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4 juin 2011 6 04 /06 /juin /2011 13:41

            Dans le cadre des Royaumes Combattants (IVe-IIIe siècles av. J.C.), alors qu'une vision éthique se livre dans l'intuition confucéenne dont le pari sur l'homme sera déterminant pour tout le destin de la pensée chinoise, et que commence avec MOZI l'apparition d'un discours rationnel qui va de pair avec une pensée utilitariste, s'ouvre une troisième voie. "Une voie qui refuse à la fois l'engagement confucéen et l'activisme moïste, décrit Anne CHENG, au nom de quelque chose d'encore plus fondamental que l'homme : la Voie par excellence, le Dao."

Si la plupart des courants de pensée des Royaumes Combattants partent de la constatation que le monde n'est que discorde et violence, "dès le départ, le courant dit taoïste part dans une direction toute différente des autres qui, eux, cherchent des voies ou des méthodes positives". Les confucéens préconisent de faire régner le ren, les moïstes de rechercher l'intérêt du plus grand nombre, les légistes d'imposer plus ou moins la même loi à tous. ZHUANGZI (ou CHUANG-TZU, environ 369-286 av. J.C.) et LAOZI (ou LAO TZU (VIème siècle av. J.C.) ne se mettent pas en quête de moyens pour remédier à la situation, ils se mettent tout simplement à l'écoute, dans une attitude qu'ils appellent le non-agir. 

    Tout de suite, signalons la différence entre taoïsme religieux et taoïsme philosophique.

Le TAO-CHIAO, ou taoïsme religieux, l'un des deux grands courants constitutifs du taoïsme en général, désigne toutes les écoles et les branches du taoïsme ayant pour objet la quête de l'immortalité. Les plus importantes de ces écoles sont l'École de l'Hygiène des Divinités intérieures, le taoïsme des Cinq Boisseaux de riz, la Voie de la Paix suprême, l'École du Joyau magique, la Voie de l'Unité Juste et celle de la Réalisation de la Vérité, noms qui désignent à eux seuls tout un programme... Les méthodes préconisées pour parvenir à l'immortalité vont de la méditation aux pratiques alchimistes, en passant par les exercices gymnastiques, les exercices respiratoires et les techniques sexuelles. Différents courants de pensée contribuèrent à former le taoïsme religieux : les philosophies de LAO-TZU, CHUANG-TZU et LIEH-TZU (350-250 av. J.C.), qui constituent la base du taoïsme philosophique, exercèrent également une influence sur le TAO-CHIAO. Parallèlement, il existait déjà une école de l'Hygiène qui s'efforçait d'allonger l'espérance de vie par des exercices de gymnastique et de respiration (HSING-CH'I, TAO-YIN). On trouve encore la théorie des Cinq Éléments (WU-HSING) formulée par TSOU YEN (fin du IVe siècle av. J.C.) dont les adeptes cherchaient eux aussi l'élixir d'immortalité (NEIT'AN, WAI-TAN). La recherche des Îles des Immortels, déjà évoqués dans le LEH-TZU, joua aussi un rôle important. La synthèse entre ces différents courants s'opéra approximativement entre 220 et 120 av. J.C., à l'instigation des FANG-CHIH ou mages taoïstes. C'est également à cette époque que le culte des divinités apparut dans le taoÏsme religieux. (Dictionnaire de la Sagesse Orientale).

Nous n'avons pas à nous targuer d'une recherche d'exotisme à cet égard. La destruction d'énormes quantités de documents se rapportant aux arts divinatoires, à la magie blanche ou noire... fait que l'historiographie occidentale rapporte peu les intenses recherches sur l'immortalité jusqu'à l'aube des Temps Modernes. Il ne faut pas oublier que c'est des pénibles conjectures des alchimistes qu'ont émergé peu à peu les principes maintenant reconnus de la chimie. La lecture de nombreux écrits religieux... et mêmes scientifiques mêlent parfois considérations matérialistes et considérations spiritualistes...

Le TAO-CHIA ou taoïsme philosophique se réfère aux ouvrages de LAO-TZU et de CHANG-TZU, qu'il considère comme ses deux fondateurs. LIEH-TZU et YANG CHU sont les héritiers des deux premiers maîtres. Le but des adeptes du taoïsme philosophique est de parvenir à une union mystique avec le TAO par la méditation et de conformer leur action et leur pensée à la nature profonde du TAO. A la différence des adeptes du taoïsme religieux, ils n'attachent pas d'importance à l'immortalité. Le concept de TAO-CHIA fut utilisé pour la première fois sous la dynastie Han par référence à l'idée de TAO, de "Voie" essentielle dans ce courant de pensée. Le TAO est perçu comme Principe Suprême qui embrasse et engendre toutes choses. La pensée du taoïsme philosophique est marquée par de fortes composantes politiques. Le concept de WU-WEI, le non-agir, l'absence d'intention dans l'action, occupe une place prépondérante dans ce système.

Le philosophe taoïste applique cette conception au comportement du prince. Du point de vue éthique, il s'oppose formellement au Confucianisme et à ses deux vertus cardinales : la bienfaisance (JEN) et la Justice (I), qui masquent, selon lui, la véritable nature de l'homme et gênent le TAO. (Dictionnaire de la Sagesse Orientale). Certains auteurs rapprochent le taoïsme philosophique d'une partie du scepticisme grec ou gréco-romain.

 

     Au-delà du débat sur l'antériorité de ZHUANGZI ou de LAOZI, les textes du Zhuangzi et du Laozi représentent deux stades différents de la pensée philosophique des Royaumes Combattants, le noyau dur du Zhuangzi étant représentatif d'une première vague (avec les logiciens et Mencius), alors que le Laozi serait plus caractéristique d'une deuxième vague (avec XUNGI et les légistes). De toute manière, ce n'est qu'au IIe siècle av. J.C. qu'apparaît l'appellation d'"école taoïste", dans la classification des six grandes écoles de pensée des Royaumes Combattants par SIMA TAN (mort en 110 av JC), reprise par son propre fils SIMA QIAN dans ses mémoires historiques (Shiji). Autant dire que le taoïsme, en tant courant philosophique, est plutôt une construction a posteriori, qui recouvre une réalité complexe dans laquelle la pensée de ZHUANGZI s'est trouvée imbriquée jusqu'à y perdre une partie de sa profonde originalité (Isabelle ROBINET, Histoire du taoïsme des origines au XIVe siècle, Cerf, 1991, entre autres) (Anne CHENG).

 

      Le Zhuangzi est un texte écrit dans une prose foisonnante et d'une grande qualité littéraire et apparaît comme une oeuvre très personnelle, à l'inverse du Laozi. Comme toujours pour ces anciens siècles subsistent des doutes d'authenticité, mais nous pouvons voir aujourd'hui (avec des études bien avancées par rapport à la réflexion de Marcel GRANET, qui constitue encore une grande référence en la matière) qu'avec ce texte s'ouvre "une ère nouvelle" de la réflexion philosophique, axée sur la grande question du rapport entre l'Homme et le Ciel (ou le Dao). Le Laozi, en ce qui concerne le Dao partage la même intuition générale.

Le Dao est un cours naturel, spontané des choses qu'il s'agit de laisser faire ; or, l'homme est le seul être à s'en détacher par sa volonté d'y surimposer son action et son discours. La condition première pour la recherche du Dao est de se mettre en disponibilité, en congé, de manière à capter la petite musique qui nous vient de l'origine et qui n'a jamais cessé, malgré les bruits parasites de toute nature. Pour Zhuangzi, il y a le Dao, c'est-à-dire la réalité comme totalité et il y a des dao, c'est-à-dire des découpages partiels et partiaux de cette réalité. Le Dao est la voie, mais aussi les voies, entendues comme méthodes, techniques ou approches particulières à tel ou tel courant, et dans son acceptation verbale, il signifie aussi parler ou dire. Par rapport à la réalité originelle et totalisante qu'est le Dao, les dao ne sont que des découpages humains et sociaux pratiqués par le discours. Dans une partie du texte, ZHANGSI ne se contente pas d'ironiser sur la relativité de toute chose : il indique que le Dao ouvre une perspective radicalement autre, incommensurable avec notre perception habituelle, d'où toute une réflexion sur la relativité du langage, et même la validité du langage, qui fausse notre perception de la réalité. Dans les discussions parfois rageuses entre confucianistes, moïstes, sophistes, pour lui, il n'y a pas de raison de donner raison aux uns ou aux autres. Il faut oublier le discours, laisser tomber la résolution d'apprendre. Dans les métaphores et les paraboles qui jalonnent le texte, il est souvent question de la comparaison de ce que fait l'intellect et de ce que fait la main. La main sait faire ce que le langage ne sait pas. Il s'agit d'acquérir un savoir-faire, pour entendre cette musique, qui se rapproche de celle d'une entraînement sportif : il s'agit d'une véritable phénoménologie de l'activité (Jean-François BILLETER, Pensée occidentale et pensée chinoise, le regard et l'acte, dans Différences, Valeurs, Hiérarchies : Textes offerts à Louis Dumont, Editions de l'EHESS, 1984).

Nous suivons là toujours Anne CHENG : "La pensée de Zhuangzi respire en deux temps : elle commence par s'attaquer radicalement à la raison et au discours en montrant que tous les principes censés fonder la connaissance et l'action sont eux-mêmes sans fondements. Puis, une fois que tout est démoli, se pose la question ce qui reste : rien que le naturel et le spontané, ce qui est de "soi-même ainsi" et qu'il suffit de refléter tel qu'il est, comme un miroir. Plutôt qu'un irrationnel, Zhuangzi est un anti-rationaliste. Il ne traite pas la réalité comme un pur produit de l'imagination, se contentant de douter que la raison analytique puisse nous montrer ce qu'est le monde et d'admettre sans discussion que nous n'avons qu'à le prendre tel qu'il est." Il ne nie pas le rapport de l'homme au monde. Le Saint est simplement celui qui réussit à entretenir ce rapport sans se laisser "chosifier par les choses" (là, c'est pratiquement un vocabulaire d'idéaliste, kantien ou hégélien...). Il s'agit de se libérer, de se vider au monde, mais pas pour le nier au nom de son impermanence, comme le ferait le bouddhisme. Mais en fusionnant avec le Dao, l'homme retrouve son centre et n'est plus affecté par ce que l'esprit humain considère ordinairement comme souffrance : déclin, maladie, mort. D'ailleurs, chez lui, il n'y a pas de pensée sur le problème de la souffrance ou de la mort, car justement elles ne sont pas perçues comme mal absolu, mais plutôt comme faisant partie du processus naturel. 

 

       L'oeuvre de CHUANG-TZU (ou ZHUANGZI) est connue sous le titre de Livre véritable du pays des fleurs situé au Sud. L'ouvrage comporte trente-trois livres dont les sept premiers constituent les chapitres dits "intérieurs", rédigés par CHUANG-TZU lui-même (ce dont on en possède la quasi-certitude...). Les quinze chapitres "extérieurs" et les onze chapitres "mixtes", en revanche, sont selon toute vraisemblance l'oeuvre de ses disciples. Les thèmes développés par l'auteur sont souvent les mêmes que ceux de LAO-TZU dans le Tao-te Ching, leurs conceptions sur le Tao et sur le Te se rejoignent sur l'essentiel. L'attitude de l'absence d'action occupe une place aussi importante. Tous deux soulignent la relativité des contraires, l'identité de la vie et de la mort et l'importance de la méditation pour parvenir à l'unité avec le Tao. CHUANG-TZU ne perçoit dans la nature qu'une incessante mutation de tous les phénomènes. Il fut l'un des premiers à montrer le caractère illusoire du monde, et son doute est bien plus radical, devançant de loin aussi les philosophes occidentaux qu'un Descartes. On trouve également dans le Chuang-tzu l'influence de diverses idées non taoïstes. HUI SHIH, le meilleur ami de CHAUNG-TZU, eut une importance toute particulière pour la propagation de la philosophie développée dans cet ouvrage. Le livre renferme de nombreuses attaques contre Confucius et son école, car pour son auteur, les grands biens de l'homme sont l'harmonie et la liberté que l'on peut acquérir par la soumission spontanée à sa propre nature. Une des causes de la souffrance des hommes vient, selon lui, de la volonté d'uniformisation des institutions qui ignorent l'individualité et la spécificité de chacun. Aussi il s'élève énergiquement contre le "gouvernement par le gouvernement" ; le seul moyen de maintenir l'ordre dans le monde, c'est la "non-intervention", l'application du principe de l'absence d'action par le dirigeant. Il refuse toute discrimination entre le bien et le mal, car il n'existe pas à ses yeux de critères de jugement universellement valables. On retrouve sans cesse dans cette oeuvre le thème de la longue vie et décrit plusieurs méthodes pour parvenir à l'immortalité, sans en faire une réelle priorité comme dans le taoïsme religieux. C'est pourquoi il ne veut pas accorder d'importance prépondérante aux exercices de la gymnastique et de respiration, tout en délivrant certaines "recettes" de méditation profonde. Ces "recettes" confèrent des pouvoirs surnaturels, mais comme il s'agit avant tout de ne pas se laisser troubler et de troubler le monde par des interventions, il n'insiste pas sur leur application. Il s'agit sans doute d'un moyen de "populariser" la doctrine, car le climat de superstition ambiant oblige, d'une certaine manière, à donner des "preuves" de validité de celle-ci par des procédés magiques. (On peut trouver une traduction de cette oeuvre aux Éditions Gallimard, l'oeuvre complète de Tchouang-tseu, dans la collection "Connaissance de l'Orient", 1973, réédition en 1985). (Dictionnaire de la sagesse orientale)

 

      Si l'existence historique de ZHUANGZI est bien établie, celle de LAOZI l'est moins et l'ouvrage Mémoires historiques qui fait état de sa biographie ne semble pas convaincre certains auteurs comme Anne CHENG.

Celle-ci estime qu'il est de toute façon plus intéressant pour nous de considérer l'ouvrage Laozi que le personnage. Le Livre de la Voie et de la Vertu, attribué à LAOZI (et récupéré ensuite par le bouddhisme), est constitué de quelques cinq mille mots dans une série de poèmes rythmés et rimés d'une concision extrême, au style unique, obscur à force de simplicité. Suivons Anne CHANG : "Si les stances du Laozi peuvent être qualifiées de poétiques, elles ne délivrent pas une pensée philosophique "mise en vers" : c'est la pensée elle-même qui procède par aphorismes et métaphores, sauts du coq à l'âne, rapprochements fulgurants. Comme le Zhuangsi, le Laozi est à la recherche d'une forme de langage apte - sinon à appréhender - du moins à pointer vers l'indicible." Isabelle ROBINET note que sa forme poétique et scandée "suggère qu'il était censé acquérir une force incantatoire par la répétition rythmée de récitations qui renforcent une pratique, qu'il était destiné à être chanté et mémorisé, comme il a été fait dans certaines sectes religieuses". Le contenu s'abstient délibérément de toute référence qui pourrait offrir une prise pour dater ou situer le texte. D'où le nombre impressionnant d'interprétations possibles et de traductions existantes. Anne CHANG donne la préférence pour son histoire de la pensée chinoise à la traduction de François HOUANG et Pierre LEYRIS (La Voie et sa vertu, Tao-te-king, Éditions du Seuil, 1979). 

Même si le Laozi, explique t-elle "comporte certains aspects ésotériques (mais quels textes dans cette époque n'en comportent-ils pas, dirions -nous...), il tente, comme tout ouvrage philosophique, de répondre à des préoccupations dominantes à son époque dont la nature, à défaut d'autres repères, constitue peut-être le meilleur indice pour dater le texte de la fin des Royaumes Combattants. Dans un contexte où les principautés les plus puissantes en arrivent à lutter à mort pour l'hégémonie, le problème le plus pressant est de savoir comment sortir du cercle vicieux de la violence, comment survivre au milieu de superpuissances qui s'entretuent. Préoccupations qui restent toujours d'actualité... Le Laozi commence par rejeter explicitement le moralisme confucéen autant que l'activisme moïste, employant délibérément leurs propres termes pour les accuser d'avoir provoquer le déclin du Tao..." Au chaos du monde, le Laozi propose de ne rien faire, de rester dans le non-agir. Pour remédier au pillage, à la tyrannie, au massacre, à l'usurpation, il faut ne pas agir, pour tout simplement ne pas les alimenter, pour ne pas alimenter cette violence. En absorbant l'agression, en s'abstenant d'agresser en retour pour ne pas tomber dans la surenchère, dans l'escalade sans fin, et pour, au bout du compte, faire en sorte que l'agression devienne inutile. On trouve là l'écho de certaines sensibilités de la non-violence, même si cet écho en reste aux premières de nombreuses réflexions sur celle-ci... Le message du Laozi commence donc par un paradoxe-choc, qui a été immédiatement saisi par son premier public. Il précise qu'il préfère et retient stricto sensu le faible à l'exclusion du fort, car, explique toujours Anne CHENG, "les couples d'opposition dans la pensée chinoise ne sont jamais de nature exclusive, mais complémentaire, les contraires étant en relation non pas logique, mais organique et cyclique, sur le modèle génératif du couple Yin/Yang. Or le paradoxe le plus radical consiste certainement à dire que le rien a plus de valeur que le quelque chose, le vide plus de valeur que le plein, que l'il-n'y-a-pas l'emporte sur l'il-y-a." Finalement, le paradoxe qui va à l'encontre des habitudes intellectuelles et des valeurs conventionnelles a pour fonction de montrer que poser quelque chose, c'est poser par là même son contraire. Les distinctions et les oppositions n'ont donc en elles-mêmes aucune valeur. Tous les paradoxes énoncés dans le Laozi sont fondés sur la constatation d'une loi naturelle : la loi cyclique selon laquelle tout ce qui est fort, dur, supérieur, a été à l'origine faible, mou, inférieur, et est destiné à le redevenir. C'est en vertu de cette logique naturelle selon laquelle toute chose qui monte devra nécessairement redescendre, le fait de renforcer la puissance d'un ennemi peut à la limite servir à hâter sa chute. Le laozi utilise de nombreuses fois la métaphore de l'eau et du courant pour illustrer ce cycle contre lequel l'humanité, dans sa grande absurdité, agit. Il propose de rentrer dans le courant, de se laisser porter, quel que soit le sens moral que l'on peut invoquer pour ne pas le faire. le monde est orienté vers le centre, vers l'Origine et toute action tend à éloigner l'homme de celui-ci. 

En philosophie politique, cette amoralité, le Laozi, selon Anne CHENG, "ne manque pas de prêter le flanc au légisme même si, au lieu de les condamner comme vaines et inutiles, celui-ci rejette tout principe moral unique, même pour justifier l'agression et la force. De manière significative, le Laozi est à la base de certaines notions fondamentales du légisme, allant jusqu'à constituer une source directe d'inspiration pour son plus grande théoricien HAN FEIZI. Au centre de la réflexion politique légiste se retrouve le non-agir présenté dans le Laozi comme principe de non-interférence. (...), plus la vie du peuple sera simple et frugale, plus il sera facile à gouverner dans le non-agir, c'est-à-dire sans que le souverain ait à intervenir dans les affaires d'un pays où tout suit son cours naturel. Mais on trouve aussi dans (une stance - ensemble de vers) l'expression de ce qui deviendra le totalitarisme légiste (...) Ainsi s'instaure un ordre fondé sur l'assurance d'un confort matériel minimal, et le maintien dans l'ignorance des gouvernés à qui l'on épargne de penser ou même d'envisager un quelconque progrès technologique." 

Anne CHENG insiste : "L'existence d'une théorie politique dans le Laozi peut surprendre, si l'on s'en remet à une conception désormais largement répandue du taoïsme comme doctrine de sagesse individuelle." En fait, seul le Zhuangsi se prononce pour un désengagement délibéré par rapport au politique qui, dans le Laozi, représente au contraire un aspect primordial de la pratique du Dao en tant que domaine d'application par excellence du non-agir. (...) Le laozi peut être lu comme un traité politique dont la devise serait "Régir un grand État, c'est comme frire des petits poissons!". Ce que ne manque pas de faire le légisme, même si il détourne probablement le laozi de ses intentions premières et en tout cas de ses préoccupations fondamentales internes. Mais ce qui importe, c'est bien souvent l'utilisation, l'usage dans les faits, dans les conflits, d'une doctrine.

Les préoccupations internes premières du Laozi sont bien de mettre en oeuvre des techniques de non-agir pour renouer avec le Dao, dans toute la multiplicité de la réalité. Le non-agir poussé à l'extrême rejoint une attitude existentielle : être dans sa plus grande simplicité. Car même dans sa façon d'être, il y a une façon d'être quelqu'un, de vouloir s'affirmer, d'"imposer son moi". Toute forme de spiritualité commence par un "lâcher prise", un renoncement au moi limité et limitatif. "On pourrait qualifier, écrit encore Anne CHENG, le retour dont parle le Laozi d'expérience mystique, à cette nuance près qu'au lieu de s'efforcer d'aller au-delà de l'expérience, vécue, par-delà le Bien et le Mal, il s'efforce de revenir en deçà, jusqu'à absorption complète de l'il-y-a dans l'il-n'y-a-pas. Dans ce sens, la mystique taoïste apparaît bien comme la seule dimension spirituelle, avant l'introduction du bouddhisme dans la pensée chinoise, qui prenne une direction autre que le pari confucéen sur l'homme."

 

     La tradition attribue à LAO-TZU la paternité du Tao-te-ching. Toutefois, signale le Dictionnaire de la sagesse orientale, la recherche scientifique (Anne CHENG décrit précisément la plus récente) a prouvé que l'ouvrage ne pouvait avoir été rédigé avant le IVe ou le IIIe siècle avant J.C. Dans le taoïsme religieux, le personnage de LAO-TZU est élevé au rang de divinité et jouit de la même vénération que T'AI-SHANG-CHIIN ou TAO-TE T'IEN-TSUN. On le considère comme le fondateur du taoïsme religieux, et de nombreuses légendes circulent en sa faveur. Le Tao-te ching ou le Livre de la voie et de la Vertu constitue la base à la fois du taoïsme philosophique et du taoïsme religieux. Son contenu n'est pas homogène. A côté de développements dans la pure tradition taoiste, on trouve représentées les idées d'autres tendances philosophiques. La philosophie du Tao-te ching se cristallise autour des notions de Tao ou Voie et de Te, Vertu du Force. Les autres grandes idées sont celles de l'absence d'action (WU-WEI) et du retour des choses à l'origine (FU). Le Tao-te ching présente le Tao comme le Principe ultime qui existait avant le ciel et la terre et embrasse toutes choses. Il est la mère de toutes choses. Il est ineffable et indescriptible (ce qui n'empêche pas quantité de poèmes de tenter de le caractériser!). Il est la mère de toutes choses, à la fois géniteur et sans action. Sa force, le Te, est le seul élément que les choses du monde phénoménal conservent du Tao : c'est elle qui leur confère leur existence. Pour parvenir à l'union avec le Tao, but ultime de tous les adeptes du taoïsme philosophique, le "saint" doit réaliser en lui-même la loi universelle du retour à l'origine (Fu). Pour atteindre cet objectif, il lui faut  faire siennes la vacuité (Wu) et la simplicité (P'u) du Tao et se garder de toute action (Wu-wei). C'est à son absence d'action que l'on reconnaît le bon souverain, dont les vertus sont longuement décrites dans de nombreuses pages du Tao-te ching. Le meilleur prince est celui dont le peuple ne remarque même pas l'existence parce qu'il intervient le moins possible dans le cours naturel des événements. Il réduit les lois au minimum, ce qui abaisse le nombre des criminels, et n'accorde aucune valeur aux vertus confucéennes traditionnelles d'humanité (Jen) et de Justice (I). Il essaie de modérer ses envies et ses désirs en diminuant les objets susceptibles de les susciter. De cette manière, le coeur de l'homme peut rester serein et parvenir à la simplicité (P'u). A l'origine, l'oeuvre portait le titre de "Lao-tzu". Elle reçut le titre de Tao-te ching d'un empereur de la dynastie Han. Le terme ching ("classique") le plaça sur un pied d'égalité avec les grands classiques confucéens. On possède aujourd'hui plus de 50 commentaires du Tao-te ching qui présentent les interprétations les plus diverses de l'oeuvre. Les adeptes des écoles taoïstes ne sont pas les seules à se réclamer du Tao-te ching ; c'est également le cas des membres de l'école Ying-Yang, des juristes d'État, des tenants de l'école du I-ching.... Des alchimistes se réclamaient aussi de ces idées et des souverains des dynasties Han, T'ang et Ming firent des doctrines du Tao-te ching la base de leur mode de gouvernement.

 

  John FAIRBANK et Merle GOLDMAN, dans les implications moralo-politiques du tao¨isme, précisent que "on a dit justement que le lettré chinois était confucéen dans l'exercice de ses fonctions et taoïste dès qu'il en sortait." Comme le Dao se refére à la cosmologie naturaliste et à la croyance aux esprits invisibles de la nature, telles qu'elles s'exprimaient au sein du peuple, et dont l'élite partageait une bonne part, le taoïsme constitue plus qu'autre chose (pour cette élite), "un immense réservoir de traditions populaires". Refuge par rapport aux affaires du monde comme échappatoire à un rigorisme ritualiste, le taoïsme, comme philosophie de la passivité, donne au cours des choses la forme "d'un laisser-faire", où chacun devrait suivre sa nature intime - sans essayer de rationaliser, et d'acceptation sans combat de l'expérience de l'existence. Le taoïsme, sous couvert d'une morale qui assimile les idées morales professées officiellement comme de la dépravation contre la nature et l'univers, est alors clairement "la philosophie de ceux qui condamnaient l'implication dans les affaires du gouvernement ou les croisades morales, et qui cherchaient, dans le renoncement, à accueillir les tourments de l'existence qu'ils ne pouvaient éviter."

 

Dictionnaire de la sagesse orientale, Robert Laffont, collection Bouquins, 1986. Anne CHENG, Histoire de la pensée chinoise, Seuil, 1997. John K FAIRBANK et Merle GOLDMAN, Histoire de la Chine, Texto, Editions Tallandier, 2013.

 

Complété le 31 octobre 2015. Relu le 7 juillet 2020

 

PHILIUS

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commentaires

S
En chine, durant l’antiquité, les chinois pensaient qu’ingérer des pierres précieuses comme le jade ou l’hématite, ainsi que l’or, permettaient d’atteindre l’immortalité. Un livre d’alchimie très célèbre intitulé le Tan Ching Yao Ch’eh (le grand livre d’alchimie), présente des recettes d’élixirs de jouvance contenant…chose très surprenante…des doses d’arsenic, de soufre et de sels de mercure, réputés pour être des substances très toxiques ! On raconte qu’un des empereurs chinois de la dynastie Ming mourut après avoir bu l’élixir de longévité, contenant une trop forte dose d’arsenic.
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G
On pourrait effectivement multiplier ces histoires "navrantes" analogues à celles arrivées au petit monde des alchimistes du Moyen Age et de la Renaissance européennes, qui "améliore" avec des essais et des erreurs la pharmacopée disponible. C'est toutefois grâce à la pratique ancienne de l'alchimie, qu'elle fût mise au service de la quête physiologique de l'immortalité ou qu'elle recherchât le filon de la transmutation des métaux en or, les taoïstes contribuèrent au développement technologique de la Chine. En effet, pour les besoins de leurs expériences physiologiques et chimiques, avec toutes les conséquences possibles et souvent il faut le dire nocives, ils recherchaient des herbes et concoctaient des élixirs, élaborant ainsi la grande pharmacopée chinoise dans laquelle le monde entier puise encore aujourd'hui. Les alchimistes contribuèrent aussi, même en s'appuyant à l'époque sur des croyances que nous pouvons à bon droit juger délirantes aujourd'hui, aux progrès accomplis dans la technique de la porcelaine, de la teinture et des alliages. Des inventions chinoises comme la boussole et la poudre à canon procèdent, en dernier ressort, de leurs expériences. Joseph NEEDHAM fait remarquer que bon nombre de leurs avancées relevaient "d'une protoscience plutôt que d'une pseudoscience." (John King FAIRBANK et Merle GOLDMAN, histoire de la Chine, Tallandier, Texto, 2013).

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