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20 juin 2011 1 20 /06 /juin /2011 13:54

             Au milieu d'une production littéraire sous-entendant ou clamant que les philosophies des Lumières ont fait tout bonnement le lit des totalitarismes du XXe siècle, le livre de l'enseignant en philosophie, sous-titré Réflexions sur un présent en mal d'avenir, s'avère le bienvenu. Reprenant d'abord les principaux thèmes de ces philosophies, à travers les écrits de VOLTAIRE (critiquant PASCAL), de SPINOZA et de KANT, l'auteur recentre leurs apports et conteste un certain nombre d'interprétations un peu rapides (dans une première partie, L'Aube), puis passe - peut-être un peu trop rapidement - à la culture actuelle des Modernes (dans une deuxième partie, Le Crépuscule). Tout en donnant d'utiles précisions sur la (véritable) pensée des philosophes nommés plus haut, qui ne sont peut-être pas suffisantes pour qui ne connaît pas bien le XVIIIe siècle intellectuel. Claude OBADIA entre un peu trop facilement dans la musique d'ambiance de la fin du XXe siècle, qui donne une certaine responsabilité globale dans l'état de la culture aujourd'hui. Notons tout de même, qu'à l'inverse de certains, il fait justice de certains rapprochements entre les philosophies des Lumières et l'idéologie des totalitarismes qui veulent donner une responsabilité aux premières dans l'holocauste de la Seconde Guerre Mondiale.

 

          "Comment expliquer que l'Europe des Lumières et de l'avènement du bonheur de la justice par le Droit, l'Europe de la paix que préserveraient les institutions politiques et juridiques, voie aujourd'hui se développer cette défiance qui embrasse tout à la fois les dispositifs institutionnels, les hommes politiques eux-mêmes et enfin les valeurs républicaines consacrées par l'humanisme moderne? Pourquoi et comment, pour le dire autrement, les citoyens d'hier, qui croyaient aux vertus publiques et avaient foi dans l'État, sont-ils aujourd'hui devenus des ménagères occupées à faire briller leurs parquets et à astiquer leurs parcs automobiles? Enfin, qu'a-t-il bien pu se produire qui puisse expliquer que nous ayons sacrifié l'idée du bonheur comme chose politique pour ne plus voir en lui qu'une affaire purement privée? En quels termes faut-il, dès lors, interpréter le devenir de la modernité pour rendre compte de la faillite du politique et expliquer le triomphe du cynisme afférent aux logiques consuméristes émanant du développement du "paradigme individualiste"?

"Faut-il voir, chez (les) deux auteurs (VOLTAIRE et CONDORCET), une surestimation des pouvoirs de la raison? C'est sans doute ce qu'une lecture attentive de ROUSSEAU (...) semble pouvoir laisser penser, tant il est vrai que chez ce dernier le progrès culturel semble impliquer la corruption des moeurs et la floraison des passions les plus tristes."

"Reste à expliquer (...) comment l'histoire de l'Europe moderne a pu entraîner la faillite des idéaux des Lumières et comment l'idéal de la concorde civile, qui détermina, chez Spinoza, chez Locke et bien sûr Rousseau, la théorie de l'État, a pu être supplanté par les anti-valeurs de la post-modernité que constituent l'hédonisme matérialiste et l'hyper-individualisme. Comment l'Europe a-t-elle sacrifié l'idée moderne du bonheur politique pour y substituer une conception individualiste et cynique? Comment, autrement dit, l'idée kantienne de la conjonction, historiquement nécessaire, du processus de moralisation de l'homme et du processus de juridicisation des rapports interétatiques a t-elle pu sombrer? "

  L'auteur estime que cette philosophie des Lumières a jeté un peu trop lourdement les acquis du christianisme et en général tous les aspects de la religion (qui lient les hommes dans un esprit collectif), avec les institutions qui prétendaient les incarner. Faisant appel et demandant d'y revenir, aux écrits de HEGEL, ROUSSEAU et JAURÈS, il pense que l'on doit revivifier un processus d'éthique sociale qui réconcilie les intérêts particuliers, à condition "que ceux-ci soient orientés dans le sens de la réalisation de l'intérêt universel/général." 

   "Car des horreurs du communisme aux inégalités générées par une économie dont l'efficacité n'a d'égale que la précarisation des revenus les plus faibles, écrit l'auteur dans sa conclusion, notre époque démocratique n'en finit plus de déposer le bilan de ses échecs. C'est bien un profond désenchantement qui fixe la nature du défi que nous devons relever. Parce que l'effondrement des valeurs de l'Europe des Lumières a persuadé nos contemporains qu'il est vain de chercher à être heureux dans l'espace de la Cité, il importe au plus haut point de redonner à l'action publique son sens le plus fort, la réalisation du bonheur par la liberté et la justice. Ce n'est qu'à cette condition, redonner à l'action politique sa dignité et son ambition, que nous pourrons, non seulement promouvoir la concorde civile et le perfectionnement social, mais par là, précisément, définit le sens de notre destin commun".

 

       Nous décommandons toute lecture rapide de cet essai, sinon le lecteur risque de ne voir que le tableau d'ensemble, cette musique d'ambiance que nous entendons souvent quant au bilan des Lumières. En effet, brassant temps et lieu de manière très globale, le texte peut donner l'impression d'une certaine uniformité des Lumières, lesquelles auraient donné une culture individualiste, des illusions sur la valeur et les possibilités de la raison humaine. La défiance envers la science (en fait qui est surtout, quand on y regarde tout de même de plus près, une défiance sur l'utilisation dominante qui en est faite...), la tentation de s'en remettre à de nouveaux maîtres à penser (spirituels le plus souvent...), la méfiance envers les institutions démocratiques (en fait, si l'on y regarde de plus près également, envers une utilisation corruptrice de celles-ci...)... semble faire partie effectivement de cette musique post-moderne. Mais les Lumières en elle-mêmes ne sont pas uniformes. L'histoire du XVIIIe siècle est bien l'histoire de conflits intenses entre idéologies contradictoires, et même dans la dernière période de ce siècle, lorsque l'air du temps des Lumières précisément domine (et a même vaincu toute velléité de censure...), des conflits s'expriment toujours. L'histoire de la Révolution française nous fait constater un déploiement de violences extrêmes qui montrent ces conflits, d'abord rampant, se révéler crûment au plein jour.

     La philosophie des Lumières prise dans soin ensemble, nous rappelle bien Michel FOUCAULT, n'est pas un humanisme. L'humanisme souvent mis en avant des Lumières n'est qu'une partie du mouvement dit des Lumières, car précisément, à cause du développement du capitalisme, qui fait partie des Lumières, avec tout son déploiement d'organisation rationnelle, se développe dans ce XVIIIe des contradictions qui ne demandent qu'à éclater. Le principal reproche que nous ferons au livre, dont nous recommandons la lecture toutefois, car il permet la réflexion de fond, est de présenter les Lumières comme un ensemble homogène et son héritage comme une culture homogène. Or entre les intellectuels proches souvent de la noblesse qui recherchent les conditions du bien commun, les préoccupations purement économiques et même une désaffection de la partie de la haute bourgeoisie commerçante et financière de tout esprit public et une large fraction de la société qui recherche une sécurité socio-économique qu'elle est en train de perdre (dans les campagnes notamment) existent des tensions si fortes que l'ébullition littéraire - dont on ne commente habituellement qu'une petite partie - ne suffit pas à les atténuer ou à les sublimer. C'est cela que nous aurions aimer que Claude OBADIA montre. Ce qui n'était sans doute pas possible dans un petit livre. Ce que nous déplorons par dessus-tout, c'est cette manière de considérer les Lumières comme une période humaniste. Or, la recherche du bonheur (pas toujours commun), passe par des conflits qui ne donnent pas vraiment une tonalité humaniste à la société du XVIIIe siècle...

Enfin, on ne le dira pas assez, toute une fraction des intellectuels n'a jamais accepté, n'accepte pas et n'acceptera probablement jamais les valeurs des Lumières en elles-mêmes (de liberté et de tolérance notamment), et tout est bon parfois pour reporter sur une des parties idéologiques en conflit, les malheurs ou les déceptions causées par l'expression de leurs conflits. S'il existe des liens entre les développements de la rationalité scientifique, de l'économie industrielle, de la déshumanisation portée par la logique capitaliste, des institutions républicaines, de l'esprit individualiste, ces liens constituent des dynamiques contradictoires, dont chacune est portée par des acteurs différents aux valeurs différentes. Il y aurait beaucoup à dire également sur les causalités établies par l'historiographie dominante. Le livre de Claude OBADIA donne l'occasion d'y réfléchir...

 

   L'éditeur présente le livre (en quatrième de couverture) de la manière suivante : "Héritiers des Lumières, nous sommes pourtant les débiteurs d'un présent qui a enfourché à plusieurs reprises le cheval noir de l'Apocalypse. Pouvons-nous encore croire à la culture comme on eut foi, il y a peu encore, en la raison? Le monde va-t-il tellement mieux depuis qu'avec Spinoza et Voltaire on a déclaré la guerre aux superstitions? Croyons-nous toujours à cette tonitruante idée du bonheur que Saint-Just, dans son Discours du 13 Ventôse de l'an II, inscrivit dans la conscience politique moderne? Le bonheur, celui que les Lumières précisément, ont lié au développement de la culture et aux progrès de la démocratie, est-il encore une idée neuve en Europe? Est-il vain aujourd'hui de suspendre, comme Kant nous y exhorta dans ses textes sur la politique et l'histoire, le perfectionnement moral et social de l'humanité au progrès et à la culture? Telles sont les questions qui travaillent de bout en bout le présent essai."

   Claude OBADIA (né en 1962), chercheur et chroniqueur d'actualité, enseigne la philosophie en premier et second cycles universitaires, en classes préparatoires commerciales et en terminale. Ses recherches son centrées sur la philosophie kantienne et néo-kantienne, et sur le devenir des démocraties occidentales, thèmes sur lesquels il a déjà publié de nombreux articles.

 

 

Claude OBADIA, Les Lumières en berne?, Réflexions sur un présent en mal d'avenir, Préface d'Alexis PHILONENKO, L'Harmattan, collection Questions contemporaines, 2011, 142 pages.

 

 

Complété le 11 novembre 2012. Relu le 27 juin 2020

 

 

 

 

 

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