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29 mars 2010 1 29 /03 /mars /2010 08:14
         Les oeuvres de Karl MARX sont imprégnées de philosophie politique : s'il n'existe pas de docte ouvrage de philosophie politique, un certain nombre d'entre eux comportent surtout des éléments philosophiques. Cet article aborde l'une après l'autre ces oeuvres-là.

     - Sa thèse de doctorat, Différence entre la philosophie de la Nature de Démocrite et celle d'Epicure, de 1841, montre l'aiguillage, selon Henri LEFEBVRE, à partir de l'hégélianisme, vers une doctrine nouvelle.
Le doctorant considère Épicure comme un philosophe de première importance, qui libère la philosophie de la religion et l'homme de la crainte des dieux. Épicure enrichit par ailleurs l'atomistique de Démocrite, conception mécaniste de la nature et de l'homme. Épicure fait de l'atome une sorte de centre d'énergie, de force et d'action. Le déterminisme perd de sa rigidité, il laisse place au hasard, à l'intervention de la volonté humaine. La dialectique idéaliste de HEGEL, appliquée à l'histoire de la philosophie exige une reconsidération qui la transforme : le matérialisme, dès l'Antiquité, ne se réduit pas au mécanisme simpliste. De même, écrit Henri LEFEBVRE, que HEGEL s'est libéré de la philosophie antérieure, de même la philosophie doit se libérer de lui, ce qui ne signifie pas le détruire, mais le continuer : "C'est une loi psychologique que l'esprit théorique émancipé en soi-même se transforme en énergie pratique et, sortant du royaume des ombres comme volonté, se tourne contre la réalité du monde qui existe sans lui." (Karl MARX).

     - Son article A propos de la question juive, de 1843, constitue une critique de l'écrit de Bruno BAUËR consacré à cette question. Constatant comme lui que les Juifs allemands prétendent à l'émancipation civique, politique (avec des droits égaux à tous les Allemands bénéficiant de ces droits), Karl MARX lui répond qu'il se trompe de combat et de méthode pour cet objectif. Très loin de l'image d'un judéo-marxiste véhiculée surtout par les régimes totalitaires dans les années 1930-1940, il montre que la religion juive a un fondement économique et social, et n'est pas seulement une "idéologie". Pour reprendre l'explication d'Henri LEFEBVRE, "c'est la religion d'un groupe ou d'une caste - débris d'une nationalité dispersée - qui s'est vouée au commerce. L'anti-sémitisme donc n'est pas simplement un fait "idéologique", il a aussi un fondement économique et social ; c'est un phénomène de concurrence. La concurrence entre les non-juifs et les juifs se traduit sordidement par une idéologie ; c'est une querelle de boutiques." Karl MARX écrit qu'il n'est pas suffisant de se demander qui doit émanciper et qui doit être émancipé, il faut aussi se demander de quelle émancipation il s'agit. L'émancipation du juif ne peut pas se réaliser réellement de manière séparée d'avec l'émancipation du non-juif. Il s'agit bien, pour le juif, non pas de de s'émanciper politiquement en amassant des richesses, ce qui finit par retourner contre lui, par le déchaînement des concurrences, mais de s'émanciper par rapport à une société fondée sur les valeurs de l'argent. "C'est seulement lorsque l'homme individuel, réel, aura recouvré en lui-même le citoyen abstrait et qu'il sera devenu en tant qu'individu un être générique, dans ses rapports individuels ; lorsque l'homme aura reconnu et organisé ses forces propres comme forces sociales et ne retranchera donc plus de lui la force social sous l'aspect de la force politique ; c'est alors seulement que l'émancipation humaine sera accomplie."  Lorsque l'individu dépasse son aspect égoïste et son aspect de citoyen abstrait, l'émancipation réelle devient possible.

     - Dans Introduction à une critique de la philosophie du droit de Hegel, paru dans les Annales franco-allemandes, comme le précédent écrit en 1843, Karl MARX s'attache surtout à décrire les conditions de toute critique en Allemagne, le dépassement de la critique de la religion.
"Voilà le fondement de la critique irréligieuse : c'est l'homme qui fait la religion et non la religion qui fait l'homme. A la vérité, la religion est la conscience de soi et le sentiment de soi à l'homme qui, ou bien ne s'est pas encore conquis, ou bien s'est déjà de nouveau perdu." "La critique de la philosophie allemande de l'État et du droit, à laquelle Hegel a donné sa forme la plus rigoureuse, la plus riche et définitive, est tout à la fois l'analyse critique de l'État moderne et de la réalité qui s'y rattache et la négation catégorique, de tout le mode traditionnel de la conscience allemande, politique et juridique, dont l'expression la plus distinguée et la plus universelle est précisément la philosophie spéculative du droit elle-même, élevée au rang de science."  Mais il ne faut pas s'arrêter en chemin, il faut poursuivre la logique de cette critique : il faut dépasser ce formalisme de la critique du droit pour voir ce qu'elle implique elle-même : une critique de la société qu'exprime cet État. Dans ce texte, il prend appui de l'exemple français dans la manière dont l'émancipation peut se réaliser, et cherche sur quelle base sociale cette émancipation peut s'accomplir. Et cette base sociale, très vite, s'avère être le prolétariat, né du mouvement de l'irruption de l'industrialisation.

      - A partir de 1844, l'oeuvre de Karl MARX prend un tournant avec la rencontre de Friedrich ENGELS. Leur collaboration donne une série d'ouvrages, dont l'un des premiers d'entre eux, dans les Manuscrits économico-philosophiques de 1844, Ébauche d'une critique de l'économie politique, marque l'orientation décisive vers des préoccupations économico-socio-politiques. Dans cette Ébauche d'une critique de l'économie politique, nous trouvons déjà les principaux thèmes du marxisme : Communisme et propriété, Besoin, Luxe et misère, Communisme et division du travail, L'homme-marchandise : propriété foncière, capital et travail, L'argent, avec son complément direct, Critique de la dialectique hégélienne et de la philosophie allemande où il insiste sur les mérites de FEUERBACH.
    - Les Thèses sur Feuerbach de 1845 condensent une partie des réflexions des Manuscrits de 1844 : les onze thèses en question fondent une unité entre matérialisme et idéalisme qui donne le matérialisme historique (la sociologie scientifique dans l'esprit de Karl MARX).
"Le défaut principal de tout le matérialisme passé (y compris celui de Feuerbach), c'est que la chose concrète, le réel, le sensible, n'y est saisi que sous la forme de l'objet ou de la contemplation, non comme activité humaine sensible, comme pratique ; non pas subjectivement. Voilà pourquoi le côté actif se trouve développé abstraitement, en opposition au matérialisme, par l'idéalisme : celui-ci ignore naturellement la réelle activité sensible comme telle. Feuerbach veut des objets sensibles, réellement distincts des objets pensés : mais il ne saisit pas l'activité humaine elle-même comme réalité objective. C'est pourquoi il ne considère, dans L'essence du christianisme, que le comportement théorique comme véritablement humain, tandis que la pratique n'est conçue et saisie que dans sa manifestation sordidement judaïque. Il ne comprend donc pas la signification de l'activité "révolutionnaire", de l'activité "pratiquement critique"" (Thèse 1). Pour Karl MARX, "les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde de diverses manières ; ce qui importe, c'est de le transformer" (Thèse 11).
    - La Sainte Famille ou Critique de la critique critique, contre Bruno BAUËR et consorts de 1845, premier texte signé conjointement par Karl MARX et Friedrich ENGELS, veut faire voir que l"humanisme réel n'a pas d'ennemi plus dangereux en Allemagne que le spiritualisme ou l'idéalisme spéculatif, qui met, à la place de l'homme individuel réel, la "Conscience de soi" ou l'"Esprit", et qui enseigne avec l'évangéliste : 'C'est l'esprit qui vivifie, la chair ne sert à rien" (Avant-propos).
    - L'idéologie allemande de 1845-1846, "Conception matérialiste et critique du monde" en sous-titre, apporte le premier exposé en tant que tel du matérialisme historique.
"Les hommes sont les producteurs de leurs représentations, de leurs idées - les hommes réels, agissants, conditionnés par le développement déterminé des puissances productives. La conscience, c'est l'être conscient ; l'être des hommes, c'est leur processus vital. Si les hommes et leurs conditions apparaissent renversés dans les idéologies, comme dans une chambre noire, ce phénomène découle du processus historique vital, exactement comme le renversement des objets sur la rétine découle d'un processus physique."

 - Misère de la philosophie, de 1846-1847, est une réponse à La philosophie de la misère de PROUDHON. Il s'inscrit dans la bataille entre diverses fractions du monde ouvrier. Il attaque non seulement la dialectique jugée fausse et abstraite de PROUDHON mais également toute théorie dialectique. Il semble, suivant une interprétation d'Henri LEFEBVRE, de ce texte finalement touffus, voire un peu confus, tant il mêle considérations théoriques et attaques idéologiques et politiciennes, "que pour Marx les contradictions sociologiques et historiques (au premier plan les classes, les phénomènes de concurrence...) soient essentiellement des faits "empiriquement observables". Il n'est donc pas besoin de rattacher expressément à une théorie générale sur la connaissance et la méthode de pensée".
Ce texte montre que déjà l'auteur possède une documentation considérable sur l'histoire du capitalisme, sur le passage du capitalisme commercial et manufacturier au capitalisme industriel, comme sur l'histoire du prolétariat, recruté au début parmi les errants, les vagabonds... 
  - Le Manifeste Communiste de 1848 s'inscrit dans les luttes à l'intérieur de la Ligue Communiste et intervient dans le contexte d'événements révolutionnaires à Paris et à Bruxelles. Karl MARX veut rompre avec "les alchimistes de la Révolution" qui font de l'agitation révolutionnaire sans stratégie ni programme définis. Il établit également scientifiquement selon son esprit, la nécessité d'une transformation sociale, dont la révolution politique n'est qu'une étape et un moyen.
Dans  l'édition de 1883,  ENGELS ajoute : "L'idée maîtresse qui traverse Le Manifeste - à savoir que la production économique et la structure sociale qui en résulte nécessairement forment, à chaque époque, la base de l'histoire politique et intellectuelle de l'époque ; que, par suite (depuis la dissolution de la primitive propriété commune du sol), toute l'histoire a été une histoire de luttes de classes... mais que cette lutte a actuellement atteint une étape où la classe opprimée et exploitée (le prolétariat) ne peut plus se libérer de la classe qui l'exploite et l'opprime sans libérer en même temps et pour toujours la société entière de l'exploitation, de l'oppression et des luttes des classes (...)".
Le Manifeste donne les éléments de la stratégie politique de la classe ouvrière : ses buts lointains, les étapes intermédiaires et les moyens, les alliances, les ennemis politiques et idéologiques.
     - L'introduction générale à la critique de l'économie politique de 1857, dont la rédaction s'échelonne sur de nombreuses années, est achevée après que les "classes dominantes" aient rétablis la situation politique en leur faveur. Mais sa diffusion fut très restreinte, car il définit sans doute de manière un peu trop voyante un plan de travail, qui n'est autre que celui du Capital : La production en général, le Rapport général entre la production, la distribution, l'échange et la consommation, la Méthode de l'économie politique, les Moyens (forces) de production et rapports de production - rapports de production et rapports de commerce...
Dans un Nota Bene, nous pouvons lire :
En ce qui concerne les points qui doivent être mentionnés ici et qui ne doivent pas être omis :
1 - La guerre se développe plus tôt que la paix (il y aurait à exposer) : comment par la guerre et dans les armées, etc, certains rapports économiques comme le travail salarié, la machinerie, etc (sont) développés plus tôt qu'à l'intérieur de la société bourgeoise. Également, le rapport de la productivité et des moyens de communication  est particulièrement visible dans l'armée.
2 - Rapport de l'histoire idéaliste jusqu'à ce jour avec l'histoire réaliste. Notamment la prétendue histoire de la civilisation, la vieille histoire de la religion  et des États...
Dans la suite de cette note, figurent des considérations sur "des faits secondaires et tertiaires" comme la production artistique.
   
     - Le Capital, de 1867, comporte dans sa première édition et dans les éditions suivantes, des Préface et des Postfaces, qui exposent la philosophie d'ensemble de ce monument d'analyses et de propositions économiques. Tous les exposés sur la valeur et la marchandise, découlent en partie, faits à l'appui, d'une conception de la réalité comme dialectique, mouvements d'ensemble déterminés par des éléments contradictoires.
     Henri LEFEBVRE informe qu'historiquement, c'est dans Le Capital que l'on trouve la formulation et les conséquences les plus achevées de la conception de la philosophie politique de Karl MARX.
    
      Isabelle GARO indique que Le Capital doit être lu "à la fois comme l'analyse descriptive d'un mode de production, comme l'exposé prospectif de son dépassement nécessaire, mais aussi comme l'inscription de cette nouvelle démarche théorique à l'intérieur du moment historique qui la rend possible. La question de la représentation (...) tend à relier ces trois aspects, sans les unifier en une théorie générale, mais en décrivant la réalité sociale comme un système vasculaire complexe et se ramifiant sans cesse davantage. Une circulation incessante d'images et de reflets anime tout particulièrement le monde capitaliste, de la monnaie à la religion, en passant par l'État et ses institutions, par l'économie politique et sa critique.  (...) Marx s'emploie à montrer qu'une représentation s'explique avant tout par les causes qui la produisent et la mission sociale qui la perpétue, non pas elle-même, comme entité qui serait dotée d'une nature propre."
 L'oeuvre marxienne, comme la nomme Isabelle GARO, dense et complexe, oscille, comme oscille la réalité elle-même, entre le déterminisme d'un système économico-social qui passe historiquement d'étape et étape et l'action plus ou moins consciente des hommes, qui, en fin de compte font l'histoire sans qu'ils sachent souvent quelle histoire ils font, en changeant constamment les données de ce système économico-social. La critique de l'économie politique possède une validité que Karl MARX interroge constamment, en pointant souvent les incohérences de la pensée de ses adversaires, bien plus importantes que les défauts que peuvent avoir certaines de ses analyses et de ses propositions.
Dans la Préface de 1867 à la première édition de Le Capital, nous pouvons lire : "Même lorsqu'une société est sur le point de parvenir à la connaissance de la loi naturelle qui préside à son évolution - et la fin ultime visée par cet ouvrage est bien de dévoiler la loi d'évolution économique de la société moderne - elle ne peut cependant ni sauter ni rayer par décret les phases naturelles de son développement. Mais elle peut abréger et atténuer les douleurs de l'enfantement."
Dans le texte de cette somme, Karl MARX, se détermine constamment, même si le langage proprement philosophique n'apparaît pas, dans une critique et le rejet de la notion d'absolu, sur la suppression de l'Esprit comme moteur de la dialectique historique : la philosophie spéculative d'HEGEL est définitivement remplacée par un matérialisme dialectique reposant sur l'examen scientifique de faits concrets.
 
 
Henri LEFEBVRE, Pour connaître la pensée de Karl MARX, Bordas, 1977.
Karl Marx, Philosophie, textes choisis et présentés par Maximilien RUBEL, Introduction de Louis JANOVER et de Maximilien RUBEL, Gallimard, 2005. On y trouve une longue présentation générale, et une présentation de chaque oeuvre choisie, ceci complétée par de (très) nombreuses notes : Composition allemande (1835, Médiation d'un adolescent devant le choix d'une profession) ; Argent, Etat, Prolétariat (1843-1844, notamment A propos de la question juive ; Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel) ; Economie et philosophie (1844, les Manuscrits de 1844) ; Critique de l'économie politique (1857-1859) ; Le Capital. A noter des repères bibliographiques très utiles en fin d'ouvrage.
Isabelle GARO, Marx, une critique de la philosophie, Editions du Seuil, collection Essais, 2000.
 
 
                                                                          PHILIUS
 
Relu le 7 novembre 2019
  
   
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