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2 janvier 2012 1 02 /01 /janvier /2012 13:48

       Les relations malade-médecin font l'objet de recherches sociologiques importantes seulement à partir des années 1950, d'abord dans les pays anglo-saxons. Plusieurs aspects sont abordés, des interprétations culturelles et sociales de la santé et de la maladie aux relations médecin-malade proprement dites. 

     Comme l'écrivent Philippe ADAM et Claudine HERZLICH, "tout événement important de l'existence humaine demande une explication : on doit en comprendre la nature et lui trouver des causes. La maladie n'échappe pas à cette exigence. L'individu confronté à une sensation corporelle désagréable et inhabituelle doit la "décoder", la relier éventuellement à d'autres manifestations, décider s'il y a lieu d'y voir un signe inquiétant pour lequel une action s'impose. Il doit aussi pouvoir en rendre compte, expliquer aux autres ce qu'il ressent s'il veut recevoir une aide. Une telle élaboration n'est pas seulement individuelle, elles est reliée au social et à la culture. Depuis longtemps, divers travaux psychosociologiques ont montré que des états physiologiques, comme la faim ou la douleur, ne sont pas des données totalement objectives : ils sont interprétés en fonction des contextes sociaux dans lesquels ils se produisent." La première étude qui aborde ce problème de manière globale est celle de S. SCHATCHTER et J. SINGER, dans la revue Psychological Review, en 1962 (Cognitive, Social and Physiological Determinants of Emotional States). 

 

Anthropologie et médecine : des attitudes différentes face à la maladie suivant les groupes sociaux

             Plusieurs auteurs, dont Mark ZBOROWSKI (1952, Cultural components in Response to Pain, dans Journal of Social Issues, traduit dans l'ouvrage de F STEUDLER, Sociologie médicale, Armand Colin, 1972) et Irving ZOLA (Culture and Symptoms, de 1966, traduit dans l'ouvrage de C. HERZLICH, Médecine, maladie et société, Mouton, 1969) analysent les réactions différentes selon les groupes ethniques aux États-Unis face à la douleur. Les Américains d'origine italienne, juive ou protestante indiquent des réactions à court et à long terme très différentes face à la douleur et aux malaises, avec des attentions différentes à différentes parties du corps.

De nombreuses études, anthropologiques et médicales, consacrées à l'élucidation de l'origine d'une maladie répandue en Amérique Latine chez les populations d'origine espagnole et d'origine indienne, le susto, qui se manifeste par une agitation dans le sommeil et une apathie dans l'état de veille, et qui comporte des états de gravité très variés, indiquent l'influence forte de l'environnement social. On ne peut la comprendre que dans toute sa complexité, réaction organique et psychique des individus affectés à des contraintes et exigences sociales, réaction modelée et définie de manière spécifique à l'intérieur d'une société et d'une culture (RUBEL, O'NELL, COLLADO-ARDON, 1984).

D'autres études anthropologiques (Byron GOOD et Marie-Jo DELVECCHIO-GOOD, 1980), avec l'aide d'équipes médicales, analysent les relations entre cultures et faits culturels, en particulier lorsque des membres de sociétés non-occidentales entrent en contact avec la médecine occidentale scientifique. Pour ces chercheurs, toute maladie est un phénomène signifiant et l'activité médicale est toujours interprétative. Philippe ADAM et Claudine HEZLICH résument ainsi le résultat de leurs travaux : "Le médecin interprète les symptômes ressentis par son patient et les retraduit dans les catégories du savoir médical fondées sur des notions biologiques. Le malade, de son côté, possède son propre point de vue concernant son état et s'est forgé, à son propos, un "modèle explicatif" ; celui-ci peut être en partie individuel mais il est aussi enraciné dans la culture. Les chercheurs parlent encore de "réseau sémantique de la maladie" pour désigner l'ensemble de notions et de symboles qui lui sont associés et lui donnent sens. Les médecins, disent-ils, sont conscients de la variété de perception et d'expression des symptômes selon les cultures mais ils considèrent que cette différence est de surface : les individus perçoivent et traduisent différemment une réalité qui est toujours la même et que la médecine occidentale analyse objectivement. Pour les anthropologues, au contraire, le modèle explicatif du malade n'est pas seulement une traduction : la signification de la maladie fait partie de la réalité même et le modèle." 

 

      Le "sens du mal" est perçu bien différemment suivant le contexte social et dans les sociétés où la médecine moderne s'est imposée, c'est le savoir médical qui fournit à chacun des notions et des explications concernant la nature et les causes de son mal.

Luc BOLTANSKI (Les usages sociaux du corps,  dans Annales, Economies, Sociétés, Civilisations, 1971) montre les conditions qui favorisent l'acquisition d'une "compétence médicale" par le malade, suivant les classes sociales : plus le niveau d'éducation s'élève, plus la transmission de connaissances du médecin au malade est importante. Mais toutefois, la réponse du savoir médical est insuffisante pour certains malades (Byron GOOD). Dans les sociétés occidentales, comme dans les autres, les maladies sont interprétées de manière spécifique et sont prégnantes dans l'imaginaire collectif : la notion même de maladie sert de support à l'expression de croyances et de valeurs plus larges. Cette interprétation du "mal" intègre toujours les règles sociales et la vision de la société. Les représentations sociales de la santé et de la maladie font l'objet d'études en France à partir des années 1970 (Claudine HERZLICH). Elles mettent à jour un langage du rapport de l'individu à la société. La maladie objective un rapport conflictuel au social. Les conceptions de la santé s'élaborent dans un registre qui va du purement organique, la santé conçue comme simple "absence de maladie" au social. Il apparaît que la santé est naturelle, dans l'ordre des choses et que la maladie est essentiellement "exogène", conception qui se retrouve dans les sociétés "traditionnelles". Là, la maladie est perçue comme dérivant de l'introduction, réelle ou symbolique, dans le corps d'éléments nocifs, matérialisant, le plus couvent, la volonté de nuire d'un membre de la communauté, d'un sorcier, d'une divinité ou d'un ancêtre. Ici, dans les sociétés modernes, ce ne sont pas toutefois "les relations entre les membres d'une même communauté restreinte, ou celle des humains avec des êtres surnaturels, qui sont vues comme étant la cause première de la maladie mais un rapport conflictuel avec l'ensemble de l'environnement social, y comprit dans ses conséquences matérielles sur l'environnement physique". Ces représentations sont, précise Claudine HERZLICH, liées au "type de relations qui se sont institutionnalisés autour de la maladie dans les sociétés industrielles à partir du XIXe siècle. C'est en raison de la prise en charge collective des malades par l'assurance sociale, qu'une assimilation stricte s'est créée entre santé et capacité de travail, entre maladie et incapacité." D'autres études sociologiques, menées en Angleterre (BLAXTER, The causes of Disaese : Women Talking, in Social Science and Medicine, 1983) vont dans le même sens. Elles indiquent de fortes variations de représentations de la santé selon les différents groupes sociaux, entre notamment classes populaires où la santé est instrument pour travailler et classes moyennes où l'on se soucie plus du "bien-être".

Plus l'on multiplie les études dans des contextes variés, plus les perceptions de la maladie et de la santé apparaissent nombreuses, de celles des personnes atteintes de maladie grave qui tentent de maintenir les mêmes relations avec leur entourage et qui n'y parvenant pas, renoncent à une partie de leurs jugements moraux envers la maladie et acceptent leurs nouvelles limites d'action (Rory WILLIAMS) à celles des personnes qui tout en bénéficiant de l'activité économique d'établissements de soins pour malades mentaux s'efforcent de tracer quotidiennement des frontières, matérielles et symboliques, entre eux-mêmes et les "fous" (Denis JODELET, Folie et représentations sociales, PUF, 1989). 

Nous devons noter que la définition même de maladie (notamment de frontières entre  maladie mentale et maladie physique) peut varier d'un chercheur à l'autre, et que des conclusions d'ordre général sont parfois tirées d'études en milieu hospitalier pour malades mentaux ou pour malades "physiques" comme en médecine générale, de manière indifférenciée. Le croisement de ces études semble d'ailleurs rythmer différentes approches qui mettent en évidence les caractéristiques sociales des maladies et de leurs perceptions, parfois à rebours des perceptions propres au milieu médical. 

 

Une relation médecin-malade consensuelle ou conflictuelle...

         Sans doute un certain décalage de perception entre le milieu médical et le milieu des sociologues-anthropologues est-il le plus perceptible dans l'étude des relations médecin-malade. Cette relation est perçue parfois plutôt sur le modèle consensuel, parfois plutôt sur le modèle conflictuel.

 

        Le modèle de relation médecin-malade consensuel, développé par le sociologue Talcott PARSONS (The Social System, 1951, référence de l'approche structuro-fonctionaliste), est fondé sur le cas des maladies aigües, le plus souvent infectieuses, qui constituent alors l'essentiel des pathologies, jusque dans les années 1950. Avec la découverte des antibiotiques, les maladies infectieuses guérissent et dans ce contexte, juste après la guerre, la médecine est perçue comme une institution en passe de devenir toute-puissante.

La santé est nécessaire au fonctionnement de la société, ce qui se remarque particulièrement dans les sociétés complexes industrialisées. La médecine est donc un rouage essentiel pour une société fonctionnant en douceur : elle contribue à maintenir la stabilité sociale en identifiant et en traitant la maladie et en canalisant ainsi la déviance potentielle que celle-ci représente. Le contrôle social exercé par la médecine est considérée selon ce modèle comme bénéfique pour l'ensemble de la société et la médecine apparaît comme une profession toute entière au service de la collectivité. Ce modèle de relation médecin-malade est simultanément asymétrique et consensuel : asymétrique car c'est le médecin qui est actif et le malade passif, consensuel car le malade reconnaît le pouvoir du médecin et parce que la relation thérapeutique est fondée sur une forte réciprocité, le médecin faisant preuve d'une neutralité affective et le malade faisant preuve de sa confiance.

           Mais Talcott PARSONS ne définit qu'un seul type de relation médecin-malade qui ne peut pas prendre en compte l'évolution des pathologies dans les sociétés occidentales, les affections chroniques prenant une place de plus en plus importante. Deux psychiatres, Thomas SZASZ et Mark HOLLANDER reprennent ce modèle et proposent dès 1956 plutôt trois modèles de relations thérapeutique, directement liés à l'état du malade :

- dans le cas de blessures graves, du coma ou d'un patient soumis à une anesthésie, la relation prend la forme "activité-passivité" : le malade est un objet passif, alors que le médecin est totalement actif ;

- dans des circonstances moins graves, le malade est capable de suivre en partie les conseils du praticien et d'exercer une part de jugement, la relation fonctionne alors sur le mode de la "coopération guidée" ;

- dans le cas des maladies chroniques qui s'étalent dans la durée (diabète par exemple), le médecin et le malade ne se rencontrent qu'occasionnellement et le rôle du médecin consiste à aider le malade à se prendre lui-même en charge. Il s'agit d'une relation qui prend la forme de la "participation mutuelle". 

Par ailleurs, l'expérience fréquente de non observation par le patient de la totalité des prescriptions de son médecin amène à se pencher sur l'asymétrie des positions de l'un et de l'autre. Cette "compliance" s'accroît avec le temps et il est difficile d'opposer sans nuance l'incompétence et la passivité du malade à la toute-puissance et la compétence du médecin. Cette forme de résistance du malade varie suivant les catégories sociales (ROSENBLATT, SUCHMAN, HOLLINGSHEAD, REDLICH.... dont un certain nombre de travaux sont restitués dans l'ouvrage de C HERZLICH, Médecine, maladie et société). Par ailleurs, l'accroissement des difficultés d'exercice de leur profession d'un nombre de plus en plus important de médecins, surtout en milieu hospitalier, provoque l'apparition d'une "socialisation anticipatrice d'une relation médecin-malade négative" (Terry MIZRAHI, Getting Rid of Patients : Contradictions in the Socialization of Physicians, Rutgers university Press, 1986). Le personnel médical tend à vouloir opérer un tri, suivant parfois l'origine ethnique des malades, entre "vrais" et "faux" malades, les malades idéaux étant les malades propres, polis, coopératifs et souvent membres des classes moyennes et supérieures... 

 

       Le modèle de relation médecin-malade conflictuel tend à prendre la place du précédent, notamment dans les années 1960-1970, dans un climat  de contestation des institutions, des savoirs et des pouvoirs. Ce sont surtout les chercheurs de l'école interactionniste qui développe ce modèle. Eliot FREIDSON (La Profession médicale, Payot, 1984) considère que la médecine n'est pas caractérisée par son universalisme et son souci unique du bien du patient : la profession médicale est considérée comme l'un des nombreux groupes d'intérêts existant dans la société. L'intérêt personnel du médecin peut s'opposer à l'altruisme véhiculé par sa rhétorique professionnelle. Un conflit de perspectives est latent et présent, à des degrés divers, dans toute relation médecin-malade. Il n'y a pas de consensus a priori, dans son modèle, entre le médecin et le malade et ce dernier n'est pas passif. Il pourrait même y avoir confrontation entre une culture profane et une culture scientifique... Toutefois, face au médecin, le malade est plus ou moins en mesure de faire prévaloir son point de vue. Ici interviennent moins des normes générales régulant uniformément les comportements que des contraintes variables, liées aux caractéristiques des situations dans lesquelles s'effectue la rencontre. Ainsi y a-t-il une pluralité de configurations de l'interaction malade-médecin. Elle varie d'abord selon les différents types d'activités médicales. Par exemple, écrit Eliot FREIDSON, en reprenant les distinctions de Thomas SZASZ et Mark HOLLANDER, la pédiatrie et la chirurgie reposent sur un modèle de relation "activité-passivité", en revanche, le traitement des maladies chroniques et la psychothérapie requièrent une "participation mutuelle". Pour cet auteur, la configuration "activité-passivité" a également plus de chances de s'imposer si le statut social du malade est bas et si la maladie dont il est atteint fait partie des maladies "stigmatisées" comme l'alcoolisme ou les maladies mentales. 

Ces rapports varient également en fonction du contexte organisationnel dans lequel l'interaction se situe : médecin de ville qui dépend d'un clientèle locale choisissant au non de s'adresser à lui ou médecin hospitalier qui reçoit surtout des malades qui lui sont adressés par d'autres médecins et qui dépend surtout de ses collègues et de leur contrôle.

Alors que pour Talcott PARSONS, le statut social de la maladie et du malade est en totale continuité avec l'état organique, pour Eliot FREIDSON au contraire, la réalité organique de la maladie et sa réalité sociale ne se confondent pas. La présentation d'une personne comme malade peut, par ce statut social donné par une erreur de diagnostic, devenir socialement malade, alors qu'elle ne l'est pas organiquement. La norme médicale est plutôt de diagnostiquer à tort une maladie que considérer un malade comme bien-portant, alors qu'à l'inverse, pour ces sociologues associationnistes, les dommages sociaux peuvent l'emporter parfois sur les bénéfices corporels... Howard BECKER élabore même la notion d'étiquetage, mais c'est surtout à travers une analyse des maladies mentales. Pour ces maladies comme pour les maladies "physiques", les continuateurs d'Eliot FREIDSON considèrent que le contrôle social des médecins ne jouent pas forcément pour le bien de la collectivité, par l'intermédiaire d'un jugement moral porté sur certaines affections. Le médecin apparaît comme un "entrepreneur de morale", or le fait de disposer d'une compétence technico-scientifique ne justifie pas de donner un statut moral sur les seuls malades.

Plus loin encore, des auteurs comme Ivan ILLICH (Némésis médicale, l'expropriation de la santé, Seuil, 1975), mettent vigoureusement en garde contre un pouvoir médical scandaleux mais néanmoins immuable. Le malade est réduit à un objet. Pourtant les nombreux travaux indiquent que la situation est plus complexe : pluralité de contextes de rencontre et diversité des formes de relation. Le malade est tantôt un pur objet de la pratique médicale, tantôt un consommateur exigeant. N'oublions toutefois pas l'enjeu qui plane toujours dans la relation malade-médecin : c'est le malade qui "risque" sa vie dans cette relation, non le médecin...

 

     Entre ces deux modèles, consensuel et conflictuel, les études les plus récentes ne cherchent pas à trancher : la relation malade-médecin relève plutôt de ce que nous appelons la coopération conflictuelle. Pour Anselm STRAUSS et ses collaborateurs (L'hôpital et son ordre négocié, dans La trame de la négociation : sociologie qualitative et interactionniste, textes réunis par I BASZANGER, L'Harmattan, 1992), par exemple, à partir d'une étude en milieu hospitalier psychiatrique, c'est un modèle d'"ordre négocié" qui s'instaure. Des accords se font sur la meilleure conduite à tenir pour le traitement des malades entre des interlocuteurs qui sont tous actifs dans la situation. Marchandage, situation changeante dans le temps, négociation permanente sur tous les détails sont la règle.

      Le médecin, tout l'appareil médical des sociétés occidentales ont une fonction préventive et de nombreuses études se situent au croisement des préoccupations financières d'organismes financeurs de la protection socio-médicale, des préoccupations plus strictement médicales de prévention d'épidémies ou de contrôle de circulation des agents infectieux et des impératifs moraux attachés au serment d'Hippocrate. Nicolas DODIER (L'expertise médicale, A M Métalié, 1992), par exemple, dans une étude portant sur les médecins du travail, montre bien une situation où le médecin est amené à traiter des patients, comme sujets autonomes libres d'arbitrer entre les différents risques de leur situation de travail ou ne voir en eux que des individus souffrant.

 

Violence et maladie

       A partir du point de vue du malade, Claire MARIN tente d'analyser le phénomène de violence que l'on peut rattacher à la maladie. "La violence travers l'expérience de la maladie de part en part. L'agression pathologique du corps par des processus de destruction ou de destructuration organique, biologique ou chimique ; la puissance abrutissante de certains traitements médicamentaux ; la douleur liée aux examens, manipulations, injections, opérations, qu'il faut supporter : le malade pris dans cette ronde d'assauts, est sans cesse confronté à la remise en question de son intégrité corporelle et profondément ébranlé dans son sentiment d'identité. la maladie modifiant le rapport au corps engendre un vacillement intime, un trouble profond de l'image de soi. Peut-on pour autant légitimement parler d'une violence là où il n'y a "que" destruction sans intention? Oui, sans doute, dans la mesure où la maladie est vécue comme si une intentionnalité volontairement destructrice état à l'oeuvre, comme si un processus de démantèlement du sujet s'opérait à son insu. Voir dans l'épreuve de la maladie une violence est sans doute l'effet d'une déformation subjective, dans la mesure où la maladie n'est jamais qu'une des manifestations possibles de notre nature d'être vivant, n'est qu'un phénomène biologique parmi d'autres, mais cette interprétation de la maladie en terme de violence témoigne du ressenti du malade, l'impression d'être la cible d'une attaque destructrice." Du point de vue objectif, il y a réellement attaque dans le cas des maladies infectieuses - des agents indépendants extérieurs pénètrent les fonctionnements de l'organisme - mais dans le cas de maladie structurelle - dysfonctionnement physiologique ou anatomique - la chose parait moins évidente. D'autant que la désignation de maladie peut-être, elle aussi, subjective, tant de la part du "malade" que de la part du "médecin" ou du "soignant"... "L'expérience de la maladie est véritablement celle d'un noeud de violences : violences liées à la maladies elle-même, à la situation de malade, vécue psychologiquement et socialement comme une déchéance ; violences inhérentes aux relations entre personnels soignants et patients (...) ; violences institutionnelles liées à l'univers hospitalier, et plus généralement au fonctionnement du monde médical, ses habitus, sa formation académique. Tous renvoient en dernière instance à une violence fondamentale qui tient à la remise en question de l'identité du malade, identité revue à la baisse, et vécue sur le mode de la diminution, de la régression, et souvent de l'humiliation. L'interrogation sur celui que la maladie nous fait être, sur celui dont elle nous dépossède aussi, se double donc inévitablement d'un questionnement sur la violence propre au monde médical, et plus généralement, celle du regard porté sur le malade." 

         Plusieurs aspects peuvent être interrogés, sur la maladie comme destruction violente de notre habitude d'être, sur l'expérience de l'intrusion, sur l'hypostase de la maladie, sur l'idée qui peut être dangereuse d'une violence réparatrice et sur la violence du corps malade.

  Sur la maladie comme destruction violente de notre habitude d'être, les poèmes de Henri MICHAUX (où toute l'attention est concentrée sur les parties endolories du corps, dans une lutte contre la maladie qui prive de toute possibilité d'envisager clairement un avenir, Qui je fus, Gallimard, 2000) comme les réflexions de Georges CANGUILHEM (sur la "vie rétractée", Le normal et le pathologique, PUF, 1999, Écrits sur la médecine, Seuil, 2002) en rendent bien compte. 

   Sur l'expérience de l'intrusion, tant matérielle que symbolique, par laquelle le malade est privé de son corps par la maladie et de son sens par le discours technique du soignant, nous pouvons nous référer aux écrits de Georges CANGUILHEM encore ou de Jean-Luc NANCY (L'intrus, Galilée, 2000).

  Sur l'hypostase de la maladie, qui peut devenir le nouveau principe d'une existence, dans le cas d'une importance démesurée qui lui est accordée par le malade ou son entourage  (Susan SONTAG, La maladie comme métaphore, Bourgois, 2005) ou dans le cas où celle-ci devient le paradigme central de la manière de voir le monde (Fritz ZORN, Mars, Gallimard, 2008), les récits et les réflexions abondent. la puissance obsessionnelle d'une maladie, rapporte Georges CANGUILHAUM fait que certains malades ne guérissent pas, alors que leur pathologie n'est pas incurable ni psychologique. Catherine MALABOU, dans ses études spécifiques sur les "nouveaux blessés", indique la profonde fragilisation du sujet qui garde en mémoire la violence de l'ébranlement subi (Les nouveaux blessés, Freud et la neurobiologie, Bayard, 2007).

  Sur l'idée d'une violence réparatrice où le malade est piégé dans un "labyrinthe des violences de la maladie et de la médecine", les réflexions sur la mise à mal de l'intégrité physique, ou morale, sur les manifestations d'une violence relationnelle abondent également, au rythme probablement des accidents de "civilisation" (de la route, par exemple) et du vieillissement de la population (où les personnes sont de plus en plus en contact avec le monde médical). Susan SONTAG évoque l'idée d'une légitimité de la violence médicale, lorsque la structure du soin reprend celle de la guerre, autour de la notion de la légitimité du conflit qui restitue ce qui a été pris ou détruit. Sylvie FAINTZANG (par exemple dans Peser les mots, Actes du colloque "Littérature et médecine" Université de Cergy-Pontoise, avril 2007) veut distinguer la violence technique proprement dite de la violence relationnelle, qui sans doute n'est pas suffisamment prise en compte par un corps médical, par ailleurs en bute à des problèmes matériels dans l'exercice de sa profession. La question de la présence de plus en plus fréquente de manquements à déontologie professionnelle (en milieu psychiatrique notamment, mais pas seulement), qui peut aller jusqu'à un certain sadisme prend de plus en plus d'importance au fur et à mesure que le corps médical est obligé de s'occuper de populations de plus en plus nombreuses touchées par la pauvreté. Sans évoquer cette dégradation de l'environnement économique et social, on peut relever l'expression de préjugés vis-à-vis de populations au mode de vie différent (SDF, gens du voyage, homosexuels). Toute un remaniement des études médicales et paramédicales est nécessaire pour donner aux médecins et à leurs collaborateurs(trices) les moyens de s'occuper de personnes fragilisées à tous les niveaux. 

   Sur la violence du corps malade, il convient de s'interroger sur l'énergie qui reste au malade, qui s'oriente vers la colère ou le ressentiment. Le malade peut rechercher des responsables à sa maladie, dans son entourage ou dans le personnel médical. Le malade peut également retourner sa propre violence contre lui-même, physiquement ou psychiquement, jusqu'à endosser une posture sacrificielle, dans un processus de culpabilisation qui serait assez fréquent (FORREST, Tous les enfants sauf un, Gallimard, 2007). Michel FOUCAULT (Naissance de la clinique, PUF, 1963) montre par ailleurs comment l'hôpital s'inscrit dans la logique d'une marginalisation et a pour fonction de contenir, de maintenir, en quarantaine, comme la prison, ceux qui potentiellement peuvent menacer le bon fonctionnement de la société. Or, cette exclusion sociale est elle-même l'expression d'un rejet plus primitif, presque viscéral que tout homme ressent devant le corps malade et ce qu'il évoque. George BATAILLE (L'érotisme, Minuit, 1957), avec des mots très forts, évoque le recul devant le corps malade, comparable à celui qu'on éprouve devant le cadavre.

 

Claire MARIN, Article Maladie dans Dictionnaire de la violence, sous la direction de Michela MARZANO, PUF, 2011. Philippe ADAM et Claudine HERZLICH, Sociologie de la maladie et de la médecine, Armand Colin, 2010.

 

SOCIUS

 

Relu le 7 octobre 2020

 

 

 

 

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commentaires

T
Bonjour,<br /> Je me suis déjà occupé d'une personne malade ayant été violent et je sais à quel point il en souffre en agissant comme cela.
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