Il existe déjà une grande différence entre la perception de l'érotique et du pornographique entre les sociétés occidentales et les autres sphères cultures. Si, dans nos sociétés développées surtout, de nettes appréciations divergentes s'opposent sur les différences entre érotisme et pornographie, il semble bien que cette distinction dans de nombreuses autres sphères culturelles n'existe tout simplement pas. Autrement dit, selon cette hypothèse, problématiser l'érotisme et le pornographique resterait... un problème purement occidental! Sans doute convient-il pour pencher vers cette hypothèse de distinguer parmi les expressions artistiques concernées. Les arts plastiques, peinture, sculpture, statuaire, motifs architecturaux sont couramment parsemés de représentations de scènes érotiques ou pornographiques dans de nombreuses civilisations, d'autres arts, photographique, cinématographique... font surgir d'autres problématiques dans la représentation du corps. Ce n'est que dans la danse que l'on pourrait retrouver dans toutes les cultures, suivant les costumes et les figures utilisées qu'on pourrait se faire rejoindre cette préoccupation de lier beauté et sexualité d'une part (le strip-tease, profane ou sacré, appartient aux temps anciens comme aux nôtres...) et expression corporelle et réserve par rapport à la nudité d'autre part...
Par ailleurs, il existe un certain recouvrement des problématiques de la sexualité et de la nudité, problématiques en elles-mêmes différentes, qui se trouvent liées à des conceptions de la beauté et de la jouissance... différentes suivant les civilisations... et les classes sociales...
Le parcours de ces problématiques artistiques permet de repérer des lieux de cristallisation de conflits qui ne portent évidemment pas seulement sur l'expression artistique. Les arts cinématographique, télévisuel, voire de la video ou des jeux video sont traversés par des tensions plus vivaces que pour les autres arts plus traditionnels, car leur prégnance sur les mentalités et sur les comportements est sans doute plus forte. Ce qui ne nous permet pas de négliger la prégnance qu'avaient les réalisations architecturales ou statuaires de l'Antiquité : la présence de statues était sans doute aussi forte dans les esprits comme dans le paysage que pour nous ces arts relativement récents... On remarquera que les définitions modernes de l'érotisme et de la pornographie dans le cinéma (ou la télévision par capillarité, voire la publicité...) vont jusqu'à imprégner les définitions de l'érotisme et de la pornographie stricto sensu, alors que leurs origines se trouvent ailleurs... Or, pour ne prendre cet exemple, l'ensemble de la statuaire du Vatican a subi des mutilations systématiques ordonnées par la papauté du XIXe siècle, parce que l'Église considérait ces oeuvres comme proprement pornographiques...
Pas de définition claire...
C'est à l'article Pornographie qu'est abordée souvent la définition de... l'érotisme, reflet d'une certaine obsession morale. Ainsi dans le Dictionnaire du corps, Michela MARZANO définit la pornographie pour entrer dans la problématique de l'érotisme et de la pornographie : "D'un point de vue étymologique, le terme "pornographie" vient du grec, et signifie littéralement "écrit concernant les prostituées", c'est-à-dire tout texte décrivant la vie, les manières et les habitudes des prostituées et des proxénètes." Nous en profitons pour dire en passant que la prostitution constitue sans doute un phénomène social majeur, malheureusement souvent trou noir dans la recherche historique ou sociologique, qui s'introduit entre le licite et l'illicite dans les pratiques civiles et militaires de nombre de civilisations. "Aujourd'hui, poursuit-elle, la signification du terme a toutefois changé, et la pornographie est en général définie comme une représentation (par écrits, dessins, peintures, photos) de choses obscènes destinées à être communiquées au public". Notons que la formule au public parait plutôt vague, et qu'il s'agit en fait de publics très différenciés perceptibles/recherchant des jouissances différentes... "Ce qui cependant n'aide pas beaucoup (et elle a raison!) à comprendre ce qu'est la pornographie, le terme "obscène" étant lui-même ambigu."
"Les problèmes ne sont pas moindres si l'on quitte le terrain du langage courant pour se tourner vers le droit et ses définitions. En effet, la seule loi (française) concernant la pornographie est celle de 1975 (qui institue un classement X pour les films à caractère pornographique) qui n'en donne cependant aucune définition substantielle. La seule ébauche de définition juridique que nous avons à notre disposition reste celle du commissaire du gouvernement, M. Genevoix, qui proposa en 1981, une dialectique assez problématique entre érotisme et pornographie : "Le propre de l'ouvrage érotique est de glorifier, tout en le décrivant complaisamment, l'instinct amoureux, le geste amoureux. Les oeuvres pornographiques, au contraire, privant les rites de l'amour de leur contexte sentimental, en décrivent simplement les mécanismes physiologiques et concourent à dépraver les moeurs s'ils en recherchent les déviations avec une prédilection visible. Est de caractère pornographique le film qui présenté au public sans recherche esthétique et avec une crudité provocante des scènes de la vie sexuelle et notamment des scènes d'accouplement." Cette définition est en effet non seulement pauvre, mais surtout discutable et équivoque. Tout d'abord, elle mélange facétieusement le descriptif et l'évaluatif (...)" Et notre auteure se demande où se trouve la compétence d'une commission de censure sur la question.
"D'un point de vue philosophique, enfin, les positions sont très différentes et, le plus souvent, extrêmement idéologiques. Certains auteurs, au nom de la liberté d'expression, refusent de chercher une définition de la pornographie en tant que telle. En la qualifiant tout simplement de représentation explicite de la sexualité, ils nient l'existence d'une barrière entre cette dernière et l'érotisme : les seuls critères existants seraient, pour eux, des critères de goûts (donc subjectifs et changeants), ou des critères moralistes (donc liés à la morale judéo-chrétienne qu'on n'a pas le droit d'imposer à tout le monde)." Elle cite les propos d'Alain ROBBET-GRILLET qui disait que la pornographie, c'est l'érotisme des autres. On pourrait aussi dans un autre style citer le long argument de Gérard LENNE présentant un album sur le sexe à l'écran (Pour en finir une bonne fois pour toutes avec la distinction érotisme/pornographie).
"D'autres auteurs, en revanche, analysent la pornographie uniquement d'un point de vue féministe. Au nom de l'égalité entre les hommes et les femmes, et après avoir insisté sur le fait que la pornographie a un pouvoir performatif capable de causer un préjudice aux femmes, ils oublient qu'elle n'est pas uniquement une représentation qui donne une vision particulière (et préjudiciable) de la femme et de la féminité, mais aussi une représentation particulière (et préjudiciable) de l'homme et de la masculinité. (...)". (voir les études de Catherine MACKINNON et de Andrea DWORKIN, par exemple, In Harm's Way, Cambridge , Massachusets, Harward University Press, 1997).
L'expression au cinéma, dénoncée d'ailleurs par nombre de critiques cinématographiques spécialisés ou non, des relations sexuelles jusqu'au plus infime détail, constitue le résultat d'une évolution économique bien précise dans les oeuvres qui abordent ces relations à l'écran, notamment celui d'un marché de films tournés très rapidement avec des actrices/acteurs sous payés et d'un rapport production/exploitation sans égal par ailleurs dans le cinéma ou la video. "La disponibilité absolue des individus et la banalisation de toute sorte de pratique se conjuguent ainsi pour nourrir la surenchère ; surenchères d'images toujours plus mécaniques, anatomiques et violentes où l'érection de l'un soumet et contrôle complètement le corps de l'autre. Ce qui est à la fois irréel, et problématique. Irréel, car dans le monde réel, on ne peut exercer une toute-puissance totale sur autrui, chaque individu ayant dans la relation avec l'autre ses propres désirs et ses propres envies et n'étant pas simplement une image que l'on déplace et utilise à son gré. Problématique, car, à partir du moment où l'individu est réduit à la présence disponible de son corps et que son corps est présenté comme consommable et morcelé, tout devient automatiquement possible et permis."
L'entrée Érotisme dans le même Dictionnaire du corps renvoie à Jouissance, Pornographie et Sexualité. Avant d'aborder la jouissance et ici l'expression de cette jouissance à travers l'art, voyons ce qu'il en est de l'Érotisme proprement dit. L'expression de cette jouissance à travers l'art, si nous pouvons dire, s'effectue dans les deux sens. L'art entretient l'appel à la jouissance, canalise publiquement son expression, et est aussi, de la part de l'artiste/des artistes l'expression du chemin de la jouissance, expression privée sublimée ou/et expression canalisée/orientée publiquement.
"De l'érotisme, écrit Georges BATAILLE, il est possible de dire qu'il est l'approbation de la vie jusque dans la mort. A proprement parler, ce n'est pas une définition, mais je pense que cette formule donne le sens de l'érotisme mieux qu'une autre. S'il s'agissait de définition précise, il faudrait certainement partir de l'activité sexuelle de reproduction dont l'érotisme est une forme particulière. L'activité sexuelle de reproduction est commune aux animaux sexués et aux hommes, mais apparemment les hommes seuls ont fait de leur activité sexuelle une activité érotique, ce qui différencie l'érotisme et l'activité sexuelle simple étant une recherche psychologique indépendante de la fin naturelle donnée dans la reproduction et dans le souci des enfants. De cette définition élémentaire, je reviens d'ailleurs immédiatement à la formule que l'ai proposée en premier lieu, selon laquelle l'érotisme est l'approbation de la vie jusqu'à la mort. En effet, bien que l'activité érotique soit d'abord ne exubérance de la vie, l'objet de cette recherche psychologique, indépendante, comme je l'ai dit, du souci de reproduction de la vie, n'est pas étranger à la mort." il discute ensuite du grand trouble élémentaire qui résulte de cela et indique dès le début qu'il entend parler successivement de trois formes d'érotisme : l'érotisme des corps, l'érotisme des coeurs, et l'érotisme sacré. Il entend sortir "de l'obscurité où le domaine de l'érotisme a toujours été plongé. Il y a un secret de l'érotisme qu'en ce moment je m'efforce de violer." "l'érotisme des corps a de toute façons quelque chose de lourd, de sinistre. Il réserve la discontinuité individuelle et c'est toujours un peu dans le sens d'un égoïsme cynique. L'érotisme des coeurs est plus libre. S'il se sépare en apparence de la matérialité de l'érotisme des corps, il en procède en ce qu'il n'en est souvent qu'un aspect stabilisé par l'affection réciproque des amants. Il peut s'en détacher entièrement, mais alors il s'agit d'exceptions comme en réserve la grande diversité des êtres humains."
C'est cet érotisme des coeurs que souvent l'art plastique veut représenter, sans pour autant camoufler l'érotisme des corps. En revanche, dans une période où la sentimentalité entre les êtres humains s'émousse, où l'individualisme constitue la norme, les représentations de l'érotisme des corps ont tendance à se multiplier. Le terme Jouissance, dixit ce Dictionnaire du corps, "est un signifiant trompeur. Il désigne d'abord quelque chose situé du côté d'un tout jouir qui traverse l'imaginaire des sociétés occidentales contemporaines et qui vise à accomplir les promesses d'un plaisir sans frein, quitte à y épuiser son âme. Jean Baudrillard (De la séduction, Gallimard, 1979) a décrit les revers d'un tel excès de positif : alors que la négativité génère crises et critiques, et donc la possibilité d'un mouvement de l'histoire, l'hyper-positivité du monde contemporain ne pourrait engendrer que catastrophe, retour dans le réel de l'énergie de la part maudite. Une jouissance qui est située ici du côté d'un palin, avec le risque de libérer ce qui touche à l'extermination et à la mort.
Concernant les arts de l'érotisme, l'auteur ce cette entrée, Ellen CORIN, indique que "d'autres traditions ont développé un art de l'érotisme à travers lequel les raffinements de la jouissance apparaissent comme des façons privilégiées d'atteindre à la quintessence de la réalité intime. Ainsi l'érotisme divinisé en Inde met en contact avec la structure de l'énergie cosmique et avec le mouvement de la création du monde. (...). Du côté de la Chine ancienne, les raffinements de la sexualité permettent de participer à l'équilibre du Yin et du Yang, ces principes dynamiques qui règlent l'existence des êtres et du cosmos. Ce qui frappe est la complexité, le caractère poétique et la charge sémantique du vocabulaire de l'amour, qu'il s'agisse des mots qui désignent les organes génitaux ou de ceux qui décrivent différentes formes de coït. Les notions d'équilibration et de complémentarité, de rythme ont ici une valeur centrale. La Chine ancienne accorde donc une place importante à l'éducation sexuelle où la technique soutient à la fois la volupté, la morale et la religion."
"La jouissance est tendue entre le tout et le rien, l'excès d'un positif et le blanc de ce qui se dérobe. La prééminence du tout jouit dans le monde contemporain pourrait-elle en venir à estomper ou à effacer la désirabilité ou la possibilité même d'un chavirer à la limite de l'être?"
Quelle évolution en Occident?
Une vision pessimiste de l'évolution de l'érotisme en Occident contemporain est souvent mise en balance avec une vision optimiste de celle de l'érotisme dans d'autres régions, en Orient par exemple, ou dans le passé. Il n'est pas certain que la présentation idyllique de la sexualité indienne ou chinoise, même dans l'art, soit représentative de ce qu'a vécu la majeure partie des contemporains de ces civilisations. Il s'agit parfois de miroirs en négatif dont il faut se méfier. La faiblesse de la recherche historique et sociologique dans ce domaine ne nous aide pas beaucoup pour éclaircir les relations entre arts et sexualités dans un ensemble mis en perspective.
Toutefois, çà et là, soit dans des aspects très particuliers concernant un art ou un autre, en Occident moderne ou en Orient ancien, voire dans l'Antiquité grecque et romaine, permettent d'approcher différentes tensions sociales et conflits liés à la représentation de la jouissance humaine. Les liens étroits entre art, poétique et politique sont suffisamment caractéristiques dans l'Antiquité grecque pour percevoir des conflits, proprement philosophiques, quant à la signification de la sexualité, lesquels s'expriment également dans la statuaire, le chant, la danse, le théâtre... De même, l'analyse de l'évolution du cinéma dit érotique jette une lueur sur la représentation de soi et des autres.
Michela MARZANO, article Pornographie ; Elle CORIN, article Jouissance, dans Dictionnaire du corps, Sous la direction de Michela MARZANO, PUF, collection Quadrige, 2007. Georges BATAILLE, L'érotisme, Les éditions de Minuit, 2007 (1957). Gérard LENNE, Le sexe à l'écran, Artefact, 1978.
ARTUS
Relu le 15 juin 2021