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21 avril 2014 1 21 /04 /avril /2014 08:38

   Ce n'est plus entre nationalisme et réformisme que l'ensemble du monde philosophique chinois évolue à la fin du XIXe siècle, mais entre réformisme et révolution dans une société traversée de désordres violents.

 

   Après l'échec des tentatives de réformes de 1898, tous les chefs de file du mouvement, comme TAN SITONG, sont exécutés ou contraints à l'exil. Parmi ces derniers, Kang YOUWEI et son disciple Liang QICHAO se réfugient au Japon. Le renouveau des "textes modernes", après son apogée politique dans le réformisme des années 1890 n'est plus d'actualité dès 1899, même s'il conserve un certain prestige dans les milieux intellectuels pour avoir inspiré le premier mouvement constitutionnel de l'histoire chinoise. Le disciple de Kang YOUWEI estime en 1902 que la Chine ne pourra survivre qu'au prix d'une rupture définitive avec la tradition et renonce à toute discussion sur les "faux Classiques". C'est en exil au Japon que Liang QICHAO écrit son oeuvre maitresse, De la nouvelle citoyenneté (Xinmin shuo), où il coupe tout lien avec le confucianisme scripturaire (Mark ELVIN). (Anne CHENG)

 

   Deux écrivains se positionnent alors au premier plan de la scène littéraire philosophique, Zhang BIGLIN (1869-1935) et Liu SHIPEI (1884-1919).

 

   Zhang BIGLIN, appelé aussi Meishu, initié très tôt d'une part aux écrits relatifs à la résistance anti-mandchoue et d'autre part à la philologie et à l'étude critique des textes, fait partie de ces intellectuels qui estiment qu'ils n'ont plus d'autres choix qu'une radicalisation résolument révolutionnaire et nationaliste. Formé dans le plus pur esprit des "études Han", il rallie le mouvement réformiste en 1895 et après avoir collaboré au Shiwu bao, le journal progressiste de Liang QICHAO, il fonde avec d'autres le Jingshi, le journal de l'organisation du monde actuel. Il mène toujours durant sa vie de lettré de front une activité de philologue qui l'amène à participer à la réforme gouvernementale de l'éducation dans les années 1910 et une activité militante, reprenant d'une manière nouvelle la lecture des Classiques. Ceux-ci, pour lui, sont non de la fiction ou de la prophétie comme le pense Lia PING qui va jusqu'à interpréter les Printemps et les Automnes comme une vision du monde moderne. Il s'attache à dénoncer l'utilisation faite par le courant adverse des apocryphes et à mettre en doute l'attribution des Printemps et Automnes à CONFUCIUS. il se situe complètement dans la ligne de l'érudition critique des Qing et achève de désacraliser les Classiques. 

Une succession d'oeuvres va dans le même sens : il dépeint, en prenant exemple les écrits de Liu XIN, CONFUCIUS sous des traits peu flatteurs dans le Livre des railleries (vers 1900) et le traite de lettré opportuniste et sans scrupules dans les Propos sommaires sur le maitres des Royaumes Combattants (1906).

Dans sa réfutation de la religion confucéenne (Bo Kongjiao yi), le confucianisme est décrit comme une croyance qui n'encourage guère la clarté de l'esprit et qui ne prône, en fait de moralité, qu'égoïsme et hypocrisie. Sa virulence préfigure l'iconoclasme du mouvement du 4 mai 1919. 

Malgré ce dénigrement systématique de la pensée de CONFUCIUS, telle en tout cas qu'elle était admise à son époque, Zhang BIGLIN cherche tout ce qui peut être sauvegardé de l'identité culturelle chinoise, tout ce qui est indispensable à l'entretien du sentiment nationaliste. Par volonté de s'opposer à la fois à la sacralisation de CONFUCIUS dans les "textes modernes" et à l'orthodoxie zhuxiste encore dominante en cette fin du XIXe siècle, il remet en lumière la pensée de XUNZI aux dépens de celle de MENCIUS qui avait nourri la philosophie chinoise depuis un millénaire. Face à l'idéalisme mencien, XUNZI propose une conception beaucoup plus réaliste de l'homme et du monde. En particulier dans son élaboration de la notion de "communauté" (qun). Comme beaucoup de ses contemporains, Zhang BIGLIN s'empresse de la rapprocher du matérialisme scientifique et du darwinisme social puisés dans les écrits de YAN FU. 

Après l'échec de 1898, sa conception darwinienne de la communauté tend à se cristalliser en un nationalisme anti-mandchou, reprenant l'idée de WANG FUZHI qu'une majorité de Chinois d'origine Han se trouve littéralement dominée par une minorité inférieure à tout point de vue, notamment culturel. Les écrits de XANG FUZHI constituent certainement la source intellectuelle la plus importante du "nationalisme ethnique" de type traditionnel chez les penseurs de la fin du XIXe siècle. 

En 1903, pour avoir insulté l'empereur GUANGXU dans un éditorial (sans doute d'ailleurs à la suite d'écrits au vitriol dont le dernier fait "déborder le vase"), il est emprisonné pendant trois ans. Après quoi, comme bon nombre d'intellectuels de son genre, il se réfugie au Japon. Là, il continue de faire de "l'agitation politique" en éditant le Journal du peuple (Minbao), et ceci pendant ses 14 ans d'exil : il publie dans ses journaux et organise avec son maitre Kang YOUWEI un parti pour une réforme constitutionnelle. Que s'oppose aux conceptions révolutionnaire du Sun YAT-SEN (1866-1925). Après la révolution de 1911 qui établit la République, cette concurrence se prolonge entre le Parti progressiste (Jinbudang) auquel se rallient Liang QICHAO et le Parti nationaliste (Guodmindang) fondé par Sun YAT-SUN. Préoccupé surtout par les questions d'éducation (refonte des manuels d'enseignement suivant une nouvelle langue nationale), il participe, dans les multiples entrecroisements des fortunes politiques en Chine, dans les années 1910, à des travaux ministériels, même sous l'égide du gouvernement de Sun YAT-SEN....

    Zhang BIGLIN est exposé pendant ses séjours en prison et au Japon à l'influence du bouddhisme. Ses expériences en prison, avec des textes philosophiques bouddhistes, lui donnent un cadre pour réévaluer l'importance de sa douleur et de sa souffrance qu'il découvre sous un jour différent, passant par là, comme un certain nombre d'autres lettrés par une phase de retour sur soi-même qui permet de renouveler la perspective politique elle-même et surtout de puiser de nouvelles énergies pour continuer de militer. Après 1906, les termes bouddhiques deviennent plus fréquents dans son oeuvre. Pendant le séjour au Japon, il est davantage exposé au bouddhisme de YOGACARA, lequel se concentre principalement sur les processus cognitifs qui permettent de surmonter l'ignorance. Il promeut dans de nombreux écrits, la philosophie (mais non la religion) qu'il en tire. C'est par le biais de cette philosophie que la pensée philosophique chinoise antique peut être ramenée à la vie. 

 

    Liu SHIPEI est l'un des plus importants penseurs radicaux de la fin du XIXe siècle, tout en étant l'un des derniers à avoir reçu une éducation traditionnelle. D'une famille de lettrés de la préfecture de Yangzhou, grand centre des "études Han", destiné à une carrière de mandarin qui n'existe alors plus. Il est marqué d'un fort sentiment anti-mandchou, opposé comme Zhang BiGLIN au réformisme universaliste de Kang YOUWEI.

Le premier livre qu'il fait publier, son Livre du rejet (Rangshu) témoigne d'un nationalisme ethnique inspiré du Livre jaune de WANG FUZHI. Il rejette les trois relations constitutives de la société chinoise dans laquelle se superposent les structures de l'empire et de la famille, elles-mêmes fondées dans un ordre cosmique universel dont la Chine est le centre. Il s'attaque, au-delà des règles du jeu impérial, au fondement même de toute l'organisation socio-politique traditionnelle. 

Son Explication générale du sens des termes de l'école du principe (Lixue ziyi tongshi) de 1905, puise dans l'héritage philologique et philosophique de DAI ZHEN une vision du moniste du monde centrée sur l'énergie vitale. Mais alors que ce dernier pense le principe dans la perspective cosmologique traditionnelle, Liu SHIPEI, probablement sous l'influence des sciences occidentales, évacue tout cet aspect pour ne retenir que celui de la culture morale. Cela lui permet de concevoir une morale qui soit autant intérieure qu'extériorisée dans les actes, et dont le volontarisme s'oppose au quiétisme des Song et des Ming : le destin n'est pas une fatalité que l'on subit, c'est à chacun de le forger. Dans le sillage de DAI ZHEN, il s'en prend au caractère élitiste de la conception héritée des Song, qui ne condamne les désirs et les émotions que pour mieux servir les intérêts des privilégiés en cautionnant l'ordre établi. Ce radicalisme moral se retrouve dans le Manuel d'éthique, publié également en 1905 et composé sur le modèle classique de La Grande Etude. Il y introduit le néologisme lunlixue, emprunté comme bien d'autres à l'époque au japonais, qui désigne l'"étude des rapports sociaux et des principes éthiques", replacés dans une perspective historique et évolutionniste, par opposition aux valeurs morales de la tradition confucéenne.

   Il préfère une certaine conception libérale occidentale qui insiste sur l'autonomie externe de l'individu face aux autres et à la société, à la tradition éthique confucéenne qui privilégie l'autonomie interne par la culture morale et l'accomplissement de soi qui a moins de chances de déboucher sur une réflexion sur la place de l'individu dans la société. C'est pourquoi, tout en conservant des termes qui restent empruntés à la tradition confucéenne, il opère un glissement qui tient compte de la nouvelle problématique occidentalisée. 

 

     Dans l'Essentiel des idées chinoises sur le contrat social (Zhongguo minyue jingyi) de 1903, plus conçu comme un ouvrage politique (et polémique) que scientifique, il développe sa conception de l'intérêt général dans une interprétation populiste et antimonarchique influencée par Du contrat social de Jean-Jacques ROUSSEAU. Il apparait comme le complément du Livre du rejet. Bien que Liu SHIPEI tâche d'établir la "quintessence du contrat social chinois", ce à quoi il aboutit n'est plus un concept purement chinois : à l'expression elle-même ainsi qu'à son contenu sont attachés des idées nouvelles qui dépassent la limite de la notion traditionnelle de primauté du peuple. Désormais le peuple ne se borne pas à être considéré comme "fondement de l'État" (min wei bang ben), c'est à lui de prendre les décisions dans les affaires d'État et d'élire les hommes du gouvernement qui ne sont que ses représentants : le peuple a le droit de les révoquer, si ces derniers l'empêchent d'exercer ses droits. Il cherche à établir des analogies entre la pensée occidentale et extrême-orientale, tout en montrant que la Chine ne se trahirait pas elle-même en se transformant en un État démocratique. Selon lui, l'idée démocratique s'était déjà trouvée dès l'origine dans la culture chinoise. Il différe ainsi des "conservateurs obstinés" qui prennent pour fondement le savoir chinois et rejettent la pensée politique occidentale. 

Ainsi que Zhang BINBLIN, il s'attache profondément à la culture chinoise et ressent, comme beaucoup d'autres de leurs compatriotes, non seulement la gravité de la crise nationale, mais aussi celle de la crise culturelle qui l'accompagne. A leurs yeux, celle-ci est encore plus grave et plus profonde que celle-là. Aussi le problème de la sauvegarde du "savoir national" s'est-il posé comme condition primordiale pour le salut national. Néanmoins, pour eux, il n'est pas question de préserver le savoir national en se repliant sur soi, encore moins de l'abandonner pour adopter une "occidentalisation complète" ; au contraire, il fait renaitre la culture nationale en "accommodant la pensée occidentale à celle de la Chine". En ce sens, la Quintessence du contrat social de Liu SHIPEI contribue à promouvoir le courant de l'essence nationale. C'est dans cette esprit que lui et DENG SHI crèent à Shanghai en 1905 la revue Journal d'études de l'essence nationale (Guocui xuebao) qui marque l'essor de ce courant. (Wang XIALING).

   En marge de ses références confucéennes et de son engagement radical, Liu SHIPEI fait preuve d'une attirance paradoxale pour le détachement bouddhique, réservé au plan personnel et existentiel et exprimé dans ses poèmes. Il subit, comme beaucoup d'autres de ses "confrères" ayant dû s'y frotter les influences de la philosophie bouddhique importante au Japon. L'exigence morale et la négation bouddhique du moi convergent pourtant dans le rejet de la notion d'intérêt individuel propre aux théories de BENTHAM largement diffusées par l'intermédiaire de YAN FU. Cette récusation de l'utilitarisme anglo-saxon et l'élaboration d'une pensée politique égalitariste reflètent, dans le parcours intellectuel de Liu SHIPEI, une radicalisation qui se fait à la faveur d'un séjour au Japon en 1907-1908. Il écrit en ce moment-là des articles enfammés pour Le Journal du peuple, organe d'un groupe révolutionnaire de Tokyo édité par Zhang BINGLIN. Au contact des anarchistes japonais, il embrasse activement l'anarcho-socialisme qu'il professe dans des périodiques édités en collaboration avec son épouse, féministe convaincue. Il y expose sa vision d'une société idéale d'où disparaitrait toute forme d'inégalité : gouvernement, propriété privés (abolie par une révolution paysanne qui redistribuerait les terres), domination des hommes sur les femmes, démarcations entre pays, discriminations raciales... Thèmes qui rappellent bien entendu toute la problématique de l'anarchisme occidental. Vision utopique qui rappelle aussi "Grande Unité", de Kang YOUWEI, à cette différence près que ce dernier l'imagine comme l'aboutissement d'un processus historique long et graduel, alors que Liu SHIPEI la voir se réaliser dans un brusque sursaut de la volonté et de l'action humaines et dans un rupture violente de toutes les structures sociopolitiques. Ils représentent tous deux, deux voies devenues incompatibles vu les événements qui se précipitent : réformisme et révolution. (Anne CHENG)

 

Anne CHENG, Histoire de la pensée chinoise, Editions du Seuil, 2002. Wang XIALING, Liu Shipei et son concept de contrat social chinois, dans Etudes chinoises, volume XVII, n°1-2, printemps-automne 1998.

 

PHILIUS

 

Relu le 18 octobre 2021

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