Adam TOOZE (né en 1967), enseignant britannique de l'histoire de l'Allemagne à l'Université de Yale, déjà auteur d'ouvrages en histoire économique, veut renouveler nos connaissances dans la formation et dans la ruine de l'économie nazie. Il veut "remettre l'économie au centre de notre intelligence du régime hitlérien en offrant un récit économique qui aide à étayer les histoires politiques produites au cours de la génération passée et à en dégager le sens. Non moins pressante est cependant la nécessité d'accorder notre intelligence de l'histoire économique du IIIe Reich avec la subtile réécriture de l'histoire de l'économie européenne engagée depuis la fin des années 1980, mais largement passée inaperçue dans l'historiographie dominante de l'Allemagne."
Ses recherches l'amènent à mettre en cause la thèse de la dominance économique allemande en Europe, dans les années 1930 et ensuite. il met en évidence les effets déjà tangibles en Europe du retournement économique suite à la première guerre mondiale en faveur des États-Unis d'Amérique. "D'un côté, nous avons une perception plus aiguë de la position réellement exceptionnelle des États-Unis au sein de l'économie mondiale moderne. De l'autre, l'expérience européenne commune de "convergence" nous offre une perspective singulièrement désenchantée sur l'histoire économique de l'Allemagne. La thèse fondamentale de ce livre, la plus radicale peut-être, est que ces mouvements liés l'un à l'autre de notre perception historique requièrent une refonte de l'histoire du IIIe Reich, laquelle a pour effet dérangeant de rendre l'histoire du nazisme plus intelligible, en vérité mystérieusement contemporaine, et en même temps de mettre davantage encore en relief son irrationalité idéologique fondamentale. L'histoire économique éclaire d'un jour nouveau à la fois les motifs de l'agression hitlérienne et les raisons de son échec - de son échec inéluctable."
A la lumière de cette nouvelle analyse économique, il est possible de rationaliser l'agression du régime hitlérien en y reconnaissant une réponse intelligible aux tensions nées du développement inégal du capitalisme mondial (...). Dans le même temps, cependant, l'intelligence des fondamentaux économiques nous aide aussi à mieux apprécier l'irrationalité profonde du projet de Hitler. Ainsi qu'on le verra dans ce livre, le régime engagea après 1933 une campagne de mobilisation économique réellement remarquable. Le programme d'armements du IIIe Reich fut le plus grand transfert de ressources jamais engagé par un État capitaliste en temps de paix. Hitler n'en fut pas moins incapable de modifier le rapport de force économique et militaire sous-jacent. L'économie allemande n'était tout simplement pas assez vigoureuse pour créer la force militaire qui lui permettrait de terrasser l'Union Soviétique, sans parler des États-Unis. Bien que Hitler ait remporté de brillants succès à court terme en 1936 et en 1938, la diplomatie du IIIe Reich fut incapable de créer l'alliance antisoviétique proposé dans Mein Kampf. Confronté à une guerre contre la Grande-Bretagne et la France, Hitler se vit contraint, au dernier moment, de passer un accord opportuniste avec Staline. L'efficacité dévastatrice des forces de panzers, le deus ex machina des premières années de la guerre, ne formait pas la base de la stratégie avant l'été 1940, puisque ce fut une surprise, même pour les dirigeants allemands. Et si les victoires de l'armée allemande en 1940 et 1941 furent bel et bien spectaculaires, elles furent peu concluantes. Ainsi en arrivons-nous à la conclusion réellement vertigineuse que Hitler lança la guerre en septembre 1939 sans plan cohérent pour vaincre son principal antagoniste : l'Empire britannique.
Pourquoi Hitler prit-il ce risque épique? Telle est assurément la question fondamentale. Même si l'on peut rationaliser la conquête de l'espace vital en y voyant un acte d'impérialisme, même si l'on peut créditer le IIIe Reich d'un remarquable effort de mobilisation de ses ressources pour combattre, même si les soldats allemands se battirent vaillamment, la conduite de la guerre par Hitler impliquait des risques si grands qu'ils défient toute rationalisation en termes d'intérêt pragmatique. Et c'est par cette question que nous rejoignons l'historiographie dominante avec son insistance sur l'importance de l'idéologie. C'est l'idéologie qui donna à Hitler le prisme à travers lequel il comprit le rapport de force international et le déploiement de la lutte de plus en plus mondialisée qui débuta en Europe avec la guerre civile espagnole, dans l'été 1936. Dans l'esprit de Hitler, la menace que représentaient les États-Unis pour le IIIe Reich ne relevait pas seulement de la rivalité conventionnelle des superpuissances. C'était une menace existentielle, liée à la peur que Hitler eut toujours d'une conspiration juive mondiale se manifestant sous la forme de la "juiverie de Wall Street" et des "médias juifs" des États-Unis. C'est une interprétation fantastique du véritable rapport de force qui explique le caractère volatile, très risqué, des décisions de Hitler. Pas questions pour l'Allemagne de se ranger pour devenir un satellite prospère des États-Unis, comme telle avait paru être la destinée de la république de Weimar dans les années 1920, parce que cela se serait soldé par un asservissement à la conspiration juive mondiale et, en définitive, par une mort raciale. Compte tenu de l'influence envahissante des Juifs, révélée par la montée des tensions internationales à la fin des années 1930, un avenir prospère fondé sur l'association capitaliste avec les puissances occidentales était tout bonnement impossible. La guerre était inévitable. La question était de savoir quand."
Cette introduction de l'auteur marque bien ses ambitions. il suit l'ordre chronologique pour montrer comment l'économie allemande devint une puissance réelle, accordant une place très importante aux politiques menées avant la guerre. Cela scande son gros livre en trois parties : Redressement, La guerre en Europe, Guerre mondiale. Avec plus de cent pages de notes, placées en fin d'ouvrage, ce livre nous montre avec pédagogie, malgré la masse importante des faits brassés, comment l'économie allemande fut mis au service d'un projet insensé, et comment, par certaines des mesures mêmes prises par ses responsables (esclavage des travailleurs, déplacements des populations, destructions économiques et physiques de l'adversaire..) elle échoua. Nous pouvons comprendre également comment une stratégie de guerre totale peut - ou ne peut pas fonctionner - dans la confrontation de puissances industrielles.
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Adam TOOZE, Le salaire de la destruction, Formation et ruine de l'économie nazie, Les belles lettres, collection Histoire, 2012, 800 pages.
Relu le 5 avril 2021