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29 juin 2012 5 29 /06 /juin /2012 08:49

      Pour Anne CHENG, l'arrivée de KUMARAJUVA en Chine, "inaugure une nouvelle période où la spécificité de l'apport bouddhique indien se trouve pleinement reconnue en Chine. Dès lors, on ne cherche plus à transposer la pensée venue d'ailleurs en termes familiers, mais on se lance dans de grands travaux d'exégèse et de traduction directement du sanscrit pour lesquels on fait appel à des moines venus d'Inde ou de Sérinde."

A travers d'abord la Sûtra de la terre pure, puis de la Sûtra du Lotus et de la Sûtra de Vimalakîri, le public chinois s'initie directement à la littérature bouddhique Mahâyâna, surtout celle de l'école Mâdhyamika. Le disciple de KUMARAJUVA, SENGZHAO (374-414), contribue à la diffusion de cette école dans la Chine du Nord.

 

L'école Mâdhyamika

    Cette école insiste sur une conception des dharma comme vacuité. "Du fait que les choses sont toutes produites par des causes et des conditions, elles n'ont pas de réalité indépendante, pas de nature propre. Or, la prajna, définie comme "contemplation méthodique des dharma", (soit des éléments d'existence dont le flot incessant compose la réalité) consiste à les voir dans leur vraie nature qui est ultimement vide. Cette conception conduit à la notion de non-dualité, que les Chinois traduisent par "non-deux" : il n'existerait pas de dualité irréductible entre sujet et objet, pas plus  qu'il n'y en a entre affirmation et négation, ou entre le flux des existences (samsarâ) et leur extinction (nirvâna), les deux termes de la dualité se rejoignant et se confondant finalement dans la vacuité (sunyatâ).

Guy BUGAULT (La notion du prajna ou de sapience selon les perspective de Mhâyana) part de la connaissance et de l'inconnaissance dans l'analogie bouddhique, (Publications de l'Institut de civilisation indienne, 1968). Il écrit que "d'une manière générale, les concepts, quels qu'ils soient, sont comme des béquilles pour notre esprit. Or, la règle d'or du Bodhissattva est de ne prendre appui sur rien, à l'image de son nirvâna qui est lui-même sans appui". Pour NÂGÂJUNA, il convient de distinguer deux niveaux de vérité. La vérité relative est celle dans laquelle nous vivons et existons ; elle reste cohérente tant qu'elle n'est pas réduite à néant par l'irruption de la vérité absolue, tel un rêve qui a sa cohérence tant que l'on ne se réveille pas. Le monde n'existe pas au sens absolu du mot, mais le fait que nous le percevons nous conduit à lui accorder une réalité empirique dont nous nous accommodons. Quant à la vérité absolue, elle est de l'ordre de la prajnâ, qui est par-delà toute notion ou concept, inconditionnée, indéterminée et indicible.

La dialectique des Mâdhyamika trouve un écho puissant dans l'école taoïste dite du "Double Mystère" (CHONGXUAN), qui met en balance l'affirmation (le you) et la négation (le wu), la "voie positive" et la "voie négative" des mystiques, pour les rejeter successivement comme n'étant que des moyens et non des fins. LAOZI transcende les deux voies : l'approfondissement mystique passe par le jeu de la didactique de ces deux voies, puis par leur coïncidence qui est en même temps celle de tous les contraires : en ce qui concerne la Vérité suprême, toute négation doit disparaître comme n'existant que par rapport à l'affirmation , et inversement. (Isabelle ROBINET, Bernard FAURE, cités par Anne CHENG).

      

      Tout au long des Ve et VIe siècle, la pensée chinoise, tant au Nord qu'au Sud est traversée par les polémiques/luttes/conflits intellectuels et... matériels entre adeptes du bouddhisme et ceux du confucianisme et du taoïsme.

 

Bouddhisme, confucianisme et taoïsme

        Au Sud, dominent les polémiques entre ces trois grands courants de pensée. Les dynasties chinoises continuent en règle générale à patronner un bouddhisme étroitement associé à l'élite sociale et intellectuelle, avec un apogée sous le règne de l'empereur WU (502-549), fondateur de la dynastie Liang. Cependant, c'est aussi sous ce règne que s'amorce un projet de réforme sociale visant à restaurer le rôle des lettrés confucéens. De nombreux textes mettent en scène des polémiques largement fictives (Traité de Blanc et Noir, composé autour de 434 par le moine HUILIN...) afin d'attaquer l'ensemble des croyances mises en place pour inciter les gens du commun à placer leur foi dans le bouddhisme. 

Une des grandes controverses portent sur le corps et l'esprit. Par exemple le moine HUIYUAN livre une réflexion sur le sujet dans un essai, La forme corporelle s'épuise, mais l'esprit est indestructible. Sa position se retrouve dans l'essai d'un contemporain, le laïc ZHENG XIANZHI (363-427), De l'indestructiblité de l'esprit. Elle est contrée par celui du lettré confucéen FAN ZHEN (450-515), De la destructibilité de l'esprit. Ce dernier essai est réfuté par l'empereur WU lui-même (L'esprit est indestructible), partisan du point de vue de l'école du Nirvâna, suivi en cela par bon nombre de ses conseillers. Cette réfutation intellectuelle parait bien indulgente en regard de l'écrit du confucéen XUN JU, auteur d'un Mémoire sur le bouddhisme, pamphlet qui s'en prend avec virulence aux moines, accusés d'insoumission, d'immoralité, de parasitisme et d'hypocrisie. Comme l'écrit Anne CHENG, "le grief majeur reste que cette communauté, qui forme un "État dans l'État", est source de sédition et de subversion puisqu'elle ne reconnaît pas l'autorité de l'empereur. XUN JI pousse le réquisitoire jusqu'à mettre tous les désordres de la période de désunion sur le compte du bouddhisme qui, selon lui, a pulvérisé les "cinq relations" fondamentales de la communauté humaine telle que le conçoivent les confucéens." Ces critiques acerbes déchaîne la colère de l'empereur et le confucéen est exécuté.

Rappelons ici qu'il ne s'agit jamais de querelles intellectuelles "pures" ou "gratuites" : les enjeux sont tangibles sur les plan moral et matériel, notamment en ce qui concerne les dons (des riches comme des pauvres) ou des contributions obligatoires (impôts, taxes en tout genre...) drainés vers les sources antagonistes de ces débats, notamment pour l'entretien des édifices religieux (ou leur construction) et du... niveau de vie des religieux et de ceux qui les soutiennent. Et également, à ne pas oublier non plus, les enjeux des diverses redistributions des richesses (ou entraides, particulièrement visibles dans les périodes de calamités agricoles...) vers l'une ou l'autre des populations... Ceci étant bien entendu valable autant au Sud qu'au Nord.

       Au Nord, les premiers souverains des Tuoba Wei adoptent le bouddhisme comme religion officielle, réduisant les moines au statut de fonctionnaires d'État. Se met en place une véritable bureaucratie préposée aux affaires religieuses. Face à ce processus officiel se forme une coalition menée par le taoÎste de la secte des Maitre célestes KOU QIANZHI (373-448) et le confucianiste CUI HAO (381-450), pour des motifs bien entendus différents pour les deux tendances philosophico-religieuses. Leur action conjuguée finit par déclencher l'une des premières persécutions anti-bouddhiques. L'édit impérial de 446 ordonne de détruire tous les sûtra, stapa (tours religieuses) et peintures bouddhiques et l'exécution de tous les moines sans distinction d'âge.

Cette réaction brève et brutale, laisse place ensuite à un développement sans précédent du bouddhisme, manifeste dans la prolifération de la statuaire. La ferveur religieuse atteste de la popularisation du bouddhisme, encore confiné au cours de la période précédente dans des cercles privilégiés, et de son infléchissement dans un sens mahâyâniste. L'accent est mis sur la compassion et la charité. L'iconographie (un important élément d'information sur cette période) des Wei du Nord illustre l'acclimatation du bouddhisme à la culture chinoise, à travers le thèmes de Vimalakîrt conversant avec Manjusi, Bodhisattva de la Sagesse suprême. Vimalakîrti, tout à la fois incarnation du saint laïc et modèle de la piété filiale, apparaît comme une figure centrale du Mahâyâna qui cherche précisément à étendre la bouddhéité hors des limites trop restrictives du rigorisme monastique, tout en étant présenté comme un idéal confucéen susceptible de parler directement à la mentalité chinoise.

 

Réunification de la Chine et bouddhisme

       La réunification de la Chine, en 589, sous l'égide des Sui, provoque une refonte du bouddhisme. A partir de ce moment, puis surtout sous les Tang, la communauté monastique chinoise semble reconnaître tacitement la suprématie de l'État.

Les division et réunification influent sur l'importance respective des différentes écoles du bouddhisme. "Au cours des Ve et VIe siècles, écrit Anne CHENG, on a vu le bouddhisme s'indianiser en Chine, en important telles quelles des écoles typiquement indiennes. Avec l'arrivée de KUMARAJIVA, qui inaugure cette deuxième période, c'est l'école Mâdhyamika qui s'implante solidement en terrain chinois. Quelque peu tombée en déclin après SENGZHAO, elle connaît un dernier regain de vitalité sous les Sui avec JIZANG (549-623).

Une autre grande école indienne s'impose brièvement en Chine à l'extrême fin de la période, celle du Yogâcâra (connue en Chine sous le nom de Faxiang), qui ne pouvait pas trouver de meilleur représentant que XUANZANG (602-664) (...). L'école indienne du Yogâcâra ne correspond en rien à l'esprit des écoles bouddhiques chinoises apparues au VII-VIIIe siècle, mais marque bien plutôt le paroxysme de la volonté d'indianisation qui caractérise les Ve et VIe siècles."

 Ces deux grandes écoles Mâdhyamika et Yogâcâra représentent les deux versants du Mahâyâna : la première, le versant négatif de la vacuité, du survâna, anéantissement dans lequel on s'abîme par un processus dialectique ; la seconde, le versant positif de l'illumination, de la vijnapti-mâtratâ, absolu auquel on parvient par une démarche "phénoménologique". Alors que le Mâdhyamika s'acharne à évacuer tout contenu, à éliminer tout appui, le Yogâcâra professe une intuition de l'absolu comme vacuité, Loi par excellence, ainsité. A telle enseigne que le contenu de l'illumination tend à être conçu comme une réalité, voire comme un corps transposé. D'où l'importance des spéculations  sur les trois corps (trikâya) du Bouddha dans le développement du bouddhisme religieux et populaire dont l'influence fut déterminante en Chine du Nord, en Corée et au Japon.

Pour le Mâdhyamika, dont l'influence prédomine dans la culture bouddhique de la Chine du sud, l'illumination est "la dissolution de toutes les significations. Loin d'attendre une réponse à toutes les questions ou un contenu de révélation, on compare l'irruption de la compréhension à un seau qui craque et perd son fond. Dans ce sens, le Mâdhyamika préfigure le Chan. Quant au Yogâcâr, il trouve précisément son point de rupture dans le glissement de la pure non-dualité vers une sorte de monisme idéaliste, dans lequel le dynamisme psychique culmine dans la connaissance absolue de la réalité ultime qui transcende tous les "caractères spécifiques des dharma".

 Cette présentation d'Anne CHENG, par des mots "occidentaux" d'une pensée très différente ne conduit pas à une compréhension très fine de cette pensée-là, et les philosophies dominantes en Occident au moment même de l'introduction de la connaissance du bouddhisme, influent fortement sur la compréhension. Mais ceci ne peut être évité lorsque deux cultures aussi différentes se rencontrent.

 

Évolution des écoles bouddhiques

     Sur les différentes écoles du bouddhisme chinois, à partir du Ve siècle, Peter HARVEY indique que chacune est formée d'un lignage remontant jusqu'au fondateur ou patriarche précis et se spécialise dans un aspect de l'enseignement ou de la pratique bouddhiques. Souvent, moines et nonnes étudient ou pratiquent plusieurs écoles différentes.

"Deux écoles importantes nées en Chine, et stimulées par l'amour de l'harmonie propre à l'âme chinoise, produisirent une synthèse philosophique des enseignements contenus dans différents textes. Elles soulignaient ce que le Bouddha avait enseigné en employant les moyens habiles, et rangeaient les différents sütra du Srävakayâna et du Mahâyâna selon plusieurs niveaux d'enseignements, donnés par le Bouddha à diverses périodes de sa vie. Au plus haut niveau, chaque école plaçait le sutra qui représentait pour elle la vérité suprême.

L'école T'ien-t'ai tient son nom du Mont "Terrasse Céleste", où était situé son siège principal. Fondée par Chih-i (539-597), elle mettait le Sutra du Lotus et le Parinirvâna Sûtra mayaniste au pinacle de son enseignement : elle prônait à la fois l'étude et la méditation. L'immanence de la nature-de-Bouddha en tout chose et l'absence de différence entre le monde, l'esprit absolu, l'ainséité, la vacuité ou la Nirvâna étaient des notions essentielles. L'école Hua-yen, fondée par le maitre de méditation Tu-shûn (557-640), donnait la plus haute place à l'Avatamsaka-Sûtra. Sa philosophie fut systématisée par son troisième patriarche Fa-tsang (643-712), et elle influença l'école Ch'an.

Ces deux écoles de synthèse s'épanouirent sous la dynastie des T'ang (618-907). Influencées par la pensée chinoise, elles mirent l'accent sur l'immanence de la réalité ultime dans le monde, comme le Tao, et sur la possibilité de l'appréhender en pénétrant l'ainséité de tout phénomène naturel. Cherchant à tout embrasser, les écoles T'ien-t'ai et Hua-yen répartissaient une énergie considérable entre de longues heures d'étude et une grande diversité de pratiques. Les autres écoles n'étudiaient que quelques textes choisis et concentraient leur énergie sur un nombre de pratiques assez limité. La plus petite était l'école Lu, "du Vinaya", apparue vers 650. Fondée sur l'école Dharmagupta du Srâvakayâna, elle insistait sur la discipline monastique ; ses critères d'ordination et de vie monastique étaient très élevés. A cet égard, elle influença la pratique d'autres écoles, spécialement le Ch'an. Les deux autres écoles centrées sur la pratique, le Ch'ing-tu et le Ch'an se répandirent avec le plus de succès."

 

Peter HARVEY, Le bouddhisme, Seuil, 1993. Anne CHENG, Histoire de la pensée chinoise, Seuil, 2002.

 

PHILIUS

 

Relu et complété le 4 décembre 2020

 

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