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27 février 2014 4 27 /02 /février /2014 15:52

   Les discours stratégiques tendent à discuter, en ce qui concerne en tout cas les armements nucléaires, de la supériorité, de l'infériorité ou de la parité entre les super-puissances ou les puissances en situation de concurrence, d'émulation, voire de conflit dans le monde. Le concept de parité demeure flou, à très grande géométrie variable et est évoqué, en tout cas par les différentes administrations des États-Unis comme un objectif, une référence, en matière de course aux armements... et de négociations sur les réductions ou les suppressions des armements. Cette préoccupation n'est pas forcément partagée par les autres puissances : l'URSS, au moins dans les discours, se targuait ou recherchait une sorte de supériorité en armement au moins sur le théâtre européen, la Chine l'ignore et d'autres pays cherchent plutôt une suffisance nucléaire qui assure une dissuasion réelle. Le moment où cette préoccupation est la plus fortement exprimée, officieusement ou officiellement n'est cependant pas dans la course aux armements proprement dites mais dans les négociations internationales où chaque partie tente de définir pour elle-même et pour ses partenaires-adversaires des niveaux de puissances, souvent calculés en fonction des implantations et des puissances des armements discutés. 

 

La parité, thème problématique et... manipulateur

    Thérèse DELPECH indique que "la définition de la parité a constamment posé problème pendant la guerre froide. Que devait-on exactement comparer d'un côté et de l'autre? Il était tentant de rechercher une parité essentiellement quantitative, mais on s'est aperçu que cette approche serait une erreur dès que les Soviétiques se sont mis à accroître fortement leur propre arsenal. Les éléments qualitatifs liés aux systèmes d'armes (notamment la survivabilité) ont dû être pris en compte ainsi que d'autres attributs extérieurs de la puissance comme les alliances et la détermination, par exemple en complément des instruments militaires.

Du côté soviétique, la taille des arsenaux semble avoir joué un rôle important mais secondaire dans la recherche constante de la "supériorité". Il en était ainsi même lorsque les forces conventionnelles de l'OTAN ont été comparées à celles du Pacte de Varsovie. (...). Aux États-Unis, le chiffrage quantitatif devint de moins en moins important au fur et à mesure de l'accroissement des arsenaux soviétiques. La capacité d'une force de représailles à survivre à une première frappe est ainsi devenue essentielle pour une dissuasion efficace.

Au cours des pourparlers sur la limitation des armes stratégiques (SALT), l'objectif des Américains était d'établir une équivalence grossière des forces en présence, définie comme ne conférant aucun avantage unilatéral à l'un ou l'autre camp. On pensait qu'un déséquilibre favorable permettrait d'exercer des pressions politiques ou de semer le doute quant à la dissuasion directe et élargie. Comme le disait le secrétaire à la défense Harold Brown, une équivalence grossière permettait de se prémunie contre "tout danger que les Soviétiques puissent être perçues comme supérieurs, même si cette perception était fausse".

Précisons nous-même que le discours sur la parité alors déployé correspondait ni plus ni moins en une tentative de rouerie de la part des Américains : négocier sur le nombre de fusées porteuses au moment où ils envisageaient de multiplier les têtes nucléaires sur chaque fusée, permettait, sous couvert d'égalité mathématique entre les porteurs de s'assurer en fait une supériorité en puissance de feu écrasante. Les Soviétiques d'ailleurs, n'ont jamais été dupes de cette manoeuvre, et savaient bien, par exemple, que même au niveau des fusées, le mode de propulsion différent pour les deux camps (à poudre pour les Américains, à liquide combustible pour les Soviétiques) ne permettait pas une évaluation réelle des capacités nucléaires réelles, les vitesses et les aérodynamiques des missiles étant alors très différentes. 

"A partir des années 1980, la supériorité américaine avait disparu et aucun président ne souscrivit à l'idée de regagner l'avantage nucléaire. A l'autre extrémité du spectre, Robert McNamara fit remarquer que les États-Unis n'avaient pas tiré grand avantage (politique, comprenons-nous) de leur supériorité nucléaire initiale ; cela n'avait empêché ni la guerre de Corée ni les pressions soviétiques sur Berlin. Le problème était donc non seulement la définition de la parité, mais le degré d'importance à lui accorder.

Certains défendaient la dissuasion mutuelle stable, mais tous ne partageaient pas l'idée qu'un équilibre stable entre la puissance de chacun des deux adversaires soit le meilleur moyen d'assurer la dissuasion. Les partisans des défense antimissiles exprimaient un point de vue différent, de même que ceux qui se prononçaient en faveur de la disparité dont Herman Kahn. La parité posait également aux Etats-Unis des questions épineuses s'agissant de la dissuasion élargie." Cet argument, explique Thérèse DELPECH dans une note, est développé par Colin Gray et Keith Payne, dans Victory is possible (Foreign Policy, n°39, 1980) : "Dans les années 1960, les Etats-Unis ont approuvé le concept de parité stratégique, sans réfléchir suffisamment à ce que cela signifiait pour la crédibilité du parapluie nucléaire américain. Une condition essentielle de la parité ou de l'équivalence est incompatible avec les fonctions de dissuasion élargie, en rauison de l'effet dissuasif sur soi-même, inhérent à un tel contexte stratégique."

"Vingt ans après la fin de la guerre froide, il est encore difficile d'évaluer dans quelle mesure l'équilibre nucléaire a pesé dans le passé. Cet équilibre jouera t-il un rôle important à l'avenir? Question plus délicate encore.

 

Super-puissances et puissances dans une course sans fin

Aujourd'hui, aucune puissance ne peut se mesurer avec les forces nucléaires américaines. La Russie a peut-être un plus grand nombre d'ogives nucléaires et a modernisé ses bombardiers, mais sa composante sous-marine est totalement désorganisée et une grande partie de sa force en ICBM vétuste. Et, en tout état de cause, la notion de parité n'a de sens que dans le domaine nucléaire. Si l'on prend une perspective plus large, la capacité nucléaire de la Russie est globalement inférieure à celle des États-Unis. La Chine modernise ses arsenaux nucléaires et balistiques mais, en dépit de tous les efforts qu'elle a déployés au cours des dix dernières années, ses forces sont encore limitées par comparaison avec celles des États-Unis. Dans une vingtaine d'années, il s'en ira sans doute différemment, si l'on tient compte, d'une part, de l'état de l'infrastructure nucléaire américaine, des compressions budgétaires de défense, de la difficulté d'attirer les plus brillants cerveaux vers l'activité nucléaire, secteur dévalorisé aujourd'hui, et d'autre part, des efforts constants de modernisation de la Chine en ce domaine.

Russie et Chine ont d'autres problèmes, mais toutes deux ont encore foi en l'arme nucléaire. La Chine en particulier tirera sans doute profit de la volonté des États-Unis de réduire l'importance et le rôle de leurs armes nucléaires pour atteindre la parité. Certes Washington voudrait convaincre la Chine d'abandonner cet objectif, mais bien malin qui connait la stratégie permettant d'atteindre ce résultat. De même, convaincre la Russie que ses intérêts et ses responsabilités sont désormais pour l'essentiel les mêmes que ceux des États-Unis est un but louable, mais pas facile à atteindre." Notons que le prestige de l'arme nucléaire pourrait l'emporter encore longtemps sur son efficacité réelle dans la poursuite des programmes des modernisation nucléaire, d'autant plus que les propagandes internes officielles n'ont pas faibli à cet égard. 

"Lors d'une conférence de presse à Moscou en 1974, Henry Kissinger posait cette question devenue célèbre (c'est d'ailleurs pour cela que nous la rapportons ici!) : "Au nom de Dieu, dites-moi ce que vous appelez la supériorité stratégique? Que signifie-t-elle, politiquement, militairement et sur le plan opérationnel, à des niveaux quantitatifs si élevés? Qu'allons-nous faire de tous ces arsenaux?" (rapportés par Henry Kissinger lui-même, à tout seigneur tout honneur... Years of Upheaval, Little, Brown and Boston, 1982). Si, comme Kissinger l'a lui-même reconnu quelques années plus tard, sa question était déplacée à l'époque (surtout notons-le envers les négociateurs américains qui s'efforçaient de définir, par types d'armes nucléaires, des paliers de parité!), elle fait peut-être sens aujourd'hui même que Washington semble penser que les armes nucléaires sont des vestiges de la guerre froide, et que les nations émergentes plus faibles les trouvent de plus en plus adaptée à notre époque.

En tout cas, la Russie comme la Chine pensent que la parité se définit de nos jours en des termes qui dépassent largement la parité nucléaire. Outre la détention de quantité d'armement nucléaires, elle prend aussi en compte les progrès des très hautes technologies conventionnelles telles que Prompt Global Strike (système de frappe conventionnelle globale), les défenses anti-missiles et les alliances régionales."

 

L'objectif de stabilité par les négociations sur la limitation des armements

   Hervé COUTEAU-BÉGARIE situe l'objectif de la stabilité de l'équilibre stratégique, par forcément recherché par toutes les parties, dans les négociations sur la limitation des armements. Il passe par la reconnaissance, ou au moins l'admission implicite, de la parité. Thomas SCHELLING (Arms and Influence) estime que "la formulation usuelle de l'arms control... commence avec la prémisse selon laquelle les ennemis potentiels sont intrinsèquement obligés de reconnaitre une sorte de parité. Mais, depuis qu'il y a différentes manières de mesurer le potentiel militaire, il serait possible d'admettre une puissance inférieure tout en clamant - et peut-être en croyant - qu'il y a parité selon certains critères." Le stratégiste écrit que "la limitation des armements, ainsi reformulée, devient une composante fondamentale de la stratégie des moyens. Les accords ont pour but de remodeler et, dans la mesure du possible, de limiter les arsenaux. Ils ont aussi une dimension opérationnelle, puisque le dialogue a pour but de parvenir à une réduction des différences de compréhension et finalement à la définition d'un code de conduite commune. Cette volonté américaine de sortir les Russes de leur "sous-développement intellectuel" (nous noterons l'arrogance d'une certaine administration américaine...) et de leur faire admettre les subtilités de la stratégie qu'ils avaient élaborée s'est heurté au caractère irréductible des cultures stratégiques : l'ethnocentrisme qui présidait à une telle conception était trop éclatant, d'autant qu'il s'accommodait de quelques arrières-pensées intéressées : les États-Unis se sont d'abord opposés à la limitation des têtes indépendantes parce qu'ils pensaient conserver leur monopole pendant plusieurs années, avant de proposer, sans succès, leur interdiction quelques années plus tard, suite aux progrès inattendus des Soviétiques. Il ne faut pas s'étonner que, hormis pour les antimissiles, l'échec ait été complet. Entre 1969 (ouverture de SALT 1) et 1979 (traité SALT 2), le nombre de têtes nucléaires a été multiplié par 4 ou 5 et il a continué à augmenter jusqu'au milieu des années 80. Les réductions drastiques prévues par SALT 2 ne permettront pas de revenir au niveau de 1969 (3 500 têtes au lieu de 2 500 de 1969). L'idée que le simple fait d'entretenir un dialogue, même si celui-ci n'aboutit pas, peut avoir un effet stabilisateur est une croyance qui n'a jamais été démontrée (l'effet "éducatif " des SALT est fortement sujet à caution), mais qui n'en ait pas moins enracinée dans l'inconscient collectif des décideurs et des analystes occidentaux."

 

Hervé COUTEAU-BÉGARIE, Traité de stratégie, Economica/ISC, 2002. Thérèse DELPECH, La dissuasion nucléaire au XXIe siècle, Odile Jacob, 2013.

 

STRATEGUS

 

Relu le 24 septembre 2021

 

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