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15 novembre 2010 1 15 /11 /novembre /2010 14:57

        Quels modèles économiques pouvons-nous tirer de l'activité des Compagnies maritimes de la colonisation comme de celle des modernes sociétés militaires privées?

 

      Tout d'abord, il faut tenir compte d'un calcul des pertes effectuées par toutes les armées engagées dans des guerres. Ainsi des pertes importantes au cours du combat, que ce soit dans les grandes compagnies au Moyen-Age ou dans les modernes sociétés militaires privées (système d'assurance peu étendu) se soldent par un partage plus fructueux des bénéfices tirés de la guerre, en terme de butin ou en terme d'argent entre les survivants.

 

    La variable essentielle réside dans le coût de l'équipement du soldat. Or, tant que l'essentiel des armées est composé de chevaliers ou de cavaliers, seules des familles fortunées peuvent envoyer leurs progénitures en route ou sur les champs de bataille.

Comme Philippe CONTAMINE l'indique pour la situation au Moyen-Age, "en définitive, ce n'est pas du côté de la solde et de son montant journalier qu'on peut découvrir les raisons pour lesquelles le système des obligations militaires survécut à la disparition du service gratuit. Il y a aussi le problème de la mise de fonds, ou du capital; fournis par les guerriers. En effet, par le biais des semonces militaires, les pouvoirs se trouvaient disposer de combattants non seulement tout équipés et tout montés mais ayant subi dès leur jeunesse l'entraînement et l'apprentissage nécessaires au métier des armes (...)." Or c'est le fief qui permet à son possesseur et à ses fils de disposer des loisirs et des revenus nécessaires pour demeurer de plain-pied avec le monde de la guerre, par le truchement de la chasse, de la quintaine, du béhourd, de la joute, et surtout des tournois qui forment de 1150 à 1350 de quasi-combats où viennent s'affronter, non sans risques, deux groupes de combattants. Mais surtout les pouvoirs attendent des possesseurs de fiefs ou d'une certaine fortune, quelle qu'en soit la nature, mobilière ou immobilière, (des biens) qu'ils disposent, en permanence, des montures et de l'équipement chevaleresque. Or, bien que les données chiffrées soient rares avant la fin du XIIIe siècle, il est assuré qu'à lui seul l'équipement était fort cher (...)" D'un faisceau de données fragmentaires et parfois discordantes, "il est permis de conclure qu'au XIIIe siècle le capital représenté par l'équipement défensif et offensif et les montures d'un chevalier et de sa suite représentait, en moyenne, entre six et huit mois de gages journaliers (...)".

Philippe CONTAMINE, toujours dans l'apogée médiéval, continue, pour ce qui nous concerne ici, les finances" que "cependant, même à la fin du XIIIe siècle, la guerre n'était pas seulement le fait de grands États à gros budgets. Un peu partout, en Allemagne, en Écosse, en Irlande, dans une partie au moins de la péninsule ibérique, subsistaient des guerres au style différent (du face à face entre deux masses de chevaliers) : petites opérations de razzias menées par des pasteurs guerriers, soulèvements populaires, entreprises "privées" proches du banditisme, à l'initiative des chevaliers et des burgraves de la vallée du Rhin, de Souabe, de Franconie et de Bavière." Dans un monde où les armées ne sont pas permanentes, où les troupes se débandent parfois brusquement et se perdent dans la campagne, où les cavaliers démobilisés doivent trouver pour leur compte les moyens de subsistances, même lorsque leur camp est défait, de nombreuses opérations impliquent des bandes armées plus ou moins importantes, plus ou moins éphémères, plus ou mois solidaires... Ici, les combattants ne se soucient pas d'un modèle économique viable. Ils vivent au jour le jour de combats plus ou moins organisés, à la limite du banditisme (lequel n'est encore que faiblement désigné comme immoral ou "illégal"...)

      Les choses changent lorsqu'à la chevalerie ou à la cavalerie lourde succède le fantassin bien armé. "La situation se modifia vers le milieu du XVe siècle. Les chefs de guerre virent ou revirent l'intérêt de pouvoir disposer d'une infanterie nombreuse, économique (à cause précisément de l'absence de montures, de bagages plus légers et d'un équipement défensif deux ou trois fois moins coûteux que l'armure du cavalier), à condition que cette infanterie fût exercée, cohérente et bien encadrée."  A la fin du Moyen-Age, "l'opposition était loin d'être toujours nette entre les troupes qui servaient en vertu de leurs obligations militaires et celles qui combattaient en vertu de leur libre décision." Le recours généralisé à la solde, la réticence générale, même de familles nobles, de servir à leurs dépens, entraîne la nécessité pour les finances royales d'être capables de financer de manière propre les guerres que les souverains entendent mener.

 

         C'est un véritable modèle économique qui se met alors en place, mélange de financement de forces qui appartiennent véritablement au souverain et de financement de troupes mercenaires. De véritables circuits financiers se mettent en place pour ces financements, partie prenante de l'essor du capitalisme financier de ce siècle. Mais ce qui nous intéresse plus ici, c'est comment les grandes compagnies de la Renaissance, comme les Compagnies maritimes plus tard, constituent pour les monarchies des moyens moins coûteux de mener des entreprises de longue haleine, que d'entretenir des armées permanentes pour la totalité de leurs besoins. Mais le problème est peut-être mal posé : l'initiative des guerres et l'initiative de recherches maritimes puis des conquêtes ne part pas seulement de monarchies qui se représenteraient un intérêt général théorisé bien plus tard, mais de conglomérats de marchands, de sociétés d'armement et de propriétaires de navires qui possèdent leurs représentants dans les Parlements ou même au sein même des monarchies. La confusion (la notion de conflit d'intérêts n'existe pas...) des rôles, par noblesses de robe, par noblesses d'épée et par bourgeoisies qui naissent et se développent (du fait même de l'essor des villes) interposées, au sein du pouvoir politique est telle que le modèle économique central n'est pas celui de l'État, mais bien celui des commanditaires réels des opérations militaires. Ce n'est que tardivement vers le XVIIIe siècle que s'étend le paradigme du roi au service de la nation.

  Ce n'est que très tardivement que l'on peut parler de budgets militaires, au sens où peut l'entendre André CORVISIER, qui situe la naissance des finances militaires proprement dites en ce qui concerne la France que sous le Directoire. Le modèle économique que nous recherchons donc pour le mercenariat n'est pas un système unifié, mais est fait plutôt l'addition et la succession d'une multitude d'opérations économiques, même si l'État royal - avec les impôts militaires qui eux sont institués bien avant, en plein Moyen-Age (1357 pour la France) paie une grande partie de ces opérations. C'est d'ailleurs par un "bricolage" qui mêle opérations comptables douteuses, report des échéances de remboursement, levée de nouveaux impôts, appel à des banquiers habitués à ce genre de choses, que sont financées les guerres royales. Toujours est-il que dans l'esprit des décideurs des monarchies, faire appel au mercenariat constitue une source d'économie, même si leurs résultats ne sont pas précisément ceux qu'ils entendent promouvoir. C'est flagrant en ce qui concerne l'activité des grandes compagnies commerciales de la colonisation. Ce qui ne veut pas dire que le bilan soit celui d'une économie, puisqu'au bout du compte le résultat est plutôt ruineux pour toutes les monarchies européennes... .notamment pour celles qui perdent les guerres... La ruine de la monarchie française en tout cas provient bien, avec le déploiement du luxe des Cours, du financement des guerres (et en dernier des "guerres d'Amérique").

 

        L'établissement de la conscription dans les XIXe et XXe siècle rend marginal toute étude d'un modèle économique du mercenariat pour l'espace entre les première et deuxième guerres mondiales et pendant la grande confrontation Est-Ouest.

 

     Par contre, l'abandon de la conscription après la guerre froide, son remplacement par l'armée professionnelle, l'appel massif fait au mercenariat pour les guerres du Golfe, conduisent à rechercher un tel modèle économique.

      Ce modèle économique peut ne pas être un modèle viable, ni pour les entreprises mercenaires ni pour les commanditaires, car il n'est pas isolable d'autres activités connexes, ce qui est évident pour les États et ce qui est constaté pour les entreprises mercenaires dont les activités dépendent d'autres activités que celles régies par les contrats : trafics divers d'armement (car les Sociétés Militaires Privées ne peuvent se livrer directement sur les marchés officiels), trafics plus ou moins criminels (drogue, activités de "renseignement" par exemple). D'ailleurs la proportion de sociétés défaillantes chez les SMP est bien supérieure à celles constatées pour les entreprises en général, la rentabilité des opérations étant souvent limitées à celles des "coups" entrepris, les circuits financiers restant d'ailleurs assez opaques.

    

      Xavier RENOU pose la question du coût réel du mercenariat. "La première qualité des mercenaires d'après leurs partisans est leur faible coût. A l'évidence, il revient moins cher de louer à titre temporaire les services d'une compagnie privée que de mobiliser de façon permanente une armée qui ne sert que de manière très occasionnelle, mais qu'il faut payer tout le temps. La comparaison du rapport coût/bénéfice de l'intervention des Casques bleus en Angola, puis celle d'Executive Outcomes offre un argument de poids aux partisans de la privatisation de la violence. A quelques mois d'intervalle, la mission des soldats des Nations Unies, longue de deux années se solda par un échec cuisant, pour un coût qui s'élevait à plus d'un million de dollars par jour.  De son côté, l'offensive des mercenaires d'EO en 1993, d'une durée d'une vingtaine de mois, se traduisit par une série de victoires spectaculaires et le décès de près de six cents rebelles. Destinée à libérer plusieurs mines de diamants et champs pétrolifères détenus par l'UNITA, elle est parvenue à inverser le rapport de force entre les deux adversaires, pour un coût estimé entre 30 et 60 millions de dollars. Une somme modique qui remet également en cause les dépenses militaires ordinaires du gouvernement angolais, qui s'élevaient pour la période 1994-1995 à 678 millions de dollars, sans que la victoire semble se rapprocher pour autant."

Le chercheur en sciences politiques évoque également le cas de l'activité des Casques bleus et de la SMP en Sierra Leone et constate le même écart de coût et la même différence de résultats. Mais il s'agit là des coûts déclarés par les organisations, clients ou prestataires et ces évaluations ne tiennent pas compte de certains éléments, le coût de formation des mercenaires utilisés par exemple. Il s'agit toujours de soldats ou de personnels déjà formés par les armées des États. "Cette économie de dépenses publiques toujours mises en avant par les partisans des SMP est-elle démontrée? En l'absence de transparence dans les coûts des contrats, les critères de sélection de ceux-ci, la nature véritable des missions, en l'absence aussi d'évaluation des résultats de chaque mission, il n'est possible que de procéder par supputations. L'appartenance ou les liens de hauts responsables civils de la défense américaine avec des sociétés militaires privées induit des soupçons de favoritisme ou de corruption. Il ne s'agit pas en outre de simples sociétés commerciales ou industrielles utilisant des méthodes ordinaires d'un capitalisme agressif et tendant au monopole. Il s'agit de sociétés capables d'utiliser la violence à l'encontre de clients, États de pays aux moyens parfois très limités, si nous considérons les régions où elles agissent. "La formidable capacité de nuisance des firmes doit ainsi être comptée au nombre des coûts dissimulés du mercenariat commercial. On a dit que les firmes mercenaires avaient les moyens de créer un certain nombre de nuisances à l'encontre de ceux de leurs clients avec lesquels elles auraient des difficultés, ou à l'encontre de pays qui décideraient de les traduire en justice pour une raison ou pour une autre. En fait, elles représentent une force indéniable avec laquelle il faut désormais compter. Leurs moyens humains et matériels importants, les secrets en leur possession, dont la divulgation pourrait provoquer l'affaiblissement de tel ou tel ancien client, font d'eux des puissances à part entière, et donc, mécaniquement, des menaces nouvelles. Indépendantes, elles sont incontrôlables, et susceptibles de tenter toute aventure qui comporte la promesse de gains substantiels. Dépendantes de leurs pays d'origine, elles en deviennent les instruments dociles, espionnant, sabotant, menaçant de faire appel à leur puissance de tutelle en cas de difficulté."

          Georges-Henri Bricet des VALLONS tente de répondre à la question du réel avantage en termes financiers, vu l'expérience en Irak, de faire appel aux SMP. En fait, il constate également qu'il est tout simplement impossible "de répondre avec certitude à cette question, tout bonnement parce que la bureaucratie américaine et le DoD n'en ont eux-mêmes aucune idée précise!" Il faut de toute façon "dissocier deux plans : l'externalisation sur le territoire national dans un cadre de paix où les coûts peuvent facilement être maîtrisés (...) et l'externalisation dans un cadre expéditionnaire où la guerre crée sans cesse de nouveaux besoins et impose ses propres nécessités. Pour ce qui concerne le territoire national, l'avantage est réel : 6 à 10% d'économies peuvent être réalisées en moyenne. (...) Pour l'externalisation "expéditionnaire", les choses se compliquent. Si vous faites une comparaison à coût fixe, les dépenses ont tendance à s'équilibrer. Si l'on s'en tient à une comparaison soldat régulier/soldat privé, l'avantage économique va sans conteste au privé, puisque les pesanteurs financières liées aux retraites, à la sécurité sociale, aux frais d'hébergement, et de nourriture, et une partie des coûts d'assurance (...) passent à la trappe dans le cas des contractors. (...) En réalité, la plus-value ou la moins-value dépend de la nature de la mission externalisée." Pour des missions "sensibles" la rentabilité du privé peut être établie dans 4 cas sur 5, pour ce qui est de la protection rapprochée des diplomates, le rapport s'inverse.

L'auteur de Irak, terre mercenaire (Fane Eds, 2010) profite de cette comparaison pour mettre en lumière une caractéristique très importante du marché du mercenariat : "la colonne vertébrale du contingent privé est constitué des forces indigènes. L'analyste David ISENBERG a proposé d'instaurer la préférence nationale dans le recrutement de ces société, mais c'est une aberration! Si les SMP ne recrutaient que des Occidentaux, c'est tout leur modèle économique qui s'effondrerait". Mais pour saisir réellement tous les coûts de l'externalisation, "il faudrait convoquer une foule d'autres paramètres : d'une part, les pertes sèches liées au laxisme de la CPA (Coalition Provisional Authority), à l'opacité des pratiques contractuelles et à la nature même des contrats (les contrats cost plus fixed fee, dits de "remboursement", ont par exemple entrainé des surfacturations en série), à un système de sous-traitance en cascade qui a fini par brouiller toute vision claire des ramifications financières du marché de la reconstruction, enfin à la corruption pure et simple engendrée par l'incurie de la gestion gouvernementale ; d'autre part les coûts indirects : la formation initiale de soldats ou d'officiers dont le privé récupère l'expertise sans frais ; les revalorisaions salariales, primes de réengagement et autres bonus offerts par les armées pour contenir le phénomène de soldier drain ; enfin le coût du système de supervision des contractors eux-mêmes (...). Au niveau macro-économique, le bilan de la politique d'externalisation irakienne est nettement défavorable : 6,1 milliards de gabegie au bas mot selon la Commission on War Time Contractor (CWC). des VALLONS parle sans détours d'anarchie ultralibérale sans oublier la situation ubuesque de contrôle du privé par le privé. D'ailleurs un très important mouvement de réforme du système de contractualisation est engagé sous l'administration Obama depuis 2007. 

 

Georges-Henri Bricet des VALLONS (interviewé par Joseph HENROTIN, Défense et Sécurité Internationale, Numéro 40, Juin 2010. Xavier RENOU, La privatisation de la violence, Agone, 2005. Philippe CONTAMINE, La guerre au Moyen-Age, PUF, 1980. André CORVISIER, Dictionnaire d'art et d'histoire militaires, PUF, 1988.

 

                                                                                                    ECONOMIUS

 

Relu le 24 mars 2020

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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