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15 janvier 2014 3 15 /01 /janvier /2014 17:24

   Le concept de seconde frappe a été mis à contribution dans beaucoup de discours sur la dissuasion sans que ceux-ci en sortent plus clair. Le terme Second ici prête à confusion : s'agit-il de la seconde frappe après en avoir lancé une première ou de la seconde frappe après après reçu la première? Sa fortune se développe particulièrement lorsque l'on quitte la doctrine de dissuasion nucléaire pure et dure, en une seule frappe précisément : l'échec de la dissuasion se solde par l'envoi massif de bombes nucléaires sur le territoire de l'adversaire, celui-ci s'attaquant aux intérêts vitaux. Mais cette dernière formulation ne clarifie les choses que pour la doctrine nucléaire française. Et encore se doter d'une capacité de seconde frappe signifie, qu'après précisément en avoir envoyé une première, toutes nos forces vitales étant détruites par l'adversaire, nous avons avons la possibilité de terroriser par la menace d'en envoyer une seconde... Le fait d'avoir cette possibilité, de détruire l'adversaire même si l'on est détruit, est sensé renforcer la dissuasion...

 

Autour de la seconde frappe... pour la doctrine nucléaire française

   C'est dans ce sens que le comprend entre autres Philippe WODKA-GALLIEN, chercheur au Centre de recherche en Economie et Statistique (CREST) à l'École polytechnique, dans un Dictionnaire de la Dissuasion (que nous recommandons d'ailleurs) : 

La frappe en second "permet à un pays de lancer des missiles nucléaires, même après avoir été totalement détruit. Ce qui aurait faire dire au président Georges Pompidou, lors d'une entrevue avec le premier dirigeant soviétique Leonid Brejnev : "Moi aussi, j'en ai!" en parlant des sous-marins. C'est désormais le principe de la "frappe en second". Cette nouvelle doctrine, appelée aussi "seconde frappe", clé de voute des dissuasions, va ainsi figer pour longtemps les relations entre les différentes puissances nucléaires. Chaque camp s'observe désormais mais reste à l'affût de la moindre percée technologique de son adversaire qui est alors perçue comme un avantage létal considérable. Les années 1950 voient aussi la dissémination des charges nucléaires. Fini ou presque les deux premiers modèles de bombes larguées sur Hiroshima et Nagasaki les 6 et 9 août 1945. Perçue comme un explosif surpuissant, les chercheurs des puissances nucléaires, après un travail acharné, vont parvenir progressivement à miniaturiser l'arme nucléaire pour une utilisation au combat. Ces charges nucléaire de faible puissance - mais nucléaire tout de même ! - sont alors vectorisées dans tous les systèmes d'armes connus : obus pour l'artillerie, mines sous-marines, torpilles, roquettes et missiles en tout genre. Dans les années 1960, les progrès technologiques permettent désormais tout tupe de charge nucléaire. Aussi, afin d'éviter une guerre nucléaire accidentelle, se développe un contrôle gouvernement drastique. C'est ainsi que le monde connait un pic d'arsenaux nucléaires durant ces années pour ensuite décroitre lentement. Mais au début des années 1990, le club nucléaire officiels (États-Unis, Chine, France, Royaume Uni et Union Soviétique), s'élargit à l'Inde et au Pakistan, suivi en 2008 par la Corée du Nord. (...)". 

 

Pour les autres puissances nucléaires...

   Mais ce qui parait clair dans la doctrine de défense nucléaire de la France l'est beaucoup moins ailleurs.

Le développement de la doctrine nucléaire américaine introduit au coeur même du dispositif de riposte, la possibilité de manoeuvres nucléaires (réelles) progressives, autrement dit une possible dissuasion à l'intérieur d'une escalade, y compris quand celle-ci a franchi le niveau nucléaire... Des formules absurdes telles que "seconde frappe chirurgicale" sont alors introduites pour mieux brouiller la perception d'une doctrine de riposte flexible, qui, officiellement prend la place de la doctrine de destruction mutuelle assurée, dans la fin des années 1960 et dans les années 1970-1980. Ceci est le fruit d'une poussée des stratégistes et stratèges voulant donner, à n'importe quel moment d'une crise, toutes les possibilités d'agir à l'exécutif américain. La possibilité de puiser dans toute la gamme de l'arsenal nucléaire pour infléchir le cours d'une crise, voire d'une guerre, commencée avec des armées conventionnelles. 

     Comme l'écrit Thérèse DELPECH, "l'importance de détenir une capacité de seconde frappe s'enracine dans la guerre conventionnelle et a été adaptée à l'ère nucléaire. C'est un concept décisif, notamment lorsque les Soviétiques eurent acquis la capacité de frapper les villes américaines. On l'associe souvent, à tort, (il faut le souligner, pensons-nous), à l'option contre-forces (par opposition à l'option contre-cités), conçue pour offir plus d'alternatives aux dirigeants soviétiques. Une frappe en premier exige de disposer de beaucoup d'armes de contre-forces - entre autres pour détruire les silos souterrains, bien protégés.

Les armes ayant échappé à une première frappe n'auraient pas été assez précises pour lancer des attaques de contre-forces. Le concept de seconde frappe n'excluait donc pas les villes mais il a ajouté une menace sur les cibles militaires ; telle est du moins l'explication fournie par Robert McNamara au Congrès en 1963 : "la planification de notre force de seconde frappe prévoit... la capacité de détruire pratiquement toutes les cibles militaires "douces" ou "semi-dures" en Union Soviétique et un grand nombre de sites de missiles les mieux protégés, que complète notre capacité supplémentaire, c'est-à-dire notre force protégée, à garder en réserve ou à utiliser pour s'attaquer aux centres urbains et industriels."

Notre auteure précise des circonstances historiques importantes : "Quand il était secrétaire à la Défense, McNamara a tenté en vain de convaincre Moscou de souscrire à un pacte d'évitement des villes". Les circonstances jouaient à l'époque en faveur des Soviétiques. En 1962, pendant la crise des missiles de Cuba, John Kennedy a menacé les villes soviétiques, pas leurs sites de missiles. En outre, une première frappe de contre-forces était également compatible avec la doctrine, chère à l'OTAN, de la première utilisation (riposte nucléaire à une attaque soviétique conventionnelle majeure). Quoi qu'il en soit, les Soviétique semblaient croire que, quelle que soit la capacité de seconde frappe disponible que les États-Unis étaient en mesure de déployer, ceux-ci n'avaient cherché de tout temps qu'à acquérir une capacité de frappe en premier - peut-être parce que c'est précisément ce que les Soviétiques ont eux-mêmes tenté de faire."

  Pour Thérèse DELPECH, qui va là à contre-courant de l'ensemble des autorités institutionnelles en France et aux Etats-Unis, mais qui y est rejointe par nombre d'experts aujourd'hui, "l'idée que des capacités de seconde frappe paralyseraient un ennemi, et que disposer d'une force de rétorsion destructrice exclut de subir une offensive ne tient pas à l'épreuve des faits. En 1962, Fidel Castro a encouragé les Soviétiques à utiliser des armes nucléaires, tout en sachant que cela signifierait inéluctablement la destruction de Cuba. Et en 1981, presque vingt ans plus tard, le même Castro a demandé aux Soviétiques de réintroduire des armes nucléaires à Cuba. Mao, quant à lui, déclarait qu'il était prêt à encaisser des pertes chinoises massives si une guerre nucléaire devait éclater à propos de Taïwan."

Disons plutôt, sans doute, que la dissuasion semble fonctionner - pas de guerre massive directe entre les puissances nucléaires - et ne fonctionnerait que pour eux, au niveau de l'utilisation même des armes nucléaires - mais si ces guerres massives directes n'existent pas, il se peut que cela soit pour des motifs qui n'ont rien à voir avec la dissuasion nucléaire. Du coup, qui peut dire que la dissuasion nucléaire fonctionne ou pas?  En tout cas, cette dissuasion nucléaire fait partie de l'équation dont les dirigeants doivent tenir compte sur la scène internationale. En la matière, comme la manoeuvre nucléaire n'a été jusqu'ici que déclaratoire et continue d'ailleurs de l'être de la part des puissances nucléaires émergentes, seule le déroulement des crises nucléaires comme celle de Cuba peut nous renseigner sur cela - et encore, les circonstances historiques ne sont pas les mêmes.

     Mais, en tout état de cause, il semble bien de nos jours que cette dissuasion - et a fortiori ces théories sur la seconde frappe - reste une notion occidentale car elle n'est ni reprise ni acceptée ailleurs, que ce soit en Russie, en Chine ou chez les puissances nucléaires émergentes. Pas de doctrine officielle d'emploi ou de non emploi de leur part, mais bien dans les manuels et les déclarations, des intentions d'emploi comme forces premières ou d'appoint... Les puissances émergentes se font en quelque sorte, pour leur compte, alors même qu'elles n'en ont pas toutes les capacités opérationnelles, l'expérience de la manoeuvre nucléaire déclaratoire sous la forme de menaces plus ou moins bien médiatisées.

   "Aujourd'hui, conclue t-elle sur ce point (la seconde frappe), "l'un des objectifs majeurs de Pékin est d'acquérir une capacité crédible de seconde frappe, incluant des forces disposant des plus grandes chances de survie, des sous-marins nucléaires modernes (de classe Han) et des missiles balistiques intercontinentaux (ICBM) mobiles à combustible solide. Apparemment, les abolitionnistes occidentaux ne font rien, pas même de grands discours, pour tenter de limiter cet effort de modernisation, et s'arrangent pour trouver une explication valable à cette politique (le déploiement de la défense antimissile américaine) ou prétendre que la modernisation chinoise est très limitée, ce qui est de plus en plus faux."

 

Thérèse DELPECH, La dissuasion nucléaire au XXIe siècle, Odile Jacob, 2013. Philippe WODKA-GALLIEN, Dictionnaire de la dissuasion, Les Éditions Marines, 2011.

 

STRATEGUS

 

Relu le 12 septembre 2021

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