Le Bund et son évolution
Le Bund est, à partir des années 1880, une des composantes essentielles de la mouvance social-démocrate en Russie. Le mouvement social-démocrate juif s'organise à partir des cercles fondés par des intellectuels, des artisans et des ouvriers qui sont vite capables d'animer des actions de masses et de constituer des caisses de secours mutuel - élément clé de la continuité de leur lutte - et même des syndicats. Cette précocité du mouvement ouvrier juif dans l'empire tsariste aboutit en 1897 à la formation, à un Congrès à Vilna, d'une Union générale des Ouvriers juifs de Lituanie, de Pologne et de Russie, le Bund.
Les dirigeants et militants du Bund, à l'origine antisioniste, partisan de l'intégration, de l'assimilation, des juifs dans la société russe, changent de position face aux pogroms : leur conviction que l'antisémitisme disparaîtra avec le capitalisme est ébranlée. MARTOV, leader des groupes juifs de Vilna préconise alors la formation d'un parti spécifiquement juif. La question de cette autonomie au sein du mouvement marxiste constitue une question si importante, qu'elle détermine, suivant l'attitude des "camarades" non-juifs, des changements de position importants. Entre le Ier congrès du POSDR, qui n'aurait pu exister sans eux, où le dirigeant du Bund, A. KREMER inspire de nombreux principes organisationnels, le IIe Congrès (1903) qu'ils quittent, face au refus de cette autonomie, le IVe Congrès (1905) qui les réintègrent sur cette base et le VIe Congrès (1906) où ils s'affirment, il n'est pas étonnant que beaucoup de "camarades" juifs restent indécis quant à la conduite à tenir stratégiquement.
C'est à ce VIe congrès, que le Bund revendique dans son programme la "création d'institutions juridiques publiques" qui "ne peuvent aboutir qu'à l'autonomie extraterritoriale, sous forme d'autonomie culturelle nationale", "supposant" :
- le retrait, du ressort de l'État (...) de toutes les fonctions rattachées aux questions de la culture (instruction publique, etc) ;
- la transmission de ces fonctions à la nation elle-même, sous la forme d'institutions spéciales tant locales que centrales, élues par tous les membres sur la base du suffrage universel (...)".
Le Bund se réclame aussi du Congrès de Brünn (1899) de la social-démocratie autrichienne et des thèses d'Otto BAUER. On ne peut comprendre une grande partie du marxiste russe si l'on fait abstraction du débat qui agite alors toutes ou presque les communautés juives européennes, entre l'assimilation et la formation d'un refuge, cette dernière étant soutenue par le mouvement sioniste (encore minoritaire à cette époque).
Dans le POSDR, favorables aux mencheviks, les bundistes participent au Bloc d'Août (1912) anti-bolchevique. Après la révolution de février 1917, ils soutiennent le gouvernement de coalition. La révolution d'octobre 1917 provoque la scission du Bund. Ce n'est qu'en 1921 que l'ensemble du Bund se retrouve avec la décision de rejoindre le Parti communiste Russe, à l'exception du groupe de "droite" d'ABRAMOVITCH. Auparavant, l'année précédente, la XIIe Conférence du Bund abandonne l'idée de l'autonomie culturelle nationale, formulée sans le cadre du capitalisme, qui "perd son sens dans les conditions de la révolution socialiste". Cette position est-elle "forcée"? En tout cas, il semble bien que cette revendication, au départ, se situait dans le processus de cette "révolution socialiste"... Derrière cette dernière position, se trouve toute l'histoire ambiguë entre le marxisme et le sionisme...
Le POSDR et son évolution
Le POSDR fondé en 1898 est formé de groupes encore faibles et peu nombreux : ils sont influencés par l'"économisme" théorisé par STROUVÉ et MARTYNOV qui rejettent pour les ouvriers la lutte politique et ne retiennent que leurs revendications. En 1900, LÉNINE et MARTOV, en Occident, publient l'Iskra avec les membres du groupe Libération du travail de PLEKHANOV et c'est son réseau de diffusion qui constitue l'embryon de l'organisation et diffuse les thèses du marxisme révolutionnaire. Les membres de l'équipe de l'Iskra s'accordent sur de nombreux points (nécessité d'un parti clandestin et structuré, lutte contre les "économistes", lutte politique contre le tsarisme. Des divergences apparaissent de manière diffuse et l'histoire de ce marxisme naissant montre bien l'enchevêtrement des considérations organisationnelles (clandestinité, espionite) et des considérations programmatiques, au moins dans les priorités de mise en application. La forme de démocratie prônée par MARTOV et AXELROD diffère de celle de LÉNINE.
Majoritaires à Londres, les bolcheviks sont rapidement isolés dans le parti russe comme dans le mouvement international.
La division entre mencheviks et bolcheviks au Congrès de 1903 est suivie d'un mouvement de rapprochement entre les différentes parties de la mouvance marxiste pendant la révolution de 1905. La formation des soviets est saluée par les mencheviks qui, par contre à la fin de 1905, soutiennent la douma, logiquement puisqu'ils y voient, à tort en fait vu l'attitude sans concessions du tsarisme, le début d'un régime parlementaire à l'occidentale. Les divers soulèvements armés animés par les bolcheviks sont dénigrés par les mencheviks qui perdent peu à peu le soutien des organisations du parti. Au Ve Congrès du POSDR (1907), les mencheviks perdent la majorité et sont adoptées les résolutions de LÉNINE concernant la tactique envers la Douma et les autres partis politiques.
Un mouvement marxiste composite
Le jeu complexe au sein du mouvement marxiste se déroule entre les mencheviks et les bolcheviks, les socialistes-révolutionnaires ajoutant aussi à la complexité au sein de la douma et des soviets. Leur lutte se fait de plus en plus intense au fur et à mesure que se développe en Russie, une double pouvoir, celui de la douma et celui des soviets.
Chacune de ces composantes possèdent une conception de l'organisation du pouvoir et des programmes à mettre en priorité en application, mais très peu avec une stratégie claire, une direction ferme et continue et même un réel programme de changement de la société :
- Les mencheviks, malgré leur division, (entre légalistes et clandestins) considèrent jusqu'en 1917, et la plupart au delà, que la Russie n'est pas mûre pour la révolution socialiste. Ils soutiennent dans les faits un gouvernement incapable de résoudre les grands problèmes politiques et économiques de ce temps, entrent pour certains au gouvernement même, avant d'être écartés définitivement du pouvoir après la révolution d'Octobre. Ils reconnaissent cette révolution comme une "nécessité historique" de manière tardive, et promettent le soutien direct aux opérations militaires contre les interventions étrangères qui persistent après 1918. Mais toujours, ils s'opposent à la cessation de la guerre contre l'Allemagne, pris entre des impératifs nationalistes et des impératifs révolutionnaires qu'ils ont tendance à considérer finalement comme une seconde nécessité... Dans le feu de la guerre civile, ils sont laminés, perdent l'audience qui leur reste dans les milieux syndicalistes et intellectuels, la plupart des leaders (MAISKI, TCHITCHÉRINE, MARTYNOV, VYCINSKI...) se ralliant au bolchevisme. A l'été 1921, avec les débuts de la NEP, les bolcheviks, parce qu'ils mettent en oeuvre une stratégie périlleuse de compromis sur le plan social, mettent fin au pluralisme en interdisant de facto les partis mencheviques et socialistes-révolutionnaires.
- Les bolchéviks, qui n'ont pas toujours les mêmes leaders dominants, contrairement à ce qu'une présentation trop rapide peut faire croire, sont longtemps divisés sur le moment opportun d'enclencher la révolution. C'est la première Guerre mondiale qui modifie la situation internationale du bolchevisme et suscite un approfondissement théorique suivi de changements dans la stratégie. Dès novembre 1914, après avoir appelé à la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile mondiale, les bolchéviks proclame la "faillite de la IIe Internationale" dont les leaders se sont ralliés à l'union sacrée et revendiquent la création d'une IIIe Internationale ; ils nouent des contacts avec la gauche zimmerwaldienne allemande. Au printemps 1916, LÉNINE rédige L'impérialisme, stade suprême du capitalisme : l'expérience de la guerre et la théorie de l'impérialisme dotent le bolchevisme d'une stratégie mondiale. Dans la chaine des États impérialistes, le maillon le plus faible est la Russie. La question demeure : la révolution russe sera-t-elle démocratique-bourgeoise ou socialiste?
La révolution de février 1917 surprend les bolchéviks : l'insurrection s'enflamme plus tôt que prévu pour les principaux leaders. Ils hésitent et les positions de LÉNINE, exprimées dans ses Thèses d'Avril provoque l'effarement, notamment dans leurs rangs. Ils sont peu enclins à approuver le mot d'ordre : "Tout le pouvoir aux soviets!"... jusqu'en mai où les esprits évoluent. Mais le parti bolchevique n'est encore qu'un groupe dérisoire qui doit encore se structurer davantage et ne doit qu'à l'attentisme des autres groupes révolutionnaires une audience et une influence dirigeante. A son VIe Congrès de juillet 1917, l'adhésion du groupe de TROTSKI, apporte un renfort à LÉNINE, face à un Comité central incertain. Ce dernier, qui avait envisage un temps une issue pacifique, la repousse devant l'acharnement des mencheviks à soutenir le gouvernement Kerenski, et se décide, fin septembre pour l'insurrection. Pour lui, pour TROTSKI et SVERDLOV, l'organisation rapide de l'insurrection s'impose : les enjeux internationaux (l'armée allemande s'approche de Petrograd) comme la contre-révolution menaçante (coup d'État militaire manqué suite à la défection des troupes face à leurs généraux) en font une question de vie ou de mort pour la révolution. Elle seule assurera la suprématie du mouvement des masses et du nouvel appareil d'État qu'elles ont édifié. Dans l'État et la Révolution (août 1917), LÉNINE avait annoncé qu'en Russie les soviets développeront développeront la dictature du prolétariat et permettront de "détruire la machine d'État bourgeoise" : "il ne saurait être question de supprimer d'emblée, partout et complètement, le fonctionnarisme. C'est une utopie. Mais briser d'emblée la vieille machine administrative pour commencer sans délai à en construire une nouvelle, permettant de supprimer graduellement tout fonctionnarisme, cela n'est pas une utopie (...). C'est la tâche urgente, immédiate, du prolétariat révolutionnaire".
Le cours des événements contredit l'émergence de cette tendance vers le dépérissement de l'État. Sur le terrain de la production, le délabrement d'une économie ruinée par les années de guerre, l'échec du contrôle ouvrier, conduisent rapidement à la prédominance d'appareils économiques d'État et d'une direction centralisée et autoritaire. Sur le plan politique, l'impossibilité d'un gouvernement de coalition, illustré par l'échec en mars 1918 de l'accord avec les socialistes-révolutionnaires de gauche, les hésitations des partis socialistes face à la contre-révolution, laissent au seul parti bolchévique la redoutable tâche de triompher des Blancs (des armées blanches - fidèles à l'empereur, qui continuent la guerre après 1917). Le départ massif des ouvriers les plus conscients vers l'Armée Rouge prive les soviets de leur substance, et le parti, avec ses commissaires, se substitue à la démocratie soviétique. Cette bolchevisation et cette bureaucratisation à la base accélèrent le processus du passage "du stade de parti unique à celui de parti, unique institution dirigeante ; ce n'était plus la bolchevisation des institutions, mais une institutionnalisation du bolchevisme (Marc FERRO, Des soviets au communisme bureaucratique, Gallimard/Julliard, 1980). A la fin du Communisme de guerre, en 1921, la victoire des Rouges a pour prix l'abandon - jugé provisoire - des principes initiaux et la quasi-disparition du prolétariat en tant que véritable force politique.
Les conditions de l'accession des marxistes russes au pouvoir
Jean ELLEINSTEIN décrit les conditions de l'accession des marxistes russes au pouvoir. L'éclat de la civilisation russe au XIXe siècle et au début du XXe siècle, vu de l'Occident, ne doit pas cacher la situation réelle de la Russie et le fait que la culture n'était réservée qu'à une infime minorité. L'essentiel de l'éducation, contrôlée par l'Église orthodoxe, se limite à l'intégration mentale d'un discours religieux qui tend vers l'obéissance des maîtres et de la hiérarchie, jusqu'au dernier village. LÉNINE considérait, non sans raison, que "il n'y a plus, nulle part en Europe en dehors de la Russie, un seul pays aussi sauvage, où les masses populaires sont aussi profondément dépourvues d'instruction, de culture et de connaissances générales". De là naissait l'impossibilité de construire le socialisme. Les illusions du pouvoir le firent oublier à LÉNINE et aux bolcheviks. Des progrès avaient été réalisés depuis la fin du XIXe siècle, mais ils restaient superficiels et ne touchaient que les couches les plus riches de la population.
Face à l'État tsariste despotique appuyé sur une bureaucratie envahissante (et corrompue..), la police et l'Église orthodoxe, la seule force suffisamment puissante pour se dresser contre lui, c'est ce que les Russes appellent, depuis la deuxième moitié du XIXe siècle, l'intelligentsia. Nicolas BERDIAEV (Les sources et le sens du communisme russe) montre de façon pénétrante son rôle dans la préparation et le déroulement de la révolution ainsi que ses responsabilités dans les traits fondamentaux de l'État soviétique. Selon lui, il s'agit plus d'une communauté idéologique que professionnelle. Il ne s'agit pas des intellectuels au sens occidental du terme. De nombreux intellectuels peuvent appartenir à l'intelligentsia, mais tous les intellectuels n'y appartiennent pas. Cette observation, valable au XIXe siècle, l'est sans doute moins au fur et à mesure que l'on se rapproche de la révolution de 1917. Les contours de l'intelligentsia deviennent sociologiquement plus définis. Il reste que ses traits dessinés par cet auteur sont encore présents. "Elle devrait plutôt être comparée à un ordre monastique, à une secte possédant sa morale du monde à laquelle nul ne peut renoncer, des moeurs, des coutumes particulières et jusqu'à un aspect physique par lequel ses adeptes sont reconnaissables." Exagération dans ce portrait des intelligentsia? Évidemment, mais l'exagération, toujours selon Jean ELLEINSTEIN, a le mérite de mieux faire comprendre le phénomène et sa spécificité russe. Nous n'oublions pas que les LÉNINE, STALINE, TROTSKI sont d'anciens séminaristes, qui restent avec des séquelles mentales d'un manichéisme foncier.
Dans un univers où n'existent ni démocrate ni corps intermédiaire, dans un monde, dirions-nous où l'autocratie fait tout pour qu'ils n'apparaissent pas en Russie, des idées nouvelles "vont surgir sur le plan de la théorie". La réalité apparait ainsi comme le mal. "L'extrême intransigeance - explique BERDIAEV - constitue pour elle une autodéfense, la seule voie par laquelle elle pouvait se garder contre un monde ennemi et sauver son aspect propre." DOSTOIEVSKI a pu définir en même temps le révolutionnaire comme "le grand vagabond de la terre russe". La théorie se développera de plus en plus après l"abolition du servage dans le domaine des idées sociales et, observe BERDIAEV, "le trait normal de l'individu apte à devenir un révolutionnaire sera un dogmatique intolérant". Ce n'est pas que l'Occident soit sans responsabilité dans l''évolution de l'idéologie russe, mais BERDIAEV a raison de faire remarquer "la disposition spéciale des Russes à brasser les idées occidentales selon leur mode particulier, c'est-à-dire à y introduire le dogmatisme". On trouve dans le terreau intellectuel russe à la fois le besoin d'absolu et l'esprit messianique. L'attitude du tsarisme ne pouvait qu'aggraver cette tendance ancestrale ; son refus de faire des réformes pendant toute une période, pour, ensuite, les faire trop tardivement et de façon insuffisante, pèse lourds dans l'évolution intellectuelle de la Russie.
Jean ELLEINSTEIN, D'une Russie à l'autre, Vie et mort de l'URSS, Messidor/Editions sociales, 1992. Jean-Marc GAYMAN, articles Bolchevisme, Menchevisme et Bund, dans Dictionnaire critique du marxisme, PUF, 1999.
PHILIUS
Relu le 5 février 2021