L'un des facteurs principaux de la montée du militarisme et de l'utra-nationalisme au Japon et ce depuis la période du Meiji, et qui va crescendo dans les années 1930, est l'absence de contrôle civil dont jouissent les forces armées japonaises. Depuis qu'en 1878, l'état-major est refondu sur le modèle prussien, les bureaux qui en dépendent, par-dessus les ministres du gouvernement, planifient la réorganisation de l'armée et de la marine, veillent à la "bonne" propagande dans toute la société.
Le Fukoku Kyôhei, "Enrichir le pays, renforcer l'armée" est le slogan majeur de l'ère Meiji. Concrètement, il s'agit de rattraper le retard pris par la société japonaise sur l'Occident, d'effectuer une industrialisation, d'accompagner bien plus étroitement l'urbanisation, l'éducation et le système de santé. La politique industrielle, avec cinq composantes bien dirigées, donnent des résultats impressionnants mais surtout dans le domaine où le japon excelle déjà depuis de nombreuses décennies, la construction navale et les programmes d'armements. Ce programme tourne le dos aux idées de libre-échange :
- rôle actif de l'État dans le développement de l'économie ;
- substitutions d'importation pour les industries en concurrence avec les importations - les biens les plus important étant le coton et le textile ;
- adoption de la technologie occidentale pour augmenter la production des produits sophistiqués ;
- exportation du développement de l'artisanat, du thé et de la soie mais aussi des produits à valeur ajoutée ;
- abstention de recours à des prêts étrangers.
Le projet de l'État pour réellement industrialiser le Japon, avec toutes les chaînes de production, n'est pas réalisé, même dans les années 1930. Mais, les mêmes principes sont repris, sous l'occupation américaine et le Japon devient un temps la troisième puissance économique mondiale (après les États-Unis et l'Europe occidentale).
Ce Fukoku Kyôhei est l'objet de controverses dès 1882, de contestations de la part d'hommes politiques et d'écrivains qui considèrent qu'il y a opposition entre les deux termes fukoku et kyôhei, l'un ne pouvant se réaliser qu'aux dépens de l'autre. On retrouve là le grand débat sur l'antagonisme entre progrès socio-économique et dépenses militaires. Malgré ces oppositions, le gouvernement continue son programme de rénovation militaire, notamment après le quasi-retrait des troupes japonaises de Corée en 1884. Les divers partis comme le Jiyû-tô (qui étaient auparavant antigouvernementaux) proclament alors la nécessité de ce kyôhei et de conduire des actions militaires en Chine et en Corée, celles-ci ne pouvant, selon eux, qu'enrichir le pays (fukoku).
Pour l'un des principaux cercles intellectuels fondé au début de la troisième décennie du Meiji, Seikyôsha, il s'agit à la fois de garder les techniques occidentales et de défendre le "génie national" ou "l'excellence nationale". Il est le meilleur exemple d'une réaction à l'occidentalisme des années 1880. Ce groupe est associé au quotidien Nihon, que Kuga Katsuman (1857-1907) crée en 1889, avec lequel il forme le courant "nipponisme". Perroncel MORVAN écrit que "Qu'on y discerne les prémices de l'ultranationalisme des années 1930 ou qu'on y voie avec Maruyama Masao, la formulation d'un "nationalisme sain" attaché à la défense des droits du peuple, c'est toujours sur cet aspect du discours qu'on met l'accent, sans constater que les articles ou éditoriaux de Nihonjin n'ont finalement que peu traité de la doctrine à laquelle le nom de Seikyoska reste lié, ou que la plupart des contributeurs n'ont même jamais précisé leur position sur le kokusuishugi. (...) Le seul du groupe qui ait tenté de prolonger ou reprendre la réflexion à partir de cette idée de kokuski est Kikuchi Kamutaro (1860-1904) qui s'efforça justement de faire le lien avec les institutions politiques. Selon lui, le génie japonais tenait essentiellement dans les sentiments de la nation pour la Maison impériale. L'histoire montrait cependant que l'implication de la Maison impériale dans le gouvernement du pays mettait en péril cet attachement, de sorte qu'il valait mieux la décharger de toute responsabilité dans les décisions de l'exécutif, comme l'avait autrefois permis l'institution du bakufu. L'idée, faut-il remarquer, n'était pas nouvelle. Fukuzawa Yurichi avait écrit à peu près la même chose au milieu des années 1870. Kikuchi ne faisait en vérité que l'adapter au thème du génie national. (...) Au delà de(s) divergences, on peut caractériser le discours de Seikyosha dans son ensemble en disant qu'il a consisté à affirmer que le Japon et les Japonais avaient un destin original et que cela ne tenait pas essentiellement au fait que le Japon était un Etat. Dans toutes ses variantes (Shiga, Kikuchi ou Miyake), on retrouve bien ce trait caractéristique du nationalisme, au sens le plus étroit, l'idée selon laquelle l'indépendance politique est fondée sur une particularité culturelle. Le destin d'une nation n'est pas seulement l'indépendance, c'est aussi l'expression, le déploiement de cette originalité qui la fonde."
La militarisation de la société japonaise se développe sur plusieurs plans, surtout dans les années 1930, mais il s'agit d'un processus bien antérieur qui débute dès les premières années du XXe siècle. Sabine FRÜHSTÜCK, de l'Université de Californie à Santa Barbara, détaille ce processus, qui se retrouve également dans maintes autres contrées, mais sans doute pas de manière aussi tranchée et ouverte qu'au Japon. Les seuls parallèles possibles sont surtout l'Allemagne et de manière moindre l'Italie, et ce processus n'est pas seulement l'affectation de ressources à des fins principalement militaires, mais, avec des effets à long terme qui perdurent bien après la seconde guerre mondiale, est un processus culturel profond. "Les hommes, mais aussi les femmes et les enfants, sont entraînés à manier le fusil, que ce soit pour attaquer l'ennemi ou pour se défendre. la culture visuelle (...) devient un des principaux médias de cette entreprise de militarisation. Les journaux illustrés, les magazines et les livres insistent sur le rôle des valeurs, des lois et des idéaux des forces armées impériales dans la vie des femmes, des enfants, voire même des animaux."
Elle met bien en relief les aspects contradictoires de cette militarisation :
"Ironiquement, la militarisation toujours croissante des femmes entreprise pour soutenir les hommes combattant sur le front, a fait progressivement apparaitre la vulnérabilité du soldat en tant qu'icône de la modernité, précisément parce qu'il doit être sans cesse nourri, et sa valeur iconique soigneusement entretenue, par les femmes. Jusqu'alors, le gouvernement du Japon impérial (avant les années 1935) avait cherché à mener ses guerres en établissant et renforçant une dichotomie sexuelle qui réservait aux seuls hommes le rôle de guerriers sur les champs de bataille, confinant les femmes aux rôles de supporters et de pourvoyeuses de réconfort à l'arrière. Pourtant, au fur et à mesure que les hostilités se prolongent, le même personnel politique s'aperçoit qu'il est nécessaire d'employer des femmes là où elles ne sont pas censées avoir leur place. Par conséquent, il faut procéder à toute une série de manipulations des constructions de genre concernant les femmes et la féminité pour renforcer davantage le parallélisme entre leur rôle à l'arrière et celui des soldats sur les champs de bataille, afin d'établir, sinon la réalité, tout au moins la possibilité de femmes se battant sur le front tout en conservant leur altérité en tant que telles." Si les autorités tirent tout le parti possible du potentiel féminin, il n'en est pas moins que ces activités mettent en cause des séculaires séparations entre genre, et peuvent avoir à terme des effets tout à fait contraires, vers au moins la pensée de l'émancipation féminine...
De même, la militarisation des enfants tranchent avec la séparation des activités enfantines et des activités adultes, les premières étant souvent subordonnées aux secondes, sans égard avec leurs besoins spécifiques. En effet, cette militarisation intervient alors que tout un processus culturel en marche dès les premières années du XXe siècle favorise le développement d'une pédiatrie et d'autres formes d'éducation. "Avec la guerre sino-japonaise de 1894-1895, la qualité de la condition physique des jeunes gens était devenue cruciale pour les forces de la nation ; aussi les exercices paramilitaires réclamés depuis le début par l'armée et la marine impériales, commencèrent à être pratiqués dans les écoles secondaires. Tout particulièrement en période de guerre, l'idéal non seulement d'une armée forte, mais aussi d'une armée d'hommes forts se répand. La taille réduite et les faiblesses physiques des troupes japonaises en 1894 étaient une préoccupation majeure des responsables, qui furent nombreux à penser que le système scolaire était le plus à même d'y remédier. les ministres de l'Éducation prirent sur eux de demander davantage d'éducation physique pour les écoliers de l'école élémentaire, ainsi que des exercices paramilitaires accomplis au rythme des chants martiaux pour les degrés supérieurs. Les enfants étaient aussi encouragés à mener une vie saine et ceux des villes, qui avaient l'habitude de prendre un moyen de transport pour aller à l'école, de s'y rendre à pied.
Manifestement, les autorités ont trouvé dans l'éducation des enfants un bon moyen pour orienter et contrôler la société, et les manuels scolaires font désormais preuve d'une nouvelle tolérance, voire même d'encouragements envers les jeux dangereux pratiqués par les garçons dans l'espoir que de telles activités les rapprochent encore davantage des soldats et renforcent leur admiration pour la vie militaire. Tout particulière à partir de la seconde moitié des années 1930, les établissements scolaires se mettent à insister toujours davantage sur les valeurs martiales, incitant les élèves à "jouer au soldat" et à vivre à la dure, une leçon que martèlent également les publications destinées aux enfants.(...)
La militarisation pénètre alors fortement le monde en pleine croissance de l'édition et de l'illustration pour enfants, le conduisant à transgresser de façon spectaculaire l'idée traditionnelle que les enfants sont, et doivent être tenus à l'écart des dangers, de la violence et de la guerre."
Les effets de cette militarisation sont particulièrement sensibles à l'âge adulte sous forme d'une discipline sociale que l'on peut retrouver ensuite dans le monde du travail, selon un schéma connu. Si l'idéologie nationaliste n'est plus de mise après la défaite, la manière dont elle a été inculquée ne reste pas sans effet sur les mentalités pendant au moins une ou deux générations. Même lorsque, la démoralisation nationale aidant, la vie s'américanise, au moins dans les villes, les esprits restent marqués par cette période. Il n'est donc pas étonnant que les débats autour de la Constitution de 1947, bien après qu'elle été à demi imposée par les autorités américaines, notamment sur la question de l'armée et de la guerre, perdurent longtemps. Des résurgences nationalistes, bien actuelles, ne sont pourtant que des réminiscences bien affadies de l'enthousiasme guerrier d'antan, et de plus, elles ne touchent qu'une proportion très minoritaire de la vie politique et encore plus de la vue sociale et culturelle, malgré une médiatisation à l'extérieur du Japon qui a tendance à déformer bien des perceptions de l'Archipel.
Il ne faut jamais oublier, non plus, que même en pleine période de militarisation et d'ultranationalisme - et cela devient un cas de figure qui se vérifie ailleurs dans le temps et dans l'espace - des voix minoritaires, clandestines surtout après les années 1920, et parfois même au coeur de l'appareil militaire, s'élèvent toujours (et agissent parfois... avec une certaine violence) s'expriment contre ce processus. Avec des résultats qui ne se font ressentir qu'après la défaite, moment où souvent celles-ci se multiplient pour dénoncer les situations d'hier. Que ce soit des militaires conscients, souvent très tôt, de l'impossibilité de gagner la guerre ou des intellectuels depuis toujours opposés au Fukoku kyôhei, ils participent à des mouvements d'idées à influence persistante. On prendra seulement ici le cas de Jogorô Kanô (1860-1938), créateur du judo et fondateur du système éducatif moderne, membre du Comité olympique du Japon et ministre des affaires étrangères de fait du Japon, qui, adversaire féroce du militarisme, a obtenu la promesse de l'empereur que son école, le Kôdôkan, ne soit pas employé comme centre d'entrainement militaire.
Louis FRÉDÉRIC, Le Japon, Robert Laffont, 2002. Sabine FRÜHSTÜCK, De la militarisation de la culture impériale, dans La société japonaise devant la montée du militarisme, Culture populaire et contrôle social dans les années 1930, Sous la direction de Jean-Jacques TSCHUDIN et Claude HAMON, Éditions Philippe Picquier, 2007. Perroncel MORVAN, Nationalisme culturel et mouvement démocratique : Discours et participations politiques du Seikyösha (1887-1898), dans Cipango, Cahiers d'études japonaises, n°15, 2008.
PHILIUS
Relu le 1er décembre 2021