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15 novembre 2010 1 15 /11 /novembre /2010 14:16

        L'évaluation des résultats de l'activité du mercenariat en général reste à faire, mais il n'est pas interdit de commencer à poser les jalons (notamment les critères et les débuts d'une histoire revisitée). Une évaluation a bien été entreprise, de manière critique et historique, sur les impacts de l'adoption de la conscription à travers le monde, il est légitime de tenter d'en dresser une sur les autres compositions des armées, et notamment à travers leur mode de recrutement, comme les armées professionnelles ou le mercenariat.

          Comme le mercenariat constitue la forme la plus répandue dans l'histoire, des auteurs se sont exprimés sur cette forme d'armée, notamment dans les moments de crise, et singulièrement en Occident, au moment de l'émergence des États modernes sous la Renaissance.

 

          En Italie divisée en principautés de tailles très diverses, le mercenariat est couramment utilisé par les différentes forces en présence. L'auteur sans doute le plus marquant à s'être exprimé sur cette question, comme sur la question du pouvoir en général, Nicolas MACHIAVEL, critique l'action des mercenaires. Dans Le prince, en passant en revue les différents types de régime politique et les différentes armées qui les servent, le florentin s'exprime longuement :

"Ayant examiné en particulier toutes les variétés de ces monarchies (...) il me reste à présent à exposer de façon générale ce qui peut arriver à chacune de celles qu'on a nommées en ce qui concerne l'attaque et la défense. (...) Les principaux fondements qu'aient tous les États, tant nouveaux qu'anciens ou mixtes, sont les bonnes lois et les bonnes armes : et comme il ne peut y avoir de bonnes lois là où il y a point de bonnes armes, et que là où il y a de bonnes armes, il y a nécessairement de bonnes lois, je m'abstiendrais de traiter des lois et parlerai des armes. Je dis donc que les armes avec lesquelles un prince défend son État, ou lui sont propres, ou sont mercenaires, ou auxiliaires, ou mixtes. Les mercenaires et auxiliaires sont inutiles et dangereuses : et qui tient son État fondé sur les troupes mercenaires, n'aura jamais stabilité ni sécurité : car elles sont sans unité, ambitieuses, indisciplinées, infidèles ; vaillantes avec les amis ; avec les ennemis, lâches ; point de crainte de Dieu, point de foi avec les hommes ; et l'on ne diffère la défaite qu'autant qu'on diffère l'assaut ; dans la paix on est dépouillé par eux, dans la guerre par les ennemis. La raison en est qu'ils n'ont d'autre amour ni d'autre raison qui les retienne au camp qu'un peu de solde, ce qui n'est pas suffisant à faire qu'ils veuillent mourir pour toi. Ils veulent bien être tes soldats tant que tu ne fais pas la guerre, mais la guerre venue, ou s'enfuir ou s'en aller.(...) (L'auteur fait référence aux pratiques courantes de la guerre des sièges qui durent sans se terminer et des fréquentes manoeuvres inabouties qui sont le lot des guerres d'Italie de son époque...).  Je veux démontrer mieux la disgrâce de ces armes. Les capitaines mercenaires, ou sont d'excellents hommes de guerre, ou non ; s'ils le sont, tu ne peux te fier à eux, car toujours ils aspireront à leur propre grandeur, ou en t'opprimant toi qui es leur patron, ou en opprimant d'autres contre ton intention ; mais si le capitaine n'est pas habile homme, il te mène à ta perte, pour l'ordinaire. Et si l'on répond que quiconque aura les armes en main en fera autant, mercenaire ou non, je répliquerai que les armes doivent être utilisées ou par un prince ou par une république : le prince doit aller à l'armée en personne, et faire lui-même office de capitaine ; la république doit envoyer ses citoyens, et quand elle en envoie un qui n'apparaisse pas habile homme, elle doit le changer ; et quand il l'est, le tenir en bride par les lois, pour qu'il ne s'écarte pas du droit chemin. Et par expérience on voit les seuls princes et républiques armés faire de très grands progrès ; et les armes mercenaires ne faire jamais que du mal ; et il est plus difficile d'amener à obéir à un de ses citoyens une république armée de ces propres armes, qu'une qui est armée d'armes étrangères. (...).

Les troupes auxiliaires, qui sont l'autre sorte de troupes inutiles, c'est quand on fait appel à quelque potentat qui avec ses troupes te vienne aider et défendre (...) Ces troupes peuvent être utiles et bonnes pour elles-mêmes, mais sont, pour qui les appelle, presque toujours nuisibles ; car en cas de défaite tu restes battu, en cas de victoire tu demeures leur prisonnier. (....) Les armées de France se sont donc trouvées mixtes, partie troupes mercenaires et partie troupes propres ; et ces troupes toutes ensemble sont bien meilleures que les pures auxiliaires ou les purs mercenaires, et bien inférieures aux troupes propres.(...)".

 

        Beaucoup d'historiens considèrent que le mercenariat, parce qu'il allie absence de stratégie globale, absence de but de guerre bien défini et masses d'hommes et de troupes très inégalement pourvues en armement et en équipement, constitue un véritable facteur de désordres de tout ordre. Et cela d'autant plus que les troupes mercenaires sont mobiles. Sans aller jusqu'à la Perse antique où les conquêtes sont le fait de troupes bigarrées se déplaçant, pratiquement comme des villes entières, sur de grandes distances, mélangeant pillages et prises réelles de territoires - Il serait en passant intéressant de faire une étude sur le passage du nomadisme au sédentarisme en relation avec les modes de constitution des empires - plusieurs périodes historiques de guerres interminables peuvent être analysées comme résultant de l'activité de troupes mercenaires. Ce qui ne veut pas dire que toutes les guerres interminables sont le fait de troupes mercenaires. Aussi, c'est véritablement dans le détail historique qu'il faut rechercher les implications - en amont et en aval - de mercenaires dans les armées. Cela dit, il faut prendre garde à un effet paradigme qui fait considérer la conscription comme le seul mode de recrutement et d'organisation des armées comme le seul moralement, militairement ou politiquement acceptable, que ce soit à court, moyen ou long terme. Non que ce paradigme de la conscription en soit un trompeur, mais parce que la réalité sociale et politique est toujours compliquée.

 

          Yvon GARLAN, à la suite d'autres historiens, constate que "l'avènement de la cité et la constitution des royaumes mirent fin à la pratique des guerres "privées" : du moins dans des secteurs limités du monde antique, d'extension variable selon la puissance d'expansion de ces structures étatiques. Car dans leurs interstices et sur leur périphérie se maintinrent longtemps des formes d'hostilité ouvertes ou larvées qui continuaient à échapper, en fait ou en droit, au nouveau institutionnel : en premier lieu, la piraterie et le brigandage".

Cette piraterie et ce brigandage antiques "sont des phénomènes d'une irréductible ambiguïté : alimentés à la fois par la révolte individuelle, le malaise social et les résistances à l'hellénisation ou à la romanisation : parfois versant dans l'anarchie, parfois tendant à se couler dans un cadre étatique ; assimilés à des manifestations soit de guerre civile, soit de guerre étrangère. le seul point qui fût commun à toutes ces formes d'insubordination était le refus des institutions et des valeurs établies, qu'elles affrontaient de l'intérieur ou de l'extérieur, dans leurs zones de moindres résistance et dans leurs périodes de crise."

Ce phénomène se distingue fortement du mercenariat qui s'inscrit, dans l'évolution du monde gréco-romain, à l'intérieur des nouvelles structures, et des nouvelles formes de recrutement propres aux cités et aux royaumes. Même si les mercenaires, faute d'avoir été payés, ne disparaissent que rarement et peuvent être amener à verser dans la piraterie ou le brigandage, leur apparition se fait dans le cadre des liens forts entre activité militaire et statut de citoyen. Si l'essor du mercenariat dans le monde grec à partir du IVe siècle av. J.C. aboutit à dissocier le pouvoir politique du pouvoir militaire, "les soldats ne cessèrent pas pour autant de vouloir se constituer en puissance politique, de la même façon que les citoyens restèrent attachés à certaines apparences de la vie militaire (...). Même dans le cadre des royaumes hellénistiques où la réalité du pouvoir, en temps normal, leur échappait totalement, les mercenaires tinrent à conserver une activité "politique" formellement comparable à celle des citoyens (qui se réduisait elle-même, le plus souvent, à peu de choses...)", se regroupant en associations de nature extrêmement diverses. 

"Tant que la cité réussit à contrôler, à l'intérieur, le jeu des forces économiques et sociales, et à limiter, à l'extérieur, le champ et l'enjeu de ses activités militaires, elle réussit à préserver l'adéquation originelle de la fonction politique et de la fonction guerrière qui assurait l'homogénéité théorique du corps civique. Telle était la condition fondamentale de sa survie ; là se trouvait le point névralgique de son organisation. Ce qui le prouve à l'évidence, c'est que la crise de la cité se fit d'abord sentir à ce niveau : en Grèce, de façon brutale, sous forme d'un essor du mercenariat, tandis que parmi les citoyens romains se propageait , de façon plus insidieuse, la gangrène du professionnalisme militaire." Après ce jugement plutôt sec de l'effet sociétal de l'expansion du mercenariat, l'historien de l'Antiquité nous montre les ressorts de sa présence.

"Le mercenaire est un soldat professionnel dont la conduite est avant tout dictée, non pas par son appartenance à une communauté politique, mais par l'appât du gain : c'est la conjonction de ces trois aspects, de spécialiste, d'apatride et de stipendié, qui fait l'originalité de ce type humain dans le monde antique, comme dans le monde moderne. Il est rare que le mercenaire ait été totalement absent des armées antiques : parce que toute société comporte normalement un certain pourcentage de baroudeurs et d'aventuriers prédisposés à ce genre de métier, et surtout parce qu'à cette époque on assurait volontiers de cette manière le service de telle ou telle arme qui exigeait un long entraînement. C'est ainsi que les grecs recrutèrent de tout temps leurs meilleurs archers de préférence en Crète, à défaut en Perse et chez les Scythes, tandis que les archers romains, sous l'empire proviendront fréquemment de Numidie ou d'Arabie." "l'usage de mercenaires est donc une constante du monde antique, mais non le recours au mercenariat - mot construit sur le modèle de salariat - qui implique que les mercenaires sont devenus proportionnellement assez nombreux pour influer de façon sensible, voire de façon déterminante, sur la vie militaire et, plus généralement, sur la vie tout court d'une société : nous sommes alors confrontés à un problème de pathologie sociale, et non plus individuelle."

Yvon GARLAN suit les périodes de faible ou d'importante activité des mercenaires et les moments de leur emploi le plus important se situent lors des périodes de colonisation ou de guerre prolongée (comme la guerre du Péloponnèse), avec un accroissement qui ne se termine pas, des monarchies hellénistiques (l'essentiel des forces armées...) à l'empire éphémère d'Alexandre le Grand. "Avec l'accroissement de l'offre et de la demande, le recrutement des mercenaires tendit à s'organiser, à se structurer : les États l'assurèrent de leur mieux, soit en concluant entre eux des contrats d'exclusivité ou de préemption, soit en prenant à leur service des chefs de bande, soit en dépêchant des émissaires sur les "marches" (...) où se concentraient les soldats en chômage. Peu à peu se dessinèrent de la sorte des voies privilégiées de migration militaire (...). Ces voies de migration étaient cependant soumises à de fortes fluctuations, fluctuations de longue durée déterminée par l'épuisement graduel des disponibilités humaines : c'est pour cette dernière raison que le degré d'hellénisation des mercenaires se mit rapidement à baisser au cours du IIIe siècle, quand, à défaut de Grecs et de Macédoniens trop longtemps sollicités, il fallut se rabattre sur les peuples à demi-barbares des Balkans et d'Asie (...).

Les mercenaires marquèrent les sociétés hellénistiques, d'abord par leurs interventions directes dans la vie politique, à l'instigation de leurs employeurs, suppôts de la tyrannie qui refleurit en Grèce et sur les marges des grands empires, ou, à l'intérieur de ceux-ci, garants du pouvoir monarchique, concentrés dans les citadelles urbaines, postés aux frontières ou disséminés dans les campagnes, tour à tour oppresseurs et protecteurs, et plus durablement au niveau culturel, lorsqu'ils furent employés par Alexandre Le Grand, diffusant la culture grecque (dans ses aspects cultuels et d'organisation des lieux d'entraînement physique, de divertissement et d'étude, les gymnases) dans pratiquement tout le monde antique. Facteurs de désordre, les mercenaires furent aussi vecteurs de formes précises de civilisation. Mais avant d'influer sur l'évolution des sociétés antiques, les mercenaires en furent les produits. L'expansion du recours au mercenaire n'est pas seulement dû à l'évolution des techniques militaires, car cette évolution favorise surtout la professionnalisation, quel que soit le mode de recrutement de soldats (service militaire très long par exemple).

Yvon GARLAN estime que le mercenariat est issu d'une crise interne à la Cité, qui produit des éléments sociaux en état de disponibilité de devenir des mercenaires. "Ce qui le prouve tout d'abord, c'est que le mercenariat s'est développé en Grèce, à l'époque archaïque et à partir du IVe siècle, en même temps que la colonisation et la tyrannie : ce sont là trois symptômes essentiels de crise sociale. Les deux premiers fonctionnent comme des soupapes de sécurité : l'une d'elles se bloque-t-elle, l'autre joue un rôle accru (...). La tyrannie  (manifeste) en dernier ressort, sur le plan politique, les antinomies insurmontables de la cité." "L'importance relative de la pression démographique, de l'inadaptation sociale, des difficultés économiques, des accidents politiques et des sollicitations extérieures est (....) difficile à déterminer (...) mais la régularité et la généralité du phénomène (le mercenariat) ne trompent pas sur la profondeur de la crise qui lui avait donné naissance." "Le mercenariat ne fut donc pas essentiellement en Grèce un facteur externe de désintégration sociale et politique : bien plutôt le résultat d'une crise de naissance ou de dégénérescence de la cité, dont le cadre étroit ne pouvait résister à la poussée de antagonismes internes. Il va de soi, cependant, qu'à certaines époques, et surtout sur les marges barbares moins fortement structurées, ces rapports de la demande et de l'offre purent occasionnellement s'inverser, l'essor du mercenariat s'accentuant alors par un simple effet de la vitesse acquise, et contribuant à aggraver  la crise de la formation sociale qui l'avait engendré."

 

       La longueur exceptionnelle de la durée de l'Empire Romain s'explique sans doute en partie par la persistance (les nombreuses réformes militaires voulurent aller dans ce sens) d'une tradition du soldat-citoyen. Si nous suivons encore Yvon GARLAN, "le mercenariat (...) ne connut dans le monde romain - affronté deux siècles plus tard environ à des problèmes identiques de recrutement - qu'un développement limité : on y eut recours seulement pour l'embauche de spécialistes (...) Car les progrès de l'impérialisme, réalisés avec le concours volontaire ou obligatoire des peuples vaincus, et accompagnés par la diffusion d'un droit de cité qui assura longtemps à ses bénéficiaires un statut privilégié tout en se vidant rapidement de toute fonction politique importante, donnèrent ici naissance à une armée professionnelle formée de citoyens autant que d'étrangers (pérégrins) assujettis à Rome et progressant par ce biais vers la citoyenneté. Cette évolution fut déclenchée au IIe siècle par une crise du recrutement militaire traditionnel, qui n'est qu'un aspect - essentiel il est vrai - d'une crise sociale d'une plus vaste ampleur directement ou indirectement provoquée par la multiplication et l'aggravation des opérations guerrières."  C'est un double mouvement de prolétarisation (les classes aisées échappant aux obligations militaires) et de régionalisation du recrutement qui fait de la légion romaine un assemblage de de plus en plus formés de barbares et de moins en moins de citoyens romains s'identifiant à Rome.

Ce double mouvement contribue à la désagrégation de l'Empire, comme le montre également de son côté Philippe CONTAMINE. "(Les) sources de recrutement aurait dû suffire : en fait, dans de nombreuses régions de l'Empire, les citoyens romains n'éprouvaient aucun attrait pour le métier des armes, ses risques, ses fatigues, le déracinement durable, voire définitif, qu'il entraînait souvent. Seuls les plus mal lotis acceptaient, faute de mieux, les rigueurs de la discipline. Aussi le recours aux Barbares dut être largement pratiqué, accentuant le divorce entre les populations de la romania et son armée." Aux forces régulières des provinces romaines s'ajoutent de plus en plus celles fournies par les fédérés, les peuples barbares, "principalement germaniques, qui se battaient sous leurs chefs traditionnels et recevaient de l'État romain, lorsqu'il les prenait à son service, une somme globale pour leur solde et leur entretien. Or il apparaît que bien souvent ces fédérés formèrent la partie essentielle des armées qui tentèrent de s'opposer à la poussée des envahisseurs." Nous pouvons très bien concevoir comment, notamment dans le Bas Empire, plusieurs armées romaines pouvaient se combattre, mercenarisées à défaut d'être composées uniquement de mercenaires, à travers le système de l'évergétisme si bien décrit par Paul VERNE. N'oublions pas non plus qu'aux premiers temps de l'Empire romain, dès les entreprises de Jules César, des armées romaines purent se combattre déjà l'une l'autre, les forces en présence étant composée de manière bien diverses... Le monde d'installation des armées romaines, s'installant dans le Bas Empire plutôt dans des forteresses-cités qu'aux frontières, la légion romaine pu être perçue comme instrument d'oppression par les populations. Il existe toute une continuité entre la fin de l'Empire romain et le début des royaumes barbares, continuité qui trouve une part de sa réalité dans le mode de recrutement des armées. 

 

              Philippe CONTAMINE explique qu'au Moyen-Age et à la Renaissance, distinguant bien les cas anglais, français et italien que "le recours aux différents types de mercenariat peut s'expliquer de la part des États par plusieurs causes. La première cause d'ordre purement militaire se trouve dans la valeur et la réputation d'un groupe de combattants dont il est impossible de trouver l'équivalent sur place, parmi les vassaux, les sujets, les concitoyens. "Il faut également tenir compte de la désaffection, temporaire ou prolongée, due à des circonstances politiques ou à une évolution du mode de vie, de telle catégorie de dépendants auxquels les princes, s'ils le pouvaient, accorderaient la préférence" D'un autre côté, "les pouvoirs purent utiliser des mercenaires parce qu'il existait, à titre au moins potentiel, un marché, ou une offre, la présence de ce marché s'expliquant à son tour par l'évolution démographique, ou même le jeu des pratiques successorales. Ajoutons qu'entre les employeurs et les employés, entre les recruteurs et les recrutés, l'interaction était constante : l'offre stimulait la demande en même temps que la demande suscitait l'offre." Les compagnies d'aventure, plus ou moins spécialisées, aux effectifs très variables opèrent sur tout le sous-continent européen. De composition parfois homogène au niveau de la provenance du recrutement, suivant la spécialité souvent (archers, frondeurs, spécialistes des sièges, manoeuvriers des balistes...), les grandes compagnies se mettent au service des rois et des princes ayant des moyens de financement tout le long du Moyen-Age, leurs entreprises alimentant la ruine et la ruine grossissant leurs effectifs des gens ayant tout perdu. Plus tard, sous la Renaissance, celles-ci se retrouvent employées de manière différenciée suivant l'importance prise par les monarchies européennes. Plus les États possèdent de moyens propres de se fournir en armées et moins ils font appel aux mercenaires, d'autant que l'argument de supériorité de soldats spécialisés voit son importance se relativiser devant l'argument de l'absolue nécessité de contrôle sur ces armées.

La formation d'armées permanentes, même si elles emploient de temps à autres des mercenaires, s'effectuent surtout à partir des ressources propres en hommes. "L'apparition des armées permanentes renforça des tendances et des traits, certes visibles et lisibles auparavant, mais de façon nettement moins accentuée : elle suscita l'élaboration de codes militaires de plus en plus complexes, elles permit l'entraînement collectif tant des cavaliers que des fantassins (marche au pas), elle rendit plus fréquent le recours aux uniformes et aux signes distinctifs, témoins et supports de la hiérarchie militaire (...) elle développa toute une civilisation du camp, avec ses rites, ses distractions, ses spectacles, ses servitudes et ses grandeurs. Cependant, vers 1500, on n'en était encore qu'au début d'un phénomène que l'Europe moderne, du moins sur son versant absolutiste, devait considérablement développer : pas encore de véritable caserne à cette date ; nulle part de régiments d'infanterie ni d'artillerie permanente ; et surtout un grand nombre de peuples résistent obstinément à la mise en place des nouvelles structures militaires (...) Fait plus important encore : au combat, ces peuples ne s'estiment et ne sont estimés nullement inférieurs aux armées de métier qui leur sont éventuellement opposées".   Philippe CONTAMINE évoque les périodes où les États furent relativement impuissants (pour la France aux 3 ou 4 derniers siècles du Moyen-Age) face aux grandes compagnies qui dévastent tout le pays, soit parce qu'elles sont en rupture de contrats, soit encore parce qu'elles sont manipulées par d'autres puissances. Là où les monarchies deviennent fortes, on assiste à une marginalisation de la société militaire, d'une part grâce à l'apparition des armées permanentes, d'autre part à cause de la place quantitativement plus grande de l'infanterie.

 

          L'expansion du colonialisme européen est très liée à l'activité de compagnies de gouvernement (chartered companies) nés de la réunion de capitaux de plusieurs marchands qui reçoivent de leur gouvernement l'autorisation d'exercer un monopole sur les routes commerciales et les territoires coloniaux qu'ils parviendront à prendre et à garder, en usant de la force s'il le faut. Ainsi la Compagnie (anglaise) des Indes orientales, la Compagnie hollandaise des Indes orientales, la Compagnie française des Indes orientales, la compagnie du Nord (pour le Canada) se développent parallèlement aux formes traditionnelles du mercenariat. Xavier RENOU pointe ainsi le rôle souvent méconnu du capitalisme privé et d'un colonialisme privé, avant d'être "nationalisé" par les autorités par le suite. Notamment, la colonisation privée de l'Afrique du Sud, que le gouvernement protecteur britannique aura le plus grand mal à revendiquer, ouvrant ainsi une des pages les plus sombres de notre histoire et débouchant en outre sur le régime d'apartheid aujourd'hui disparu. Toute une histoire est sans doute à écrire sur les conflits entre les États et ces Compagnies, au tournant du XXe siècle. 

Plusieurs arguments soutenaient l'activité de ces compagnies : les entreprises privées sont directement mobilisées au service de politiques coloniales, pour découvrir et conquérir de nouveaux territoires "vierges", tout en n'engageant pas directement la responsabilité des États ; elles permettent de contourner les contre-pouvoirs institutionnels susceptibles de s'opposer au colonialisme, évitant d'entrer dans les débats parlementaires entre partisans et adversaires de la politique coloniale ; elles représentent des instruments beaucoup plus souples que les bureaucraties d'État dans la gestion de territoires reculés. Pour Xavier RENOU, "les faits devaient démentir pour partie ces arguments. Si elles permirent toujours de contourner les opinions publiques autant que les institutions parlementaires - au moins tant qu'elles ne provoquaient pas d'incidents majeurs -, elles entraînèrent parfois leurs autorités de tutelle dans des conflits diplomatiques sérieux. (...) Souples, certaines compagnies l'étaient effectivement, mais pas toutes. A tel point que l'on vit un certain nombre d'entre elles renoncer à leur statut de compagnie de gouvernement, ou le refuser. Finalement, les opérations effectivement peu coûteuses des firmes privées appelèrent dans un grand nombre de cas des interventions militaires de leurs gouvernements de tutelle, et dans la plupart des cas les gouvernements furent contraints de prendre beaucoup plus rapidement que prévu le relais des entreprises pour assumer l'administration et la mise en valeur des régions soumises. Aussi la charge financière rendue nécessaire par l'ouverture de nouveaux territoires revinrent-elle dans la majorité des cas aux contribuables. Au passage, certaines compagnies parvinrent à extorquer des sommes considérables à leurs gouvernements." 

 

       Le développement des Sociétés Militaires Privées est important surtout depuis la fin de la guerre froide et les suspensions un peu partout du service militaire. C'est surtout dans le dernier conflit majeur, les deux guerres du Golfe que leur importance explose.

     Xavier RENOU s'interroge sur l'efficacité des sociétés mercenaires. Il évoque surtout celles qui entendent proposer de défaire une guérilla ou de libérer des zones d'exploitation minière. S'appuyant sur l'expérience de l'activité de ces sociétés en Afrique (Angola, Sierra Leone), il met en relief un certain nombre de difficultés mises en avant parfois par leurs responsables. Tout d'abord, il n'est pas question pour elles d'affronter des armées importantes et elles se vantent d'être surtout utiles dans les guerres de basse intensité, c'est-à-dire dans les guerres de harcèlements et de positions, prolongées et parfois interminables qui rendent non sécurisées des régions parfois importantes. Des opérations contre des guérilleros peu structurés et mal équipés peuvent les priver des ressources nécessaires pour continuer leurs ravages. Des coups de mains peuvent se révéler efficaces mais l'activité à plus long terme sur un territoire apparaît aléatoire, vu que les mercenaires les plus qualifiés sont issus de pays industrialisés, de cultures occidentales, sans véritable connaissance de ceux qu'ils combattent, voire du terrain sur lesquels ils opèrent. Les mercenaires augmentent par ailleurs la probabilité et l'intensité du conflit en n'offrant que des solutions militaires et retardent le retour de la paix, dans la mesure même où ils ont un intérêt direct à ce que la guerre dure. Une contradiction importante existe sur l'enjeu commercial de l'intervention militaire privée : "les firmes sont souvent rémunérées au moyen de concessions sur les zones minéralières. Les zones en question représentent souvent l'enjeu principal du conflit de basse intensité. Par conséquent, en abandonnant aux mercenaires une partie significative de la richesse nationale, les autorités du pays agressé renoncent à un élément essentiel de négociation. Si toutefois les rebelles étaient en mesure d'imposer des négociations, quelle monnaie d'échange resterait-il au gouvernement? Dépourvu de moyens de négocier un compromis, les autorités n'ont d'autre choix que de "vaincre ou mourir", en tout état de cause de continuer la guerre jusqu'au bout."

Sur l'argument parfois avancé de la supériorité militaire du mercenaire sur le conscrit ou même le professionnel de l'armée de métier étatique, il faut savoir que "les sociétés mercenaires, comme les agences d'intérim dans les autres secteurs d'activité, souffrent d'un problème récurrent. Il faut trouver des techniciens déjà formés. Ces techniciens sont parfois rares, selon les compétences, et, par définition, peuvent ne pas être disponibles, ou cesser (sauf lorsqu'ils sont à la retraite) de faire de l'intérim. La firme mercenaire peut les attirer, en proposant des salaires élevés, mais en aucun cas les retenir, puisqu'il s'agit de travailleurs temporaires. Elle ne peut pas non plus les former, au contraire des entreprises classiques et des corps d'armée. Certains firmes de grande taille, comme MPRI, assurent à l'occasion à leurs personnels des formations spécialisées de court durée. Celles-ci s'adressent bien entendu à des personnel dotées déjà d'une formation initiale pointue, celle-là même que les firmes n'ont pas les moyens d'assurer. Il arrive donc que les firmes ne trouvent pas la main-d'oeuvre adéquate. Or elles ne peuvent se permettre de renoncer pour autant aux exigences d'un client : il leur faut montrer qu'on peut justement compter sur leur savoir-faire et leur efficacité à tout moment et pour toute tâche relevant de leur champ d'intervention. Il est donc probable que les firmes recourent à une main-d'oeuvre qui n'est pas toujours la plus qualifiée pour la tâche à accomplir, ce que le client, bien sûr, ignore. C'est exactement ce qui se produit en Irak, où les recrutements massifs et le turn-over considérable contraignent les firmes à sous-traiter une partie des contrats à de simples sociétés de gardiennage, dont les personnels ne sont pourtant nullement préparés à affronter des situations de guerre."

          L'Irak, selon Georges-Henri Bricet des VALLONS a "constitué un formidable laboratoire pour le développement de l'interopérabilité entre l'armée américaine et les SMP. On est passé en moins de 6 ans d'une coopération had hoc, improvisée et chaotique - qui a nourri, en partie, la dégradation du conflit -, à un processus d'hybridation et d'intégration hiérarchique totale des SMP à la chaîne de commandement américaine, ce qui a engendré des problèmes opérationnels entièrement nouveaux. Les security contractors sont aujourd'hui totalement intégrés au corpus doctrinal, juridique et politique de la Défense. Les législations spécifiques du DoD et du DoS sont également en train de connaître une harmonisation (...)" Il s'agit d'institutionnaliser l'externalisation de certaines fonctions militaires, pour rendre opérationnelle et efficace sur le terrain l'activité des SMP. Sans doute faut-il traduire aussi, rendre moins gênante les interactions entre les forces armées américaines et ces SMP. De multiples incidents meurtriers ont obligés le commandement américain et les opérateurs privés à une intégration opérationnelle. Le système de supervision mis en place semble donner de bons résultats (taux d'incidents qui chutent...), "Reste, rappelle des VALLONS, que ce qui est une mission régalienne de première importance et qui devrait être géré en priorité par le militaire est délégué à un acteur non étatique", pour des motifs dirions-nous où se mêlent des considérations idéologiques marquées (le privé est plus efficace et moins coûteux que le public), l'expression d'intérêts économiques privés en dehors de toute considération stratégique et la foi en une révolution des affaires militaires marquée par une technologisation poussée de la résolution de problèmes militaires, voire carrément politiques. Quels réels avantages militaires le recours au SMP peuvent-ils apporter? Aucune réponse claire n'est apportée par les acteurs mêmes à cette question. Les arguments avancés sont de nature purement financière.

En tout cas, l'expérience montre que la logique de la violence et du pouvoir qu'elle permet ne peut être simplement se réduire à des questions économiques. Le mercenariat dans l'histoire est souvent une solution de pis-aller utilisée pour le recrutement des armées. Jusqu'ici, les effets à long terme du mercenariat sur les sociétés font plutôt figures de mécomptes, même du point de vue strictement politico-militaire.

 

(Il reste à écrire un grand chapitre à écrire sur le rôle des éléments mercenaires dans les batailles. Nous sommes preneurs de toute information à ce sujet... Sur les difficultés de maniement de telles troupes sur les champs de bataille, voire des retournements de dernière minute au moment de l'engagement... Ou à l'inverse, des effets décisifs de leur présence lors des manoeuvres contre l'ennemi... Bref, tout ce qui pourrait ressembler à une évaluation systématique de l'élément mercenaire dans les armées au combat, avant le combat et juste après le combat...)

 

Georges-Henri Bricet des VALLONS, Défense et Sécurité Internationale, Numéro 60, Juin 2010. Xavier RENOU, La privatisation de la violence, Agone, 2005.  Philippe CONTAMINE, La guerre au Moyen-Age, PUF, 1999. Yvon GARLAN, La guerre dans l'Antiquité, Nathan Université, 1999. Nicolas MACHIAVEL, Le prince, GF-Flammarion, 1980.

 

                                                                                                                                              STRATEGUS

 

Relu le 25 mars 2020

 

 

 

 

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