A la fois classique, une référence et une introduction claire à la non violence, le livre de 1972 du professeur de philosophie français, spécialiste de GANDHI et de la non-violence, permet de comprendre ses pirncipes politiques, philosophiques, moraux et religieux. Jean Marie MULLER (né en 1939), auteur de très nombreux ouvrages et articles sur la non violence, un des fondateurs (en 1974) du Mouvement pour une alternative non-violente (MAN) et (en 1984) de l'Institut de Recherche sur la Résolution Non-violente des Conflits (IRNC), expose avec clarté les tenants et aboutissants de la non-violence.
Non, il l'écrit dans son introduction une non-violence issu d'une tradition doloriste chrétienne ou contemplative qui se contente de respecter la vie humaine ou la vie tout court, mais une non-violence active au service de la justice et de la liberté, capable de défendre les démunis, et notamment ceux que l'on estime (parce sans armes) et/ou qui s'estiment impuissants.
"L'une des caractéristiques principales de la non-violente, écrit-il, dans la confrontation actuelle des idées et des doctrines, c'est qu'elle n'a pas de place dans le passé dont nous avons hérité. Quelle soit la référence culturelle par rapport à laquelle nous nous situons, les traditions au sein desquelles s'est formée notre pensée l'ignorent totalement. En revanche, ces traditions font la part belle à la violence. Celle-ci apparait si profondément liée à quantité de vertus - le courage, l'audace, la virilité, l'honneur, la noblesse, la passion de la justice et de la liberté... - qu'elle apparait d'elle-même comme une vertu." Il s'agit pour l'auteur, toujours très actif dans le cambat pour une culture de la non-violence, d'évoquer les raisons, les circonstances, où l'action non-violente est non seulement possible mais indispensable. Sans dogmatisme, il se réfère pour l'essentiel aux actions et aux réflexions de GANDHI et de Martin LUTHER KING, qui restent en ce domaine les expériences et les pensées les plus fécondes. D'autres expériences sont présentes dans son livre, celles de la lutte de César CHAVEZ, à la tête des ouvriers agricoles de Californie et d'autres penseurs, tels que Paul RICOEUR (dans notamment Histoire et vérité), l'aident dans sa démarche.
Optimiste, malgré les immenses obstacles culturels et idéologiques, l'auteur écrit à la fin de son Introduction, qu'"il nous semble raisonnable de penser qu'au fur et à mesure que la non-violence sera étudiée et connue, elle ne pourra pas ne pas s'imposer à tous les hommes responsables comme l'hypothèse de travail prévilégiée pour orienter leur pensée et leur action. Dès maintenant, nous pouvons convenir que si la non-violence est possible, alors elle est préférable. Et si la non-violence est préférable, il nous appartient d'étudier sérieusement quelles sont les possibilités qu'elle nous offre. Dans la mesure où nous prendrons conscience de l'importance de cette recherche, dans la même mesure nous prendrons conscience de l'urgence qu'il y a de l'entreprendre."
Jean-Marie MULLER appuie sa démonstration en douze chapitres, qui sont autant de balises dans la théorie et la pratique de la non-violence :
- De l'exigence morale à l'action non-violente. Souvent la non-violence n'est vue que sous l'angle moral, avec toute une tradition à la fois doloriste et contemplative. Il s'agit de passer à l'action par des moyens en adéquations avec les fins poursuivies. En dernier ressort, ce qui valide la non-violence, ce n'est pas l'attitude morale, mais l'efficacité, une efficacité qui ne soit pas seulement à court terme.
- Amour, contrainte et violence. Ainsi, peut-on lire, très loin d'une certaine conception surannée de la charité chrétienne, "... en dramatisant l'injustice, l'action non-violence exerce sur l'adversaire une pression morale, en tarissant les sources de son pouvoir, elle exerce sur lui une contrainte sociale." Suivant l'exemple de GANDHI, il affirme fermement que "la non-violence absolue est impossible, d'abord en ce que nous sommes partie prenante d'une société remplie de violences dont nous ne sourions prétendre être indemnes."
- Principes et fondementts de la désobéissance civile. Ce principe, essentiel de la stratégie non-violente est le principe de non-coopération ou de non-collaboration. il s'agit d'abord, non pas d'opposer la non-violence à la violence, qui est souvent le fait d'une petite minorité, mais d'opposer la non-violence à la collaboration de la majorité aux injustices. Il s'agit de refuser l'attitude de "majorité silencieuse" ou d'irresponsabilité pour adopter les voies du citoyen responsable vivant dans la société.
- Le programme constructif. Parce que souvent la prise du pouvoir par une minorité décidée à oeuvrer pour le bien du peuple constitue un détour (bien difficile voire impossible à remonter) trop dangereux sur les chemins de la démocratie, il s'agit de faire correspondre l'action non-violente à un projet positif élaboré et entrepris ensuite par les acteurs du changement opéré grâce aux actions non-violentes.
- Un dynamisme révolutionnaire. Il s'agit de mener une transformation profonde avec la participation de tous les opprimés. La non-violence nous mobilise à trois niveaux - la perspective, même lointaine, d'une société non-violente ; le projet global de société possible à plus ou moins long terme ; un objectif, une succession d'objectifs précis ; limités et possibles à court terme.
- L'importance de l'organisation. l'auteur insiste sur la nécessité d'une organisation rigoureuse, à l'inverse d'un quelconque spontanéisme révolutionnaire, condition de l'efficacité même de la non-violence et condition de réalisation du projet poursuivi. Centre unique de décision, direction effective, coordination des actions. "...il importe d souligner (...) que la stratégie de la non-violence ne peut atteindre sa véritable efficacité que s'il est explicitement précisé, dès avant et tout au long de la campagne d'action, que le choix des méthodes non-violentes ne sera pas remis en cause, et que, jusqu'au plus haut niveau de l'escalade, les résistants se refuseront à recourir à la violence." La nécessité d'une discipline tout au long de la campagne est affirmée à plusieurs reprises, tant le bénéfice moral et psychologique de la non-violence, notamment au niveau de la cohésion des participants et de la fermeté des soutiens, en dépend.
- Les différents moments et les différentes méthodes de l'action directe non-violente. L'auteur estime essentiel une méthode qui aille de l'analyse de la situation, au choix de l'objectif, de l'attitude pendant les premières négociations aux modalités d'appel à l'opinion publique. Les moyens non-violents s'échelonnent entre communiqués de presse, pétitions, défilés, marches, grèves limitées de la faim... Devant l'échec des dernières tentatives de négociation, il s'git d'être toujours aussi méthodique : envoi d'un ultimatum, l'adversaire comme les participants et soutiens doivent toujours avoir à l'esprit les raisons et les objectifs du mouvement ; actions directes.
Ces actions directes sont de différentes natures et dépendent de l'objectif poursuivi : actions directes de non-ccopération (Jour de grève générale, renvoi de titres et de décorations, grève, boycott, grève des loyers, refus collectif de l'impôt, refus des obligations militaires, grève de la faim illimitée, grève générale), actions directes d'intervention (sit-in, obstruction, usurpation civile, autrement dit prise de pouvoir aparallèle sur l'économie et la vie sociale, notamment l'éducation...)
- La violence est l'arme des riches.
- L'action violence isole la révolution.
- La réconciliation de la révolution et de la raison. Il s'agit de combiner dans choses que l'adversaire veut souvent dissocier dans les esprits : être raisonnable et ne pas bouleverser l'ordre établi. Il s'agit de ne pas se laisser aller non plus aux passions de la révolte. Il faut faire constater que seule en fin de compte la révolution est raisonnable, une révolution méthode et non-violente. "L'une des tâches primordiales de la révolution est ainsi de rendre à la raison sa véritable fonction. L'espérance de la révolution est l'avènement d'un monde où la raison inspirera tous les hommes."
- L'action non-violente face à la répression. "Le recours à la violence, de la part de ceux qui veulent introduire un changement dans la société sera toujours l'alibi qui permettra aux pouvoirs établis de fuit leurs responsabilités et de justifier l'usage qu'ils feront eux-mêmes de la violence pour maintenir l'ordre."
- Le risque de la violence. L'action non-violente participe (l'auteur écrit même crée) au conflit, et du coup les enjeux comme l'escalade inévitable dans la confrontation risquent de conduire à la violence.
Au terme de ces douze chapitres argumentés autour d'exemples de luttes non-violentes sur tous les continents, le lecteur est bien obligé, à minima, de réfléchir à ses propositions. C'est d'ailleurs ce qui s'est passé à plusieurs reprises depuis la parution de ce livre, les débats au sein d'une gauche alors en formation, dans des années de contestation sociale forte sur de nombreux plans, ont souvent eu à répondre à ces arguments. l'auteur, comme ses amis, ont participé à l'installation en France d'une non-violence politique qui manifestera ses effets jusqu'à la fin des années 1980.
De nombreux articles et de nombreux ouvrages s'appuient sur les mêmes raisonnements que ce livre qui, en définitive, n'a pas vieilli.
Jean-Marie MULLER, Stratégie de l'action non-violente, Fayard, 1972, 270 pages environ. Réddition en 1981 aux Editions du Seuil.