Les idées de vacuité et de non-dualité caractérisent la philosophie de Bouddha en même temps qu'elles la séparent de l'ensemble de la philosophie occidentale et l'unit aux philosophies indiennes. Toutefois, c'est dans le détail des concepts que nous retrouvons son originalité vis-à-vis de ces dernières et une certaine ressemblance avec la première...
La vacuité (sunyata en sanskrit) est l'absence de nature propre de tous les phénomènes conditionnés ou inconditionnés. C'est un concept à rapprocher du concept négatif d'absence de soi (anatman), dont il est une extension et du concept positif d'Albsolu (nirvana), comme réalité ultime. La vacuité relative est l'absence de substrat permanent des phénomènes, tandis que la vacuité absolue désigne la même absence de substance dans l'Absolu lui même, "là où il n'y a rien, où rien ne peut être saisi" (Sutta Nipata). Il n'y a donc pas de dualité entre relatif et absolu, le terme de vacuité désignant la même réalité vue sous deux angles.
L'ainsité ou mode réel des choses, est l'absence d'être en soi et par soi ou de substantialité d'un phénomène. La vacuité ne vide pas les choses de leur contenu, elle est leur véritable nature. Elle n'est pas un néant, puisque les choses apparaissent en coproduction conditionnée. Ainsi est définie la vacuité dans le Dictionnaire Encyclopédique du Bouddhisme.
Mais selon les écoles philosophiques et les véhicules (petit véhicule pour la forme indienne du bouddhisme, grand véhicule pour la forme chinoise, ces dénominations n'étant pas bien entendu dépourvues de soubassements polémiques dans l'Histoire), le terme peut avoir différentes significations. Les sravaka et pratyekabuddha du Hinayâna reconnaissent essentiellement la vacuité comme l'absence d'existence du "moi" individuel. Dans le Mahâyana, on reconnait non seulement la vacuité du "moi" individuel mais aussi celle des phénomènes extérieurs. C'est la double vacuité.
Ce thème de la vacuité est développé particulièrement par le bouddhisme mahâyana dans la pensée prajnaparamita (Sûtra du coeur). Si l'on s'en tient au plan strictement philosophique (mais philosophie et religion sont souvent une seule et même chose en Orient), il s'agit d'un scepticisme ontologique (plutôt que d'un nihilisme, thèse rejetée par le bouddhisme). Ce scepticisme se rapproche d'une critique systématique des sensations et des idées que nous retrouvons dans maintes philosophies occidentales. Cependant la vacuité est aussi une expérience personnelle de non-dualité qui va de pair avec le développement de l'intuition métaphysique (prajna) du pratiquant bouddhiste.
Dans les Prajnaparamitasatra sont énoncées seize types de vacuité, qui ont été commentés par CANDRAKIRTI dans le Madhyamakavatâr. Il s'agit de la vacuité :
- des phénomènes internes (facultés des sens) ;
- des phénomènes externes (objet des sens) ;
- interne et externe à la fois (organes des sens) ;
- de la vacuité (la vacuité elle-même est vide d'existence en soi) ;
- de la grandeur (vacuité des dix directions qui ne sont pas mesurables en soi) ;
- de l'ultime (ou nirvâna) ;
- des phénomènes composés (ou de tout ce qui est conditionné) ;
- des phénomènes incomposés (tels que l'Éveil) ;
- de ce qui est au-delà des extrêmes (au-delà du néant et de la permanence ;
- de ce qui n'a ni commencement ni fin (samsâra) ;
- de ce qui ne doit pas être rejeté (comme le Mahâyâna) ;
- de nature des phénomènes (laquelle est vide d'être en soi) ;
- de tous les phénomènes (des dix-huit dhâtu, phénomènes matériels, immatériels, composés et décomposés) ;
- des caractères propres (des caractères spécifiques qui définissent chaque phénomène) ;
- de l'inconcevable (des phénomènes intérieurs et extérieurs dans les trois temps) ;
- de l'essence des insubstantiels (phénomènes nés de causes et de conditions et qui n'ont pas de substance propre) ;
D'autres écrits mentionnent quatre, vingt ou dix-huit vacuités, dans la même logique.
Le Sûtra du coeur est le plus court et le plus populaire des Prajanaparamitasûtra, traduit du sanskrit en chinois par KUMARAJIVA en 400 et XUANZANG au VIIe siècle, et en tibétain au début du IXe siècle par RICHEN DÉ. De Chine, il parvient au Japon au VIIIe siècle. En sanskrit, le texte existe dans une version courte où seul figure le coeur du texte. Le texte en usage au Tibet est celui d'une version longue comprenant un hommage, un prologue et une conclusion, tandis qu'en Chine et au japon, c'est le texte court qui prévaut. Le coeur du sûtra est constitué par la réponse d'Avalokitesvâ à Sariputra, dans un dialogue provoqué par le Bouddha.
Parmi les points forts du texte, est notamment la formule : "Les formes sont vides, la vacuité elle-même, ce sont les formes ; la vacuité n'est pas différente des formes, les formes ne sont pas autres que la vacuité", suivie d'une série de négations concernant la réalité des cinq agrégats, des dix-huit dhâtu, des douze nidâna et du chemin qui mène à l'obtention de la sagesse. Puis est proclamé le mantra de la prajnaparamita : "Allé, allé, allé au-delà, allé complètement au-delà. Éveil, qu'il en soit ainsi". Fréquemment récité au Tibet au début d'un enseignement ou d'une retraite de pratique, il l'est également en chine, notamment dans les monastères zen où on le psalmodie en japonais tous les matins. Sa lecture est réputée dissiper les difficultés d'ordre spirituel. (Philippe CORNU)
Combattant une certaine tendance aux États-Unis à considérer le bouddhisme comme une forme de nihilisme, Dainin KATAGARI (1928-1990), érudit japonais devenu en 1972, le premier supérieur du Minnesota Zen meditation Center de Minneapolis, explique que "l'enseignement bouddhiste de la vacuité est relativement difficile à comprendre, mais ses leçons sont extrêmement importantes pour tous. La vacuité est ce qui nous permet d'ouvrir les yeux pour voir directement ce qu'est l'être. Si après avoir mûrement réfléchi nous décidons de faire quelque chose dont nous pensons que c'est la meilleure voie, du début jusqu'à la fin nous devons faire de notre mieux. Nous devons respecter nos aptitudes, nos connaissances, sans nous comparer aux autres, puis utiliser nos connaissances et nos aptitudes et réfléchir à la façon d'agir. Un résultat en découlera tout naturellement. Nous devons assumer la responsabilité des résultats de ce que nous faisons, mais le but final est de ne pas être obsédé par les résultats, qu'ils soient bons, mauvais ou neutres. C'est ce qu'on appelle la "vacuité". C'est la signification la plus importante de la vacuité. (...) Le point important est que nous ne devons pas être obsédés ou désorientés par les conséquences que nous voyons, ressentons et vivons. Toutes les conséquences, qu'elles bonnes, mauvaises ou neutres, doivent être complètement acceptées.
Tout ce que nous avons à faire est de semer de bonnes graines, jour après jour, sans que subsistent de traces des bonnes graines, et sans engendrer aucun attachement. C'est pourquoi jusqu'à sa mort mon professeur s'est contenté de continuer à pratiquer et à aider les gens. C'est la signification de la vacuité. Nous ne pouvons retenir aucune des deux conceptions de la loi de causalité, celle selon laquelle une bonne cause devrait entrainer une bonne conséquence, ou celle selon laquelle une bonne cause n'entrainera pas de bonne conséquence, parce que tout est en perpétuel changement. Dans ce cadre, la question est de savoir comment nous pouvons vivre en paix et en harmonie pour le bien des hommes et des générations futures, vie après vie. le vide ne signifie pas détruire notre vie, ou abandonner nos responsabilités, tout sens moral, nos connaissances ou nos capacités. Nous devons utiliser nos connaissances, nos capacités, notre carrière, tout ce que nous avons décidé de faire. Des conséquences apparaissent très naturellement si nous faisons de notre mieux. Elles peuvent être de bonnes indications sur ce qu'il faut faire ensuite et nous devons entièrement les accepter. C'est cela la vacuité. C'est la façon de vivre, la façon de mener notre vie humaine quotidienne.
Mais la vie quotidienne est remplie de distractions, que ce soient des critiques ou des louanges. ce sont des distractions, car on peut facilement être hanté par elles. Si on nous admire, cette admiration nous tourne la tête. Si quelqu'un nous critique, nous sommes profondément perturbés et il est difficile de reprendre le dessus. Nous sommes en permanence hantés par quelque chose dont nous sommes prisonniers. Ce n'est pas le vide. c'est très difficile, mais c'est la vie quotidienne et nous ne pouvons lui échapper. la question est de savoir comment nous devons assumer l'admiration, les critiques et les jugements, bons ou mauvais, justes ou faux. Dans la vie quotidienne il est relativement difficile de faire de notre mieux afin d'accomplir ce que nous avons décidé de faire, parce que entre le moment où nous avons pris ne décision et le moment où nous commençons à agir beaucoup d'événements se produisent. Quelquefois nous sommes déjà détournés de notre chemin avant d'avoir commencé à agir. Tout cela est donc plutôt difficile. C'est pourquoi nous devons avoir une vision globale de la vie humaine, une vie qui est embrouillée par toutes sortes de complications. (...) Quoi qu'il se produise, ne créez pas d'attachement. "Ne créez pas d'attachement" ne signifie pas que vous devez négliger l'attachement. Il y a déjà de l'attachement.
La question importante est de comprendre comment utiliser l'attachement sans créer trop de problèmes. Si vous percevez un problème, réduisez-le au minimum en comprenant ce qu'est l'attachement. Considérez soigneusement ce que vous devez faire, en utilisant vos connaissances et facultés. C'est déjà de l'attachement. Sans attachement, comment pourrions-nous faire quoi que ce soit? L'attachement est le désir. D'une manière générale, sans désir comment pourrions-nous survivre dans ce monde? En utilisant nos connaissances, nous réfléchissons soigneusement à ce qu'il faut faire, faisons-le, en nous efforçant de l'accomplir, du début à la fin. C'est tout ce ue nous avons à faire. Voyez immédiatement les conséquences et acceptez-les. Contentez-vous de conduire à semer de bonnes graines, d'heure en heure. C'est cela le Zazen, qu'on appelle Shikantaza, dans lequel les hallucinations, les doutes et les distractions disparaissent. ce genre de Zazen est exactement la foi bouddhiste."
il s'agit, pour les moines et laïcs bouddhistes d'accepter et de faire comprendre l'acceptation, que toutes choses accomplies ont des conséquences qui ne doivent pas perturber la conscience que nous pouvoir avoir de la vacuité des choses. La philosophie de la vacuité n'est pas selon une façon de comprendre le monde, mais aussi une façon de se comporter envers soi et les autres. C'est aussi une philosophie morale.
Peter HARVEY commence dans la perspective du Sûnayatavada pour aborder la notion de vacuité. Selon cette perspextive, chaque phénomène est dénué de nature intrinsèque, "tous partagent donc en fait de "nature" une "non-nature" vide. Ainsi un dharma particulier ne peut ultimement être distingué d'un autre : c'est la notion d'éidentité" de tous les dharma. leur "nature" commune est la "vacuité". Le sûtra du coeur dit " : Tout ce qui est forme matérielle, cela est vacuité, et tout ce qui est vacuité, cela est la forme matérielle" (et de même pour les quatre autres facteurs de la personnalité). Cependant, la "vacuité" n'est pas une sorte de base et substance ultime du monde, à l'instar du Brahman des Upanisad. Elle signifie qu'il n'existe aucune substance existant ainsi par "elle"-même : le monde est un tissu complexe de phénomènes sans base fixe, fluctuants et interdépendants. En fait, Nagararjuna assimile la vacuité au principe de Production Interdépendante ; car c'est l'aboutissement logique de ce raisonnement. La vacuité est donc une qualité adjectivale des dharma et non une substance qui les compose. Ce n'est ni une chose ni le néant : elle exprime plutôt l'impossibilité pour l'a réalité d'être ultimement cernée par des concepts."
La non-dualité désigne l'identité essentielle de nombreuses distinctions ou oppositions, reconnues valides, ou seulement utilitaires en une première approche, mais finalement redéfinies comme n'étant que différents aspects d'une même réalité.
Le bouddhisme mahayana expose la non-dualité du samsara et du nirvana, de la forme et de la vacuité, de l'objet et du sujet... Par exemple, dans la soutra du Parfait Éveil, au chapitre 36, nous pouvons lire :
"il n'y a ni identité ni différence, ni asservissement ni libération. Maintenant vous savez que tous les êtres sensibles sont originellement de parfaits Éveillés ; que samsara et nirvana sont comme le rêve de la nuit dernière. Nobles fils, puisqu'ils sont comme les rêves de la nuit dernière, vous devriez savoir que samsara et nirvana n'ont ni avènement ni cessation, ni allée et venue. Dans cette réalisation, il n'y a ni gain ni perte, ni adoption ni rejet. Dans celui qui réalise il n'y a ni gain ni perte, ni adoption ni rejet. dans celui qui réalise il n'y a aucun "s'efforcer", "laisser aller", "arrêter les pensées" ou "éliminer les passions". Dans cette réalisation, il n'y a ni sujet ni objet, et ultimement ni Réalisation ni Réalité. La nature (ultime) de tous les phénomènes est égale et indestructible."
Dans les traditions directement non-dualistes du bouddhisme, le Zen, le Dzogchen, le Mahâmudrâ et le Madhyamaka, l'approche analytique tend à se court-circuiter elle-même, ou du moins à établir son propre non-lieu, de sorte que le pratiquant, par son "non-agir", laisse... agir la sagesse intrinsèque, jnana ou vidya. Il s'agit au bout d'intégrer à la conscience ordinaire "la spontanéité tout accomplissante" et "auto-libératrice" de la nature-de-Bouddha, au delà de toute conception.
Par contre, le bouddhisme hinayana (anciennes écoles indiennes) maintient une dualité apparemment irréductible entre nirvana et samsara : l'éveil n'est pas décrit comme une réalisation non-duelle, mais comme une libération du samsara, un accès à "l'autre rive".
La non-dualité se trouve dans la "voie moyenne" qui écarte les extrêmes tels que l'Être et le Néant : Ce monde est supporté par un dualisme, celui de l'existence et de la non-existence. Mais quand on voit avec juste discernement l'origine du monde tel qu'il est, "non existence" n'est pas le terme qu'on retient. Quand on voit avec juste discernement la cessation du monde tel qu'il est, "existence" n'est pas le terme qu'on retient. (Kaccayanagotta Sutta)
Peter HARVEY, le bouddhisme, Seuil, 1993. Dainin KATAGIRI, La vacuité, dans pour comprendre le bouddhisme, une initiation à travers les textes essentiels, Rassemblés et commentés par Samuel BERCHOLZ et Sherab Chödzin KOHN, Robert Laffont, Pocket, 2004. Philippe CORNU, Dictionnaire Encyclopédique du Bouddhisme, Seuil, 2006.
PHILIUS
Relu le 25 décembre 2020