosophique pense être obligé de s'y référer d'une manière ou d'une autre. Unique en son genre, sans équivalent dans d'autres civilisations, c'est un livre de vie autant que de connaissance qui contient toute la vision spécifiquement chinoise des mouvements de l'univers et de leur rapport avec l'existence humaine. (Anne CHENG)

 

             Le Livre des Mutations semble avoir été à l'origine un simple instrument de divination, voire un fatras de jugements divinatoires au premier degré. Chacun de leur côté, deux chercheurs américains ont tenté de le reconstituer dans son état originel, tâche à priori proche de l'impossible. Edward SHAUGHNESSY (The Composition of the Zhouyi, Ann Arbor, University Microfilms International, 1983), y voit la composition consciente d'un ou plusieurs éditeurs, le texte étant plusieurs fois remanié. Richard KUNST (cité par Kidder SMITH Jr et al., Sung Dynasty Uses of the I Ching, Princeton University Press, 1990) estime en revanche que "il s'agit au départ d'une anthologie transmise oralement ou d'une évolution continue, de présages avec leurs pronostics, de dictons populaires, d'anecdotes historiques et de propos de sagesse sur la nature, qui furent regroupés en un manuel autour d'un dispositif d'hexagrammes, avec leurs traits pleins et brisés, par des devins qui se fondaient sur la manipulation de tiges d'achillée pour obtenir des oracles."

 En tout cas, il semble que ce n'est qu'au moment de sa canonisation, au début des Han (IIe siècle av. J.C.) que son lien avec CONFUCIUS est lourdement - sans doute trop - souligné. Les présentateurs y constatent des éléments taoïstes très présents. C'est surtout par les Commentaires autour de ce Livre des Mutations que se dégagent le sens de ses phrases, souvent très courtes. 

 

                 Les idées essentielles de l'ouvrage, tel qu'il se présente une fois stabilisé, partent de l'idée d'un binôme de forces opposées et solidaires qui, par leur activité seraient à l'origine de la création de toutes choses. Au début, on les désignait comme le clair et l'obscur, puis vinrent les appellations de Yin et de Yang. L'interaction du Yin et du Yang provoque la mutation (Yi ou I) qui est le mouvement propre du Tao.

Le schéma de base du livre des Mutations, à la construction très complexe, doit-on avertir, est constitué de huit trigrammes (Pa-kua) formé par la combinaison de lignes pleines et de lignes brisées. En superposant les trigrammes deux à deux, on obtient 64 hexagrammes. Le texte central de l'ouvrage offre une description des différents hexagrammes et des lignes qui les composent. Selon leur disposition, ces lignes correspondent à des états de mutation précis. Le livre apporte en outre des explications sur la dimension sociale et politique de chaque signe. Les commentaires qui vinrent se greffer par la suite sur le texte initial proposent des interprétations de coloration confucéenne.

Les premiers oracles de l'art divinatoire chinois ne savaient répondre que par oui (ligne pleine) ou par non (ligne brisée). Mais bientôt ces lignes rudimentaires ne suffirent plus à rendre compte d'une réalité complexe ; ainsi apparurent trigrammes et hexagrammes. Ce changement semble provenir d'une évolution des matériaux utilisés pour l'art divinatoire. Les manipulations d'os ou de carapaces semblent céder le pas au décompte de la fissuration d'éléments matériels, censé reproduire une configuration déterminée du réel : on passe à un niveau d'interprétation moins immédiat, plus abstrait (et sans doute moins dangereux pour les devins praticiens...), fondé sur le calcul et les nombres. Il ne s'agit pas seulement d'un changement de support matériel, mais aussi du passage définitif, clos lors de la stabilisation du texte, d'une mentalité religieuse à une pensée naturaliste, les signes apparaissant comme la figuration d'une situation émergente et non plus comme la manifestation de la volonté des esprits.

Les diagrammes repérés sont le reflet de ce qui se passe dans le ciel et sur la terre ; c'est le passage (mutation) d'un état à un autre qui constitue le principal centre d'intérêt. De brèves descriptions assimilent ces évolutions à diverses situations sociales et cosmiques. Pour rendre compte de l'évolution des phénomènes, on étudie les incessantes modifications des hexagrammes : selon qu'un ou plusieurs tirets se changent en leur contraire, cela peut donner naissance à de nouveaux hexagrammes. C'est une méthode pour embrasser la réalité toute entière.

La divination s'effectue traditionnellement au moyen de 50 tiges de millefeuille (achillea millefolium) ou, pour simplifier la procédure, à l'aide de trois pièces de monnaie. (Dictionnaire de la Sagesse Orientale)

 

            Pour se donner une idée approchante du contenu du Livre des Mutations, examinons avec François JULLIEN (auteur de Figure de l'immanence. Pour une lecture philosophique de Yi-king, le "Classique du changement", Grasset, 1993) un passage du Grand Commentaire du Zhouyi, qui présente la polarité des hexagrammes : Qian et Kun, qui est à l'origine de tout réel, et qui engendre toute l'évolution des êtres. Cette polarité résume et explique la réalité, la transformation et l'accomplissement de tout fait réel.

    (Le dispositif de la réalité. Titre du traducteur)

          Le Ciel est élevé,

          la Terre est en bas;

          ainsi sont déterminés l'initiateur et le réceptif ;

          à travers cette disposition de bas en haut,

          le plus et le moins de valeur sont en place.

  "Le constat parait des plus banals, constate François JULLIEN, et frise l'insignifiance (...). Et pourtant, déjà, tout est dit ; les grands choix "théoriques" sont déjà faits. car cette formule nous avertit d'abord de ce que le réel est toujours à concevoir à partir d'une dualité d'instances (...) et non point à partir d'un terme unique (Dieu, être absolu, premier moteur...). De cette polarité (...) découle - constamment - le grand procès des choses : ainsi, c'est la relation qui est première, ici entre le haut et le bas, et c'est elle qui détermine au départ la réalité. Mais cette formule d'ouverture n'évoque pas seulement ce qui sert de cadre à l'engendrement du réel, elle nous dit de plus que dans ce cadre naturel se trouve impliquée la moralité : car cette relation qui est première est aussi orientée, et le haut et le bas établissent une différence de niveaux. La relation qui fonde le procès du réel possède en elle-même une dimension axiologique, la polarité est objet de hiérarchie. Aussi la vocation morale de l'homme se lit-elle déjà dans l'ordre des choses (ainsi que, dans son ombre, l'idéologie chinoise d'un monde social et politique non égalitaire reposant sur la subordination). Bien loin de relever d'une détermination postérieure, ou de procéder d'une injonction extérieure, loi sociale ou commandement divin, la morale se trouve inscrite dans la structure du réel, elle constitue l'expression de sa logique."

 

 

            L'idée de mutation ôte tout intérêt philosophique à un inventaire de la nature où l'on se proposerait de constituer des séries de faits en distinguant des antécédents et des conséquents. Au lieu de constater des successions de phénomènes, écrit Marcel GRANET, "les Chinois enregistrent des alternances d'aspects. Si deux aspects leur apparaissent liés, ce n'est pas à la façon d'une cause et d'un effet ; ils leur semble appariés comme le sont l'endroit et l'envers, ou, pour utiliser une métaphore consacrée dès le temps du Hi ts'eu, comme l'écho et le son, ou, encore, l'ombre et la lumière. La conviction que le Tout et chacune des totalités qui le composent ont une nature cyclique et se résolvent en alternances, domine si bien la pensée que l'idée de succession est toujours primée par celle d'interdépendance. On ne verra donc aucun inconvénient aux explications rétrogrades. Tel Seigneur n'a pu, de son vivant, obtenir l'hégémonie, car nous dit-on, après sa mort, on lui a sacrifié des victimes humaines. L'insuccès politique et les funérailles néfastes sont des aspects solidaires d'une même réalité qui est le manque de Vertu du Prince, ou plutôt, ils en sont les signes équivalents."  

Plus loin, pour conclure un chapitre sur le Tao : "Le principe de contradiction et le principe de causalité ne possèdent ni l'un ni l'autre l'empire attribué aux règles directrices. La pensée chinoise ne leur désobéit pas systématiquement ; elle n'éprouve pas non plus le besoin de leur prêter une dignité philosophique. Les Chinois s'appliquent à distinguer comme ils s'appliquent à coordonner. Mais, plutôt que d'isoler par abstraction des genres et des causes, ils cherchent à établir une hiérarchie des Efficacités et des Responsabilités. Les techniques du raisonnement et de l'expérimentation ne leur semblent pas mériter autant de crédit que l'art d'enregistrer concrètement des signes et de répertorier leurs résonances. Ils ne cherchent pas à se représenter le réel en concevant des rapports et en analysant des mécanismes. Ils partent de représentations complexes et conservent une valeur concrète à tous leurs emblèmes, même aux rubriques cardinales. Ces emblèmes et ces rubriques leur servent à stimuler la méditation et à éveiller le sens des responsabilités et des solidarités. En fin de compte, ils conçoivent le Monde comme s'il était réglé par un protocole et ils prétendent l'aménager à la manière d'un cérémonial. Leur morale, leur physique, leur logique ne sont que des aspects d'un Savoir agissant qui est l'Étiquette. Quand ils méditent sur le cours des choses, ils ne cherchent ni à déterminer le général, ni à calculer le probable : ils s'acharnent à repérer le furtif et le singulier. Mais, ce faisant, ils visent à saisir les indices des mutations qui affectent le total des apparences, car ils ne s'attachent au détail que pour se pénétrer du sentiment de l'ordre. Du fait qu'elle se meut dans un monde d'emblèmes et qu'elle attribue une pleine réalité aux symboles et aux hiérarchies de symboles, la pensée chinoise se trouve orientée vers une sorte de rationalisme conventionnel ou de scolastique. Mais, d'autre part, elle est animée d'une passion d'empirisme qui l'a prédisposée à une observation minutieuse du concret et qui l'a sans doute conduite à de fructueuses remarques. Son plus grand mérite est de n'avoir jamais séparé l'humain du naturel et d'avoir toujours conçu l'humain en pensant au social. Si l'idée de Loi ne s'est point développée, et si, par suite, l'observation de la nature a été abandonnée à l'empirisme et l'organisation de la société au régime des compromis, l'idée de règle, ou plutôt la notion de Modèles, en permettant aux Chinois de conserver une conception souple et plastique de l'Ordre, ne les a point exposés à imaginer au-dessus du monde humain un monde de réalités transcendantes. Toute pénétrée d'un sentiment concret de la nature, leurs sagesse est résolument humaniste."

 

            La tradition attribue la paternité du livre des Mutations à FU HSI, personnage de la mythologie chinoise, un des Trois Sublimes Empereurs de Chine ayant régné de 2852 à 2737 av. J.C., que l'on considère comme l'inventeur des huit trigrammes et de quelques hexagrammes. Les autres signes proviendraient du roi Wen, l'un des fondateurs de la dynastie Chou, mais les avis des spécialistes sont très divergents. Le livre des Mutations est le seul ouvrage philosophique qui ait échappé à l'autodafé ordonné par Ch'in Shih-huang-ti, premier empereur historique de la Chine, en 213. On le considéra par la suite comme un ouvrage de sagesse, surtout à travers les Commentaires, un traité de philosophie officielle. 

 

Le Livre des Mutations : La traduction en langue occidentale la plus couramment utilisée est celle en allemand de Richard WILHELM (I Ging, Das Buch der Wandlungen, Iéna, 1924) mais il en existe plusieurs autres. La traduction de l'allemand en anglais est effectuée par Gary F BAYNES (I Ching or book of Changes, New York, Bollingen Foundation, 1950) et en français par Étienne PERROT, sous le titre Yi King, le Livre des transformations, (Librairie de Médicis, 1973). La traduction de P. L. F. PHILASTRE, Le Yi : King ou Livre des changements de la dynastie des Tscheou, ancienne, de 1885-1893 a été rééditée par les Éditions Andrien Maisonneuve en 1982. La traduction d'Edward L. SHAUGHNESSY, I Ching, The Classic of Changes, New York, Ballantine Books, 1997, tient compte des découvertes archéologiques les plus récentes. A ces traductions citées par Anne CHENG, nous pouvons ajouter celle de Cyrille JAVARY et Pierre FAURE, Yi Jing, le livre des changements, Albin Michel, 2002.

François JULLIEN, textes choisis et commentés, "La constance à travers le changement", Anonyme, Grand Commentaire, dans Philosophies d'ailleurs, Les pensées indiennes, chinoises et tibétaine, Hermann, 2009. Anne CHANG, Histoire de la pensée chinoise, Seuil, 1997. Marcel GRANET, La pensée chinoise, Albin Michel, 1999. Dictionnaire de la sagesse orientale, Robert Laffont, 1989.

 

Relu le 4 juillet 2020

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