Les (finalement maigres) passages des écrits d'ARISTOTE sur la catharsis portent essentiellement sur la musique. C'est d'ailleurs une des raisons pour lesquelles des interprétations différentes portent sur l'opinion du philosophe grec sur cet art et sur l'art en général. Des essais de reconstruction, comme celui de Stephen HALLIWELL, des tentatives de cerner les relations entre éducation morale et catharsis tragiques, comme celle de Pierre DESTRÉE ne manquent donc pas. A la suite de Barbara CASSIN, Jacqueline LICHTENSTEIN et d'Elisabete THAMER, l'exposé d'une étude linguistique sur le grec dont nous avons tiré catharsis est utile. Mais il faut toujours revenir aux textes lorsqu'ils sont bien traduits pour voir ce qu'ARISTOTE pensait de la musique et de la catharsis. Très longtemps, c'est à partir des exégèses sur les textes grecs que s'est développée la notion de catharsis, avant que la psychanalyse, elle aussi très friande des références grecques, ne s'en empare pour l'intégrer dans l'étude de la psyché. Nous nous intéressons ici surtout à ces origines grecques des différents débats autour de la catharsis.
Le texte sur la musique...
Au livre VIII de La Politique, consacré à l'éducation, partie, chapitre (comme on l'entend...) 5, d'ARISTOTE, nous pouvons lire : "Au sujet de la musique dont nous avons précédemment (en fait il nous est resté peu de choses de la musique grecque...) parcouru certains problèmes au cours de notre discussions, mais il est bon de les reprendre à présent et de pousser plus avant, de manière que nos remarques servent en quelque sorte de préambule aux arguments qu'on pourrait avancer à propos de la musique. Il n'est pas facile, en effet de déterminer quelle est sa nature, ni à quelle fin on doit s'y livrer, si c'est à titre de jeu et de délassement, comme le sommeil ou l'ivresse (distractions qui ne sont pas en elles-mêmes au nombre des biens véritables, mais sont seulement agréables, et, en même temps, font cesser le souci, suivant le mort d'EURIPIDE, et c'est pour cette raison que les hommes mettent la musique sur le même rang, et font le même usage de toutes ces choses : sommeil, ivresse et musique, en y ajoutant parfois aussi la danse), ou si on ne doit pas plutôt penser que la musique conduit en quelque façon à la vertu (en ce qu'elle est capable, tout comme la gymnastique donne au corps telle ou telle qualité, de rendre le caractère moral d'une certaine disposition, en accoutumant l'homme à pouvoir goûter des plaisirs de bon aloi), ou si enfin elle n'apporte pas une certaine contribution à une vie de loisir noblement menée et à la culture de l'esprit (c'est là une troisième explication à fournir parmi celles que nous avons énumérées) - Qu'ainsi donc l'éducation de la jeunesse ne doive pas avoir le jeu pour objet, l'étude s'accompagnant toujours d'un effort pénible, cela ne fait pas de doute (car jouer n'est pas étudier, l'étude s'accompagnant toujours d'un effort pénible) ; il ne sied cependant pas non plus de livrer des enfants et des sujets d'un âge aussi tendre à une vie de loisir intellectuel (car ce qui est une fin ne convient nullement à un être encore imparfait). Mais s'il en est ainsi, à quoi bon obliger les enfants à apprendre eux-mêmes, et pourquoi, à l'exemple des rois de Perses ou des Mèdes, ne participeraient-ils pas au plaisir et à l'enseignement de la musique en écoutant d'autres qui se consacrent à cet art? Car ceux qui font de la musique un travail et une profession doivent nécessairement se montrer dans l'exécution bien supérieurs à ceux qui s'y intéressent seulement pendant le temps suffisant pour l'apprendre. Mais si les enfants devaient peiner sur des tâches de ce genre, ils devraient aussi se livrer à la pratique de l'art culinaire, ce qui est une absurdité. Et la même difficulté continue de se poser, même si on admet que la musique est capable d'améliorer les moeurs : pourquoi les enfants l'apprendraient-ils eux-mêmes? Ne peut-on pas, en écoutant jouer d'autres, se procurer un plaisir de bon aloi et se rendre capable de porter des jugements bien fondés, suivant la pratique des Spartiates? Ces derniers, en effet, sans apprendre la musique, n'en sont pas moins capables de juger correctement, dit-on, si une mélodie est bonne ou mauvaise. Le même argument s'applique encore si la musique doit servir à mener une vie heureuse et noblement occupée : a quoi bon l'apprendre soi-même au lieu de jouir de la musique pratiquée par d'autres? Il nous est loisible encore de considérer à cet égard l'opinion que nous formons au sujet des dieux : chez les poètes, Zeus ne chante pas et ne joue pas lui-même de la cithare. En fait, nous parlons des musiciens de profession comme de simples manoeuvres, et la pratique de l'art musical nous parait indigne d'un homme qui n'aurait pas pour excuse l'ivresse ou le désir de badiner. Mais sans doute est-il bon de remettre à plus tard l'examen de ces questions (L'opinion d'ARISTOTE semble jusqu'à présent négative sur la place à accorder à la musique dans l'éducation).
La première étape de notre enquête, c'est de savoir s'il faut comprendre la musique dans notre programme d'éducation, ou si on doit l'en exclure, et, des trois objets que nous avons mentionnés dans nos discussions précédentes, quel est celui qu'elle a le pouvoir de réaliser : est-elle un moyen d'éducation ou d'amusement ou d'une vie de loisir noblement occupée?"
Il considère ensuite que l'utilité de la musique n'est pas un simple accident, et par ailleurs, elle fait partie des choses agréables par nature. Une autre question que d'écouter la musique est de l'apprendre (partie 6) : "les enfants doivent-ils ou non apprendre la musique, en chantant et en jouant eux-mêmes?" Il est finalement défavorable à l'apprentissage de la musique, avec des moyens professionnels : l'exécution de la musique est indigne d'un homme libre et convient à des mercenaires.
Musique et Catharsis...
C'est dans la partie 7 sur "La musique et l'emploi des modes musicaux" que se trouvent des éléments de la catharsis. "Nous devons aussi porter quelque attention à la fois aux modes et aux rythmes musicaux, ainsi qu'à leur emploi dans l'éducation (c'est une réponse à la deuxième question posée : quelles mélodies et quels rythmes faut-il employer dans l'éducation pour former un bon citoyen?, mais son propos dépasse celle-ci). Faut-il, à l'égard des personnes qui s'appliquent à cultiver la musique en vue de l'éducation, établirons-nous la même distinction, ou devons-nous envisager quelque troisième solution (étant donné que nous constatons que la musique a pour facteurs le chant et le rythme, et qu'il ne faut pas oublier de marquer quelle influence chacun d'eux exerce sur l'éducation? Quoi qu'il en soit, estimant qu'en ces matières une foule de points ont été excellemment traités par certains musiciens modernes ainsi que par ces auteurs en provenance des milieux philosophiques qui se trouvent posséder une vaste expérience de l'éducation musicale (dans PLATON, La République, livre III...), nous renverrons à leurs ouvrages, pour la discussion approfondie de chacun de ces points, tous ceux qui désirent obtenir d'eux des renseignements. (...) Nous acceptons la division des mélodies, proposée par certains auteurs versés dans la philosophie, en mélodies morales, mélodies actives et mélodies provoquant l'enthousiasme et, d'après eux, les modes musicaux sont naturellement appropriés à chacune de ces mélodies, un mode répondant à une sorte de mélodie, et un autre à une autre (Au début de La Poétique, ARISTOTE classe la poésie dans les arts d'imitation, qui traduisent les caractères, les passions et les actions. Cette division est transportée dans la musique. Les mélodies morales incitent à la vertu, et les mélodies pratiques sont des facteurs d'énergie et d'action . Chacune de ces mélodies, ajoute-t-il, a un mode musical qui correspond : ainsi le mode dorien correspond à la mélodie morale, le phrygien à la mélodie exaltée, et sans doute l'hyper-phygien à la mélodie active) ; mais nous disons, de notre côté, que la musique doit être pratiquée non pas en vue d'un seul avantage mais de plusieurs (car elle a en vue l'éducation et la purgation, )
De la purgation des passions
Qu'entendons-nous par la purgation? Pour le moment nous prenons ce terme en son sens général (sens énoncé dans sa Poétique, mais on admet généralement que le bref passage - dans la partie 6 - où la tragédie est caractérisée comme "opérant la purgation de pareilles émotions" (la pitié et la crainte) n'est pas celui qui est visé ici. Diogène LAERCE attribue, en effet, deux livres à La Poétique, et l'ouvrage que nous possédons sous ce titre n'est que le premier livre d'un traité plus complet dont la seconde partie ne nous est pas parvenue : c'est dans ce second livre qu'ARISTOTE exposait, sans doute assez longuement, la nature de la purgation), mais nous en reparlerons plus clairement dans notre Poétique - en troisième lieu elle sert à la vie de loisir noblement menée, et enfin elle est utile à la détente et au délassement après un effort soutenu) : dans ces conditions, on voit que nous devons nous servir de tous les modes, mais que nous ne devons pas les employer tous de la même manière : dans l'éducation nous utiliserons les modes aux tendances morales les plus prononcées, et quand il s'agira d'écouter la musique exécutée par d'autres nous pourrons admettre les modes actifs et les modes exaltés (car l'émotion, qui se présente dans certaines âmes avec énergie, se rencontre en toutes, mais avec des degrés différents d'intensité : ainsi, la pitié et la crainte, en y ajoutant l'exaltation divine, car certaines gens sont possédés par cette forme d'agitation ; cependant, sous l'influence des mélodies sacrées, nous voyons ces mêmes personnes, quand elles ont eu recours aux mélodies qui transportent l'âme hors d'elles-mêmes, remises d'aplomb comme si elles avaient pris un remède et une purgation."
Il se dégage de ce texte une explication en quelque sorte physiologique et médicale, de la purgation des passions. Dans Les Lois, PLATON avait attiré l'attention sur les pratiques employées par les mères ou par certaines guérisseuses pour endormir leurs enfants ou calmer la frénésie des Corybantes et l'enthousiasme religieux envoyé par le dieu : c'est par une espèce de chant berceur, accompagné de musique et de danse, que ces femmes arrivent à assoupir les enfants ou à assagir les mouvements violents et désordonnés. C'est là un effet de purgation dont ARISTOTE reprend l'idée, inspiré peut-être au surplus par le souvenir des médications magiques où danse et musique jouaient un rôle. Les émotions de crainte et de pitié, que toute le monde a plus ou moins besoin de ressentir, peuvent, au moyen des chants qui provoquent l'enthousiasme, être éprouvées sans dommage et même avec plaisir. C'est une hygiène de l'âme comme la purgation est une hygiène du corps : une faible dose d'émotion allège l'âme de son trop-plein, et l'immunise, à la façon d'un vaccin ou d'une traitement homéopathique, contre les graves défaillances de la vie réelle et de la passion. Les effets apaisants. (J TRICOT).
"C'est à ce même traitement dès lors que doivent être nécessairement soumis à la fois ceux qui sont enclins à la pitié et ceux qui sont enclins à la terreur, et tous les autres qui, d'une façon générale, sont sous l'empire d'une émotion quelconque pour autant qu'il y a en chacun tendance à de telles émotions, et pour tous il se produit une certaine purgation et un allègement accompagné de plaisir. Or c'est de la même façon aussi que les mélodies purgatrices (aussi bien selon certains lecteurs d'ARISTOTE, religieuses) procurent à l'homme une joie inoffensive). Aussi est-ce par le maniement de tels modes et de telles mélodies qu'on doit caractériser ceux qui exécutent de la musique théâtrale dans les compétitions. (Et puisqu'il y a deux classes de spectateurs, l'une comprenant les hommes libres et de bonne éducation, et l'autre, la classe des gens grossiers, composée d'artisans, d'ouvriers et d'autres individus de ce genre, il faut aussi mettre à portée de pareilles gens des compétitions et des spectacles en vue de leur délassement ; et, de même que leurs âmes sont faussées et détournées de leur état naturel, ainsi ces modes et ces mélodies aux sons aigus et aux colorations irrégulières sont aussi des déviations ; mais chaque catégorie de gens trouve son plaisir dans ce qui est approprié à sa nature, et par suite on accordera aux musiciens professionnels, en présence d'un auditoire aussi vulgaire, la liberté de faire usage d'un genre de musique d'une égale vulgarité). Mais en ce qui regarde l'éducation (...), on doit employer parmi les mélodies celles qui ont un caractère moral et les modes musicaux de même nature. Or tel est précisément le mode dorien (...). Mais nous devons aussi accepter tout autre mode pouvant être recommandé par ceux qui appartiennent à la vie philosophique et auxquels les questions d'éducation musicale sont familières. Mais le Socrate de la République a tort de ne laisser subsister que le mode phrygien avec le dorien, et cela alors qu'il a rejeté la flûte du nombre des instruments : car le mode phrygien exerce parmi les modes exactement la même influence que la flûte parmi les instruments ; l'un et l'autre sont orgiastiques et passionnels (Et sont loin, selon ARISTOTE, par conséquent, d'exprimer le courage et la tempérance, comme le voulait PLATON)."
La fin du texte est une discussion sur la valeur de tel ou tel instrument, mode ou mélodie...
De la katharsis...
Barbara CASSIN, Jacqueline LICHTENSTEIN et Elisabete THAMER exposent des éléments de compréhension du mot katharsis.
"Le mot katharsis est d'abord lié aux rituels de purification, avant de devenir un terme hippocratique relevant de la théorie des humeurs. Il a été investi par la Poétique d'Aristote, qui a infléchi son sens en soutenant contre Platon, que la tragédie et le théâtre peuvent soigner l'âme en lui donnant du plaisir. Sans la traduction consacré de "purgation", il relève du discours classique sur la tragédie (Corneille, 1660), avant de réapparaître sous sa forme grecque dans les textes de Lessing, critiquant Corneille critique d'Aristote.
En psychanalyse et en psychothérapie, la "méthode cathartique" que Freud dégage progressivement de son lien à l'hypnose, est lié à l'abréaction, à la décharge émotionnelle qui, par l'entremise du langage, permet d'évacuer l'affect lié à un événement traumatique. Entre purification et purgation, l'oscillation du sens, sous la constante d'un mot qui a traversé les langues, n'a cessé de donner matière à polémiques et à réinterprétations."
Nous ne savons pas si la conception des Anciens de la catharsis, sans doute pas si partagée que pourrait le faire croire les textes (maigres) de PLATON et d'ARISTOTE sur la question, faisait partie de manière centrale de la philosophie morale et politique, ou si sa postérité exagère grandement son importance. Nous ne pensons pas nous tromper en écrivant (et sans doute parce que les gens avant notre époque avaient accès à des textes - longtemps - avant qu'il ne soient perdus) que la catharsis, reprise par la psychanalyse à un très haut degré d'importance (c'en est presque le socle de la pratique psychanalytique), possède une très grande importance, notamment par l'intermédiaire de la musique. Et plus aujourd'hui par son association, dans le cinéma, de l'image et du son. Un pouvoir est là, dans cette manipulation continue de sons et d'images, pouvoir suffisamment important pour que de nombreux auteurs, spectateurs ou acteurs dans l'exercice de ce pouvoir, écrivent à ce sujet, en mettant en jeu, ni plus ni moins, que la possibilité ou non de l'existence du bon citoyen et de la bonne Cité.
Suivons en tout cas les trois auteurs dans leur exposé, qui part du bouc émissaire au plaisir tragique :
"Purifier la cité : L'adjectif katharos associe la propreté matérielle, celle du corps (...) et la pureté de l'âme, morale ou religieuse - ainsi, les Catharmes d'Empédocle, ou Purifications, contiennent aussi bien un projet de paix perpétuelle, construit autour de la métempsychose, que des interdits alimentaires. Katharsis est le nom d'action correspondant au verbe katairô, "nettoyer", purifier, purger". Il a d'abord le sens religieux de "purification", et renvoie en particulier au rituel d'expulsion pratiqué à Athènes le veille des Thargélies. Au cours de ces fêtes, traditionnellement dédiées à Artémis et à Apollon, on offrait un pain, le thargêlos, fait des prémices de la moissons ; mais il fallait d'abord purifier la cité, en expulsant des criminels (...), puis des boucs émissaires, selon le rituel du pharmakos. Apollon lui-même est dit khatarsios, purificateur, d'ailleurs contraint à la purification après le meurtre de Python à Delphes : selon le Socrate du Cratyle, il est bien nommé apolouôn, "qui lave", dans la mesure où la musique, la médecine et la divination qui le caractérisent sont autant de katarseis et de katharmoi, de pratiques de purification."
Les trois auteurs, s'appuyant sur des textes anciens décrivent la "purification philosophique, c'est-à-dire la séparation de l'âme et du corps. "La méthode purgative qui vaut pour le corps (selon les kathairontes, les purgateurs "pour que le corps puisse profiter de la nourriture, il faut d'abord évacuer les obstacles (Platon, le Sophiste) vaut pour l'âme, qui ne peut assimiler les savoirs sans avoir été purgée de ses opinions par l'elegkhos, la réfutation (...). Mais il est une purification encore plus radicale que Platon transpose du domaine religieux, orphique et pythagoricien, à la philosophie (selon E. R. DODDS, Les Grecs et l'Irrationnel) : "purification, n'est-ce pas justement ce qui se produit comme dit l'antique formule : séparer le plus possible l'âme du corps" (Phédon) ; si seul le pur, la pensée épurée, peut se saisir du pur, du sans mélange qu'est la vérité, ne faut-il pas que l'âme évacue le corps?
"'La katharsis lie la purification à la séparation et à la purge, tant dans le domaine religieux, voire politique (Platon, dans Les lois décrit les épurations douloureuses comme les seules efficaces), que dans le domaine médical. Dans la médecine hippocratique, elle se rattache à la théorie des humeurs et nomme le processus de purgation physique par lequel les sécrétions mauvaises sont expulsées, naturellement ou artificiellement, par le haut et le bas : le terme peut désigner aussi bien la purge elle-même que la défécation, la diarrhée, le vomissement, les menstrues (Hippocrate, Aphorismes). Ce sens hippocratique vaut dans tout le corpus naturaliste d'Aristote (dans l'Histoire des animaux, le terme désigne par exemple la rupture de la poche des eaux, les pertes, ect). Cependant, en tant que remède - en grec, le pharmakon, le même mot, au neutre, que celui désignant le bouc émissaire -, la katharsis implique plus précisément l'idée de médecine homéopathique : il s'agit avec la purgation de guérir le mal par le mal, le même par le même, c'est d'ailleurs pourquoi tout pharmokon est "poison" autant que "remède", le dosage du mal produisant seul un bien."
Les trois auteurs pensent que "on tient là l'une des clefs possible su sens rhétorique et esthétique de la katharsis, que Lausberg caractérise comme "une hygiène homéopathique de l'âme" (Handbuch der literarischen Rhetorik). A ce type de cure se rattache la catharsis opérée par les mélodies sacrées, dont il est question dans la Politique d'Aristote. Il y a des individus enthousiastes, possédés, "qu'on voit se calmer sous l'effet des mélodies sacrées, chaque fous qu'ils ont recours aux mélodies qui jettent l'âme hors d'elle-même".
Plus généralement, la katharsis est, pour Aristote (qui renchérit sur un Platon qu'il salue mais subvertit), l'une des fonctions de la musique, à côté de l'éducation et d'une bonne conduite de la vie, avec loisir et relâchement de la tension : pour tous ceux que tient la passion "se produit une catharsis, c'est-à-dire qu'il y a allègement accompagné de plaisir.(...)
Ce sens homéopathique est maintenu dans la Poétique : "en représentant la pitié et la frayeur, la tragédie réalise une épuration de ce genre de passions". Il s'agit d'une épuration par le même, ou plutôt par la représentation du même. Mais contrairement au corybantisme où il s'agit de guérir l'âme d'une folie furieuse, le spectateur de tragédie a toute sa tête ; il n'a pas besoin d'être guéri. D'où un second sens, en quelque sorte allopathique : les passions sont purifiées par le regard du spectateur qui assis à la représentation, et cela dans la mesure où le poète lui donne à voir des objets eux-mêmes épurés, transformés par la mimêsis : "Il faut agencer l'histoire de façon qu'en écoutant les choses arriver on frissonne et on soit pris de pitié (...) ce que le poète doit procurer, c'est le plaisir qui par la représentation provient de la pitié et de la frayeur" L'épuration, c'est-à-dire la représentation d'épures au moyen d'une oeuvre musicale ou poétique, substitue le plaisir à la peine. C'est au fond le plaisir qui purifie les passions, les allège, leur enlève leur caractère excessif et envahisseur, les remet à leur place dans un point d'équilibre.
Enfin, pour radicaliser la catharsis, il fait, avec le médecin sceptique Sextus Empiricus, choisir pour l'âme comme pour le corps un remède capable de "s'éliminer lui-même en même temps qu'il élimine les humeurs" ou les dogmes : les manières sceptiques de s'exprimer sont ainsi, dans leur forme même qui inclut le doute, la relativité, la relation, l'interrogation, auto-cathartiques (Esquisses pyrrhoniennes)."
Pierre DESTRÉE va dans le même sens, tout en indiquant qu'autour de la catharsis, existe depuis la Renaissance, existe un long débat. "La catharsis est sans nul doute l'une des questions les plus fondamentales de la Poétique, dans la mesure où elles nous est présentée comme l'effet ou comme la finalité dernière de la tragédie dans la célèbre définition qu'Aristote en donne au chapitre 6.
Mais elle est aussi, comme on sait, l'une des questions les plus âprement discutées parmi les interprètes depuis la Renaissance, puisque Aristote ne s'explique pas sur le sens qu'il entend donné à cet effet ou à cette finalité. Et elle est surtout la question la plus embarrassante pour les interprètes qui veulent continuer à défendre aujourd'hui une lecture de type moral du sens de la tragédie selon Aristote".
Dans une tentative de restituer ce sens, l'auteur reprend les réflexions de philologues comme Jacob BERNAYS (1857) et Fortunat HOESSLY (2011). Selon eux, le terme de catharsis n'a que deux sens : un sens religieux (purification) et un sens médical (purgation). Il estime qu'on a trop tendance à distinguer trop radicalement ces deux sens. Quel que soit le contenu d'une deuxième partie perdue de la Poétique, le texte de la Politique indique un lien entre ces deux sens.
Stephen HALLIWELL estime que "la controverse de la catharsis des cent cinquante dernières années a été marquée de la part de plusieurs interprètes, à un degré dont il est difficile de trouver un parallèle dans les études classiques, par un étalage de confiance en soi qui était pratiquement en proportion inverse de la qualité des témoignages à notre disposition sur le sujet". "Les obstacles rédhibitoires à une interprétation convaincante n'ont pas pu être levés : le concept n'est jamais expliqué dans la Poétique, et l'explication qu'Aristote en promet dans la Politique n'a pas survécu. Même si nous nous limitons nous-mêmes au point de vue majoritaire (que je partage) selon lequel la catharsis tragique est un phénomène de psychologie du public, et non une propriété de la structure de l'intrigue tragique, le champ est encore libre pour de nombreux désaccords (...)"
"Puisque mon but principal (...) est d'argumenter en faveur d'une structure d'interprétation qui intègre la psychologie, l'éthique et l'esthétique, je veux me confronter d'emblée au défi posé à une telle approche par le passage de Politique VIII où Aristote introduit un concept de catharsis musicale, car ce défi reste une pierre d'achoppement pour beaucoup de commentateurs"... L'auteur insiste sur la subtilité des expressions employées par Aristote, tant dans la Politique que dans la Poétique, le philosophe grec faisant souvent référence dans la même phrase (ses phrases sont souvent longues...), à des aspects médicaux, mimétiques et psychologiques dans l'explication sur les aspects éducatifs de la musique.
Stephen HALLIWELL, La psychologie morale de la catharsis, Un essai de reconstruction, Les études philosophiques, PUF, n°67, 2003/4. Pierre DESTRÉE, Éducation morale et catharsis tragique, Les études philosophiques, PUF, N°67, 2003/4. Barbara CASSIN, Jacqueline LICHTENSTEIN ET elisabete THAMER, Catharsis, http://robert.bvdep.com. ARISTOTE, La Politique, Traduction, notes et index de J. TRICOT, Librairie Philosophique J. VRIN, 1995.
ARTUS
Relu le 8 janvier 2021