Si les persécutions et les politiques d'extermination légales et progressives contre les Juifs constituent un élément original du régime national-socialiste allemand, dans les années 1930 et 1940, une sorte d'apogée dans l'horreur, qui fait parfois douter de la viabilité de l'espèce humaine, élément ensuite diffusé depuis les années trente à l'ensemble de l'Europe, la Shoah n'est pas réductible à cela. La shoah par balles et la shoah par gaz dans les camps de concentration, notamment dans les pays de l'Est, forme un ensemble qui tua plusieurs millions de personnes, et fut le fait également du régime soviétique et d'autres armées.
Comprendre comment ces persécutions et ces politiques d'extermination purent avoir lieu, ce n'est pas seulement comprendre comment la tradition antisémite se précipite dans les années de crise économique mondiale, c'est aussi comprendre comment des politiques de persécutions et d'exterminations légales se sont mises en place, dans des sociétés tout de même très divisées, au point de constituer un élément essentiel dans des rassemblements populaires nationalistes, un élément constitutif de renouveaux de nations.
Également, il est nécessaire de faire une distinction entre temps de paix et temps de guerre. Sans la Seconde guerre mondiale, la solution finale n'aurait sans doute pas été mise en oeuvre, même si celle-ci a pu être pensée, mais de manière très minoritaire, auparavant.
Enfin, ces politiques d'État de persécutions et d'exterminations constituent une systématisation de pratiques très anciennes qui allient massacres et pillages, ceux-ci se produisant le plus souvent alors dans un grand désordre. Ce qui frappe dans leur mise en oeuvre, c'est la recherche d'une efficacité dans la discipline, et une systématisation dans le but poursuivi (la destruction de l'influence juive) et dans les méthodes adoptées (mises à l'écart, expulsions, exterminations).
Mais du fait de l'intrication, depuis l'Émancipation juive, des activités et des familles "juives" et "non-juives" - ce qui suit une très longue période de croisement de populations malgré tout en contact, notamment en Allemagne mais pas seulement, les conséquences de leur exclusion de la vie politique, économique, scientifique... se retournent contre leurs promoteurs, car l'exil forcé des élites et des peuples alimente les forces économiques extérieures, et singulièrement, ennemies. Dans le détail de l'étude des politiques nazies, les historiens constatent que les responsables politiques et administratifs avaient bien conscience - mais insuffisamment il semble, car la doctrine nazie elle-même est très bornée, malgré sa cohérence apparente - des effets négatifs de leurs propres agissements, même s'ils étaient plutôt obnubilés par la possibilité de la création d'une puissance juive extérieure, singulièrement en Palestine...
Une mise en oeuvre difficile des persécutions
Saul FRIEDLÄNDER montre bien les difficultés pour le régime nazi de mettre en oeuvre des persécutions inscrites dans son programme depuis 1920. Il indique que cette mise en oeuvre ressemble plus à un ensemble de tactiques, parfois avec succès, mais aussi parfois rencontrant des résistances, qu'à une stratégie d'ensemble pensée de bout en bout des premières persécutions systématiques de 1933 à l'extermination décidée en 1942.
Une double difficulté, qui tient à la racine même de leur idéologie, demeure tout au long de ce processus qui ressemble à un glissement progressif vers l'horreur :
- d'abord dans la définition du Juif. Si bien que pour contourner la difficulté de déterminer un "gène juif" (auquel les connaissances scientifiques du moment ne donne bien entendu pas accès, par méconnaissance du substrat matériel génétique), une "caractéristique biologique juive", chez des individus pris dans la dynamique de l'intégration à la nation allemande et de l'émancipation par rapport à la culture juive ancestrale, l'administration nazie se rabat sur la preuve de l'appartenance à la "race aryenne". Lorsque s'abattent sur la société les directives visant à exclure les Juifs de la fonction publique, de la presse, du milieu artistique ou des professions médicale et d'avocat, chacun est tenu de prouver, papiers familiaux à l'appui son ascendance "germanique". L'ambition de remonter jusqu'en 1650 fut vite rabattue à prouver cette appartenance familiale à partir de 1800 ou de 1850... A travers l'étude de l'arbre généalogique de chacun, l'administration définit l'aryen, le demi-juif, le quart juif... jusqu'au huitième de juif, ce qui lui permet de moduler ensuite les interdictions professionnelles de manière progressive. Les Juifs "étrangers" sont d'abord touchés, puis les Juifs "nationaux" n'y échappent pas ; les demi-Juifs sont épargnés pour la plupart des activités jusqu'à tardivement en 1938, ou plus aucune différence n'est faite entre les portions de juifs.
- l'imbrication des sociétés aux propriétaires juifs et des sociétés "aryennes" dans l'économie allemande rend difficile leur exclusion de leurs activités économiques. Passé le cap de l'exclusion des parties les plus visibles de la société (activités artistiques et dans la presse), il devient de plus en plus difficile de pratiquer cette exclusion. Partie constitutive de l'économie allemande, les entreprises des propriétaires juifs bénéficient longtemps d'une solidarité de fait, malgré la propagande antisémite et les mesures administratives, de leurs clients et de leurs fournisseurs, au moins jusqu'en automne 1937. Le boycottage de ces entreprises "juives" est rendu compliqué, non par des violations voulues de la légalité, mais par l'indifférence de la population en général vis-à-vis de l'idéologie pure et dure nazie, indifférence qui a son pendant vis-à-vis du sort de la population juive visée. Cette imbrication économique explique un certain pragmatisme d'Hitler, soucieux de remilitariser l'Allemagne et de remettre sur pied un complexe militaro-industriel efficace et dimensionné par rapport à des ambitions territoriales importantes. Très longtemps, les milieux d'affaires, même Juifs, participèrent à cet effort de préparation à la guerre, et ce n'est qu'à l'approche de la guerre, et l'expression de plus en plus agressive des revendications à partir de 1938, qu'Hitler fait mettre en oeuvre l'exclusion totale des dirigeants économiques juifs - dans l'industrie et la finance - avec toutefois des exceptions notables que l'on retrouve d'ailleurs dans le domaine scientifique.
Les mesures nazies furent plus ou moins suivies d'effets selon que les élites étaient consentantes ou inquiètes.
L'arsenal de la propagande s'exerce d'abord pour amplifier l'antisémitisme chrétien séculaire, neutralisant les autorités religieuses, elles-mêmes en grande majorité conservatrices, agite simultanément la menace du communisme pour faire approuver certaines mesures (exclusion de la gauche allemande, emprisonnement des militants socialistes ou communistes, répression des manifestations, peu nombreuses en fait), et s'exerce ensuite pour faire effectuer l'amalgame entre la menace soviétique et la menace juive, jusqu'à son propre point de départ, bien mis en avant dans le Mein Kampf du dirigeant nazi, le "fait" que la "juiverie internationale" veut diriger le monde par son emprise sur le pouvoir soviétique.
Une fois obtenue la méfiance entre les juifs, la crainte de sanctions lourdes en cas d'aide aux juifs, d'emploi de Juifs ou même de voisinage trop proche des Juifs, l'assentiment (il est nécessaire de la faire pour purifier la société allemande d'éléments douteux) de la persécution de plus en plus lourde et de plus en plus systématique de la part du parti nazi qui prend progressivement la place de l'État, le pouvoir peut passer à des mesures de regroupement des Juifs, dans des quartiers qui sans constituer pour autant des ghettos fermés (par l'expulsion de logements, "normalement destiné aux vrais allemands"), à des mesures de fichages de la population juive (avec la collaboration des autorités juives constituées, filtrées et surveillées).
Tout cela en même temps que le pouvoir nazi tente d'abord l'émigration des Juifs vers d'autres pays, s'activant diplomatiquement pour l'organiser conjointement avec le reste de la communauté internationale, pour constater que cette politique échoue par rapport à ses attentes : si les autorités de pays voisins expriment leur condamnation de certaines mesures contre les Juifs, ils ne sont pas prêts à les accueillir.
Une fois fichée et repérés, identifiés en tant que tels, les Juifs sont l'objet de mesures de regroupement dans des camps de concentration, présentés (ce qu'ils sont parfois) comme des camps de travail pour employer une population complètement paupérisée à causes des persécutions, des camps d'extermination. L'assaut donné contre les populations juives, est alors massif (dès 1938) et brutal, émaillé de brusques flambées de violence (comme la Nuit du Cristal) "spontanées" (en fait approuvées et facilitées par les autorités) et "populaires" (en fait surtout le fait des groupes nazis paramilitaires, sous les yeux d'une population qui préfère détourner le regard).
Une montée en puissance progressive des politiques d'exclusion et d'extermination
Le professeur d'histoire à l'Université de Californie (UCLA) montre bien cette montée en puissance, prudente de la part des dirigeants nazis, le sentiment des Juifs eux-mêmes et de la population allemande en général.
"Les persécutions et les exterminations des nazis furent perpétrées par des gens ordinaires qui vécurent et agirent au sein d'une société moderne nullement différente de la nôtre. Cette société dont ils étaient issus a créé les méthodes et instruments nécessaires à leur dessein. Mais le régime, l'idéologie et la culture politique qui définirent les buts de ces entreprises n'avaient, eux, rien d'ordinaires. Ce sont les rapports entre l'exceptionnel et le banal, la fusion des potentialités destructrices largement partagées d'un monde qui est encore le nôtre avec la fureur très particulière du plan apocalyptique des nazis contre l'ennemi mortel, le juif, qui confèrent à la fois sa signification universelle et sa singularité historique à la Solution finale de la question juive." Sur la progressivité de ces persécutions, il écrit : "Ainsi donc, avant même de promulguer leurs premières mesures d'exclusion systématique contre les juifs, les nouveaux dirigeants de l'Allemagne s'en étaient déjà pris aux représentants les plus visibles de l'"esprit juif", qu'il fallait désormais détruire. En général, le dispositif antijuif adopté tous azimuts par les nazis n'avait pas pour seul but d'instaurer la terreur : il avait une portée emblématique. Cette double fonction traduisait l'omniprésence de l'idéologie au sein du régime. Il fallait en réaffirmer rituellement les principes, la persécution des victimes désignées participant justement de ce rituel. Il y eut plus. Le double objet des initiatives du régime engendra une sorte de "conscience éclatée" dans une grande partie de la population. Si les gens n'approuvaient pas nécessairement la brutalité des expulsions auxquelles étaient soumis les intellectuels juifs, ils se félicitaient que la vie culturelle allemande fût débarrassée de l'"influence excessive" des juifs. Même certains des plus célèbres exilés allemands, comme Thomas Mann, ne furent pas à l'abri, au moins momentanément, de ce double regard porté sur les événements." L'efficacité de la propagande nazie permet d'installer même dans les populations juives l'idée qu'il valait mieux et pour le peuple "aryen" et pour le peuple "juif" de vivre séparément, chacun se renforçant dans ses racines culturelles... Il n'y eut pas, en 1933, et même dans les années suivantes de panique au sein de la population juive, que ce soit dans les élites ou chez le "peuple ordinaire", à l'arrivée de Hitler, notamment parce que son assise politique paraissait au début incertaine, et ensuite parce que toujours ont été touchées en même temps des populations "non aryennes" ou "contaminées" par l'idéologie communiste.
"On s'est demandé si les nazis avaient des objectifs concrets et des plans précis. certes, malgré les tensions internes et les modifications du contexte, les buts à court terme, dans la plupart des domaines, furent définis de manière systématique et rapidement atteints. Mais les objectifs ultimes du régime, sa politique à long terme, ne furent qu'esquissés. Pourtant, ces buts à long terme vaguement formulés s'avérèrent essentiels non seulement comme orientations, mais aussi comme indicateurs d'une ambition illimités et d'un espoir : ils fondaient les articles du credo de Hitler et de sa coterie, ils stimulaient les énergies du parti et de divers secteurs de la population et exprimaient la foi dans la justesse de la démarche choisie." "Selon les termes de la théorie raciale nazie, la communauté nationale allemande (Volksgemeinschaft) tirait sa force et de sa pureté de sang et de son enracinement dans le sol sacré de l'Allemagne. Cette pureté raciale garantissait la supériorité de la création culturelle et de la solidité de la construction d'un État puissant, elle assurait la victoire dans la lutte pour la survie de la race et sa prééminence. Les lois de 1933 visèrent donc d'emblée à exclure les juifs des domaines servant cette utopie : de l'administration (loi sur la fonction publique), de la santé (loi sur les médecins), du tissu social de la communauté (radiation des avocats), de la culture (lois touchant les écoles, les universités, la presse, les professions culturelles) et, enfin, du sol sacré (loi sur l'agriculture). En fait, seule la loi sur la restauration de la fonction publique fut pleinement mise en application à ce stade initial, mais on ne pouvait se méprendre ni sur les présupposés symboliques qui sous-tendaient ces lois ni sur le message idéologique qu'elles véhiculaient. Très peu de juifs allemands devinèrent la terreur absolue que les lois nazies laissaient augurer à plus longue échéance." Beaucoup, dans les élites, se tranquillisaient en estimant qu'ils s'agissait là de loi-limites et que cela n'irait pas au-delà, tout en se félicitant de politiques d'émigration (soutenues par le produit des exclusions économiques...) dont une partie d'elles-mêmes, acquise aux convictions sionistes, voulaient l'aboutissement.
Dans la mise en oeuvre de leur politique, les nazis "exploite(nt) pleinement plusieurs grands dogmes antisémites des conservateurs : la surreprésentation des juifs dans les secteurs clés de la vie socioprofessionnelle ; le fait qu'ils constituent un élément non assimilé, donc étranger, de la société ; l'influence délétère de leurs activités (libérales ou révolutionnaires), en particulier depuis novembre 1918." Hitler navigue constamment entre une prudence envers les puissances extérieures, dans la crainte d'un boycott économique - lequel ne viendra jamais, la manipulation de réactions provoquées par ses propres troupes fanatiques et l'expression d'une volonté toujours plus forte d'aller de l'avant dans la "purification raciale".
Pour ce qui est de la réaction de la population allemande envers la situation des Juifs qui constituaient à peine un dixième de la population générale, mais à la grande visibilité (présence dans la presse, la culture et dans les affaires) "au vu des six premières années du régime, à l'évidence la société allemande ne s'opposa pas, dans l'ensemble, aux initiatives antijuives du régime. Le fait que cette politique fut incarnée par Hitler lui-même et que la population sentait que, dans ce domaine, les nazis étaient décidés à aller de l'avant renforça peut-être l'inertie de la grande majorité face à une question au demeurant marginale à leurs yeux. Les intérêts économiques et les motifs religieux entraînèrent une certaine opposition, certes, principalement dans la paysannerie et chez les catholiques et les membres de l'Église confessante. Néanmoins, ces réticences, sauf de rares exceptions strictement individuelles, n'occasionnèrent aucune remise en cause publique de la politique du régime. Toutefois, pendant les années 1930, la population allemande, dont la grande majorité partageait l'antisémitisme traditionnel ambiant sous une forme ou une autre, ne réclama jamais des mesures antijuives ni n'exigea qu'elles fussent brutalement appliquées. En fait les "Allemands ordinaires" manifestèrent surtout de l'indifférence à l'égard de la ségrégation et du renvoi des juifs de la fonction publique ou des activités de services. Certes, il y eut des initiatives individuelles pour tirer parti de leur expropriation ; certes, leur humiliation suscita quelque jubilation. Mais, hors des rangs du parti, on n'observa aucune pression populaire massive pour les chasser d'Allemagne ou ajouter aux violences. La majorité des Allemands se contenta de souscrire aux dispositions prises par le régime, et (...) de détourner le regard." D'autant que les apparents résultats de la politique économique générale des nazis - récupérant là en fait les effets des dernières mesures de la République de Weimar, effet quasi naturel des différences temporalités économique et politique...- se traduisaient concrètement par une amélioration du niveau de vue des Allemands. En plus, la population ne s'inquiétait pas de possibles perspectives de guerre (le souvenir de la Grande Guerre était encore dans tous les esprits), tant Hitler accumulait les réussites diplomatiques d'annexion de nouveaux territoires.
Deux courants de l'historiographie de l'histoire de l'extermination des Juifs.
Saul FRIEDLÄNDER, toujours, tout en avertissant que l'histoire de l'extermination des Juifs "ne saurait se limiter à rapporter les politiques allemandes", tient à caractériser deux courants de l'historiographie de la Solution Finale du IIIe Reich :
- le premier considère que l'extermination des Juifs représente en soi un objectif majeur des politiques allemandes dont l'étude nécessite cependant de nouvelles approches : les activités des acteurs à l'échelon intermédiaire, l'analyse détaillée des événements dans des régions limitées, la spécificité de la dynamique institutionnelle et bureaucratique sont alors censées éclairer d'un jour nouveau les rouages de tout le système d'extermination (par exemple l'approche de Ulrich HERBERT, edition National Socialitz Extermination Policies : Contemporary German Perspectives and Controversies, New York, 2000) ;
- le second considère que la persécution et l'extermination des Juifs d'Europe n'ont été qu'une conséquence secondaire de grandes politiques allemandes qui poursuivaient des objectifs entièrement différents, notamment un nouvel équilibre économique et démographique dans l'Europe occupée, un remaniement ethnique et une colonisation allemande de l'Est, le pillage systématique des Juifs afin de faciliter la conduite de la guerre sans faire peser un fardeau matériel trop lourd sur la société allemande, ou plus précisément, sur l'État national-raciste hitlérien.
L'auteur préfère se situer dans le premier courant, se focalisant sur la place centrale des facteurs idéologiques et culturels comme premiers moteurs de la politique nazie en ce qui concerne le problème juif.
Revenant sur certains aspects de l'historiographie dont il ne partage pas les prémices, il écrit : "Dans son cadre propre, distinct de l'histoire fouillée des politiques et mesures allemandes ou d'un tableau des attitudes et des réactions des témoins, l'histoire des victimes a été méticuleusement racontée, d'abord au cours des années de guerre et, bien entendu, depuis la fin du conflit. Mais l'exposé des politiques de domination et de meurtre y demeure à l'état d'esquisse. Dès le début, priorité a été donnée à la collecte systématique des traces documentaires et des témoignages concernant la vie et la mort des Juifs : les attitudes et stratégies des dirigeants juifs, l'asservissement et la destruction de la main-d'oeuvre juive, les activités des divers partis et mouvements politiques de jeunesse juifs, la vie quotidienne dans les ghettos, les déportations, la résistance armée et la mort massive sur chacun des centaines de sites de tuerie à travers l'Europe occupée. Même si, peu après la guerre, des débats et des querelles, des interprétations systématiques, parallèlement à la collecte permanente de traces, sont devenus partie intégrante de cette historiographie, l'histoire des Juifs est demeurée un monde autonome, pour l'essentiel le domaine d'historiens juifs. Bien entendu, l'histoire des Juifs durant la Shoah ne saurait être l'histoire de la Shoah ; mais sans elle, on ne saurait écrire l'histoire générale de ces événements. Dans son très controversé Eichamm à Jérusalem, Hannah Arendt rejette carrément une partie de la responsabilité de l'extermination des Juifs d'Europe sur les épaules des divers groupes dirigeants juifs : les conseils juifs. Cette thèse très mal étayée a transformé les Juifs en collaborateurs de leur propre destruction. En vérité, l'influence que des victimes ont pu avoir sur le cours de leur victimisation fut marginale, mais quelques interventions eurent lieu, pour le meilleur et pour le pire, dans un petit nombre de contextes nationaux. Ainsi, dans divers cadres de cet type, des dirigeants juifs ont eu une influence limitée, mais pas entièrement insignifiante, positive ou négative, sur les décisions prises par les autorités nationales. (...) De surcroît, de manière particulièrement tragique, une résistance armée juive (...) a sans doute provoqué une accélération de l'extermination juive asservie qui restait encore (tout au moins jusqu'au milieu de l'année 1944), malgré le besoin aigu de travailleurs dans un Reich de plus en plus assiégé.
Pour ce qui de sa signification historique fondamentale, l'interaction entre les Juifs d'Europe occupée et satellite, les Allemands et les populations environnantes se situe à un niveau plus profond. Dès l'instant où la politique d'extermination a été lancée (c'est-à-dire surtout à partir de 1942), toutes les mesures prises par des Juifs afin d'entraver l'effort nazi pour éradiquer chacun d'entre eux représentaient une riposte directe, fut-ce à l'échelle individuelle la plus infime. Soudoyer des officiels, des policiers ou des dénonciateurs, payer des familles afin de cacher des enfants ou des adultes, fuir dans les bois ou les montagnes, disparaître dans des petits villages, se convertir, rejoindre la résistance, voler des vivres : tout ce qui venait à l'esprit et pouvait permettre de survivre revenait à mettre un obstacle en travers des visées allemandes. C'est à ce micro-niveau que s'est déroulée l'interaction élémentaire et permanente des Juifs avec les forces contribuant à la mise en oeuvre de la Solution Finale."
La collaboration tactique...
Saul FRIEDLÄNDER, tout en ne faisant pas l'impasse sur le rôle des conseils juifs, semble peut-être minorer leurs rôles pendant la période des persécutions et même dans la période d'extermination, même si ces rôles sont très différents.
D'autres auteurs, comme Werner RINGS dans l'examen des résistances et collaborations sous la seconde guerre mondiale, classent le comportement de nombreux Juifs, présents dans des organes administratifs importants, dans la catégorie de la collaboration tactique : "sur le chemin qui les menait à l'extermination, se trouvaient d'autres Juifs, des dizaines de milliers, devenus collaborateurs du national-socialisme, parce qu'ils y étaient contraints ou en espéraient un bénéfice d'une nature ou d'une autre, complices pour le bien comme pour le mal. Il va de soi qu'ils ne pratiquaient et que l'on acceptait et même n'attendait de leur part rien de plus qu'une collaboration tactique - dont les objectifs étaient par conséquent opposés à ceux de l'ennemi. Ce fut dans cet esprit que les Allemands créèrent à partir de février 1941 des organes de collaboration particuliers, les "commissions juives", chargées d'assurer la liaison entre les autorités allemandes et la population juive des territoires occupés des Pays-Bas, de Grèce, de Pologne et d'Union Soviétique, ainsi que des ghettos de l'Est, du camp de concentration de Theresienstadt et des camps d'extermination, d'où l'on ne revenait jamais. Des points de jonction donc, par lesquels devaient passer toutes les "communications" entre Juifs et Allemands. Les commissions transmettaient les instructions et ordres de l'occupant et surveillaient leur exécution ; elles organisèrent leur propre service d'ordre, une police juive portant des brassards spéciaux, qui participait aux rafles et aux arrestations et dont les chefs, comme ce fut par exemple le cas dans le ghetto de Lodz (ce qui est rapporté d'ailleurs par Saul FRIEDLÄNDER), devaient décider lesquels de leurs coreligionnaires et compagnons de misère seraient supprimés ou portés sur les listes des "opérations de transfert", euphémisme officiel désignant l'envoi dans les camps d'extermination."
Au coeur même de l'organisation des camps de concentration, et ce n'est pas propre aux juifs - les diverses nationalités, des divers "criminels" avaient les leurs - existaient tout un système hiérarchique de distribution des ordres et des quémandes des victimes.
L'analyse du génocide des Juifs d'Europe
Léon POLIAKOV, à qui l'on doit les premières analyses du génocide nazi des Juifs d'Europe, recherche l'origine des persécutions.
Pour ce faire, il contribue à la constitution d'une histoire globale et multidimensionnelle de l'antisémitisme, conçue de plus en plus comme une histoire anthropologique des formes de judéophobie. Il ne cesse de rappeler que, "pas loin de nous (est) le temps où de l'avis des populations occidentales ou "blanches", la république des savants et des philosophes non exclues, le genre humain se partageait en races inférieures et races supérieures." On pourrait même pousser plus loin dans le temps, où semblait exister des races de seigneurs, des races de guerriers, des races de prieurs et des races de paysans... Il repère dans le temps une démonologie millénariste, des théories du complot, qui se précipitent et se condensent sous le IIIe Reich. Il remonte à la Révolution anglaise, à la Révolution française, à la philosophie allemande (aux Lumières allemandes...) pour comprendre comment la constitution d'une idéologie nazie a pu être facilitée.
Léon POLIAKOV, La causalité diabolique : Essai sur l'origine des persécutions ; Du joug mongol à la victoire de Lénine, Calmann-Lévy, 2006. Saul FRIEDLÄNDER, Les années de persécution, L'Allemagne nazie et les Juifs, 1933-1939, Éditions du Seuil, 2008 ; Les années d'extermination, L'Allemagne nazie et les Juifs, 1939-1945, Éditions du Seuil, 2008. Werner RINGS, Vivre avec l'ennemi, Robert Laffont, 1981.
STRATEGUS
Relu et compléter le 15 avril 2021