Au coeur de la révolution d'octobre 1917 et du processus politique, au moins jusqu'en 1921, se trouve une sorte de double pouvoir, celui entre la douma et des soviets et plus largement des multiples groupes dans de multiples endroits de l'administration russe au moment où le tsarisme fait semblant de faire des concessions tout en maniant la répression, puis entre les soviets cette fois très largement (après 1917) et le Parti dominé par les bolcheviks.
Le rôle des soviets, de 1905 à 1921 est caractéristique de la confrontation entre des conceptions démocratiques et des "nécessités" centralisatrices. Le développement du pouvoir politique et économique des soviets pouvait théoriquement donner naissance à une autre forme de régime qu'a connu finalement l'URSS. Il existe d'ailleurs une certaine perversion dans l'appellation Union des Républiques Socialistes Soviétiques, car les soviets disparaissent ensuite de la scène politique et d'autre part, la question des nationalités n'a jamais été solutionnée dans le respect des aspirations des populations.
Montée et déclin des Soviets
Jean-Marc GAYMAN et Jean ROBELIN retracent l'histoire et les débats autour des soviets en quatre étapes :
- Les soviets dans la Révolution de 1905-1907 ;
- Tout le pouvoir aux soviets! à partir de la Révolution de Février 1917 ;
- LÉNINE théoricien des soviets ;
- La dégénérescence des soviets.
Auparavant, ils résument la situation d'avant la révolution de 1905 : "La répression tsariste interdisait aux travailleurs russes toute possibilité légale d'association. La Révolution de 1905 rend indispensable la création de structures de lutte au niveau des entreprises d'une même localité. Ces soviets (conseils) se posent d'emblée en organes de lutte économique et politique. A cet égard, ils sont un produit des réalités russes : tradition de l'obcina paysan, faiblesse des appareils idéologiques de l'État tsariste comme de l'hégémonie bourgeoise sur la société civile, carences organisationnelles du mouvement ouvrier."
L'observateur de l'historiographie de cette période révolutionnaire ne manque pas d'être frappé sur, d'une part une certaine focalisation de l'attention sur ce qui se passe à St Petersbourg (Petrograd) et d'autre part sur le chaos qui règne en Russie : chaos dû d'abord à la guerre internationale, puis la guerre civile, chaos administratif, chaos économique générateur de situations de disettes, qui met sur les routes des dizaines, voire des centaines de milliers d'habitants, chaos politique dû à la multiplicité des pouvoirs dans les différentes régions de Russie, pouvoirs qui se chevauchent, se contredisent et se succèdent parfois rapidement, au gré des combats souvent violents. Dans ce chaos, l'idée maîtresse qui domine les esprits de la majeure partie des ouvriers, des paysans, des soldats et d'une grande partie de l'intelligentsia est que la guerre s'arrête. Sur ce thème, seuls les bolcheviks, en tout cas ceux qui possèdent leurs organes de presse et de propagande, font preuve de constance dans l'objectif, même si la mise en pratique est interminable.
Les Soviets dans la révolution de 1905
Lors de la Révolution de 1905, au début simple comité de grève, le premier soviet (Ivanovo-Voznesenk - 15 mai 1905), et ceux qui le suivent rapidement, deviennent les institutions représentatives du prolétariat à l'échelle d'une ville entière, reconnu par les ouvriers comme par les employeurs et les autorités. Les grèves d'Octobre généralisent les soviets : le 17 octobre se constitue le Soviet Rabocikh Deputatov de Saint-Petersbourg qui dirige désormais le mouvement révolutionnaire en Russie. Les soviets sont nombreux dans les régions ouvrières mais beaucoup plus rares en milieu paysan et dans l'armée. Les mencheviks jouent un rôle actif dans la formation des soviets et les considèrent comme le moyen de la classe ouvrière de se doter d'institutions démocratiques dans le cadre de la révolution bourgeoise. La définition d'un "plan d'autoorganisation révolutionnaire" (MARTOV) où des comités ouvriers désorganisent par en bas le régime tsariste (été 1905) les conduit à voir sa concrétisation dans la germination des soviets.
Les bolcheviks participent aux soviets pendant la grève mais celle-ci terminée, ils refusent leur prétention de se poser en direction politique de la classe ouvrière. Si la vivacité des critiques diminuent avec les interventions de LÉNINE, cette méfiance subsiste, pour une raison assez simple : ils y sont minoritaires. Toutefois, dans l'action, pour LÉNINE et sa fraction, dans la conjoncture révolutionnaire, l'insurrection et la mise en place d'un gouvernement provisoire révolutionnaire réalisant la "dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie" (DDRPP) sont les objectifs primordiaux. Pour eux cette "autoorganisation" n'est qu'un prologue, alors que pour les mencheviks, elle est au coeur d'une révolution qui doit parvenir à la mise sur pied d'une démocratie de type parlementaire. Après la grève, avec le développement des soviets et les préparatifs de l'insurrection (novembre 1905), LÉNINE reconnaît dans les soviets le lieu de l'alliance de classes, l'embryon du futur gouvernement révolutionnaire. Analyse qu'il développe en mars 1906 : dans l'opposition entre démocratie parlementaire et démocratie directe, le soviet donne naissance au nouveau pouvoir des masses dans le cadre stratégique de la DDRPP.
"Dernier président du Soviet de Saint-Petersbourg, Trotski est peut-être celui qui, dès la Révolution de 1905-1907, perçoit le mieux l'ampleur historique du phénomène soviétique. Partisan, comme les bolcheviks, de l'insurrection, il considère les soviets comme la fusion pratique des conceptions des deux fractions de la social-démocratie russe. Apparus spontanément, ils sont à la fois organes d'auto-administration et de lutte et représentent un pouvoir organisé des masses réalisant la démocratie directe. Formulant en 1906, avec Parvus, sa théorie de la "révolution permanente", Trotski fait des soviets l'un des moments privilégiés de la voie vers la dictature du prolétariat. Il néglige cependant les soviets paysans, le prolétariat restant pour lui la seule force révolutionnaire. S'il ne semble pas se référer à La guerre civile en France de Karl Marx, il voit en 1907 dans un Conseil ouvrier pan-russe des conseils le dirigeant effectif de la future révolution prolétarienne."
La première éclosion des soviets suscite ainsi un débat où leur rôle est appréhendé en fonction d'objectifs stratégiques différentes, dans une certaine croyance à l'ouverture du régime tsariste qui accepte officiellement un manifeste.
Dans ce manifeste, signé par le tsar (octobre 1905), est reconnue la liberté civile fondée sur la liberté de conscience, de parole, de réunion et d'association, ainsi que sur l'inviolabilité des individus. Il accepte l'élection d'une douma où siègeraient des représentants des classes jusqu'alors privés de droit. Il promet qu'ensuite la nouvelle assemblée serait élue au suffrage universel. Les pouvoirs de la douma étaient de voter les lois et de contrôler la légalité des actions des autorités. Les pouvoirs de la douma restent vagues mais les principaux droits de l'homme sont reconnus. Ce texte pouvait satisfaire la grande partie des libéraux même si les socialistes lui restaient hostiles.
Mais derrière cette reconnaissance et ce recul de la monarchie, jamais deux types de philosophie politique aussi opposés ne se sont autant heurtés de front : l'autoritarisme de droit divin d'un seul homme et la démocratie des classes les plus pauvres et les plus abaissées de l'histoire. Bien plus sans doute qu'entre la monarchie française et la république jacobine.
Le débat sur les soviets ne sont pas dans cette période au premier plan, mais ils se structurent lentement dans un combat constant entre bolcheviks, mencheviks, et d'autres composantes politiques, notamment les socialistes-révolutionnaires.
Une partie de ce débat se retrouve dans des écrits de TROTSKI, notamment (www.marxists.org). Le conseil des députés ouvriers et la révolution, est paru dans le Neue Zeit en 1907, texte repris et augmenté dans son ouvrage intitulé 1905 ; La douma et la révolution, publié dans la même revue en 1906-1907, n°38. Les contributions de LÉNINE, dans Oeuvres sont également importantes. Ces deux grands acteurs de la révolution émettent des points de vue déjà distincts sur le rôle des soviets dans la révolution.
Tout le pouvoir aux Soviets!
Pendant la révolution de Février 1917, les soviets se multiplient en Russie parmi les ouvriers, dans l'armée, puis au sein de la paysannerie, ce qui donne de plus en plus d'importance au rôle du Parti socialiste révolutionnaire (né à Berlin en 1901 et bien implanté dans la classe paysanne, à laquelle ses militants et dirigeants veulent conférer un rôle majeur dans la révolution). Le soviet des députés ouvriers de Petrofrad négocie avec le Comité de la Douma son soutien au gouvernement provisoire du prince Lvov. Leur accord officialise le régime du double pouvoir. Rapidement, le mouvement soviétique s'étend à tout l'Empire et se dote de structures unitaires ou pan-russes. Majoritaires dans les soviets, mencheviks et SR (Socialistes-révolutionnaires) conçoivent la révolution bourgeoise comme le terme du processus engagé depuis Février : ils subordonnent le nouveau pouvoir soviétique aux gouvernements de coalition Lvov et Kerenski. Les bolcheviks restent indécis jusqu'au retour de LÉNINE début avril et le succès de la lutte qu'il entreprend dans son parti : ils adoptent les Thèses d'Avril et une position tranchée : "Tout le pouvoir aux Soviets!". Ce mot d'ordre permet la croissance rapide de leur influence dans les soviets et la chute de celle des partis discrédités par leur attentisme et leur participation-collusion avec un gouvernement incapable de répondre aux revendications des masses.
Ces thèses d'Avril sont au nombre de dix :
- aucune concession, si minime soit-elle, à la "défense nationale".
- ce qu'il y a d'original dans la situation actuelle en Russie, c'est la transition de la première étape de la révolution, qui a donné le pouvoir à la bourgeoisie par suite du degré insuffisant de conscience et d'organisation du prolétariat, à sa deuxième étape, qui doit donner le pouvoir au prolétariat et aux couches pauvres de la paysannerie. Cette transition est caractérisée, d'une part par un maximum de possibilités légales (la Russie est aujourd'hui, de tous les belligérants, le plus libre du monde) ; d'autre part par l'absence de confiance irraisonnée des masses à l'égard du gouvernement des capitalistes, ces pires ennemis de la paix et du socialisme. Cette situation originale exige que nous sachions nous adapter aux conditions spéciales du travail du parti au sein de la masse prolétaire innombrable qui vient de s'éveiller à la vie ;
- aucune soutien au gouvernement provisoire ;
- reconnaissance du fait que notre parti est en minorité, et "une faible minorité" ;
- "non pas une république parlementaire, - y retourner après les soviets des députés ouvriers serait un pas en arrière -, mais une république des soviets de députés ouvriers, salariés agricoles et paysans dans le pays tout entier, de la base au sommet." "Suppression de la police, de l'armée (remplacement de l'armée permanente par l'armement du peuple tout entier...) et du corps des fonctionnaires." "Le traitement des fonctionnaire, élus et révocables à tout moment, ne doit pas excéder le salaire moyen d'un bon ouvrier." ;
- confiscation de tous les domaines des propriétaires fonciers. Nationalisation des terres et leur mise à disposition des soviets ;
- fusion de toutes les banques en une grande banque nationale ;
- notre tâche immédiate est non pas d'"introduire" le socialisme, mais uniquement de passer tout de suite au contrôle de la production sociale et de la répartition des produits par les soviets des députés ouvriers ;
- convocation d'un congrès du parti pour modifier le programme et en changer le nom ;
- initiative de la création d'une internationale révolutionnaire.
La Révolution d'Octobre apparaît comme une épreuve de force entre un gouvernement, le gouvernement provisoire, qui perd peu à peu son appareil d'État et un appareil croissant du système des soviets, qui n'a pas de centre réel de pouvoir. Les bolcheviks commencent à dominer la plupart des institutions populaires et l'armée se radicalise encore plus que la classe ouvrière (Marc FERRO, Des soviets au communisme bureaucratique). La deuxième révolution de 1917 ne donne pas l'essentiel du pouvoir aux bolcheviks. Dans le chaos administratif et les problèmes de communications (radio, ferré et routier...), les élections de l'Assemblée constituante donnent une majorité au SR de droite, avant que le monde paysan n'ait l'information de la scission du Parti socialiste-révolutionnaire en SR de droite et de gauche, cette dernière se ralliant de plus en plus aux bolcheviks. Ce qui provoque la prise de position de LÉNINE... en défaveur de cette Assemblée constituante. Réunie les 18 et 19 janvier 1918, cette constituante est dispersée dans une grande indifférence après qu'elle ait repoussé la déclaration des Droits du Peuple travailleur défendue par les bolcheviks et les SR de gauche. Cette déclaration est censée fonder la Russie fédération de Républiques soviétiques nationales.
Cette Déclaration des droits des peuples de Russie comporte ces phrases : "A l'époque du tsarisme, les peuples de Russie étaient excités les uns contre les autres. Les résultats de ce politique sont connus : massacres et pogroms d'un côté, esclavage des peuples de l'autre. Il ne peut y avoir de retour vers cette politique honteuse aujourd'hui, elle doit être remplacée par une politique volontaire et honnête d'union des peuples de Russie. (...) "Exécutant la volonté des conseils des soviets, le conseil des commissaires du peuples a résolu de se guider dans la question des nationalités sur les principes suivants :
1- Égalité et souveraineté des peuples de Russie ;
2 - Droit des peuples de Russie de disposer d'eux-mêmes jusqu'à séparation et constitution d'un État indépendant ;
3 - Suppression de tous privilèges et limitations nationaux ou religieux ;
4 - Libre développement des minorités nationales et groupes ethniques habitant le territoire russe."
C'est le non respect de ces principes qui entraînera, commente Jean ELLEINSTEIN, la renaissance du nationalisme grand-russe et fera de l'Union Soviétique une nouvelle variante de la prison des peuples.
Le Ve Congrès pan-russe des Soviets (juillet 1918) adopte la constitution de la RSFSR : les soviets constituent, après l'exemple de la Commune de Paris, une forme nouvelle d'État instaurant la dictature du prolétariat et de la paysannerie pauvre. Elle proclame dans son article 10 que toute l'autorité "est investie dans la population laborieuse entière, organisée en soviets urbains et ruraux", mais affirme dans son article 12 que "l'autorité suprême en RSFSR est investie dans le Congrès pan-russe des Soviets et, entre les sessions de ce Congrès, dans le Comité exécutif central". Ces deux dispositions contradictoires veulent faire part égale entre un mouvement centrifuge porté par les conseils, un mouvement de démocratie à la base et un mouvement centripète, centralisateur favorable à la création d'un État puissant capable d'en finir avec la résistance des classes exploiteuse. La Constitution reflète ces mouvements contraires entre lesquels l'histoire tranchera.
LÉNINE, théoricien des Soviets
LÉNINE théorise, dans de longs mois, l'articulation des soviets au Parti, dans un état de guerre civile. Jean-Marc GAYMAN et Jean ROBELIN décrivent la manière dont celui-ci est amené à raisonner : "Le Parti bolchevique a imposé le pouvoir des soviets au mouvement révolutionnaire ; LÉNINE l'a imposé au Parti bolchevique (ils oublient au passage que ces "impositions" passent par des débats interminables et des coups de force violents d'un côté comme de l'autre... et que ces impositions parfois se font dans des écarts minces dans des votes au Parti... comme dans les soviets, ce qui ne doit pas dissimuler une constance chez LÉNINE qu'on ne retrouve pas toujours chez les autres protagonistes...). Assimilant démocratie soviétique à démocratie prolétarienne, LÉNINE identifie, grâce aux soviets, dictature du prolétariat et démocratie directe ("le pouvoir aux soviets"). Il prétend restaurer l'inspiration de La guerre civile en France et rompre avec l'opportunisme de la IIe Internationale. Isolé dans le mouvement socialiste international, il doit affronter les critiques convergentes des menchevikx, de Kautsky et des austro-marxistes.
Ses contradicteurs ne voient dans son conseillisme (des Conseils ouvriers) qu'un thème de circonstance justifiant après-coup la dictature bolchévique et la dissolution de la Constituante. L'idée d'une République des Soviets est pourtant présente dans la cinquième des Thèses d'Avril. Les Textes pour la révision du programme du Parti établissent le caractère transitoire d'institutions représentatives qui s'effaceront devant les soviets. IL n'y a aucune incohérence entre le conseillisme de LÉNINE et son acceptation d'une Constituante qu'il dissout ensuite dès qu'elle refuse le pouvoir soviétique.
Les soviets, organes spécifiquement prolétariens, limiteraient la représentation populaire en excluant la partie de la population qui n'a pas intérêt au socialisme ou qui les refuse (Max ADLER, Démocratie et conseils ouvriers). Selon Adler, le système des conseils suppose pour fonctionner réalisée l'unité politique et idéologique de la classe ouvrière. Aussi convient-il de maintenir les soviets dans une fonction de lutte et non d'appareil d'État. (Karl KAUTSKY) ou de les doubler d'une Assemblée nationale assurant l'universalité de l'État par l'intégration des classes non exploitées (ADLER). Argumentation récemment reprise par POULANTZAS et INGAO. (Notons que dans les règlements des soviets, en tout cas dans de nombreux, il est fait explicitement mention de l'exclusion des classes non ouvrières et paysannes des organes de décision et même en tant qu'adhérents...). Si la commune de Paris (référence constante dans les écrits de LÉNINE), a dû se substituer au pied levé à un appareil d'État déserté, les soviets apparaissent d'abord comme organes de lutte. Lénine voit dans leur développement en appareils d'État le propre de la révolution prolétarienne. ; il s'opère spontanément avant Octobre dans l'effondrement de l'Etat tsariste et les balbutiements d'un Etat bourgeois encore embryonnaire. Analyse qui conduit Lénine à concevoir la prolongation du double pouvoir comme l'anémie inévitable des soviets. Or l'achèvement de la transformation s'impose pour instaurer un nouveau mode de concentration du pouvoir, antibureaucratique et prolétarien. Refuser les soviets ou des conseils analogues, c'est refuser à la classe ouvrière de devenir classe dominante. Cependant, érigé en appareil d'Etat, le soviet demeure organe de lutte. IL inclut la lutte démocratique dans la lutte révolutionnaire, et en Russie, la révolution démocratique dans la révolution socialiste. (...) Par la conjonction de ces deux aspects, le soviet devient le lieu d'autonomisation politique des anciennes classes dominées qui prennent en main leurs intérêts dans l'État et se saisissent de sa gestion. Loin d'isoler le prolétariat, il élargit l'alliance des classes laborieuses. La démocratie directe est pour Lénine une forme expansive, selon le mot de Marx, sur la Commune de Paris. Elle ne nécessite nullement l'interdiction du droit de vote à la bourgeoisie. Les critiques du bolchevisme confondent une mesure de conjoncture venue des masses avant Octobre avec le fond de la démocratie directe."
Sur la démocratie et le dépérissement de l'État, "Lénine récuse les critiques taxant de blanquisme les bolcheviks, les confusions entre dictature du prolétariat et soumission à la majorité et les condamnations du recours à la terreur, érigeant la forme démocratique en règle d'or du socialisme. Il n'a jamais admis le prétendu caractère minoritaire et strictement terroriste de la dictature soviétique, dont il voit le véritable fondement dans l'organisation des travailleurs. Pour lui, la majorité n'est pas simple décompte de voix mais résultat de l'hégémonie. la démocratie n'est ni une méthode, ni un rapport juridique à l'État : elle est un rapport de classes. Démocratie bourgeoise et démocratie prolétarienne s'établissent chacune autour d'un mode spécifique de concentration des pouvoirs et sont sans continuité en tant que régimes politiques. Si les soviets recèlent des traits russes, la démocratie directe des conseils est la forme universelle de la dictature. A l'encontre de l'État bourgeois, elle n'est pas compatible avec différents régimes politiques, même si Lénine admet une pluralité de formes de réalisation et de voies de transition.
En dépit de formules initiales hasardeuses, Lénine se rend compte bientôt que la seule substitution de la forme soviet au parlementarisme ne suffit pas à briser l'Etat. Mais seuls les soviets permettent une pratique de masse dans l'Etat, résorbant sa coupure d'avec la société pour en faire un Etat immédiatement dépérissant, de par l'absence de séparation entre les pouvoirs. Le refus des soviets et la soumission corrélative à la démocratie en général conduisent à l'étatisme : ils font l'économie du bris de l'Etat. Otto BAUER, dans Entre deux guerres mondiales (1936), persiste à faire du pouvoir soviétique le produit de la conjoncture russe et réduit la destruction de l'Etat bureaucratique à une démocratie complète s'exerçant au sein d'institutions représentatives héritées de la bourgeoisie. L'Etat prolétarien de Max Adler, bien que sa soumission à la démocratie autorise un dépérissement futur n'est pas un Etat dépérissant, ainsi qu'il l'admet lui-même. Il reste autonome et la coupure entre représentation et démocratie directe reproduit dans la politique même la séparation de l'économie et du politique. Le dépérissement passe par la "dépolitisation" de certaines fonctions transférées de l'Etat à la société, selon le schéma d'Engels (Gloses, Editions sociales, 1966) inspiré du Manifeste.
Pour Lénine, l'unité de l'appropriation communiste est indissociable de l'unité politique de la classe ouvrière développée par la démocratie directe. Aussi entend-t-il réorganiser les circonscriptions électorales autour du lieu de travail. Le sovet deviendra le lieu d'un rapport direct entre pratiques sociales, entre économie et politique : en s'emparant de la gestion économique, les masses s'empareront de l'Etat qui dépérira comme appareil autonome."
Jean ELLEINSTEIN résume l'écart entre ces raisonnement et la réalité de la pratique des bolcheviks : "Lénine avait tiré une conception du pouvoir et de la révolution qui supposait un gouvernement impitoyable. Dans L'État et la révolution rédigé alors qu'il se cachait en Finlande, avant le coup d'État du 25 octobre, il avait tenté de distinguer deux moments dans le processus révolutionnaire. Le premier, c'est celui de la prise du pouvoir fondée sur la force ; l'État ancien devait être détruit et un nouvel État prolétaire puissant et violent construit. Le second, une fois la révolution achevée, c'est celui de la disparition progressive des fonctions de l'État. En réalité, la dictature du prolétariat ne pouvait être qu'un trompe l'oeil, puisque le prolétariat était très faible, numériquement, dans la Russie de 1917. Ce ne pouvait être que la dictature d'un parti se réclamant des intérêt du prolétariat. Au nom de ce prolétariat, quelques milliers d'intellectuels révolutionnaires s'emparèrent du pouvoir. Ils l'exercèrent au nom d'un prolétariat mythique, conceptualisé et idéalisé. Les bolchéviks rencontrèrent une résistance farouche. La guerre civile allait exacerber leur volonté du pouvoir à tout prix et par n'importe quel moyen. Leurs adversaires, de leur côté, étaient loin d'être des saints et recoururent aux mêmes moyens (terreur blanche contre terreur rouge). Les bolchéviks avaient reconnu formellement le droit à l'indépendance des peuples mais une chose était la théorie et autre chose la pratique. Tous ces mouvements, dans les provinces de l'Empire, adoptèrent des positions hostiles aux bolchéviks. En somme, il n'est pas faux de dire que le pouvoir des soviets n'est alors rien d'autre qu'une forteresse assiégée à l'intérieur par les insurrections militaires soutenues par tous les partis, à l'exception des socialistes-révolutionnaires de gauche, à la périphérie par la création de gouvernements anti-bolchéviques, à l'extérieur par les puissances centrales et les alliés prêts à prendre la relève allemande.
On en est là quand le 6 janvier 1918, LÉNINE et ses partisans dispersent l'Assemblée Constituante qui vient de refuser la Déclaration qui doit transformer la Russie en une République des soviets...
La dégénérescence des Soviets
Dans leur quatrième phase de l'histoire des soviets, Jean-Marx GAYMAN et Jean ROBELIN décrivent la dégénérescence des soviets. Ils citent comme déterminations externes, la faiblesse numérique initiale de la classe ouvrière russe, le poids des réalités paysannes, la permanence des traditions bureaucratiques de l'État tsariste et, surtout le cataclysme de la guerre civile qui favorise les mesures d'autorité aux dépens des pratiques démocratiques. La victoire des Rouges se paie au prix de la quasi-disparition de la classe ouvrière broyée dans la tourmente ou absorbée dans les appareils soviétiques (Marc FERRO). Ces déterminations externes aggravent les effets de la tendance des bolcheviks à privilégier les pratiques d'organisation. Dès lors se développe un processus d'autonomisation des appareils d'État par rapport aux masses. Il touche les appareils de répression (Tchéka) tout d'abord, le parti lui-même ensuite. LÉNINE, dans La maladie infantile du communisme, réduit les soviets, comme les syndicats, au rôle de courroie de transmission du parti. La hiérarchie des organisations au sein du système Parti/État se substitue à la démocratie directe comme mécanisme de concentration des pouvoirs. D'autant plus facilement que les compromissions avec la contre-révolution des partis de la "démocratie socialiste" entraînent à terme leur isolement et leur interdiction définitive au printemps 1921, laissant ainsi au seul Parti bolchevique la tâche d'animer les soviets. Monopole que dénonce la révolte de Kronstadt (février-mars 1921) écrasée par l'Armée Rouge, avec leur mot d'ordre "libres élections des soviets". Se solidifient les bases de ce "système de la dictature du prolétariat" ultérieurement théorisé par STALINE.
Dès 1918, le contrôle ouvrier sur la production n'existe plus. Or, c'est au niveau de ce contrôle des travailleurs dans l'entreprise et sur l'ensemble des activités économiques que se nouent les difficultés cruciales de la transition vers le communisme. Le "contrôle ouvrier" figure dans le programme d'Octobre, car dès le printemps 1917 les bolcheviks reprennent la revendication ouvrière formulée en réponse aux sabotages et lock-out patronaux, non sans lui donner une dimension de centralisation et d'unicité. En novembre 1917, les bolcheviks créent un Conseil pan-russe du contrôle ouvrier.
Pour LÉNINE, sous le socialisme, l'appropriation communiste se présente comme une appropriation par la seule classe ouvrière organisée par les soviets : "La question d'actualité brûlante de la politique d'aujourd'hui est : l'expropriation des capitalistes, la transformation de tous les citoyens en travailleurs et employés d'un grand "cartel" unique, à savoir l'État tout entier, et la subordination absolue de tout le travail de ce cartel à un État vraiment démocratique, à l'État des soviets des députés ouvriers et soldats" (L'État et la révolution). Soit le contrôle ouvrier, entendu qu'il faut en tenir les "deux bouts de la chaîne" : d'une part son unité et son unicité, pour le dépérissement de la concurrence entre les travailleurs, d'autre part, la participation effective des travailleurs au contrôle dans chaque entreprise, condition de l'exercice réel et démocratique de cette appropriation. Mais dès 1918, l'échec du contrôle ouvrier, conséquence de l'ampleur de la catastrophe économique, les urgences de la guerre civile conduisent les bolcheviks à privilégier les syndicats face aux comités d'usines. Le Conseil supérieur de l'économie nationale (Vesenkha) face aux soviets. Bientôt la quasi totalité des entreprises sont nationalisées et, sous la férule d'un directeur, relèvent du Vesenkha, centre unique de gestion de l'industrie. En contrepartie, les syndicalistes colonisent le Commissariat au Travail et les administrations économiques. En rupture avec le schéma proposé par L'État et la révolution, se creusent le schisme entre politique et économique, le divorce entre soviets et appareils de gestion de l'économie : c'est une disparition des soviets de production que ne remplacent pas les "conférences de production" créées en 1924. L'autonomisation des appareils d'État se reproduit, assurée par une bureaucratie qui ossifie la trame étatique recouvrant la société. "Communistes de gauche" puis membres de l'Opposition Ouvrière, de l'intérieur du Parti, dénoncent cette évolution. Conscient de ces limites nées des réalités du Communisme de Guerre, LÉNINE, en 1921, tire les leçons de l'existence d'un vaste secteur capitaliste d'État avec la mise en oeuvre de la NEP, la libération partielle du marché et l'autonomie financière des entreprises. Il reste à définir une nouvelle stratégie à long terme d'appropriation communiste. La restauration de son unicité passera par le développement des forces productives corrélatif de la renaissance du prolétariat. Politique qui forme l'axe de la NEP avec les nouvelles perspectives pour la paysannerie dégagées en 1922. La généralisation progressive de la coopération améliorera la productivité du travail agricole, multipliera les pratiques collectives et élargira les échanges directs entre ville et campagne, entre industrie d'État et exploitation paysanne individuelle ou collective, entre ouvrier et paysan. Au centre de la nouvelle stratégie d'avancée vers le socialisme, une analyse de LÉNINE : l'arriération culturelle des masses est le terrain de la dégénérescence des soviets et du renforcement de la bureaucratie. Contre l'autonomisation des appareils d'État, stigmatisée au travers de la critique du Commissariat à l'Inspection ouvrière et paysanne dirigée par STALINE, LÉNINE oppose la révolution culturelle : "Pour rénover notre appareil d'État, nous devons à tout prix nous assigner la tâche que voici : premièrement, nous instruire ; deuxièmement, nous instruire encore ; troisièmement, nous instruire toujours." L'apprentissage de la culture ne se borne pas à la scolarisation. Associé à la coopération, il signifie l'accès des masses aux pratiques de gestion, à la maitrise sur le procès du travail. La lutte pour la culture sera lutte pour la démocratie, lutte pour la "réactivation des soviets".
Jean-Marc GAYMAN et Jean ROBELIN estiment "pathétiquement dérisoires" ces dernières recommandations de LÉNINE, au moment où le processus de concentration du pouvoir entre les mains des bolcheviks est achevé.
La tragédie du Cronstadt
Jean ELLEINSTEIN rapporte cette tragédie du Cronstadt, notamment à partir de l'étude de Paul AVRICH publiée en 1975 : "Pour le jeune pouvoir soviétique, le plus grave (défi) fut la révolte des marins du Cronstadt, le port militaire de Pétrograd. C'était, en novembre 1917, une des plus fortes bases bolchéviques. Des grèves avaient eu lieu dès le début février 1921 à Pétrograd, le berceau de la révolution. A partir de revendications souvent justifiées mais qu'il était difficile à satisfaire en raison de l'état économique du pays, de nombreux ouvriers participèrent au mouvement de grève qui dura jusqu'à fin février. Le 28 février 1921 à bord d'un des deux navires de guerre où la mutinerie avait triomphé, le Pétropavlovski, une assemblée, composée des mutins de la Baltique, entendit un rapport des délégués qui s'étaient rendus à Pétrograd pour soutenir les ouvriers en grève : ils avaient constaté une situation incroyable à leurs yeux. Des détachements de communistes en armes contrôlaient les ateliers où les ouvriers restaient silencieux. (...) L'assemblée adopta une résolution programmatique qui commençait ainsi :
1) Considérant que les soviets actuels n'expriment pas la volonté des ouvriers et des paysans, décident de tenir immédiatement de nouvelles élections à bulletin secret. Tous les ouvriers et paysans ayant entière liberté de se livrer auparavant à une campagne d'agitation, ils proposent
2) d'accorder la liberté de parole et de presse aux ouvriers, aux paysans, aux anarchistes et aux partis socialistes de gauche :
3) d'assurer la liberté d'assemblée des syndicats et des organisations paysanne ;
4) d'organiser, en dehors du parti, une conférence des ouvriers, des soldats de l'Armée rouge et des marins de Cronsdadt, Pétrograd et de la province de Pétrograd, et ce avant le 10 mars 1921.
Onze autres points suivaient qui réclamaient la libération de tous les détenus politiques (membres des partis socialistes), d'abolir tous les partis politiques, "parce qu'aucun parti ne devrait bénéficier de privilèges spéciaux", de supprimer les unités communistes, d'accorder aux paysans l'entière liberté d'action sur leur terre, d'autoriser la production artisanale individuelle, etc."
Jean ELLESINSTEIN, D'une Russie à l'autre, Vie et mort de l'URSS, Messidor/ Éditions sociales, 1992. Jean-Marc GAYMAN et Jean ROBELIN, Soviet, dans Dictionnaire Critique du marxisme, PUF, 1999.
De nombreux textes traitent des soviets. Voir d'abord les Oeuvres de LÉNINE, et des différents protagonistes (www.marxists.org), et outre les textes déjà cités : E. H. CARR, La révolution bolchévique, 3 volumes, Éditions de Minuit, 1969 et Marc FERRO, La révolution de 1917, 2 volumes, Aubier, 1967 et 1976.
Pour les débats récents (années 1970, car après la question est peu débattue...) : ALTHUSSER, XXIIe Congrès, Maspéro, 1976. Y. BOURDET et GUILLERM, Clefs pour l'autogestion, Seghers, 1977. CASTORIADIS, Sur la dégénérescence de la révolution russe, dans La société bureaucratique, tome 2, UGE, 1973. P. INGRAO, Masses et pouvoir, PUF, 1980. LEFORT, Élement pour une critique de la bureaucratie, Gallimard, 1979. POULANTZAS, L'État, le pouvoir, le socialisme, PUF, 1978.
PHILIUS
Relu le 4 février 2021