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26 avril 2013 5 26 /04 /avril /2013 08:59

     La guerre économique est assez répandue dans le temps et dans l'espace avant même d'avoir été pensée (il n'est qu'à regarder par exemple la "technique" des sièges des villes de l'Antiquité à la Renaissance : nombre d'entre elles sont prises en affamant la population, et en détruisant ses ressources).

La guerre économique en tant que telle n'a jamais constitué un sujet d'étude ni pour les économistes, ni pour les stratégistes ou les stratèges, comme le rappelle Ali LAÏDI. "Seuls les penseurs marxistes (mais pas Marx lui-même) s'intéressent à la question." Au début du XXe siècle, Nikolaï BOUKHARINE présente la guerre économique comme la faiblesse du capitalisme. Mais ses analyses, même si elles sont utilisées sous la seconde guerre mondiale par l'état-major soviétique (et d'ailleurs comme une "réponse" à la stratégie de la faim nazie), sont vite oubliées. Une partie d'entre elles refont surface dans les années 1970, avec l'école de l'Économie Politique Internationale (EPI). Ses chercheurs reconnaissent alors l'existence de rapports de force économiques entre les nations et s'intéressent aux logiques d'affrontement entre les marchés et les États. Ils ne font pas pour autant l'analyse que nous appellerons pour l'instant triangulaire États/Peuples/Marchés.

 

     Dans un premier temps, limitons-nous à la guerre économique entre États.

Plusieurs auteurs abordent des éléments de la guerre économique, au long des siècles, sans approfondir la question de manière globale :

- SUN TZU (de manière alors très indirecte, même s'il est cité beaucoup par les chercheurs) fait de l'espionnage des ressources de l'ennemi un élément capital de la stratégie. Afin d'être certain de gagner la guerre si possible sans mener bataille. 

- Thomas HOBBES, dans le Léviathan, propose également de faire des espions des agents très importants, mais il s'intéresse beaucoup plus à la guerre, comme beaucoup de stratégistes, qu'à la guerre économique. Pourtant dans sa théorie de la "guerre de tous contre tous" ne peut que renfermer des éléments économiques capitaux.

- Jean-Jacques ROUSSEAU propose (Que l'état de guerre nait de l'état social, dans Oeuvres complètes, Gallimard, collection de la Pléiade, 1964) une définition très large qui ne se limite pas à l'affrontement armé : "j'appelle guerre de puissance à puissance l'effet d'une disposition mutuelle, constante et manifestée de détruire l'État ennemi, ou de l'affaiblir au moins par tous les moyens qu'on le peut. Cette disposition réduite en acte est la guerre proprement dit : tant qu'elle reste sans effet, elle n'est que l'état de guerre". Il distingue donc la guerre effective de l'état de guerre, dans lequel tous les moyens, y compris économiques, sont utilisés. 

- Les penseurs libéraux Adam SMITH et David RICARDO abordent les relations économiques internationales comme objet d'étude, alors que jusque là était confondus l'État, le marché et l'international, lorsqu'on étudiait le phénomène guerre. Mais l'on reste toujours dans le cadre de la guerre interétatique.

- Si la guerre économique n'est pas pensée, malgré l'émergence des marchés à partir du XVIIIe siècle, c'est aussi selon Ali LAÏDI, "parce que le libéralisme a imposé le récit d'un commerce pacifique", porté notamment par MONTESQUIEU dans l'Esprit des lois : l'effet naturel du commerce est de porter la paix. Deux nations qui négocient ensemble se rendent mutuellement dépendantes : si l'une a intérêt d'acheter, l'autre a intérêt de vendre ; et toutes les unions sont fondées sur des besoins naturels." Il distingue toutefois, toujours au niveau des relations internationales, le commerce entre les États, le bon commerce non belliqueux, et le commerce entre les particuliers, lourd de menaces sur la stabilité et la tranquillité des nations. 

- L'Abbé Gabriel Bonnet de MABLY (principes de négociations, pour servir d'introduction au droit public de l'Europe fondé sur les traités, La Haye, 1767) d'une part et Benjamin CONSTANT (De l'esprit de conquête, 1814, réédité par l'Imprimerie nationale en 1992) d'autre part, estiment toutefois qu'il n'y a pas de différence entre l'esprit guerrier et l'esprit du commerce.

- La plupart des auteurs traitent des relations internationales, comme Raymond ARON, strictement ou principalement comme des relations de paix ou de guerre, dans l'exercice de leur monopole de la violence. Dans la guerre économique, la violence n'est pas physique, mais surtout sociale, et ne peut donc pas entrer dans le cadre des relations entre États. Raymond ARON écrit notamment, dans Paix et Guerre entre les nations (Calmann Lévy, 1984) : "A divers égards, le système économique échappe au système interétatique ; pour mieux dire, les États, par leurs politiques, contribuent à former le système économique, mais celui-ci, inégalement déterminé par les États selon les pesanteurs de chacun d'eux, constitue un système différent du système interétatique, qu'on devrait plutôt qualifier de transnational que d'interétatique ou même d'international". Il exclut "a priori la prédominance du système économique", et induit, chez ses continuateurs et ceux qui s'inspirent de ses écrits une tendance à considérer que seuls importent en dernier ressort les rapports de force militaires, même s'ils reconnaissent que les guerres peuvent avoir des motivations économiques et des conséquences économiques. Seul domaine où l'économie joue un rôle fort : le domaine de l'économie militaire ou des armements. 

- A l'inverse, après les soubresauts géopolitiques des années 1960, des auteurs, qualifiés de trans-nationalistes, ne mettent plus l'État au centre du monde. Par exemple, Robert KEOHANE et Joseph NYE (Transnational Relations and World politics, dans international Organisations, été 1971) montrent que les gouvernements ne maîtrisent pas l'ensemble des relations internationales et que les relations entre les acteurs non étatiques ont un impact important sur les sociétés. Nous passons alors d'un modèle à un autre, du modèle interétatique au modèle transnational sans qu'aient été analysées les différentes guerres économiques menées par les États, et sans non plus que soient analysés plus tard réellement les différents éléments de guerre économique mis en oeuvre par les acteurs transnationaux. 

- Seul économiste non marxiste à approcher l'analyse des guerres économiques, et ce de manière indirecte, Friedrich LIST (1789-1846) examine, comme par ailleurs Adam SMITH et Alexander HAMILTON, mais de manière beaucoup plus appuyée, les fondements économiques de la puissance militaire. L'objet essentiel de ses théories, nous dit Edward Mead EARLE, est la puissance, associé au bien-être. Il veut montrer (Das nationale System der politischen Okonomie, Stuttgart, 1841, dans Schriffen, Reden, Briefe, Berlin, 1930-1935, 10 volumes, sous la direction d'Artur SOMMER, Berlin, 1930) que la capacité d'une nation à faire la guerre se mesure en fonction de sa capacité à produire la richesse, et c'est le développement maximal de sa puissance productive qui constitue le but de l'unification nationale et du protectionnisme. Une politique protectionniste peut pour un temps - et seulement pour un temps - conduire à un niveau de vie plus faible, parce que les droits de douane impliquent nécessairement des prix plus élevés. Mais ceux qui prétendent que le faible coût des biens de consommation est le critère principal d'évaluation des avantages du commerce extérieur se préoccupent peu de la puissance, de l'honneur ou de la gloire de leur nation. Ils doivent prendre conscience que les industries protégées sont une partie organique du peuple allemand. Plus la capacité de production d'une nation est élevée, plus sa position dans ses relations extérieures est forte et grande son indépendance en temps de guerre. Par conséquent, on ne peut séparer les principes économiques de leurs implications militaires : "A une époque où la science technique et mécanique exerce une si grande influence sur les méthodes militaire, où toutes les opérations de guerre dépendent, dans une si large mesure, du revenu national, où l'efficacité de la défense tient beaucoup au fait que la masse de la nation est riche ou pauvre, intelligente ou stupide, énergique ou noyée dans l'apathie ; que ses sympathies sont exclusivement tournées vers la patrie ou partiellement vers les pays étrangers, qu'elle peut rassembler une foule ou un petit nombre d'individus pour la défendre, à une telle époque, plus que jamais, il convient de mesurer la valeur des manufactures d'un point de vue politique". Comme HAMILTON, écrit Edward Mead EARLE, qui ne cache pas ses sympathies pour la conception libérale classique de l'économie, "List fut l'un des principaux acteurs du renouveau mercantiliste dans le monde moderne. Quelles qu'aient pu être les vertus du mercantilisme au XVIIe et au XVIIIe siècle, sa contrepartie moderne a été une force incendiaire dans un monde terriblement inflammable et explosif. Le néo-mercantilisme est d'autant plus dangereux qu'il opère dans notre société hautement organisée et intégrée. Il a partie liée avec le système de guerre. A un degré qui aurait fait honte aux mercantilistes de jadis, il a utilisé le pouvoir de l'État pour rehausser le pouvoir d'État. Tous les vieux expédients ont été renforcés par une foule de nouvelles mesures sous forme de quotas, boycotts, contrôles des échanges, rationnements, constitutions de stocks et subventions. Le nationalisme économique pratiqué dans le demi-siècle qui suivit 1870 a engendré l'économie, l'état et la guerre totalitaire, si inextricablement liés qu'il est devenu impossible de dire lequel en est la cause et lequel la conséquence. Au nom de la sécurité nationale, l'autorité politique s'est étendue à presque tous les domaines de l'activité humaine." 

- Ce sont les auteurs marxistes qui ont le plus parlé de la guerre économique, plus d'ailleurs en tant que rapports entre États, qu'entre agents économiques, si l'on excepte la période la plus récente, ou à travers les effets négatifs de la mondialisation, on discute de véritable guerre économique entre peuples et firmes. Pour ce qui concerne les auteurs marxistes au XIXe au XXe siècles, la guerre économique entre les grandes puissances capitalistes est une réalité. C'est d'ailleurs elle qui doit favoriser ou induire l'échec économique de tout le système capitaliste. Bien que Karl MARX ait beaucoup écrit en tant que journaliste sur les révolutions en Europe, ni lui, ni ENGELS, ni même LÉNINE ne proposent une théorie d'ensemble des relations internationales. Leurs réflexions se concentrent essentiellement sur le fonctionnement du capitalisme et son impact sur les peuples. Nicolas BOUKHARINE (1888-1938) présente la guerre comme la mort du système capitaliste, rejoignant sur ce point de nombreux auteurs non-marxistes sur la structure anarchique de l'économie mondiale. Notamment dans son ouvrage de 1915, L'économie mondiale et l'impérialisme, le compagnon de LÉNINE considère que guerre et concurrence sont les deux faces de la même pièce capitaliste. Il n'évoque pas explicitement le concept de guerre économique, mais pourtant c'est bien ce qu'il décrit de long en large. Le développement de l'échange international, loin de favoriser l'installation d'une économie pacifiée, un accroissement de la solidarité, est accompagné d'un accroissement de la concurrence la plus âpre et d'une lutte à mort. Dans son observation des marchés, BOUKHARINE remarque que les entreprises américaines de son époque n'ont pas de limite éthique, et qu'elles utilisent les procédés de lutte les plus âpres : recrutement de bandes de brigands détruisant les chemins de fer, sabotant et ruinant les canalisations de pétrole, incendies et assassinats, corruption sur une immense échelle, espionnage industriel, procédés d'abord utilisés à l'intérieur des États-Unis, puis à l'extérieur, notamment dans la zone "réservée" du continent américain. 

- Ces approches transnationales et marxistes des rapports de force économique inspirent dans les années 1970, les chercheurs de l'EPI qui constatent que les rapports économiques entre les États se radicalisent. Ils croisent les questions économiques et les questions politiques, comme aux origines de l'économie politique, laquelle ne se focalisait pas sur les données quantitatives, mais tentait également des véritables analyses qualitatives. Ils analysent les interactions entre les marchés et les États, n'ayant pas peur des foudres de l'establishment économique libéral qui les accuse de politiser l'économie. L'EPI ne parle pas, elle non plus, à proprement parler de guerre économique, mais toute sa démarche finit par admettre son existence. Susan STRANGE (International Economics and international Relations, A Case of Mutual Neglect, dans International Affairs n°46, 1970) refuse la dissociation des problématiques politique et économique. La liaison entre ces problématiques doit permettre aux politiques de voir le monde autrement que par le seul prisme binaire paix/guerre, et aux économistes de cesser de faire de l'angélisme avec des chiffres. L'establishment politique américain ne s'y trompe pas et s'inspire de leurs analyses pour maintenir l'hégémonie sur la planète, mais Susan STRANGE, par exemple, estime que pour l'instant la bataille des États qu'elle analyse est perdue et que les marchés ont pris le dessus ("Who or what is responsable for change? Who or what exercises authority - the power to alter outcomes and redefine options for the others - in the world economy or world society?" The Retreate of the State. The Diffusion of Power in the world Economy, Cambridge University Press, 1996). En cause dans le grignotage de la prépondérance des États, pas seulement les multinationales, mais aussi les mafias, les bandes armées et les groupes terroristes qui occupent des "zones grises" dont les États sont exclus. Elle pose, avec ses collaborateurs, les bonnes question concernant la guerre économique. Ses acteurs sont autant les firmes que les États.

 

Ali LAÏDI, Aux sources de la guerre économique, Armand Colin 2012. Edward Mead EARLE, les maîtres de la stratégie, Bibliothèques Berger-Levrault, collection Stratégies, 1980.

 

STRATEGUS

 

Relu le 8 avril 2021

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