Si des bouleversements affectent la stratégie, ne serait-ce que par les multiples combats armés qui traversent le territoire chinois du XIe au XVIe siècles, la pensée militaire chinoise ne semblerait pas faire de progrès majeurs depuis la formation d'une culture stratégique avec SUN ZI (Treize articles sur l'art de la guerre, Ve siècle avant JC).
C'est en tout cas la présentation effectuée par Hervé COUTEAU-BEGARIE qui sous-estime sans doute l'ampleur des destructions des lieux où s'élaboraient et se recopiaient, voire se stockaient, les textes militaires. Après SUN ZI, SUN BIN (son petit-fils?) se montre plus attentif aux aspects opérationnels et témoigne des progrès de l'art de la guerre depuis le siècle précédent. Il accorde une grande importance à la cavalerie, dont SUN ZI ne parle pas. Il s'intéresse aux sièges, que les perfectionnements de la poliorcétique rendent possibles. Son insistance sur la logistique résulte de l'accroissement des effectifs et de l'allongement des campagnes (Le traité militaire, présenté par Valérie NIQUET).
SUN ZI a fondé, toujours suivant Hervé COUTEAU-BEGARIE, qui liste plus loin différentes sources référencées officiellement, "une pensée stratégique qui a essentiellement été une glose. On compte plusieurs dizaines de commentaires de son livre. Les compilations réalisées tardivement en comptent dix ou onze. Les plus importantes sont ceux de CAO CAO, général célèbre de l'époque Han (IIe siècle avant JC), de LI QUAN sous la dynastie des Tang (VIIe-VIIIe siècles), de HE YANSHI et ZHANG YU sous la dynastie des Song. Mais on trouve aussi des auteurs de traités originaux."
Le plupart des traités datent de l'époque des Royaumes Combattants, avant l'unification de l'empire, à l'époque où domine le légisme et le mohisme. Hervé COUTEAU-BÉGARIE cite trois courants :
- un courant traite en profondeur de l'articulation entre la guerre et la politique (SUN ZI, GUANG ZI - Les sept méthodes du gouvernement cité dans XU ZHEN ZHOU, L'art de la politique chez les légistes chinois, Economica, 1995) ;
- un courant d'inspiration antimilitariste, qui contribue paradoxalement au développement d'une branche particulière de la pensée militaire : s'il rejette la guerre, il admet la légitime défense et, à ce titre, est à l'origine de plusieurs traités consacrés à la fortification ;
- le taoïsme, lui aussi fondamentalement anti-militariste, apporte sa contribution, dominée par ZHUGE LIANG, chef militaire et politique du début du IIIe siècle, qui recommande de ne recourir à la guerre que lorsqu'elle est inévitable et demande aux généraux d'être l'incarnation des vertus et de l'harmonie... (Thomas CLEARY, Mastering the Art of War. Zhuge Liang's and Liu Ji's Commentaries on the Classic by Sun Tzu, Boston-Londres, Shambala, 1989).
A la fin du XIe siècle, l'empereur SHEN ZONG arrête la liste des sept classiques inscrits au programme des examens. SUN BIN, déjà perdu depuis plusieurs siècles, n'en fait pas partie :
- Le Sun Zi bingfa (l'Art de la guerre de SUN ZI) ;
- Le Wu Zi bingfa, ouvrage d'un général du IVe siècle av J-C. (WU QI - 440-361 avant J-C.), dont l'existence est historiquement attestée. Dans son état conservé, son livre se compose de six chapitres assez brefs dans lesquels il essaie de concilier la morale confucéenne et les affaires militaires. Les principes légistes sont présents pour tout ce qui touche à l'organisation de l'État et des troupes, particulièrement la mise en place d'un système de récompenses et de punitions strictement appliquées. Tous les aspects de la guerre sont pris en considération, dans une sorte de manuel qui tente de répondre à des situations précises mais qui n'est sans doute qu'une partie d'un ouvrage beaucoup plus important ;
- le Sima fa, texte bref et énigmatique de la même époque, dont le titre pourrait être traduit par : le livre du maître de la cavalerie (haut dignitaire de l'État ministre de la guerre). Il insiste sur l'administration de l'armée. Il est composé sans doute d'éléments beaucoup plus anciens et son auteur reste inconnu, malgré la mention du nom du général TIAN RANGJU, auquel le roi de Jing aurait conféré le titre de "sima" en récompense de ses services. Le texte possédé aujourd'hui se compose de 5 chapitres, qui ne constituent, là encore, qu'un extrait d'un ouvrage beaucoup plus vaste. Il traite surtout des lois et règles nécessaires au bon gouvernement, autre facteur de puissance de l'État, la guerre ne constituant qu'un des moyens de "redresser les torts" et de rétablir l'ordre du monde.
- Le Tang Li wendui (questions et réponses entre TANG TAIZONG et LI WEIGONG) de l'époque Tang (VIIe siècle). Valérie NIQUET, à qui l'on doit les nombreuses précisions sur ces 7 textes, indique qu'il date toutefois d'une époque plus récente (entre le VIIIe et le Xe siècle, et qu'il suit le modèle souvent dialogué de conseils aux princes de ses prédécesseurs. Deuxième fils du fondateur de la dynastie des Tang, TANG TAIZONG avait une grande expérience des choses de la guerre et a participé à la conquête du pouvoir aux côtés de son père à la tête de troupes d'élites qu'il a formées. Le général LI JING (571-649) s'est rallié aux Tang après la chute de la capitale, Changan. Le dialogue retranscrit dans le Tang Li wendui est censé être un échange entre deux hommes très au fait des choses militaires : leur discours se présente comme une réévaluation des enseignements anciens à la lumière de leur expérience commune. Une continuité certaine est toutefois décelable avec les textes des périodes précédentes : les armes utilisées ont peu évolué. On retrouve l'arbalète, les fantassins et la cavalerie ; les chars en revanche ont quasiment disparu. Le même accent que dans les ouvrages anciens est par ailleurs mis sur la mobilité, la vitesse et les manoeuvres indirectes.
- Le Wei Liao Zi, ouvrage d'un légiste de la fin du IVe siècle avant J-C., à la solide expérience militaire, qui prolonge SUN ZI et SUN BIN, avec des préoccupations très concrètes ;
- Les San lüe (Trois stratégies) de HUANG SHEGONG, insiste sur le contrôle du gouvernement. Composé sous la dynastie des Han, au cours du Ier siècle avant J-C., il s'inspire fortement des ouvrages précédents, en particulier le Wei liao zi et le Sun Zi bing fa, tout en développant des parties plus spécifiques consacrées au choix du général et à la motivation des soldats. Il insiste également sur le jeu complémentaire, que l'on retrouve dans d'autres textes, des paires dur-mou, fort-faible, qui correspondent à la complémentarité de l'État entre la "vertu" et le "militaire" ;
- Le Tai Gong liutao (les Six enseignements secrets de TAIGONG), ouvrage ésotérique, assez subversif, serait le plus ancien de ces textes, puisqu'on le fait remonter au XIe siècle avant J-C. Sa possession serait punie de mort. TAI GONG, personnage en grande partie légendaire, aurait conseillé les rois "vertueux" WEN et WU de Zhou avant qu'ils ne renversent la dynastie "corrompue" des Shang, établissant ainsi le principes idéologique de la succession dynastique et justifiant le recours à la guerre et à la rébellion pour que la "vertu" puisse triompher. TAI GONG a été considéré comme le sage fondateur de la pensée stratégique chinoise et un temple lui a été par la suite consacré au même titre qu'à CONFUCIUS. L'ouvrage du Tai Gong regroupe des éléments de stratégie militaire et civile, dans une complémentarité que l'on retrouve dans tous les textes. La stratégie du Tai Gong est donc une stratégie de conquête du pouvoir, qui suppose le soutien du peuple, des ressources suffisantes et la mise en place préalable d'une structure administrative de remplacement. Par ailleurs, dans cet objectif de conquête du pouvoir, le Tai Gong recommande l'usage de tous les moyens, militaires, diplomatiques, ruses et stratagèmes, nécessaires pour subvertir l'ennemi. Les parties les plus strictement consacrées aux moyens militaires traitent de la sélection des soldats et de l'entraînement des troupes, du choix du général et de l'usage des armes.
"Tous ces auteurs ont forgé une culture stratégique, poursuit notre auteur, qui a été vulgarisée par la littérature et le théâtre populaires, à un degré qu'on ne retrouve pas en Occident : SUN BIN est le héros d'un roman de l'époque Ming, Sun Bin contre Puang Juan, CAO CAO et ZHUGE LIANG sont des personnages centraux du Roman des Trois Royaumes ; les stratagèmes sont présentés dans des brochures populaires, comme le Traité des 36 stratagèmes, probablement tardif, mais qui reprend une formule de l'époque Song..."
Toujours selon Hervé COUTEAU-BÉGARIE, "ce début très brillant ne reçoit pas de descendance théorique à sa mesure. Alors que l'on trouve chez Sun Zi les idées maîtresses d'une théorie stratégique architecturée, avec la distinction entre la victoire de l'armée et la victoire du pays, la dialectique de l'attaque et de la défense... leurs successeurs n'approfondissent pas la voie ainsi tracée et s'en tiennent à des gloses répétitives.
L'empereur SHEN ZONG, de la dynastie Song, est l'un des rares à critiquer cette décadence (...)" (Valérie NIQUET, Les fondements de la stratégie chinoise, Paris, ISC-Economica, 1997).
"Il faut sans doute, incriminer la pensée confucéenne qui a triomphé de ses rivales après l'unification de l'empire : fondée sur la vertu, elle tend à disqualifier la guerre, reléguée parmi les tâches inférieures. Des réflexions originales n'apparaissent que durant des périodes exceptionnelles : sous la dynastie mongole des Yuan, au XIVe siècle, Liu JI compose plusieurs écrits sur la guerre, dans lesquelles il indique les différentes manières de vaincre. Au XVIe siècle, Qi Jiguang tire de son expérience de commandant en chef contre les pirates, puis contre les envahisseurs nomades, des écrits novateurs : le Ji Xiao Xin Shu (nouveaux écrits, 1562) traite de la défense côtière et des opérations amphibies ; le Lian Bing Shiji (de la formation des troupes, 1571) essaie de rénover la tactique et prend en compte l'introduction des armes à feu. resté inconnu en Occident. Il a eu une grande influence en Chine, avec 14 éditions au temps des Ming et a été traduit en coréen et en japonais. Tant les nationalistes que les communistes le rééditeront à cinq reprises dans les années 1930, lorsque la Chine sera confrontée à l'invasion japonaise."
Cette impression d'une sclérose de la pensée militaire chinoise se retrouve dans l'Anthologie Mondiale de la Stratégie, sous la direction de Gérard CHALIAND, dans laquelle le Roman des Trois Royaumes (XIVe siècle) se trouve entre plusieurs textes de SHANG YANG (IVe siècle avant J-C.) et des textes de Mao TSÉ-TOUNG (1893-1976)...
Mais au lieu de se concentrer sur un renouvellement de la pensée stratégique, convient-il, pensons-nous de jeter un regard sur l'évolution pratique de l'art militaire. Si effectivement, le confucianisme ne considère par l'activité militaire comme déterminante, la présence d'ambitions politiques, d'ennemis non chinois... s'expriment en grande partie par la violence armée. C'est ce que Jacques GERNET veut rendre compte.
"S'il porte un intérêt capital à sa défense, écrit-il, inventant de nouvelles machines, accroissant les effectifs de ses armées, créant une flotte de guerre au moment de l'invasion jürchen et consacrant la plus grande partie de ses ressources à la guerre de la fin du Xe siècle à la fin du XIIIe, l'empire des Song n'a en revanche jamais cessé de maintenir et d'affirmer la suprématie incontestée du pouvoir civil sur le pouvoir militaire. L'esprit qui l'anime est d'ailleurs à l'opposé de celui de ses ennemis du Nord : l'exaltation de la violence brute, la soif de conquête et de domination par lesquelles se signale le vrai guerrier lui font entièrement défaut, alors qu'elles sont caractéristiques de ses plus redoutables adversaires, Jürchen et Mongols. Mais ce manque de combativité qui a été souvent reproché à la Chine des Song s'explique fort bien sans qu'il soit nécessaire de faire appel à on ne sait quelles qualités innées et intemporelles."
Plusieurs évolutions caractérisent cette période :
- Le système de mercenariat hérité et adopté par le nouvel empire des Song tend à faire du métier des armes non plus l'affaire de tous, mais une activité spécialisée, remplie par des hommes déracinés pour toutes sortes de raisons. Le pouvoir civil fractionne les unités, divise les responsabilités et multiplie les contrôles qui enlèvent aux chefs d'armée toute initiative. Des habitudes bureaucratiques contribuent à affaiblir le système de défense ;
- Des progrès techniques militaires importants interviennent, qui modifient le caractère même des guerres et ont à longue échéance de profondes répercussions sur l'histoire mondiale. Un esprit de recherche, d'invention et d'expérimentation met en marche des innovations telles que les principes objectifs de sélection des soldats et la multiplication des corps spécialisés. La théorie et les techniques de la guerre de siège se développent en même temps que se manifeste un vif intérêt pour de nouveaux types d'armes, notamment d'armes qui utilisent le feu (lance-flammes à pétrole...) ou la poudre. La découverte, suite à des travaux d'alchimie dans les milieux taoïstes, de la poudre, est suivie par une application militaire dans les années 904-906. Alors qu'il faut attendre 1295 en Europe pour la première mention de la formule de la poudre (Roger BACON en 1267), dès l'époque de Wujing zongyao, les armes à feu se diversifient.
Valérie NIQUET indique que sous les dynasties des Ming et des Qing, si les écrits militaires se fondent toujours sur l'enseignement des 7 classiques, et particulièrement sur le Sun Zi bing fa, deux thèmes dominent :
- un intérêt porté aux armes à feu de type occidental :
- le développement d'une stratégie navale en relation avec la multiplication des opérations menées le long des côtes par des "pirates" japonais ou chinois.
Valérie NIQUET, Théoriciens chinois, dans Dictionnaire de stratégie, PUF, 2000, sous la direction de Thierry de MONTBRIAL et de Jean KLEIN. Jacques GERNET, Le monde chinois, 2 - L'époque moderne, Xe siècle-XIXe siècle, Armand Colin, Pocket, 2006. Hervé COUTEAU-BEGARIE, Traité de stratégie, Economica/ISC, collection Bibliothèque stratégique, 2002.
STRATEGUS
Relu le 10 mars 2021