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12 novembre 2010 5 12 /11 /novembre /2010 13:06

         Quand nous discutons de la forme des armées, nous le faisons souvent en calquant les catégories modernes d'armées étatiques sur le passé, en oubliant que la place du mercenariat, notamment dans les grands Empires, est prépondérante.

Si nous essayons de faire une classification (qualitative et quantitative) des unités militaires à travers les siècles, sans doute, aurions-nous la surprise de constater que l'armée professionnelle réglée directement par l'État ou la conscription ne sont pas les principales manières retenues pour constituer des armées. Dans l'Antiquité notamment, le mercenariat est plutôt la règle... A plusieurs moments de l'histoire, à l'ère des Cités-États ou des États nationaux homogénéisés (au sens de populations se reconnaissant une identité "nationale"), effectivement, la conscription ou les engagements (plus ou moins) volontaires marquent les faits militaires décisifs. Mais même aujourd'hui, à l'heure de la mondialisation (de la énième mondialisation, devrait-on écrire), la place des diverses sociétés militaires s'accroît, au point de devenir indispensables aux opérations des soldats. Les deux guerres du Golfe sont remarquables par l'importance qu'elles ont prises.

      Georges-Henri Bricet des VALLONS, auteur d'Irak, terre mercenaire (Favre Eds, 2010), appuie ce genre de constatation :

"Le concept de "monopole de la violence" prête trop souvent à une essentialisation et à une interprétation désubstantialisée. L'émergence de l'État aurait correspondu à un effacement progressif du mercenariat. Or, c'est une vision totalement anhistorique : l'affirmation de l'État au temps des monarchies européennes n'a nullement coïncidé avec un recul des acteurs non étatiques (...). Le mercenaire a toujours été un acteur central de la construction politique de l'État. Ce n'est pas l'État lui-même qui l'a "tué" (au sens symbolique puisque dans les faits il n'a jamais disparu), mais l'émergence de la forme spécifique de l'État-nation, c'est-à-dire de la guerre comme expression de la souveraineté du peuple. Or, contrairement à la charnière historique des XVIII-XIXes siècles - l'armée de masse citoyenne née de la Révolution française - où la consolidation du pouvoir étatique central et la monopolisation de la violence, par l'instauration de la conscription, puis du service militaire obligatoire, par la nationalisation des valeurs guerrière, ont mené progressivement à l'extinction ds acteurs privés de la guerre, l'époque actuelle correspond à une déconstruction et à une désagrégation du stato-national et à un renversement des valeurs fondatrices de la force militaire : fin de la conscription, fin du service citoyen, fin de l'intérêt "national" sacrifié sur l'autel d'une nécessaire mais chimérique Europe de la défense (condamné de facto par le statu quo avec l'OTAN) ou dans le cas américain sur l'autel des intérêts du complexe militaro-industriel, avènement des armées professionnelles, débouchant sur une allocation mixte des moyens d'exercice de la violence entre États et acteurs para-étatiques ou non étatiques - les sociétés militaires privées aujourd'hui dans le monde anglo-saxon. En ce sens, la professionnalisation des armées américaines dans les années 1970 ou française dans les années 1990, a ainsi constitué le préalable nécessaire à ce double processus de privations/dénationalisation. Le monopole de la violence ne meurt pas, il mute, pour le pire peut-être, mais c'est un autre débat." (Défense et Sécurité internationale).

 

          André CORVISIER indique, dans une analyse (un brin rempli de mansuétude...) des Mercenaires que "d'une manière générale, le terme de mercenaire qui, à l'origine définit un homme travaillant pour de l'argent, soit un salarié, depuis la fin du XVIIIe siècle ne s'applique plus guère qu'à certains soldats. Le mercenariat militaire existe depuis la constitution d'États de quelque importance. Il a pour but de compléter ou remplacer les forces armées issues des obligations militaires des citoyens ou des sujets. Par le moyen de contrats passés entre le souverain et les hommes, il peut amener l'engagement de professionnels recherchés pour leurs aptitudes ou seulement leur bonne volonté à exercer une activité dangereuse, peu prisée des "civils". Ainsi le mercenaire peut servir une cause étrangère à sa nation. L'exercice des armes figurant parmi les activités les plus nobles, le terme de mercenaire n'a eu de sens péjoratif que dans la mesure où il se trouvait des hommes servant leur cité, leur souverain ou leur pays par devoir, sans recevoir autre chose que l'entretien. Une définition assez communément admise fait du mercenaire "un homme qui pour de l'argent se bat pour une cause qui ne le concerne pas". Elle semble s'appliquer parfaitement aux soldats professionnels qui vendent leurs services au plus offrant, changeant d'armées et de camp, même en pleine guerre, suivant les circonstances, et ainsi paraît justifier le caractère péjoratif attaché aux oeuvres vénales."

 Le même auteur nous rappelle, à contrario, d'une idée toute moderne de l'engagement militaire, qu'avant le XVIIIe siècle, "le terme de mercenaire n'est pas chargé d'opprobre et qu'il n'est pas employé quand il s'agit de nobles, d'officiers ou d'ingénieurs contractant directement avec le souverain et non pas l'intermédiaire d'un "entrepreneur de guerre". Tous les mercenaires ne sont pas étrangers à la cause qu'ils servent, même pour de l'argent. C'est le cas de nationaux dans la misère ou de réfugiés des persécutions religieuses, politiques ou idéologiques." 

Il évoque les pratiques d'Orient ancien et de Chine, les habitudes des grands empires égyptiens, perses et grecs, les recours de l'Empire romain dès qu'il dépasse une certaine taille.

André CORVISIER semble faire une différence entre la rémunération en argent des mercenaires et l'octroi aux engagés de ce type, de terres ou de fiefs, évoquant  un recul du mercenariat lors des invasions germaniques, vers la fin de l'Empire Romain d'Occident. Mais que ce soit par argent ou par leur installation comme colon, il s'agit bien de mercenaires qui sont employés dans les différentes légions romaines. A noter que l'infanterie est bien plus propice à ce genre de pratiques que la cavalerie, vu le coût de l'équipement et de l'équipage requis pour l'armement et l'engagement de cette dernière arme. Tant et si bien, dans la féodalité comme sous la Renaissance, que la cavalerie reste une arme réservée aux nobles ou aux chevaliers de fortune. Durant la guerre de Cent Ans, entre les maisons "anglaises" et "françaises" et leurs alliés respectifs, les grandes compagnies formaient pratiquement l'essentiel des armées engagées, quand les souverains trop faibles ne pouvaient se payer une armée permanente.  

"Le mercenariat connut un développement considérable aux XVIe et XVIIe siècles avec l'augmentation considérables des effectifs (de fantassins), auxquels ne pouvaient que difficilement faire face les systèmes fiscaux de l'époque. Cependant les États modernes tentèrent d'imposer un contrôle au mercenariat", difficilement, comme le montre MACHIAVEL (dans Le prince entre autres), là où le pouvoir central est fable : les condottieri (entrepreneurs de guerre) mènent pratiquement la guerre pour leur propre compte (à court terme), vivant sur le pillage des villes lorsque les finances royales ou princières ne suivent pas. D'ailleurs, "le mercenariat devient une industrie pour certains pays pauvres ou surpeuplés. Une sorte de cours international s'était établi au XVIIe siècle suivant la valeur ou les exigences des mercenaires."

Au XVIIIe siècle, le mercenariat "est dénoncé un peu partout et la Révolution française le condamne. Cependant peu à peu, l'idéal national vient justifier l'engagement volontaire. Au XIXe siècle, le mercenariat s'ennoblit même en France de l'affirmation d'un idéal fait du respect du contrat et de sacrifice, avec la création de la Légion étrangère en 1832, corps qui se veut école de vertu militaire à une époque où s'est répandu le service militaire obligatoire."

Peut-être un peu vite, André CORVISIER constate que plus tard, "le mercenariat recule en Europe" et qu'il "se restreint aux services de soldats européens au fait des techniques les plus récentes de la guerre", à l'image des Russes blancs employés pour instruire et encadrer dans les années 1920 les armées chinoises. Il ne mentionne pas le très grand développement du mercenariat qui s'étend de la période des Grandes Découvertes (du point de vue des Européens) à la fin du XVIIIe siècle qui soutient les divers impérialismes maritimes et terrestres.

Xavier RENOU rappelle à juste titre le rôle et l'importance des corsaires (qui deviennent pirates à l'occasion...) dans la guerre maritime, des Compagnies des gouvernements Britanniques, Américains, Français... notamment dans la conquête, l'expansion et l'administration de vastes étendues de territoires et de populations "indigènes".  Il existe une véritable continuité, sinon généalogique et familiale, mais au moins dans les pratiques entre ces Grandes Compagnies et les modernes Sociétés Militaires Privées. Une très grande partie de la Conquête de l'Ouest fut gérée (déportation des tribus indiennes) par des sous-traitants privés du gouvernement américain, et lors de la guerre de Sécession, les intermédiaires se multiplient à tous les niveaux, que ce soit pour le recrutement des armées, les fournitures militaires (équipements et armements) et la sécurité des dirigeants. Il cite des sociétés comme l'Agence Pinkerton utilisée autant pour la sécurité des dirigeants que dans de graves conflits sociaux en appui à l'armée, ou  Wackenhutt et Kroll ou encore Securitas (qui possède aujourd'hui Pinkerton) qui bénéficient d'une très grande tradition en la matière.

 

        Il existe plusieurs accords internationaux où est défini le mercenariat. Trois d'entre eux (1977, 1977, 1989) donnent la mesure des difficultés qu'à la communauté internationale, prise entre les intérêts des prestataires et ceux des bénéficiaires de leurs services, même s'il existe une certaine volonté politique de contrôle du phénomène. 

L'accord du 8 juin 1977 (protocole additionnel I ajouté aux conventions de Genève du 12 août 1949, relatifs à la protection des victimes des conflits armés internationaux) est celui qui recueille le plus large consensus (ratification par 160 États).

Le protocole propose une définition restrictive, qui repose sur 6 critères cumulatifs : Doit être désignée comme mercenaire "toute personne :

- qui est spécialement recrutée pour se battre dans un conflit armé ;

- qui prend part aux hostilités essentiellement en vue d'obtenir un avantage personnel et à laquelle est effectivement promise, par une partie au conflit ou en son nom, une rémunération matérielle nettement supérieure à celle promise ou payée à des combattants ayant un rang et une fonction analogues dans les forces armées de cette partie ;

- qui n'est pas ressortissant d'une partie au conflit, ni résident d'une territoire contrôlé par une partie au conflit ;

- qui n'est pas membre des forces armées d'une partie au conflit ;

- et qui n'a pas été envoyée par un État autre qu'une partie au conflit en mission officielle en tant que membre des forces armées du-dit État.

 Xavier RENOU soulève un certain nombre de questions sur cette définition : sur la notion de conflit prise en référence, sur la motivation et la rémunération du mercenaire, sur sa nationalité et sur sa résidence,, sur sa non-appartenance aux forces armées en conflit comme sur sa non-appartenance aux forces armées d'un pays tiers en mission officielle.

La même année 1977, deux textes législatifs africains (ratification par 22 États, entrés en vigueur en 1985) conçus après de nombreux faits de violence  ("abus") dus à des mercenaires, confirment cette définition. L'accent est mis sur les actes commis par ces mercenaires, mais à l'usage, ces deux textes sont encore trop restrictifs, surtout dès qu'il s'agit de prendre en compte les activités des employés des firmes militaires. 

La troisième convention internationale de 1989, entrée en vigueur en 2001,  adoptée par consensus par l'Assemblée générale des Nations Unies (4 décembre 1989), vise à prohiber "le recrutement, l'utilisation, le financement et l'instruction de mercenaires" en encourageant fortement les "États signataires à adopter les instruments législatifs appropriés. La définition du mercenaire est reprise de celle du protocole de 1977, mais attache une plus grande importance à l'acte mercenaire, "acte concerté de violence visant à renverser les institutions ou porter atteinte à l'intégrité territoriale d'un État". Elle n'exige pas de participation directe aux hostilités. Conformément au souhait de l'Assemblée Générale de l'ONU, la France adopte une loi le 3 avril 2003. Elle ne fait que contrôler, rendre discret, plus présentable, le mercenariat.

Xavier RENOU propose une définition plus large du mercenaire qui permettrait d'effectuer un véritable contrôle internationale sur les nouvelles sociétés militaires privées qui se multiplient dans le monde : "une personne (physique ou morale) qui propose son assistance à l'activité militaire d'un client, toujours liée à la proximité d'un conflit, sous la forme d'une prestation commerciale."

 

      Reste à étudier les motifs et les enjeux que peuvent représenter le développement des sociétés militaires privées. Elles constituent en Irak des partenaires privilégiés de l'armée américaine dans les opérations de maintien de l'ordre ou même les opérations militaires proprement dites. Au moment de l'"irakisation" des forces légitimes dans ce pays à reconstruire, il est intéressant de voir comment le partage de l'exercice de la violence légale se fait entre l'armée irakienne et ces sociétés militaires privées dont les activités, après bien des "déboires" les premières années, ont dû être coordonnées (et souvent c'est le secteur privé qui coordonne..) avec les forces d'occupation américaines. Est-il possible que que nous assistions, dans d'autres guerres majeures ou sur des théâtres d'opérations plus ou plus étendus, selon l'expression de Georges-Henri Bricet des Vallons, à une "mercenarisation et à une privatisation du champ de bataille" ?

   Dans la longue histoire de l'exercice de la violence armée par des États ou des empires, le mercenaire, sous de multiples formes,  est peut-être la figure majeure des guerres.

 

Georges-Henri Bricet des VALLONS, entretien dans Défense et Sécurité Internationale, numéro 60, juin 2010. Xavier RENOU, La privatisation de la violence, Agone, 2005. André CORVISIER, Dictionnaire d'Art et d'histoire militaires, PUF, 1988. 

 

                                                                              STRATEGUS

 

Relu le 26 mars 2020

 

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