Le livre blanc de la défense, Défense et sécurité nationale, de 2013, le premier document de référence depuis un certain temps émanant d'un gouvernement situé à gauche et se disant de gauche... constitue un document très fidèle à celui livré en 2008 par le gouvernement de droite libérale sous la présidence de Nicolas SARKOZY. A plusieurs reprises, les auteurs, nonobstant ce changement d'orientation politique, se situent dans la continuité d'une conception globale de la défense, que beaucoup à gauche avaient critiqué. On y retrouve les orientations fondamentales, dans un climat économique proche de la récession, marqué par l'austérité budgétaire. Dans les semaines qui ont précédé sa publication, retardée par rapport à la date prévue, des polémiques éclatent, certains responsables civils ou militaires critiquant le rabaissement des ambitions françaises et une baisse de l'effort de défense.
Le président de la république François HOLLANDE, dans une préface au Livre blanc, justifie ce document, par l'évolution accélérée de la situation stratégique : "L'Europe avance sur la voie d'une intégration économique et financière, mais au prix d'une maîtrise sévère des dépenses publiques des principaux membres. Les États-Unis s'apprêtent à mettre fin à une décennie d'engagements militaires et revoient leurs priorités, dans un contexte de remise en ordre de leurs finances publiques. Les puissances émergentes, et notamment la Chine, ont commencé un rééquilibrage de leur économie afin de répondre aux besoins de leur classe moyenne. Enfin, le monde arabe est entré dans une nouvelle phase, porteuse d'espoirs, mais aussi de risques, comme nous le rappelle la tragédie syrienne. Dans le même temps, les menaces identifiées en 2008 - terrorisme, cybermenace, prolifération nucléaire, pandémies... - se sont amplifiées. La nécessité d'une coordination internationale, pour y répondre efficacement s'impose chaque jour davantage." Juste après le rappel de trois priorités de défense (protection, dissuasion, intervention) et des contraintes budgétaire, figurent la conviction que "cette mission n'est pas seulement l'affaire de l'État. C'est aussi celle pour partie des collectivités locales et, sur le plan de la protection de leurs intérêts, celle des entreprises. Ce constat a conduit à la mise en place en 2008 du concept de sécurité nationale. (...)".
Les contraintes financières déterminent les orientations stratégiques...
L'introduction montre à quel point les contraintes budgétaires pèse lourdement sur tous les éléments du Livre blanc : "Un juste équilibre doit être trouvé entre ces deux priorités, (menaces auxquelles les forces sont appelées à répondre et risques qui pèsent sur l'indépendance économique-, afin que l'effort consacré à la défense et à la sécurité soit cohérent avec le nécessaire assainissement des finances publiques et assure l'adéquation dans le temps de notre outil de défense et de sécurité nationale avec nos responsabilités internationales et l'évolution de notre environnement stratégique." Il n'est pas certain que le dialogue approfondi, appelant une nouvelle ambition, pour une coordination européenne de défense, pour aller beaucoup plus loin qu'une certaine opérabilité commune des armées des différents pays, soit suivi d'effet, avant que les décisions budgétaire fassent subir une décrue au niveau des dépenses et des quantités d'hommes et matériels consacrés à la défense. Qui pourraient être à la limite d'une absence de réel outil de défense capable d'assumer toutes les missions qui sont inscrites dans le Livre blanc...
Des orientations stratégiques...
Celui-ci comporte 7 chapitres après la Préface et l'Introduction, suivis d'une conclusion récapitulative d'une douzaine de pages, l'ensemble en comportant un peu plus de 140. Cette conclusion récapitulative indique que la stratégie de défense et de sécurité nationale de la France repose sur deux fondements complémentaire :
- la préservation de sa souveraineté ;
- sa contribution à la sécurité internationale.
Constatant que le niveau de risque et de violence dans le monde "ne régresse pas" et que les dépenses d'armement augmentent fortement dans de nombreuses régions, en particulier en Asie, les rédacteurs du Livre Blanc listent ces menaces, d'une manière un peu tous azimuts, mêlant beaucoup d'éléments de niveaux pourtant très différents :
- menaces de la force, en raison du caractère ambigu du développement de la puissance militaire de certains États ;
- risques de la faiblesse que font peser sur notre propre sécurité l'incapacité de certains États à exercer leurs responsabilités ;
- risques ou menaces amplifiées par la mondialisation : terrorisme, menaces sur nos ressortissants, cybermenaces, crime organisé, dissémination des armements conventionnelles, prolifération des armes de destruction massive ;
- risques de pandémies, de catastrophes technologiques ou naturelles.
Les auteurs du Livre Blanc estiment confirmée la pertinence du concept de sécurité nationale (par rapport au concept de défense nationale). Ce concept vise un "objectif plus large que la simple protection du territoire et de la population contre des agressions extérieures imputables à des acteurs étatiques." Il "traduit la nécessité de gérer l'ensemble des risques et des menaces, directs ou indirects, susceptibles d'affecter la vie de la Nation." Cette approche globale repose sur la combinaison de cinq fonctions stratégiques :
- la connaissance et l'anticipation ;
- la protection ;
- la prévention ;
- la dissuasion ;
- l'intervention.
La défense de la France ne se conçoit pas en dehors du cadre de l'Alliance Atlantique et de l'engagement dans l'Union Européenne. D'où deux considérations qui traversent le Livre Blanc : la participation à l'organisation militaire intégrée de l'OTAN et la constitution d'un véritable espace de défense européenne, qui inclut la politique industrielle d'armement.
La protection du territoire national et de nos concitoyens ainsi que la préservation de la continuité des fonctions essentielles de la Nation sont, écrivent les rédacteurs du Livre Blanc, "au coeur de notre stratégie de défense et de sécurité nationale. Nous pouvons lire notamment que "en cas de crise majeure, les armées apportent en renfort des forces de sécurité intérieure et de sécurité civile un concours qui pourra impliquer jusqu'à 10 000 hommes des forces terrestres, ainsi que des moyens adaptés des forces navales et aériennes." Ceci s'appuyant sur un "contrat général interministériel" élaboré dès 2013. De plus, d'ici 2016, "une démarche associant à l'objectif de résilience du pays les collectivités territoriales ainsi que les grands opérateurs d'importance vitale qui ont des responsabilités spécifiques dans la continuité des fonctions essentielles au pays." Pour lutter contre le "terrorisme", des moyens de défense des systèmes d'information devraient être accru "significativement".
Une dissuasion défensive...
La dissuasion reste défensive, protégeant "la France contre toute agression d'origine étatique contre ses intérêts vitaux, d'où qu'elle vienne et quelle qu'en soit la forme."
Les domaines d'intervention extérieure...
L'intervention extérieure des forces s'inscrit dans un triple objectif :
- protection des ressortissants à l'étranger ;
- défense des intérêts stratégiques ;
- exercice des responsabilités internationale.
Des zones prioritaires d'intervention sont définies : périphérie européenne, bassin méditerranéen, une partie de l'Afrique (du Sahel à l'Afrique équatoriale), le Golfe Arabo-Persique, l'Océan Indien.
Une capacité de réponse à diverses menaces...
Les armées doivent pouvoir répondre à la diversité de ces menaces et des situations de crise. Pour garantir la réactivité aux crises, "la France disposera en permanence d'un échelon national d'urgence de 5 000 hommes en alerte, permettant de constituer une force interarmées de réaction immédiate (FIRI) de 2 300 hommes, projetable à 3 000 km de l'hexagone, dans un délai de 7 jours." Les auteurs prévoient que "au titre des missions non permanentes, les armées seront capables d'être engagées simultanément, dans la durée, dans des opérations de gestion de crise sur deux ou trois théâtres distincts, dont un en tant que contributeur majeur." Le total des forces en attente devrait représenter 6 000 à 7 000 hommes des forces terrestres, avec les forces spéciales, les composantes maritime et aérienne nécessaires ainsi que les moyen de commandement et de soutien associés. Il est prévu une montée en puissance jusqu'à deux brigades interarmes représentant environ 15 000 hommes.
Juste avant d'aborder le modèle d'armée, les rédacteurs prévoient, "alors que la crise financière qui a frappé le monde aurait pu conduire à baisser la garde, la France continuera à consacrer à sa défense un effort financier majeur". Il est déjà chiffré, mais il y a certainement encore beaucoup d'arbitrages, à 364 Milliards d'Euros 2013 sur la période 2014-2015, dont 179 Milliards pour les années 2014 à 2019. De toute façon une loi de programmation militaire doit être encore débattue.
Ce modèle d'armée s'articule autour de 4 principes directeurs :
- le maintien de l'autonomie stratégique, qui impose de disposer des capacités critiques permettant de prendre l'initiative des opérations les plus probables ;
- la cohérence avec les scénarios prévisibles d'engagement des forces dans les conflits et dans les crises ;
- la différenciation des forces en fonction des missions de dissuasion, de protection, de coercition ou de gestion de crise ;
- la mutualisation qui conduit à utiliser des capacités rares et critiques au bénéfice de plusieurs missions (protection des approches, dissuasion, intervention extérieure) ou à rechercher auprès des partenaires européens une mise en commun des capacités indispensables à l'action.
"A l'horizon 2025, les armées françaises disposeront des capacités permettant d'assurer à tout moment, au niveau stratégique, le commandement opérationnel et le contrôle national des forces engagées ; de planifier et de conduire des opérations autonomes ou en tant que Nation-cadre d'une opération. Un effort particulier sera engagé pour développer notamment les capacités de renseignements et de ciblage, les forces spéciales, les capacités de frappes précises dans la profondeur et de combat au contact de l'adversaire, et une capacité autonome à 'entrer en premier" sur un théâtre d'opérations de guerre". Cette phrase mérite qu'on s'y arrête, tant elle semble ambigüe. A l'horizon 2025... Outre que le Livre Blanc malgré les éditions de plus en plus rapprochées semble pourtant fixer cette fois un objectif relativement lointain, elle tend à dire que pour l'instant peut-être qu'aucun des objectif cités ou en tout cas plusieurs d'entre eux, en même temps, n'est atteint, alors que les précédents Livre Blanc clament l'existence et le maintien de l'indépendance nationale. De plus, il semble qu'elle veut signifier une carence actuelle dans les domaines cités. Quoi qu'il en soit, suit la présentation du format d'armée :
- les forces spéciales qui s'imposent comme une capacité de premier plan dans toutes les opérations récentes ;
- les forces terrestres d'une capacité opérationnelle de l'ordre de 66 000 hommes projetables, comprenant 7 brigades interarmes, disposant d'environ 200 chars lourds, 250 chars médians, 2 700 véhicules blindés multi-rôles et de combat, 140 hélicoptères de reconnaissance et d'attaque, 115 hélicoptères de manoeuvre et d'une trentaine de drones tactiques ;
- les forces navales disposant de 4 sous-marins lanceurs d'engins (nucléaires), de 6 sous-marins d'attaque, d'1 porte-avion, de 15 frégates de premier rang, d'une quinzaine de patrouilleurs, de 6 frégates de surveillance, de 3 bâtiments de projection et de commandement, d'avions de patrouille maritime, ainsi que d'une capacité de guerre des mines apte à la protection es approches et à la projection en opération extérieure ;
- les forces aériennes, qui s'appuient "sur un centre de commandement et de conduite permanent et interopérable avec nos alliés", comprenant 225 avions de combat (air et marine), ainsi qu'une cinquantaine d'avions de transport tactique, 7 avions de détection et de surveillance aérienne, 12 avions ravitailleurs multi-rôles, 12 drones de surveillance de théâtre, des avions légers de surveillance et de reconnaissance et 8 systèmes sol-air de moyenne portée.
Sur ce modèle d'armée se pose évidemment la question du volume des troupes en permanence sous les drapeaux. étant donné qu'entre 2008 et 2012, les forces armées ont diminué d'environ 40 000 postes, sur les 54 900 prévus au Livre Blanc de 2008 (pour 2009-2015). Pour s'adapter "aux exigences de la modernisation de l'action publique", 34 000 autres postes environ seront supprimés durant la période 2014-2019. Ce qui reviendrait à un format d'armée avec moins de 100 000 hommes sous les drapeaux., mais là le Livre Blanc, en attendant la publication des Annexes, ne précise rien. Cela va en revanche dans le sens général de réduction des effectifs en Europe et aux États-Unis.
Des débats relativement médiocres...
Ce contenu du Livre Blanc, vu les débats avant sa publication qui portent surtout (ce qui en montrent d'ailleurs une certaine médiocrité) sur les aspects budgétaires, était déjà prévisible par les experts, notamment en pleine guerre au Mali.
Parmi eux, Alain JOXE écrit dans Le débat stratégique que le Livre Blanc "pouvait marquer un tournant "à gauche" par rapport à celui de 2008. Après avoir mis fin, à juste titre, à "notre" guerre d'Afghanistan même sans remettre en cause l'OTAN et la bombe atomique, il aurait du cesser de traiter de la "sécurité globale", au sens où cette ambition se nourrit des pensées américaines, préconisant une stratégie militaire et policière, anti-insurrectionnelle en défense finale du système financier global. Quand surgit le double choc de l'opération DGSE de Somalie et de l'expédition de soutien d'urgence à Bamako, il est clair que ces deux actions posent militairement la question des prochains budgets de défense ; la commission du livre blanc semblait devoir traiter cette question comme "gestion d'un poste budgétaire servant de variable d'ajustement" dans un contexte d'austérité pacifique. Ce n'es plus le cas. On attend qu'il nous éclaire bientôt sur les objectifs et les principes nouveaux du gouvernement français, parti vivement en guerre sans explications démocratiques suffisantes."
Appelant à distinguer défense et sécurité, le directeur de recherches à l'EHESS estime qu'il "s'agira (...), à court terme dans le nouveau calendrier, de bien poser les questions nécessaires à l'élaboration d'un livre blanc sur la défense plutôt qu'un livre blanc sur la défense et la sécurité ; la sécurité renvoie à des tâches de police, ce qui pourrait contaminer la doctrine militaire par l'intermédiaire de la construit du rhéostat unifié "police-gendarmerie-armée", qui entraîne l'unification des tâches de défense et de sécurité, interne et externe, et renvoie à la théorie américaine de la sécurité globale smart defense, soft power, etc, valable au dedans comme au dehors. Cette école stratégique, devenue celle de l'OTAN, plus capacitaire que stratégique, est malheureusement animée en France par des partisans d'une confusion qui préconise, pour faire face au soulèvement des banlieues de type 2005, de constituer des gardiens de l'ordre privés de style garde nationale américaine, comme auxiliaires car on risque de manquer de gendarmes vu les réductions de crédits. L'autre tendance existe, elle vise après analyse des "retours d'expériences" à fonder une approche de l'intervention extérieure sur l'analyse critique des opérations sous commandement américain ou sans commandement chaotique de l'OTAN/ONU, et sur leur définition éthique - pour ne pas dire politique. Cette tendance s'oppose à tout traitement purement répressif, policier, des soulèvements. Dans les projections de force de peace making, il s'agit bien, dans son principe, du souci de maintenir la relation clausewitzienne : pas d'opération sans but politique (Zwek) et but militaire (Ziel), définissant les missions, mais façonné par les buts politiques, - ce qui est une des conditions du compte-rendu démocratique de l'usage de la force. L'effacement de toutes ces distinctions est aussi un effacement de la souveraineté démocratique.(...)".
Livre blanc Défense et Sécurité nationale 2013, Direction de l'information légale et administrative, Édition électronique du 29 avril 2013 disponible sur le site du ministère de la Défense.
Alain JOXE, Vers quel livre blanc sur la défense avec guerre au Mali?, Le débat stratégique, Automne 2012/Hiver 2013. Cet article a déjà été publié auparavant dans Médiapart, le 22 janvier 2013.
STRATEGUS
Relu le 5 mai 2021