A propos de la philosophie politique chinoise officielle, peut-on encore parler de maoïsme? En dehors des obscurités entretenues sur le fonctionnement du Parti Communiste, les différents interprètes officiels chinois semblent entretenir également une certaine ambiguïté, à l'heure où le plus grand pays du monde connait des bouleversements rapides. Un certain néo-maoisme est énoncé, entre la fidélité aux principes issus de la victoire des communistes, les nécessités d'ouverture au monde non chinois et les évolutions provoquées par de nouvelles données économiques et démographiques. Maints observateurs extérieurs estiment que le maoïsme, en tant que tel, est plutôt une idéologie moribonde ou défunte.
Si les institutions de la République populaire restent largement inchangées et fondées sur des principes identiques depuis le début des réformes en 1979, et même depuis 1949, au sommet desquels se trouve le rôle dirigeant du Parti Communiste Chinois, au cours des vingt dernières années l'économie et la société ont connu des bouleversements sans précédents. Lesquels ne peuvent que changer de manière profonde - et souvent discrète - la philosophie politique marxiste en vigueur. C'est une adaptation progressive et constante du système politique chinois dans son ensemble qui se dessine (et pas seulement sa philosophie politique), avec à la clé, selon certains observateurs, la question à la fois de sa nature et de son avenir ou, pour le dire franchement comme certains, de son espérance de vie (Jean-Pierre CABESTAN). Les poussées de débats démocratiques qui bousculent de temps à temps la vie politique officielle, dont sans doute nous ne percevons que la surface et les manifestations les plus spectaculaires, provoquent des évolutions sur tous les plans. Les bouleversements économiques et sociaux sont de plusieurs ordres : la mondialisation économique et sociale, le vieillissement de la population, le creusement des inégalités sociales, de plus en plus visibles, une urbanisation accélérée, dont l'équivalent ne se trouve même pas dans l'Angleterre du XIXe siècle. Et aussi l'apparition d'un profond fossé entre générations. C'est ainsi une industrialisation accélérée, doublée d'un exode rural massif, qui change le visage de la Chine. Même l'organisation du PCC, fortement hiérarchisée et en ramifications multiples de la capitale jusqu'au plus petit village, ne peut qu'être touchée par ces bouleversements, les acteurs sociaux réclamant faire partie du jeu intellectuel et politique se multipliant à l'aune de ces modification économiques.
En ce qui concerne la mondialisation, rétrospectivement les événements de Tiananmen de 1989 apparaissent comme ceux d'une première rencontre, d'un dialogue esquissé et bâclé avec le monde extérieur, après dix années d'une ouverture prudente engagée par l'équipe de Deng XIAOPING en 1978 et qui succédait à vingt ans d'isolement maoïste et à trois décennies de guerre froide. L'information reste restreinte et contrôlée, mais les réformes et l'internationalisation ont indéniablement réduit la distance qui sépare la société de la République populaire de celles du reste du monde. Le modèle de vie et de consommation occidental se diffuse en plein régime communiste, à commencer par les hautes couches politiques et économiques de la société chinoise. A noter que cette évolution, si elle a pu être freinée par ces années d'isolement et de guerre froide, remonte loin. A la fin du XIXe siècle déjà, les élites envoyaient leurs fils apprendre les techniques occidentales dans les meilleures universités européennes et américaines... Dans le grand combat idéologique entre modèle occidental et modèle chinois ancestral en Chine, il semble bien qu'à travers l'industrialisation menée à l'européenne, les valeurs philosophiques aient évoluées, et sans doute de manière presque irréversible...
Le directeur de recherche au CNRS et chercheur associé à Asia Centre (Paris) et au Centre d'études français sur la Chine contemporain (Hong Kong), Jean-Pierre CABESTAN écrit que "on serait tenté de proposer l'hypothèse que l'on n'a pas affaire à une Chine, mais des Chines très diverses et contradictoires. Quiconque se rend dans ce pays en prend vite conscience. Néanmoins, gardons à l'esprit que ces sociétés chinoises sont gouvernées par un seul système politique, placé sous la houlette d'un seul parti, le PCC, et que l'économie comme la société chinoises ne peuvent être appréhendées que dans leur ensemble".
Il pointe ce qu'il appelle les "paradoxes du système politique chinois" expression directe de l'idéologie ou de la philosophie politique qui se dénomme encore maoïsme. "Les institutions de la République populaire apparaissent comme le reflet d'un Empire immobile, rétif aux réformes et arc-bouté à une idéologie d'un autre âge, tandis que l'économie et la société chinoise vivent de plus en plus à la même heure que le reste de la planète." Son hypothèse, qu'il avance après d'autres, est que "les transformations économiques et sociales de la Chine ont progressivement "corrompu" son système politique, le transformant peu à peu en une construction nouvelle et atypique qui, sans avoir complètement rompu avec les structures léninistes du Parti communiste ou même avec l'idéologie marxisto-stalinienne des pères du régime, a accouché d'une autre réalité, certes autoritaire parce que dirigée par un parti unique, mais aussi modernisatrice, entrepreneuriale, réactive et, dans une certaine mesure, consultative. "
Ce régime autoritaire se transforme, dans un processus d'adaptation-consolidation contrarié par des réformes déstabilisantes orientées par le même parti qui s'adapte. Car loin d'être monolithique, ce Parti se compose de forces politiques qui se livrent à des batailles de positions, qui ressemblent à ce que la soviétologie avait essayé de comprendre (mais peu réussi) en son temps pour les évolutions internes du Parti communiste soviétique. L'explosion actuelle des recherches sur la politique en Chine ne doit pas faire oublier les grandes difficultés d'information sur ce qu'il s'y passe. Face aux chercheurs se dresse comme une sorte de forteresse dont les trous se forment et se bouchent tour à tour... Si une opposition politique et culturelle existe réellement, elle est multiforme, réprimée là, contrôlée ici, venant de l'extérieur du Parti là (notamment à l'occasion de grandes révoltes ouvrières et paysanne ou de grands mouvements sociaux) ou même de l'intérieur même du Parti...
L'idéologie et la mission du Pari communiste, telles qu'elles sont définies, varient suivant des modalités subtiles, même si son socle reste le même de Congrès en Congrès. Ainsi les statuts actuels approuvés en novembre 2012 en son XVIIIe Congrès disent que "le Parti communiste chinois est le détachement d'avant-garde de la classe ouvrière chinoise, en même temps que celui du peuple et de la nation chinoise, ainsi que le noyau dirigeant de la cause du socialisme à la chinoise ; en tant que tel, il incarne les exigences du développement des forces productives avancées en Chine, l'orientation du progrès de la culture chinoise avancée et il incarne enfin les intérêts de l'immense majorité de la population de notion pays. L'idéal suprême et le but final du Parti résident dans l'accomplissement du communisme."
Jean-Pierre CABESTAN explique qu'avec ces formulations, inchangées depuis 2002, le Parti reste fidèle aux idéaux marxistes mais qu'il ne représente pas seulement la classe ouvrière, mais aussi l'ensemble de la nation, ce qui autorise nombre d'"entorses" aux dogmes initiaux de la transition vers le communisme. Il s'agit bien d'un socialisme "à la chinoise", formule tirée dès 1987 des réflexions des réformistes avec l'accord de Deng XIAOPING. Il y a d'ailleurs une sorte d'entassement des concepts qui donne à la philosophie politique officielle l'allure d'une idéologie conservatrice et nationaliste, dans une volonté de favoriser "l'harmonie sociale" plutôt que "la lutte des classes", évolution qui se comprend aussi comme un rapprochement net entre confucianisme et socialisme. Depuis le début des réformes en 1979, le PCC insiste sur la nécessaire adaptation des théories marxistes à la réalité chinoise, suivant un processus engagé par Mao ZEDONG lui-même. Mais dans deux domaines essentiels, les idées directrices du PCC restent marquées par le marxisme orthodoxe, comme notre auteur le pointe lui-même :
- l'attachement à la prééminence de l'économie étatique et les privilèges conservés par les entreprises d'État chinoise : c'est le sens du concept d'économie socialiste de marché introduite dans les années 1980. Les statuts du Parti rappellent que la propriété publique des moyens de production doit demeurer "prédominante". De fait, même dans la partie "privatisée" de l'économie, l'administration chinoise est encore très présente, et dans la nomination aux postes importants, et dans l'orientation économique des entreprises ;
- les principes d'organisation du Parti sont demeurés en grande partie léninistes, en dépit d'une tentative peu concluante, depuis 2007, d'élargir les procédures démocratiques d'élection et de décision au sein du PCC (notamment dans les zones rurales et en bordure des zones urbaines).
Sur la pensée de Mao ZEDONG, Jean-Pierre CABESTAN explique qu'on peut en dire la même chose. Cette pensée, depuis le bilan tiré par le Parti en 1981 de l'action du fondateur du régime après 1949 (70% positif, 30% d'"erreurs"), "a été progressivement détachée de son auteur pour constituer ce que les statuts du Parti appellent la "quintessence de la sagesse collective du Parti". A travers cette habile formule, le PCC ne retient que la contribution de Mao à la victoire de 1949 et à l'établissement des bases du système socialiste actuel, autrement dit le Mao qui précède le Grand Bond en avant (1958-1960) et la Révolution culturelle (1956-1976). Sa théorie de la continuation de la lutte des classes sous la dictature du prolétariat, son volontarisme ou sa foi dans la mobilisation des masses et la plasticité de l'âme humaine ont été largement oubliés. En revanche, ont été remis à l'honneur son pragmatisme (tout relatif), son nationalisme et les aspects de sa pensée politique qui trahissaient une filiation - souvent niée - avec le confucianisme, notamment le rôle d'éducateur et l'exemplarité des gouvernants."
Mais le chercheur associé à Asia Centre indique que l'influence de la pensée de Mao ZEDONG est plus profonde et "pernicieuse" que ne l'indiquent les textes officiels. "Le concept de contradiction ainsi que la distinction entre les "contradictions au sein du peuple" et les "contradictions antagoniques" (entre mes ennemis et moi) continuent d'influencer à la fois le langage quotidien et l'approche que le Parti privilégie encore souvent face à ses détracteurs et au monde extérieur. En d'autres termes, si les intérêts du PCC, ou plus largement , du pouvoir chinois et de la République populaire sont menacés, la contradiction peut rapidement devenir antagonique et les opposants ou "forces hostiles" se transforment ipso facto en ennemis et sont soumis à la répression (prison, résidence surveillées, silence forcé) ou à l'ostracisme (refus de contacts et de visa). Ce que confirment l'étude d'histoire de Merle GOLDMAN (Histoire de la Chine) : l'obsession du complot reste constante.
C'est la raison pour laquelle la lutte des classes n'a pas complètement disparu des statuts du Parti (...)". Outre par le renouveau du populisme ou la nostalgie de la Révolution culturelle chez certains responsables chinois, "la vision du politique et du pouvoir que Mao a privilégiée est loin d'avoir disparu en Chine : au contraire, fondée sur les classiques chinois que sont L'Art de la guerre de Sun Zi, la Chronique des royaumes féodaux à l'époque de Zhou orientaux, L'Histoire romancée des trois royaumes ou Au bord de l'eau, cette vision perpétue une approche totalisante et militaro-stratégique de la conquête et de la conservation du pouvoir, à travers des alliances trahies et des complots organisés ou déjoués, bref une vision autoritaire de passéiste du politique qui reste encore très prégnante au sein des élites et du corps social chinois". (l'auteur propose de se référer au numéro spécial de Perspectives chinoises intitulé Mao aujourd'hui : une icône politique pour une époque prospère" (février 2012)
Le maoïsme reste donc une constante de la philosophie politique chinoise même s'il demeure sujet à interprétations constantes dans le temps. Il n'est bien entendu pas possible d'assimiler le maoïsme d'aujourd'hui, pour autant qu'il soit partagé dans tout le Parti (sans parler de l'ensemble de la société...), au maoïsme de 1949 et d'avant le Grand Bond en avant. On repère bien les constantes, à travers même les dernières adaptations.
Suivant la théorie de DENG-XIAOPING, le maoisme s'adapte à l'entreprise de "modernisation socialiste de notre pays". Il proclame quatre principes :
- voie socialiste ;
- dictature de démocratie populaire ;
- direction du parti communiste ;
- marxisme-léninisme et pensée de Mao ZEDONG.
Selon un thème rabâché, il s'agit du socialisme aux couleurs de la Chine.
Durant les années de JIANG ZEMIN, et l'extension du secteur privé, les trois représentativités proclamées intégrées dans une révision substantielle des statuts du Parti en 2002, laquelle considère le PCC comme un Parti de gouvernement et non plus comme un Parti révolutionnaire, reviennent à reprendre en compte "les bonnes valeurs morales" chinoises et notamment confucéennes - promotion des cadres selon le mérite, impartialité, équité, honnêteté, bienveillance, priorité à l'éducation sur le châtiment, en les mêlant aux valeurs forgées au cours de l'histoire du Parti : service du peuple, patriotisme, amour de la science et du travail, humanitarisme, morale professionnelle et familiale. C'est au nom de ces valeurs que sont entreprises périodiquement, au niveau local comme au niveau national, des campagnes contre la corruption, dont les éléments sont de plus en plus fortement désignés au fur et à mesure que progressent le capitalisme.
Le concept de développement scientifique de HU JINTAO, fait renouer le Parti, depuis 2007, avec les idées d'harmonie, élevant en objectif essentiel la construction d'une "société socialiste harmonieuse", dans un contexte d'accroissement des inégalités sociales et des pollutions de toutes natures. Il y a derrière un résultat provisoire du conflit entre tenants de l'extension de propriété et des zones privées et tenants de la consolidation d'un secteur public prédominant.
Le rêve chinois de XI JINPING, exprimé en 2012, est celui d'une Chine puissante, voire quasiment au centre du monde, d'une Chine dotée d'une puissante classe moyenne riche, et d'une Chine à la démocratie développée. Dans l'opacité de ce qui se passe réellement dans la Chine officielle, les luttes idéologiques peuvent produire dans le futur autant une démarxisation accélérée qu'un retour à un pouvoir central fort doté d'une idéologie maoïste "renouvelée". De plus, cette même opacité peut faire douter de l'adhésion population aux différentes philosophies politiques présentées, souvent d'ailleurs, sous forme "simplifiée", à l'intérieur comme à l'extérieur de la Chine. Cette forme "simplifiée" elle-même semble faire partie d'un jeu politique très compliqué, où est présente précisément une certaine "sagesse" confucéenne qui vise à tenter d'aplanir les conflits au moins en surface.
Il semble que ce ne soient plus des débats sur le maoïsme ou un marxisme à la chinoise qui divisent les membres ou Parti ou même l'ensemble de la société. Comme si le maoïsme avait été finalement dilué - s'il a été réellement assimilé auparavant et de cela on peut toujours douter - dans une philosophie ambiante chinoise vieille de plusieurs millénaires. Cette dilution, avec la montée du capitalisme commercial, industriel, voire financier en Chine, est sans doute favorisée par le retour officiel à des thèmes majeurs du confucianisme. En tout cas, si à l'époque maoïste, on pouvait lire les conflits principalement en termes politiques de "conservateurs" et réformistes, désormais ce sont plus des origines familiales et régionale qui marquent les différents pouvoirs, comme l'indique Jérôme DOYON, spécialiste des questions de politique chinoise pour la revue China Analysis. Il rapporte que des chercheurs comme CHENG LI ou BO ZHIYUE opposent en particulier le groupe des "princes", descendants de leaders de l'époque maoïste à une faction constituée des anciens dirigeants de la Ligue de la Jeunesse Communiste (Hu JINTAO). A l'intérieur du premier groupe des "princes", le journaliste Na XIONGNU décrit des influences divergentes. Intellectuels réformistes, néo-maoïstes, militaires sont traversés par des tendances dont on ne peut pas toujours distinguer si elles relèvent de philosophies politiques différentes ou d'interprétations différentes d'une même philosophie politique ou tout simple d'intérêts matériels (parfois égoïstes) déguisés sous un verbiage idéologique, comme on peut le constater, mais de manière plus ouverte, en Occident parmi les élites politiques. (Diplomatie, Avril-Mai 2014)
Ce que l'on peut savoir d'un débat sur la mondialisation en Chine ou/et sur la modernité, pour Liu KANG, réside dans l'oeuvre de courants qui mettent en avant alternativement ou conjointement, le nationalisme, le postmodernisme, le néo-humanisme et une "hybridité discursive" mêlant néo-conservatisme et radicalisme. "La période récente (l'auteur écrit en 2001) a vu l'émergence de diverses formes de discours nationalistes qui, rapidement, sont venus constituer une nouvelle dominante culturelle. (...). L'apparition d'une "hybridité" politiquement engagée, mêlant à un autoritarisme néo-conservateur, des accents radicaux proches du maoïsme, met en lumière tant la perte de repères intellectuels que la puissance critique au coeur de l'entreprise de reconstruction d'une hégémonie politique." Il décrit un cartographie difficile de l'imaginaire culturel et géopolitique chinois. Il écrit notamment que "L'imaginaire politique chinois est aujourd'hui dominé par une tendance à la dépolitisation. Mais cette lassitude politique généralisée (...) est la conséquence du processus continu de lutte politique impliquant diverses stratégies de méconnaissance, de légitimation et de délégitimation. Si le processus de mondialisation représente bien un contexte structurel "mondial", alors la révolution constitue un contexte "local" pour les débats chinois sur la modernité et la modernité alternative. l'interaction complexe de ces différents contextes ne doit pas être perdue de vue."
Liu KANG, Quelle alternative à la modernité (capitaliste)? Le débat sur la modernité en Chine, Dictionnaire Marx Contemporain, Sous la direction de Jacques BIDET et d'Eustache KOUVÉLAKIS, PUF/ActuelMarx/Confrontation, 2001. Jérôme DOYON, Xi Jinping et les "princes" de tous bords, Diplomatie Avril-Mai 2014, Géopolitique de la Chine. Jean-Pierre CABESTAN, Le système politique chinois, Les Presses de SciencesPo, 2014.
PHILIUS
Relu le 16 novembre 2021