Dans les théories sur l'éducation ou sur l'enseignement, les réflexions s'axent surtout sur l'échec et la réussite scolaire, dans un système déjà bien délimité. Pourtant l'éducation s'effectue dans le cadre de systèmes sociaux évolutifs... Hier et pendant longtemps avec la famille ouverte sur la rue ou le voisinage rural, aujourd'hui depuis une période récente avec le centrage de la famille sur le couple et aux face à face parents/fils ou fille, demain peut-être déjà préfiguré avec l'invasion médiatique et l'explosion informatique ainsi qu'avec les décompositions/recompositions parentales, les conditions de la transmission de la culture changent de plus en plus rapidement. Les cadres sociaux possèdent une influence écrasante sur la qualité et le contenu de cette transmission de génération en génération. Le cadre urbain notamment les orientent en fonction d'objectifs sociaux pas toujours explicités. La situation présente, présentée souvent comme un progrès humain avec l'alphabétisation massive et la diffusion des savoirs techniques, n'est pas forcément la meilleure. Évaluer ces changements sociaux, évaluer la transmission de la culture, c'est déjà porter un regard distancé qui sort des critères de notation scolaire ou universitaire, c'est mieux comprendre les conflits qui traversent le monde éducatif au sens large.
Philippe ARIÈS, dans L'enfant et la vue familiale sous l'Ancien régime, met en relief les changements de regard de la société sur l'enfance et décrit des aspects de l'évolution des systèmes éducatifs.
Ceux-ci indiquent une évolution non linéaire, soumise à des conflits entre conceptions très différentes. Cette évolution s'effectue dans des changements très importants de cadre de vie, singulièrement en Occident sous la poussée récente (en regard de l'histoire) de l'industrialisation et de la restructuration des villes. Le mouvement d'ensemble des sociétés occidentales provient d'évolutions précédentes plus lentes, mais décisives, bien décrit par cet auteur dans sa conclusion sur les deux sentiments de l'enfance (mignotage progressif d'abord dans le milieu familial, dans la compagnie des enfants, considération plus rude en provenance de l'extérieur de la famille, d'hommes d'Église, de moralistes, de médecins...). Entre l'éducation médiévale (réservée aux tonsurés, aux clercs et aux religions, où l'enseignement primaire est absent comme l'enseignement supérieur des Lettres et des Sciences d'ailleurs, absence d'enseignement gradué et progressif, mélange des âges et liberté des écoliers) et l'éducation à l'orée de la révolution industrielle, le contraste est frappant. Il ne s'agit pas seulement d'enseigner, mais aussi de surveiller. Parallèlement à l'introduction progressive de nouvelles matières enseignées, l'introduction de la discipline dans les différents lieux d'enseignement constitue l'aspect sans doute le plus visible au sein d'une population de plus en plus importante et de plus en plus concentrée.
Philippe ARIÉS toujours, après avoir détaillé l'apparition de l'institution nouvelle que constitue le collège, estime que l'évolution de l'institution scolaire "est liée à une évolution parallèle du sentiment des âges et de l'enfance. A l'origine, l'opinion acceptait sans difficulté le mélange des âges. Vint un moment où naquit une répugnance à cet égard, d'abord en faveur des plus petits. Les petits grammariens furent les premiers à être distingués. Mais cette répugnance ne s'est pas arrêtée à eux. Elle s'est aussi étendue aux plus grands, logiciens et physiciens, à tous les artistes, quoique l'âge de certains d'entre eux leur eût permis, hors de l'école, d'exercer déjà les fonctions réservées aux adultes. C'est que cette séparation, si elle avait commencé par les plus jeunes, ne les touchait pas en tant qu'enfants, mais plutôt comme écoliers et au début comme écoliers-clercs, car presque tous étaient tonsurés. (...). On voulait seulement les abriter des tentations de la vie laïque, que menaient aussi beaucoup de clercs, on voulait protéger leur moralité. On s'inspira alors de l'esprit des fondations régulières du XIIIe siècle. Dominicaines, Franciscaines,,. qui maintenaient les principes de la tradition monastique en abandonnant cependant la clôture, la réclusion, ce qui subsistait du cénobitisme originel. Certes les écoliers n'étaient liés par aucun voeu. Mais ils furent soumis pendant le temps de leurs études au mode de vie particulier de ces nouvelles communautés. Grâce à ce mode de vie, la jeunesse écolière était mise à part du reste de la société, qui demeurait fidèle au mélange des âges, comme à celui des sexes et des conditions. Telle était la situation au cours du XIVe siècle. Plus tard le but fixé à ce genre d'existence, à mi-chemin entre la vie laïque et la vie régulière, se déplaça. Il était d'abord considéré comme le moyen d'assurer à un jeune clerc une vie honnête. Il prit ensuite une valeur intrinsèque, il devint la condition d'une bonne éducation, même laïque. L'idée d'éducation était étrangère aux conceptions du début du XIVe siècle. Au contraire, en 1452, le cardinal d'Estouville parle du regimen puererum et de la responsabilité morale des maîtres qui ont charge d'âmes. Il s'agit autant de formation que d'instruction, c'est pourquoi il convient d'imposer aux enfants une stricte discipline : la discipline traditionnelle des collèges, mais modifiée dans un sens plus autoritaire et plus hiérarchique. le collège devient alors un outil pour l'éducation de l'enfance et de la jeunesse en général. Au même moment, au XVe siècle,et surtout au XVIe, le collège modifie son recrutement et l'élargit. Jadis composé d'une petite minorité de clercs lettrés, il s'ouvre à un nombre croissant de laïcs, nobles et bourgeois, mais aussi à des familles plus populaires (...). Il devient alors une institution essentielle de la société : c'est le collège à corps professoral séparé, à discipline rigoureuse, aux classes très nombreuses, où se formeront toutes les générations instruites de l'Ancien Régime. Le collège constitue, sinon dans les réalités plus désinvoltes de l'existence, du moins dans l'opinion plus rationnelle des éducateurs, parents, religieux, magistrats, un groupe d'âge massif, de huit-neuf ans à plus de quinze, soumis à une loi différente de celle des adultes."
Dans un chapitre éclairant sur les progrès de la discipline, Philippe ARIÈS montre l'abandon dans les écoles (de tout genre, jusqu'aux universités, qui alors perdent de plus en plus leur indépendance) des associations, corporations, confréries qui entretenaient le sentiment de communauté de vie, l'abandon également de toutes sortes d'usages traditionnels de camaraderie et de self-government, au profit de règles d'un système de surveillance constante (délation organisée et application étendue des châtiments corporels). L'histoire de la discipline du XIVe au XVIIe siècle montre qu'elle n'est pas spécifique aux écoles, mais est parallèle au progrès d'une conception autoritaire et absolutiste de la société en général. Le souci d'humilier l'enfance, pour mieux la soumettre s'atténue au cours du XVIIIe siècle et l'auteur remarque des différences d'évolution en Angleterre et en France, où le sentiment de répugnance envers les châtiments se manifestent plus tôt. La situation s'inverse dès le début du XIXe siècle : la discipline scolaire devient régimentaire, au style de la caserne, jusqu'à la fin du siècle.
Le jeu relativement complexe des conditions d'enseignement, entre internat et externat, et ce depuis la fin du Moyen-Age, suivant les catégories d'âge, de sexe et surtout des conditions sociales, est étroitement lié à l'évolution économique et à l'urbanisme. "(Ces) collèges de paysans vont disparaître ; ils ne survivront pas à une transformation des moeurs. Un esprit nouveau apparaît, au cours du XVIIIe siècle, qui prépare l'état de fait du XIXe siècle : le même esprit qui anime la philosophie des lumières. Il refuse l'accès de l'enseignement secondaire aux enfants du peuple. On pense désormais que l'instruction doit être réservée aux riches, car, étendue aux pauvres, elle les détournerait des conditions manuelles et en ferait des ratés. Toute la société souffrirait dune pénurie de main-d'oeuvre utile et d'une inflation d'improductifs. cette opinion traduit en langage d'économie un sentiment de répugnance à l'égard du mélange des classes sociales à l'école. C'est exactement le contraire de la pensée des réformateurs du XVIIe siècle qui reconnaissaient dans l'instruction le seul moyen de moraliser les gueux, de former des serviteurs et des travailleurs et par conséquent de procurer aux métiers une bonne main-d'oeuvre. Mais c'est déjà le thème du conservatisme social au XIXe siècle et colonial du XXe, qui voit dans l'école la voie qu'empruntent les idées modernes et révolutionnaires pour atteindre le peuple et miner l'autorité des fortunes établies. Le point de rebroussement, au XVIIIe siècle, est particulièrement significatif d'un changement profond des structures."
Il faut attendre le XXe siècle pour que la situation s'inverse à nouveaux, sous l'influence des idées socialistes ou socialisantes, pour que, après les hécatombes de deux guerres mondiales, on considère l'éducation sous un oeil neuf, sans pour autant que les lignes de force idéologiques des évolutions précédentes soient effacées.
Bien que focalisée sur le cas français, l'étude de Philippe MEYER montre bien le processus en Occident qui lie le mouvement de concentration urbaine, d'industrialisation et de transformation de la famille. De lieu commun de la socialité, la rue devient espace monofonctionnel, vouée à la circulation. La ville devient beaucoup plus lieu de convergences de voies de circulation des hommes et des marchandises qu'habitat ou forteresse de défense.
Ceci dans le cadre de très grands travaux de "rénovation urbaine" tout au long du XIXe siècle, dans un mouvement déjà amorcé aux deux siècles précédents sous la double motivation de maîtrise des épidémies et de contrôle social par l'État. Cela transforme les conditions de transmission de ce que Pierre BOURDIEU appelle le capital culturel. La constitution de la ville en espace normalisé, après la stabilisation des différents pouvoirs monarchiques (en étendue et en profondeur) se fait par un simple effet d'architecture. "Dans le nouvel ordre urbain, la famille sera amputée, délestée de son milieu. Livré à elle-même, elle devra remplir de plus en plus seule les fonctions assumées naguère dans la rue par la société. Dans la diversité urbaine et sociale, l'enfant apprenait la vie. C'est dire que la transmission des savoirs et des cultures se faisait par apprentissages direct, par imprégnation, il n'était pas séparé d'une communauté dont il prenait sa part d'activités et au rythme de laquelle il contribuait". "L'ordonnancement nouveau de la ville instaure le partage entre espace public et espace privé, l'État s'appropriant le premier, et renvoyant la socialité spontanée dans le second, où les solidarités consanguines prennent une importance nouvelle. Le logis tend à être le substitut de la rue, le nouveau centre de la vie, la résidence des seuls membres de la famille. Le champ des investissements affectifs et sociaux de l'enfant s'y réduit peu à peu à la famille conjugale, qui, elle, commence à lui donner une importance telle qu'il sort de l'anonymat."
C'est d'abord une minorité qui s'enracine dans ce nouvel habitus, mais peu à peu l'ensemble de la société suit cette évolution. L'arrachage des herbes folles - vagabonds, mendiants, sans famille et autres "irréguliers" incontrôlables, suivant le langage des urbanistes et des hygiénistes comme des magistrats constitue la tâche numéro un de l'État. Les troubles sociaux et politiques qui mêlent ambitions des rivaux du roi et colère de la foule famélique et désoeuvrée (l'économie rurale dominante est sujette à des cycles d'abondance et de disettes) doivent dans leur esprit être éradiqués à long terme, souvent sous le coup des urgences liées de manière quasi-naturelle à l'entassement de la population (incendies, épidémies). Les bourgs et les faubourgs deviennent nettement délimités : entre centre policé et "sain" qui s'étend de plus en plus et périphérie "malsaine" qui s'accroît de manière rapide, se livre comme une bataille où se mêlent enjeux moraux, sociaux et politiques. "L'ingénierie sociale multiplie ses formes : tandis que se poursuit continûment l'oeuvre d'arasement des faubourgs, de désertification des quartiers populaires, se développe une politique de peuplement des espaces ainsi libérés et des nouveaux terrains bâtis. Ce peuplement commence par l'organisation d'un espace de contrainte, dont le mode de vie bourgeois est la référence et l'objectif constants. L'appartement ouvrier, réplique au degré zéro du logis bourgeois, n'est conçu que pour la mise à part de la famille conjugale, tout comme l'immeuble est le lieu de l'habiter en bon père de famille, que prescrivent encore aujourd'hui certains baux de location.
Conquérants et colons, les bâtisseurs des cités ouvrières et d'immeubles à bon marché n'imaginent pas d'autre modèle de vie que la leur. Leurs effets d'architecture sont des effets de séparation et de privatisation, l'immeuble devient espace d'ordre public, comme jadis la rue." Dans l'esprit des classes dominantes, la question sociale relie celle du logement et celle du travail des enfants. Malgré l'échec relatif des cités ouvrières et du casernement industriel, lié sans doute, mais pas seulement, aux soubresauts même de l'industrialisation, les familles sont modelées de la même manière sur de vastes territoires. "Le travail étatique d'unification, d'uniformisation sociale est sans doute une oeuvre lente, mais, dès le dernier quart du XIXe siècle, il est si largement avancé, si apparemment irréversible que la famille, unité stéréotypée et universelle de base, peut devenir l'objet d'un règlement." Toute une législation de plus en plus précise entoure les conditions de vie des couples, du mariage au divorce, de l'éducation des enfants aux modalités de leur insertion professionnelle. C'est à l'école, institution séparée et sanctuarisée, comme espace public, que l'enfance est directement contrôlée par l'État. L'enfant est le sujet de l'attention bienveillante des éducateurs de tout genre : il devient le protégé de l'État, comme auparavant, mais de manière bien plus profonde, le paysan était le protégé du seigneur.
Ces deux grandes approches historiques devraient être complétées par un véritable état des lieux actuels de la famille et de l'éducation et par une évaluation fine des évolutions en cours. Si dans l'Europe occidentale et en Amérique du Nord, l'évolution s'accélère, il ne faut pas oublier que ce qui se passe dans les espaces hors d'eux, les conflits éducatifs peuvent être d'une autre nature, même s'ils subissent l'influence (via notamment les effets des différentes colonisations) de l'Occident. Illustration de cette influence qui se prolonge aujourd'hui en Chine par exemple, les variantes de la morale étudiées dans l'Algérie indépendante : variantes qui à travers une "algérianisation" bien présente dans les manuels scolaires officiels sont le reflet de véritables conflits culturels entre une laïcité implicite et un réinvestissement de l'éducation par la religion musulmane (Zoubiba HADDAB). Dans le cadre d'autres articles, plus tard, d'autres aspects dans le temps et dans l'espace des liens entre évolution de la ville, évolution de la famille et évolution de l'éducation seront présentés.
Zouhiba HADDAB, Les variantes de la morale, La petite bourgeoisie et les manuels scolaires, dans Actes de la recherche en sciences sociales, Novembre 1979. Philippe MEYER, L'enfant et la raison d'État, Seuil, 1977. Philippe ARIÈS, L'enfant et la vie familiale sous l'Ancien régime, Seuil, 1973.
SOCIUS
Relu le 21 février 2020