Sous les coups de boutoirs économiques des puissances occidentales et de la guerre sino-japonaise de 1894, et aussi d'une succession de calamités naturelles, la société chinoise entre dans une période de grands désordres, accentués par l'exil d'une partie de l'intelligentsia exclue du pouvoir pour avoir tenté une modernisation politique, de ce fait réduite à entretenir une agitation permanente. Cet exil prive la Chine des cadres nécessaires qui auraient pu faire contrepoids à la suprématie des généraux qui, de fait, se partagent les différentes régions, avec ou sans l'appui de l'une ou l'autre des puissances étrangères. Le mouvement patriotique, largement entretenu de l'extérieur, tente de s'y opposer quand il n'y participe pas, tout ceci dans un chaos grandissant.
La formation d'une bourgeoisie d'affaires, l'apparition d'un prolétariat, les idées nouvelles qui se répandent dans l'intelligentsia, les mouvements et partis politique, explique Jacques GERNET, "tels sont les aspects qui retiennent le plus souvent l'attention des historiens de la Chine des années 1895-1949. C'est qu'en effet ces développements modernes évoquent à leurs yeux ceux qu'ont connus les pays occidentaux : la Chine parait être engagée dans le même processus qui avait provoqué beaucoup plus tôt l'évolution des pays industrialisés de l'Europe et de l'Amérique. Mais en accordant à ces aspects de l'histoire récente de la Chine un intérêt et une signification privilégiés, ils sont amenés à négliger certaines données fondamentales qui excluent tout rapprochement avec l'histoire antérieure de l'Occident. Ces données sont l'épuisement économique de la Chine, sa dépendance à l'égard de l'étranger et le rôle politique de plus en plus déterminant joué par des armées équipées grâce à de coûteux emprunts internationaux." Ajoutons que cette représentation des évolutions en Chine nuit à la compréhension de l'évolution de la philosophie politique qui nous intéresse ici. "Les aspects modernistes de la Chine des années 1895-1949, loin de représenter un progrès et l'amorce d'une évolution pleine de promesses, pourraient être considérées à beaucoup plus juste titre comme les signes évidents de son aliénation et de la décomposition de la société chinoise. (...) Tandis que les masses rurales sont souvent plongées dans une telle misère qu'elles ne peuvent avoir d'autres préoccupations que leur survie immédiate, les nouveaux groupes sociaux nés de la décomposition de la société chinoise connaissent, il est vrai, de grands accès de patriotisme qui unissent provisoirement ces factions étrangères les unes aux autres." Le développement de certaines industries reste confiné à des villes portuaires qui travaillent surtout pour l'exportation, au profit des groupes financiers et commerciaux des puissances occidentales et japonaises. Pour autant qu'on puisse établir une chronologie des événements, Jacques GERNET propose un découpage temporel qui vaut ce qu'il vaut, tant les différentes régions de la Chine vont s'éloigner considérablement :
- les années 1895-1916 au cours desquelles s'effondre et disparait l'ancien régime sont dominés par la suprématie politique de Yuan SHOKAI, chef des armées de la zone Nord ;
- les gouverneurs militaires mis en place par Yuan SHIKAI durant la brève période de sa dictature (1911-1916) entrent en lutte et se partagent la Chine : c'est la période des Seigneurs de guerre (civile!) (Warlords) qui perdurent jusqu'en 1928.
- l'avènement de CHIANG KAI-SHEK, favorisé par le mouvement patriotique qui se renforce depuis 1919, marque une nouvelle étape ; héritier des Warlords, Jianh JIESHI impose sa dictature avec l'appui de la bourgeoisie d'affaires chinoise liée aux intérêts étrangers en Chine : c'est la décennie de Nankin, de 1928 à 1937 ;
- l'invasion japonaise bouleverse tout et CHIANG KAI-SHEK se réfugie au Sichuan. Coupé de Nankin, le gouvernement nationaliste voit son économie de guerre se détériorer rapidement, cependant que cette invasion favorise l'essor de la guérilla sous le contrôle des communistes. La lutte finale, entre la capitulation du Japon en 1945 et les derniers mois de 1949, tourne à l'avantage des milices populaires : la Chine a trouvé la voie de sa libération dans la constitution d'une armée paysanne animée par un profond élan patriotique.
Une "nouvelle" philosophie chinoise
C'est dans ce contexte que se met en place progressivement mais chaotiquement une "nouvelle" philosophie politique, du moins des forces politico-philosophiques nouvelles qui rénovent et transforment la Chine. Jacques GERNET distingue trois périodes de l'évolution de l'intelligentsia chinoise :
- Des environs de 1900 à la disparition de l'ancien régime, la première période est caractérisée par un effort d'adaptation qui fait écho à des tendances réformistes plus ou moins radicales au grand succès. Les plus importants célèbres intellectuels appartiennent encore aux anciennes classes lettrées en voie de disparition ;
- La deuxième période est au contraire celle d'un grand désarroi et du raz de marée des influences occidentales dans la Chine des ports ouverts aux grandes puissances. Cette grande effervescence intellectuelle se calme peu à peu après ;
- La dernière période correspond à la dictature de CHIANG KAI-SHEK : l'individualisme romantique, l'imitation sans discernement de l'Occident cèdent devant les progrès lents et sûrs du marxisme. L'art et la littérature passent au service de la révolution.
Ce sont des tendances au syncrétisme qui caractérisent le mouvement politique, philosophique et littéraire des dix premières années du XXe siècle. Ne pouvant comprendre que depuis le partage de la Chine en sphères d'influence et depuis l'affaire des Boxers, le destin de la chine est définitivement scellé, les meilleurs esprits pensent que la voie japonaise - celle du compromis entre tradition et modernisation - est encore possible. L'illusion vient sans doute de ce que les institutions politiques sont encore en place. Il existe de plus une Chine intérieure dont l'histoire est décalée par rapports aux régions portuaires. Pour les réformistes de toutes tendances et de toutes origines, le Japon, pays proche géographiquement et culturellement, apparait alors comme un modèle dans tous les domaines : éducation, armées, institutions, morale publique. L'influence japonaise est renforcée par le grand nombre des étudiants chinois qui vont compléter leur formation au Japon dans les universités, dans les écoles techniques et dans les académies militaires. . C'est même au travers des traductions japonaises que beaucoup d'étudiants prennent contact à cette époque avec les oeuvres littéraires et philosophiques de l'Occident.
Les révolutionnaires et conspirateurs républicains ne représentent qu'un courant marginal, minoritaire et clandestin. Ce sont au contraire les réformistes, partisans d'une monarchie constitutionnelle de type japonais qui possèdent la plus grande influence.
Leur porte-parole est Liang QUICHAO (1873-1929), réfugié au Japon depuis l'échec des réformes de Cent jours en 1898. Pour lui, à la douceur, à la soumission, à l'esprit de tolérance, à la morale confucéenne traditionnelles liée à un type de civilisation et à un système politique dépassés, il faut substituer l'esprit de compétition, de lutte, le nationalisme et l'intransigeance, toutes les qualités dont font preuve les nations occidentales et le Japon. Cette insistance sur la nécessité d'une transformation en profondeur de la morale publique se retrouve chez Yan FU (1853-1921), très influencé par les théories de DARWIN et de SPENCER. Il est l'un des premiers traducteurs des philosophes évolutionnistes anglais et de philosophes libéraux (Adam SMITH, MONTESQUIEU...). Il ne s'agit pas pour lui de copier l'Occident, mais de s'en inspirer et cette intention se révèle par la forme même de ses ouvrages. Ses traductions d'oeuvres littéraires sont plus des adaptations que des traductions proprement dites, dues elles à Lin SHU (1852-1924), Foukiénois comme lui. Plus de 160 romans occidentaux traduits sont à son actif.
Yan FU, expert en génie maritime, se consacre en 1895, après la défaite de la guerre sino-japonaise, à la rédaction d'articles comme Le bouleversement rapide du monde, L'origine de la puissance, Secrets pour sauver d'une crise, Sur la Corée. Soutenant la théorie de DARWIN, il attaque la politique totalitaire du gouvernement et préconise l'établissement d'un système constitutionnel propre à "éveiller la force du peuple", "éclairer sa sagesse" et "renouveler sa vertu". Sa traduction d'une partie de Evolution and Ethics de HUXLEY (Dian yan lun, 1898), en proclamant que "l'évolution est spontanée" et que "qui s'adapte aux circonstances survit", exerce une grand influence sur le monde intellectuel. Après sa démission en 1900 de l'Ecole navale, il s'efforce de présenter à la Chine les idées occidentales par des traductions d'oeuvres maitresses de philosophie politique. Après l'établissement de la république, devenu membre de la secte Shou'anhui, il s'adonne par réaction au conservatisme confucéen. (Lucie RAULT, Encyclopedia Universalis, 2014)
Il s'agit là d'un contenu nouveau avec des formes traditionnelles caractéristiques de l'oeuvre des deux principaux traducteurs des premières années du XXe siècle, qui se retrouve dans la production littéraire propre. Pratiquement tous les mille romans qui paraissent entre 1900 et 1910 sont en rapport avec le mouvement réformiste, s'inspirant de préoccupations nationales et visant à la critique sociale et politique. Ils restent fidèles aux grands modèles du roman chinois des XVIIIe et XIXe siècles par leur division en épisodes, la multiplicité des personnages (qui donne d'ailleurs le tournis aux critiques littéraires occidentaux), leur réalisme.
L'irruption des modes de vie et des idées occidentales
Le climat politique et intellectuel se modifie à partir des années 1915-1917 quand apparait l'invasion des modes de vie et des idées occidentales. Le phénomène atteint son apogée à partir de 1919. Les historiens se penchent encore sur les causes de cette transformation, multiples : il convient de faire la part aux contrecoups de la disparition de la dynastie et des anciennes classes lettrés, aux manifestations de l'impérialisme japonais, à la déception qu'entrainent les parodies de démocratie parlementaire et la dictature de YUAN SHIKAI qui tente une restauration et chercher à remettre à l'honneur le culte de CONFUCIUS, à l'accroissement du nombre des étudiants formés à l'étranger... Il semble qu'il s'est produit une profonde coupure entre générations. le mouvement est déclenché et mené par la jeunesse des écoles et par les étudiants revenus de l'étranger, dont l'expression la plus visible est la fondation en quantité de revues et de sociétés littéraires.
La plus ancienne et la principale de ces revues est créée à Shanghai en 1915 par Chen DUXIU (1880-1942), l'un des fondateurs en 1921 du parti communiste chinois. Nouvelle Jeunesse multiplie les articles sur des réformes à entreprendre dans le domaine de la littérature (moderniser la langue chinoise) et de l'éducation. HU SHI (1891-1962) figure parmi les premiers éditorialistes de renom de cette revue.
Le mouvement du 4 mai 1919 déclenché par des anciens étudiants de Pékin à l'annonce de l'octroi au Japon des anciennes possessions allemandes en Chine donne une impulsion décisive au développement des courants politiques et littéraires les plus radicaux. Manifestations, grèves et boycotts se multiplient amorçant une période d'agitation politique que renforcent les mesures de répression prises par les gouvernements des Warlords. La profonde effervescence intellectuelle qui accompagne cette agitation ne se résume pas en un sursaut patriotique inspiré par des idées occidentales (science, démocratie, individualisme, nationalisme). Née de l'aliénation du monde chinois, elle traduit le déracinement et l'inadaptation d'une jeunesse et d'une intelligentsia qui ressentent très profondément les contradictions dont elles sont victimes. Tout autant que la volonté d'action, c'est la fuite devant une situation sans issue, le désespoir, le repli sur soi et un romantisme morbide qui s'expriment dans les options philosophiques et les oeuvres littéraires.
Les conditions mêmes dans lesquelles se produit l'invasion des modes et des idées occidentales expliquent pourquoi, une fois la fièvre retombée, il n'en reste pas de marques très profondes. Bien des courants intellectuels de la période 1917-1928 se signalent par leur caractère éphémère et artificiel. Leur succès a été le plus souvent dû à d'apparentes conjonctions entre traditions chinoises et idées occidentales. C'est ainsi qu'on entrevoit certaines affinités entre la philosophie de BERGSON et l'intuitionnisme de WANG YANGMING, entre la théorie anglo-saxonne de l'art pour l'art et certaines attitudes chinoises soulignées par les auteurs eux-mêmes.
Comme dans les premières années du XXe siècle, c'est l'influence britannique qui domine. Des philosophes anglo-saxons suscitent études et commentaires, comme pour John DWEWEY (1859-1952), Bertrand RUSSELL... Quelques auteurs hors de la sphère anglo-saxonne sont également prisés, mais de manière bien moins importante, tels NIETSZCHE ou SCHOPENHAUER, KROPOTKINE...
A l'unanimité (de rejet du système impérial et de l'invasion étrangère) qui s'était faite au moment du mouvement du 4 mai 1919 succède une période de discussions passionnées. Moralistes et partisans d'une conception purement scientifique de la société s'affrontent. Des critiques s'élèvent contre la civilisation mercantile et machiniste de l'Occident. Les premières sont formulées par Liang QICHAO après son retour d'Europe en 1919. Reprises et approfondies par Liang SHUMING (né en 1893), ces critiques laissent place assez vite à une opposition plus fondamentale entre révolutionnaires et purs universitaires. L'influence de HU SHI décline et GUO MORO (né en 1892), l'un des premiers convertis au marxisme, le supplante.
Une critique virulente du système impérial
Il ressort de ces deux périodes qui précèdent la dictature de CHIANG KAI-SHEK, que l'ébullition intellectuelle s'empare à la fois d'une critique virulente du système impérial, avec tous ses tenants et aboutissants moraux et d'une assimilation - pas forcément appuyée sur des traductions exactes même si les voyages fréquents des intellectuels au Japon, en Europe et aux États-Unis permettent des approches plus conformes aux pensées étudiées - de la civilisation occidentale sur pratiquement tous les plans.
L'étude d'institutions républicaines s'effectuent dans des parcours intellectuels pas forcément menés dans la même direction idéologique, tant sont pesants les changements brutaux de la société chinoise, surtout dans les villes et les villes portuaires. Ainsi Liang QICHAO, dont les idées mêmes parcourent un spectre très large, souvent en décalage par rapport aux principaux courants politiques de l'époque, joue un rôle à la fois central et révélateur (MA JUN, préparant alors un doctorat à l'EHESS en septembre 2012).
Liang SHUMING (1893-1988), philosophe, enseignant et leader du Mouvement de Reconstruction rurale à la fin de la dynastie Qing et du début de l'ère républicaine, est célèbre pour sa critique de la théorie marxiste des classes, estimant que la société rurale chinoise ne pouvait être sans ambiguïté classée. Médiateur entre les partis communiste et nationaliste après la guerre sino-japonaise, il montre - et il garde une influence intellectuelle malgré sa marginalisation politique après 1949 - combien la modernisation de la Chine ne pouvait être que beaucoup plus dramatique que ne le pensait MAO ZEDONG. On peut trouver dans son ouvrage, Les idées maitresses de la culture chinoise (Éditions du Cerf, 2010), une étude critique des institutions et des valeurs confucéennes qui rejoint souvent celle de Max WEBER (dans Confucianisme et taoïsme).
De toutes les oeuvres occidentales qui sont discutées, l'ouvrage français de philosophie politique qui suscite en Chine autant d'admiration que de ressentiment chez les intellectuels de premier rang est incontestablement Le Contrat Social de Jean-Jacques ROUSSEAU (Albert Chen LICHUAN, Remarques sur les critiques chinoises du Contrat Social, Journal of Global Cultural Studies, n°2, 2007).
Ce qui domine en tout cas, au-delà des colorations politiques des oeuvres influentes occidentales - dominée par l'univers intellectuel anglo-saxon - en Chine, c'est la quête de scientificité des intellectuels chinois dans cette période souvent qualifiée de républicaine (1911-1949). Lancée par Liang QICHAO en 1920 et reprise par HU CHI plus tard, la méthode scientifique occidentale est largement adoptée par les intellectuels chinois. Ces derniers formés pour la plupart en Occident, souhaitent l'utiliser pour revaloriser la civilisation chinoise, en vue de sa renaissance. Ainsi l'oeuvre de Liang SICHENG, le plus grand historien de l'architecture chinoise du XXe siècle et fils de Liang QICHAO, est marquée par un intérêt quasi exclusif pour l'analyse anatomique de la structure architecturale, courant inventé par des architectes français de l'Ecole des Beaux Arts de Paris dans la deuxième moitié du XIXe siècle (Xie LINGQIONG, doctorante au CECMEC, mai 2013).
Jacques GERNET, Le monde chinois, Tome 3. L'époque contemporaine, Armand Colin, Pocket, 2011.
PHILIUS
Relu le 16 octobre 2021