Ce livre de l'historien Pierre VIDAL-NAQUET, connu surtout pour ses ouvrages sur la Grèce ancienne et l'histoire contemporaine, est paru en 1981, avec pour seule modification dans l'édition de 1991, la disparition d'une Ve partie consacrée aux prétendus "révisionnistes", laquelle est republiée et complétée en 1987, chez le même éditeur, dans Les assassins de la mémoire.
Ce petit livre, comme l'écrit l'auteur lui-même dans son Avant-propos, est fait de trois séries de textes très différents.
Deux études dites "savantes" tentent d'abord de faire le point sur des aspects de l'histoire politique et intellectuelle du judaïsme autour du Ier siècle. Le corps du livre est constitué d'interventions, textes choisis parmi plusieurs dizaines d'autres, publiés entre 1956 et 1980, dans des quotidiens, des hebdomadaires, des mensuels, "parfois écrits à chaud, parfois plus élaborés comme les deux reportages que j'ai effectués en 1970 et 1975 en Israël."
Trois préfaces forment le contenu de la troisième série, "qui ont été pour moi l'occasion de réfléchir à trois grands problèmes que posaient les livres que je présentais en public : l'assimilation des Juifs en France à la fin du siècle dernier (il s'agit du XIXe siècle), le comportement des notables juifs pendant l'occupation nazie, la difficile situation de la Diaspora entre le souvenir d'Auschwitz et la politique du jeune État d'Israël. L'auteur centre ce recueil sur la notion de mémoire, qui s'entend pour le plus lointain passé comme pour le passé très proche, qui "est, aujourd'hui, et depuis fort longtemps, un des traits fondamentaux du rapports de Juifs au monde".
Pour mettre en perspective cet effort de mémoire, essentiel pour le peuple Juif, je rappelle les innombrables destructions, que ce soient pour des biens matériels comme pour des supports précisément de mémoires (bibliothèques, synagogues, manuscrits et imprimés...), subies par ce peuple au long des siècles. Et il n'est pas étonnant, que, plus sans doute que pour d'autres peuples qui ont bénéficié de structures socio-politiques plus stables et plus continues, dans le temps comme dans l'espace, ce problème de mémoire soit crucial. En passant, de nombreux problèmes de reconstitution de ce qui s'est passé proviennent de ces destructions, parfois systématiques. A défaut de détruire tout un clan, toute une famille, toute une ethnie, comme c'était pratique courante autour de l'Antiquité, la destruction de leurs bibliothèques aboutit parfois au même résultat, en tout cas procède de la même intention.
La reconstruction de la mémoire après, comme le rappelle l'auteur, qui s'appuie sur Raymond ARON est ensuite aléatoire, même si elle réussit son objectif, à savoir la survie du Peuple Juif et en même temps, ce qui est essentiel pour lui, la survie de Dieu dans sa mémoire.
"Mémoire naturelle, mémoire artificielle? Il est des souvenirs qui ont été créés politiquement. C'est le cas précisément - une des études réunies dans ce livre le rappelle - de Massada. L'histoire juive - concept du reste à redéfinir - ne va pas sans rupture, sans "infidélités" de toutes sortes. Il y a des Juifs imaginaires, comme il y a, selon Raymond Aron, des marxismes imaginaires. La mémoire n'est pas l'histoire, elle choisit, élimine par pans entiers les moments dont l'idéologie impose l'élimination, annule le temps, gomme les évolutions et les mutations. Dans ce processus, tout un spectre de nuances existe, depuis le vécu douloureux qui ferait volontiers dire à certains (à tort) que, pour parodier le mode de Marx : "Tous les grands événements et personnages historiques (de l'histoire juive) se répètent pour ainsi dire deux fois (...), la première fois comme tragédie", la seconde fois comme tragédie, depuis ce vécu douloureux jusqu'à l'escroquerie intellectuelle qui a un jour publier un livre intitulé : Le sionisme d'Abraham à Dayan. L'imagination, le mythe séjournent non dans des livres, ou non seulement dans des livres, mais chez des hommes tout à fait réels. Un aspect du travail historique consiste à comprendre la mémoire, à incarner la mémoire ; mais, par une autre dimension de son oeuvre, l'historien cherche au contraire à retrouver les faits sous les mots, la réalité sous les souvenirs, la vérité sous le mensonge ou la fabulation. Beaucoup, il est vrai s'attribuent ce rôle sans y avoir droit et il arrive qu'ils mentent et qu'il faille détruire leurs mensonges."
C'est pour cette problématique entre histoire et mémoire que ce livre est utile.
L'éditeur présente le deuxième tome de ce livre de la manière suivante : "Sous ce titre, un premier livre avait été publié en 1981. Il regroupait des textes très divers : articles scientifiques portant sur les crises qui, du IIe siècle av J-C. au Ier siècle de notre ère, ont ébranlé le judaïsme, ou procédant au nettoyage approfondi des ordures accumulées par Robert Fourisson et les négateurs du grand massacre du XXe siècle. Entre ces deux ensembles étaient repris des préfaces à des ouvrages de passion et de raison, des reportages en Israël, des prises de position dans la presse quotidienne ou hebdomadaire.
C'est le même principe qui a été adopté ici : le temps parcouru s'échelonne à nouveau entre le IIe siècle av J-C. et nos propres temps. Le point de départ : le texte du prophète Daniel et celui de Flavius Josèphe, textes témoins de l'affrontement entre l'hellénisme et le judaïsme. Ils sont analysés ici par un historien qui se veut et se pense tel depuis près de quarante ans, et qui a choisi le monde antique, gréco-romain, comme objet favori d'études. Il se trouve que cet historien est aussi un juif - ce qui ne veut pas dire qu'il ait les mêmes valeurs que M. Shamir (alors Premier ministre d'Israël, rappelons-nous) - qui, en tant que tel, s'efforce de penser dans l'histoire, la mémoire, le présent, le destin des siens : études sur l'émancipation, affaire Dreyfus, le marxisme, interprétation de la Shoah, réflexions sur le parallèle arménien, reportage en Israël, réactions quotidiennes ou hebdomadaires à l'actualité. Ici encore, on trouvera des textes d'apparences mêlées, mais l'unité de l'ensemble n'en ressort que mieux : journaliste ou historien de métier, c'est un même homme qui a écrit tous ces textes au nom d'un même engagement existentiel.
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Pierre VIDAL-NAQUET (1930-2006), militant contre la torture pendant la guerre d'Algérie, contre la dictature des colonels grecs, contre le négationnisme et pour la résolution du conflit israélo-arabe, est aussi l'auteur de nombreux autres ouvrages, outre sur l'histoire grecque ancienne, sur l'histoire contemporaine et de témoignages personnels : L'Affaire Audin, 1957-1958 (Éditions de Minuit, réédition en 1989), La Torture dans la république : essai d'histoire et de politique contemporaine (1954-1962) (Minuit, 1972), Les Crimes de l'armée française Algérie 1954-1962 (La Découverte, 2001), Les Assassins de la mémoire (le Seuil, 1995), Le Trait empoisonné (livre sur Jean Moulin, La Découverte, 1993, 2002), Mémoires, en deux tomes (Le Seuil, 1998).
Pierre VIDAL-NAQUET, Les Juifs, la mémoire et le présent, deux tomes, La Découverte/essais, 1991, 195 pages et 324 pages.
Relu le 16 mars 2021