La réussite de la dynastie Qing est à mettre en regard des difficultés rencontrées par les dynasties précédentes, alors qu'elle est confrontée, d'une certaine manière aux mêmes situations globales : immensité du territoire, faibles assises idéologiques, divisions persistantes entre ambitions à l'intérieur, menaces extérieures également persistantes, révoltes paysannes fréquents du fait des disettes ou des niveaux trop élevés d'impôts, critiques des lettrés qui "monnayent" fortement leurs soutiens...
Chine du Nord, Chine du Sud...
La conquête mandchoue de 1644 démontre encore une fois qu'il est plus facile de s'emparer de la Chine que de la contrôler de manière durable. "La raison, écrivent John FAIRBANK et Merle GOLDMAN, en était que l'alliance essentielle du pouvoir militaire et du pouvoir civil, du tou et du wen, réussissait mieux au-delà qu'en deçà de la Grande Muraille. La géographie en était la clé. La Mandchourie n'avait adopté qu'au XVIe siècle le type d'agriculture intensive pratiqué en Chine, et seulement dans ses territoires les plus méridionaux, c'est-à-dire au sud de Moudken (le nom mandchou de Shenyang). Les Ming avaient reconnu le caractère frontalier de cette région en l'organisant en districts militaires plutôt qu'administratifs. En instaurant dans tous les lieux stratégiques des unités militaires héréditaires et dûment recensées, séparées de l'administration civile qui régissait les territoires agricoles, les Ming cherchaient à établir des zones tampons, à la fois pour contrer les incursions nomades et pour contrôler les tendances séparatistes des fonctionnaires chinois locaux ; la richesse de la Mandchourie du Sud dépendait de la Chine du Nord, et elle pouvait par conséquent en être coupée au niveau de la passe de Shanhaiguan, là où les escarpements de la Grande Muraille rejoignent la mer.
Lors de leur accession au pouvoir, les Mandchous avaient pleinement tiré avantage de la position stratégique qu'ils occupaient à la frontière. Ils avaient pu y apprendre les coutumes des Chinois sans pour autant être soumis à leur joug. Nurhaci (1559-1626), le fondateur de leur État, était alors un petit chef de tribu de la frontière orientale du bassin agricole de la Mandchourie du Sud. La population sur laquelle il régnait était de sang mêlé, bien qu'elle descendît principalement des tribus Jürchen semi-nomades qui avaient établi au XIIe siècle la dynastie Jin en Chine du Nord. Tout comme Gengis Khan l'avait fait chez les Mongols, Nurhaci étendit progressivement son règne à d'autres tribus que la sienne, de sorte que dans les premières années du XVIIe siècle il fut en mesure d'instaurer la dynastie des Jin postérieurs, dont il établit la capitale à Moudken. Son fils et successeur, le très capable Hong Taiji (Abahai en mandchou), soumis la Corée à l'Est et noua des alliances avec les Mongols à l'Ouest, en Mongolie intérieure.
En 1636, il donna le nom de Mandchou à son peuple et celui des Qing à sa dynastie. Entretemps, l'écriture mandchoue s'était développée et un certain nombre des classiques chinois avaient été traduits. En 1644, les Mandchous avaient déjà effectué plusieurs incursions en Chine du Nord, mais ils n'étaient pas encore parvenus à vaincre les Ming. Le régime chinois, en déclin, était de plus en plus faible. L'état de rébellion était devenu endémique. Un rebelle chinois, Li Zicheng, s'était aventuré à coup de grands raids, jusqu'au nord-ouest de la Chine, et même jusqu'au Sichuan et à la vallée du Yangsi. Il avait fini par s'adjoindre les conseils et les services de lettrés et avait commencé à mettre en place une structure de gouvernement dynastique. En 1644, il parvint à s'emparer de Pékin. La succession dynastique était à sa portée. Mais il s'avéra incapable de consolider institutionnellement la position qu'il avait conquise par la force.
Entretemps, en Chine du Nord et du Nord-Ouest, l'armée des Ming nourrissait des sentiments séditieux à l'égard des fonctionnaires lettrés qui se querellaient dans la capitale. Or, ces derniers étaient principalement originaires de la région du Bas-Yangzi. Mais si les familles qui possédaient de la terre dans cette région du Centre-Est étaient fortement représentées au sein du gouvernement de Pékin, elles ne faisaient pas preuve de grandes capacités militaires. Les généraux Ming étaient, eux, parfaitement au fait de la puissance militaire mandchoue, mais les forces chinoises déployées en Chine du Nord demeurant supérieures en nombre, certains espéraient pouvoir se servir des Mandchous pour influencer la politique intérieure. C'est ce qui poussa le général Ming, Wu Sangui, et plusieurs de ses compagnons à convier en Chine du Nord les Mandchous, qu'ils avaient pourtant combattus, pour les aider à soumettre les rebelles de la capitale. Mais une fois la Grande Muraille passée, les Mandchous commencèrent à prendre le contrôle du pays.
Les Mandchous profitent des divisions intérieurs de la Chine pour s'imposer...
Les études portant sur cette période troublée, menées notamment par Frederic Wakeman Jr et Lynn Struve, ont mis en évidence les intérêts contradictoires qui opposaient les grandes familles du Bas-Yangzi aux généraux Ming de la Chine du Nord. Les Mandchous n'avaient plus qu'à s'engouffrer dans la brèche. Par des campagnes militaires vigoureuses, ils anéantirent la rébellion dans le Nord avant de s'avancer jusqu'au coeur du territoire de la Chine et s'emparer du Bas-Yangzi. Ils s'emparèrent aussi de la tradition et des rituels confucéens et se montrèrent capables d'une grande cruauté dans l'exercice du pouvoir impérial. (...) (Certains fonctionnaires Ming) se hissèrent au sommet de l'État pour le compte des Mandchous et aidèrent à adoucir leur prise de pouvoir. Ces derniers s'emparèrent de Pékin en 1644, mais il leur fallut une génération entière avant d'achever leur conquête de la Chine. Trois collaborateurs chinois au nouveau pouvoir, dont le général Wu Sangui; établirent de grandes satrapies en Chine du Sud et du Sud-Ouest et s'y retranchèrent. En 1673, ces Trois Feudataires (...) se rebellèrent et s'emparèrent de la plupart des provinces méridionales de l'empire. Le jeune empereur Kangxi, dont le règne venait de débuter, mit huit années à rétablir l'autorité des Qing. La richesse du Bas-Yangzi, base territoriale de l'empire, l'y aida, ainsi que le sentiment de loyauté qu'inspirait la dynastie. (...).
Le gouvernement sino-barbare fit rapidement la preuve de son efficacité. A la fin de la période Ming, les désordres dans l'empire étaient principalement causés par des rébellions chinoises, en particulier celle menée par Zang Xiangzhong, laquelle entraîna une diminution importante de la population de la province du Sichuan. Zhang et son concurrent, Li, dans le Nord-Ouest, s'efforcèrent d'obtenir l'aide des lettrés et d'établir un régime de type dynastique. Tous deux échouèrent. Le succès des Mandchous là, où les rebelles chinois avaient échoué, provenait essentiellement de leur capacité à créer des institutions politiques." (Histoire de la Chine).
Si nous reproduisons ici ce que nous savons de l'histoire de l'établissement de la dynastie Qing, c'est surtout pour indiquer le grand poids des lettrés dans toute stabilisation politique. Vu la grande diversité des forces militaires en présence, s'appuyant l'une l'autre d'une brève façon, qu'elles soient intérieures ou frontalières, et l'équivalence de leur qualité militaire (seul les Mandchous toutefois réussirent à intégrer leurs connaissances en artillerie, provenant des Portugais, à l'ensemble de leur armée, mais leur exemple pu être suivi par la suite...), seul l'appui de fonctionnaires à la loyauté achetable (la plupart des fins de dynastie sont parsemées de corruptions d'ampleur) peut permettre, par une "juste" répartition de la fiscalité et le contrôle des processus policiers et judiciaires d'amener la population à vénérer l'empereur, avec l'apport parfois non négligeable, mais non décisif en Chine, d'autorités religieuses. La connaissance de l'administration des choses (techniques agricoles notamment, mais aussi techniques de construction) et des peuples (connaissance de leurs coutumes, de leurs habitudes, de leurs faiblesses et de leurs forces) est essentielle, notamment dans un si vaste espace, traversé d'obstacles géographiques (montagnes, fleuve au crue difficilement maîtrisable).
Des connaissances stratégiques homogènes
Les connaissances en matière de stratégie sont remarquablement homogènes sous les dynastie des Ming et des Qing, qui elles-mêmes se situent dans la continuité des périodes antérieures. C'est sans doute une des explications d'une certaine symétrie entre les armées qui se combattent, et d'une certaine impossibilité, sauf amélioration technique forte (sous les Quing, artillerie et Bannière), d'emporter des décisions définitives sur le plan strictement militaire.
C'est cette continuité que met en évidence Valérie NIQUET : "Sous les dynasties des Ming et des Qing, si les écrits militaires se fondent toujours sur l'enseignement des sept classiques et tout particulièrement sur le Sun Zi bing fa, deux thèmes dominent cependant, qui sont d'une part un intérêt particulier porté aux armes à feu de type occidental et par ailleurs le développement d'une stratégie navale en relation avec la multiplication des opérations menées le long des côtes par des "pirates" japonais ou chinois. L'intérêt porté aux armes à feu ne fait qu'enregistrer leur diffusion progressive, et de longs chapitres leur sont consacrés dans la majorité des ouvrages. C'est cependant l'aspect technique de ces nouvelles armes qui domine - il est à noter d'ailleurs qu'elles se surajoutent, sans s'y substituer, à une panoplie existante de lances et d'arbalètes - et leur introduction n'a pas entrainé de véritables révolutions dans la manière de penser la guerre.
De l'ensemble des écrits publiés sous la dynastie des Ming et des Qing, deux dominent : Les 36 stratagèmes, diffusés à cette époque, et les ouvrages de Qi Juguang. L'auteur, ou les auteurs, des 36 stratagèmes sont inconnus et les premières mentions du texte datent de la dynastie des Ming. L'ouvrage se présente sous la forme de maximes très brèves qui, à partir des figures du Livre des Mutations, à la fois cosmogonie et ouvrage de divination, dont l'origine remonte à la dynastie des Zhou, une série de stratagèmes applicables à l'art militaire. L'influence de la théorie du yin et du yang, qui imprègne l'ensemble de la pensée scientifique - et stratégique - en Chine, se traduit par un mode de raisonnement binaire, qui privilégie la relation dialectique unissant deux pôle d'un binôme conceptuel, le premier de ces binômes étant l'ombre et la lumière. Dans l'art militaire, ce mode de raisonnement transparaît dans l'importance accordée à la relation dynamique qui est établie entre, par exemple, la force et la souplesse, le courbe et le droit, l'attaque et la défense, les forces ordinaires et les forces extraordinaires, soit et l'autre, le vide et le plein. (...)."
D'autres ouvrages publiés sous la dynastie des Ming traitent de la défense côtière (Zhou hai tu bian, de Jiao RUOCENG, dans la première moitié du XVIe siècle). Le Bing ji yao jue, de Ju BINGSHANG (1562-1633) est un autre manuel destiné à former des troupes d'élite et il développe tout particulièrement des chapitres consacrés aux armes à feu. Le Deng tan bi jiu, de 1599, écrit à la fin de l'ère Wan Li, se présente comme la quintessence de qu'il faut savoir sur le plan militaire, mais ce n'est pas le seul à le faire et sans doute, d'autres documents détruits à ce jour se montraient-ils aussi "importants"... L'ouvrage est réédité plusieurs fois sous la dynastie de Qing, sur des préoccupations qui ne changent pas : les combats maritimes et fluviaux, la défense des frontières et la répression des rébellions.
"Sous la dynastie des Qing, outre de nouvelles éditions des sept classiques et du premier d'entre eux, le Sun zi bing fa, ou des ouvrages plus spécifiquement consacrés à des points particuliers comme la défense des villes et tout ce qui concerne les fortifications et la poliorcétique, comme le Cheng shi zhou lüe, les ouvrages de stratégie sont toujours essentiellement consacrés à la diffusion des classiques de l'art militaire, sous forme parfois de "recueils de concepts" comme le Bing jing bai yan (Cent expressions tirées des Classiques de l'art militaire) qui, de "force" à "victoire", en passant par "général" ou "terrain", font chacun l'objet d'un bref commentaire explicatif."
Sans faire l'objet sans doute d'une description ou d'une conceptualisation détaillées sur le moment, une grande partie de la stratégie de la dynastie Qing repose au début sur une organisation féodale et guerrière, ensemble de domaines gouvernés par les chefs de l'aristocratie jürchen et des unités militaires formées sur le modèle des garnisons chinoises. Ces unités, les Bannières (qi), se distinguent par la couleur de leurs drapeaux. Inaugurées en 1601, elles se multiplient au cours des conquêtes mandchoues, grâce au ralliement d'unités mongoles et à l'incorporation de contingents chinois, se dédoublant en Bannières intérieures, formées par les Mandchous et leurs dépendants, et en Bannières extérieures, réservées aux troupes auxiliaires. Elles sont, jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, l'une des organisations militaires les plus efficaces qu'ait connue l'Asie orientale. (Jacques GERNET). Au cours des manoeuvres, il est toujours important pour les commandants d'avoir une idée précise de l'emplacement et de l'importance (numérique et équipement) des différentes composantes de leurs armées. Le système des couleurs et des dimensions des bannières constitue un outil indispensable à la longue pour manier des armées de plus en plus importantes. Moyen de communication et d'indentification, ces bannières accroissent la place accordée aux approvisionnements et à la logistique des armées dans l'économie du pays...
Jacques GERNET, Le monde chinois, 2.L'époque moderne, Armand Colin, Pocket, 2006. Valérie NIQUET, Théoriciens chinois, dans Dictionnaire de la stratégie, PUF, 2000. John K. FAIRBANK et Merle GOLDMAN, Histoire de la Chine, Des origines à nos jours, Tallandier, 2010.
STRATEGUS
Relu et complété le 2 mai 2021