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9 décembre 2012 7 09 /12 /décembre /2012 10:29

      D'abord restreint au sens de dégradation des corps vivants (en Grèce ancienne), le mot corruption voit sa signification s'étendre au fil des siècles à la dégradation sociale : corruption morale, puis dans un monde dominé par les questions économiques, corruption économique, corruption sociale... Comme l'écrit Gaspard KOENIG dans ce qu'il faut bien appeler un éloge de la corruption, à la suite de Bernard MANDEVILLE, philosophe libéral néerlandais du début du XVIIIe siècle, le terme de corruption "recouvre une réalité plus vaste que les pots-de-vin, allant de la dégradation morale à la putréfaction." Il s'étonne, avec nous d'ailleurs, bien que notre orientation ne soit pas la sienne, qu'on ne trouve guère de réflexions sur la corruption dans les bibliothèques. Les philosophes comme les magistrats délaissent ce thème, pourtant sous-jacent à certains aspects de leurs activités (pratiques et théoriques).

 

 

       Il n'est pas étonnant finalement que Bernard MANDEVILLE (1670-1733) soit bien connu de certains théoriciens de premier ordre du capitalisme libéral (Adam SMITH, HAYECK par exemple, William PETTY dans un autre domaine...) et qu'en même temps, vu la manière ouvertement "positive" dont il écrit sur la corruption, il soit tu par eux. On peut se demander si de même que les crises du capitalisme font partie de son fonctionnement normal, la corruption ne fait pas partie du fonctionnement normal de sociétés qui clament la vertu (vers le plus grand nombre) et qui favorisent avant tout une petite partie de la population, dotées d'institutions politiques ad hoc. Au moment où la corruption financière semble alimenter le système financier lui-même vers des sommets de plus en plus élevés de rentabilité à court terme, ce livre vient à point nommé. Il nous rappelle un autre livre dans un tout autre registre, De l'utilité des guerres, où les aspects sociaux, économiques et politiques de celles-ci étaient présentés de manière très positive. Souvent, on pourrait aussi se rappeler des passages du livre de PROUDHON, La propriété, c'est le vol, tant on pourrait reprendre de nombreuses vertus de la corruption et les trouver tout à fait valables pour le vol pur et simple, à l'encontre de la morale officielle.

 

    A travers des personnages historiques comme, dans le plus grand désordre, RICHELIEU, Sir Robert WALPOLE, BERLUSCONI, François MITTERRAND, Giulio ANDREOTTI, TALLEYRAND, FOUQUET, Gaspard KOENIG déploie toute une problématique de la corruption.

Il faut distinguer selon lui la corruption "kleptomane" (menée par des kleptocraties - comme celle de MOBUTU au Zaïre) de la corruption "raffinée", du corrupteur qui tisse patiemment ses réseaux, entretient ses alliances, se garde d'exprimer des exigences excessives et déploie ses largesses dans son propre pays, au lieu d'en rapatrier l'essentiel ou la totalité à l'extérieur pour son propre profit personnel. La figure de TALLEYRAND est particulièrement mise en valeur dans son livre, en s'appuyant sur une biographie de SAINTE-BEUVE par exemple, lequel dans son court essai sur TALLEYRAND, écrit dans sa conclusion que "le problème moral que soulève le personnage de TALLEYRAND, en ce qu'il a d'extraordinaire et d'original, consiste tout entier dans l'assemblage, assurément singulier et unique à ce degré, d'un goût exquis et d'une corruption consommée, recouverte de dédain, de laisser-aller et de nonchalance".

         Quels sont les effets positifs, au point qu'elle est indispensable, de la corruption selon lui?

- Elle se donne comme une pratique sociale, modelant profondément les moeurs et la culture d'une époque. Tout au long de son existence, chacun est amené à se demander, pour paraphraser les quatre grandes questions de KANT : Que dois-je payer? Qui puis-je rencontrer? Où réside mon intérêt? Qu'est-ce qu'un échange honnête?

- Uniforme à travers les différentes sphères sociales, elle ne tient pas à une malignité particulière de la nature humaine, mais plutôt à sa dynamique même. Soit dit en passant, l'auteur de Les vertus discrètes de la corruption, est ici un peu rapide et néglige l'existence des cercles de la corruption, cercles dans lesquels les membres ne correspondent qu'avec leurs semblables au point de vue social. Certes, la corruption peut être généralisée, mais rien de commun entre les bakchichs de certaines douanes et les trafics d'influence et de biens sociaux, qui ne sont ni à la même échelle ni aux mêmes niveaux de valeurs monétaires. A ce placer beaucoup du point de de vue de la morale, on peut facilement confondre les deux niveau. 

- Le système de cadeaux, don et contre don, dans certaines économies étudiées par l'anthropologie, n'est qu'un vaste système où la corruption est la norme.

- Elle crée des liens là où n'existeraient que des intérêts, forme des clans qui traversent les différents partis, bouscule souterrainement les lignes de partage les plus visibles de la société, en un mot : rétablit la complexité humaine derrière la simplicité des chiffres.

- La corruption synthétise les intérêts des individus et des groupes. Une société corrompue est mieux à même de déterminer spontanément son propre intérêt. Cette idée de MANDEVILLE, reprise par Samuel HUNTINGTON (Political Order in Changing Societies, 1968, au chapitre Modernization and Corruption), place la corruption comme facteur de modernisation et de progrès économique. 

- La corruption d'une société reflète son degré de liberté. Là où l'art de la combinaison l'emporte sur les mécanismes anonymes de la paperasserie, là où l'individu de talent peut forcer les codes sociaux ou les règles administratives, on peut supposer que la culture est encore bien vivace.

- La corruption a pour plus farouche adversaire le totalitarisme, et elle constitue une résistance contre celui-ci. Passons sur le haut degré de corruption et de népotisme des régimes hitlérien et stalinien, et élevons-nous contre l'imposition au-dessus des règles sociales, d'une vérité morale que chacun doit prendre à son compte.

Nous ne croyons pas à la valeur de cet argument et nous aurions même tendance à penser le contraire : pas de totalitarisme sans grande corruption. Cette corruption permet la vie et la survie de ce totalitarisme, à condition que soient bien établies certaines règles de base. Les cercles de la corruption constituent bien des cercles à porosité faible : entre cercles au pouvoir économique et financier énormes, corruption massive et presque institutionnalisées ; entre cercles "pauvres", la "débrouillardise" à tous les niveaux entre fausses apparences miséreuses et train de vie convenable.... et les membres de ces différents cercles ne se mélangent!

- Mener une vie corrompue, c'est mener une vie de bon vivant, à l'inverse de la personnalité austère qui réprime toute expression des sentiments et des désirs (y compris sexuels, bien entendu...) 

   Opposant l'exemple de corrompus célèbres à des juges (Eva JOLY en ligne de mire...), à des associations internationales (Transparency International...), Gaspard KOENIG estime que la corruption est le meilleur rempart contre un monde à la Georges ORWELL, un remède contre des révolutionnaires comme ROBESPIERRE. Voire, le pouvoir de dissimulation croit avec l'ampleur de la corruption... Dans un monde officiel blanc comme neige, la noirceur des pratiques est très bien dissimulée

 

     C'est de La Fable des abeilles de Bernard MANDEVILLE, fable politique parue en 1714, que s'inspire Gaspard KOENIG. Même si rares sont les écrits théoriques qui évaluent cette Fable, sa significations réelle favorise le libéralisme économique : sa thèse principale est que les actions des hommes ne peuvent pas être séparées en actions nobles et en actions viles, et que les vices privés contribuent au bien public tandis que des actions altruistes peuvent en réalité lui nuire. Les vices des particuliers sont les éléments nécessaires du bien-être et de la grandeur d'une société. L'Angleterre est comparée à une ruche corrompue mais prospère et qui se plaint pourtant du manque de vertu. 

Ses positions à son époque ont violemment choqué l'opinion de la majorité des intellectuels, notamment les moralistes spitirualistes comme HUCHESON ou BERKELEY. La position d'Adam SMITH mérite d'être relevée : il trouve que cette poésie vise juste sur le fond (la conjonction des vices privés fait le bien public) mais critique ses aspects moraux (Théorie des sentiments moraux ; dernière réédition : PUF, 2011).

 

    Cet éloge de la corruption est bien dans l'air du temps imposé par un système social qui glorifie l'individualisme, via toute une armée de journalistes, d'hommes politiques et d'analystes économiques. Même si la réprobation morale les frappe de temps à autre ; finalement leurs agissements sont jugés bénéfiques, sinon anodins, à la marge. On commence par circonscrire, minimiser les chefs d'accusation et on finit, vu l'ampleur de certains faits, par se dire qu'on ne peut rien faire contre la corruptibilité des hommes et des sociétés...

 

Bernard MANDEVILLE, La ruche bourdonnante ou Les crapules virés honnêtes, mise en vers français de Daniel BARTOLI, préface et postface de François DAGOGNET, traduction de The Grumbling Hive or Knaves Turn'd Honest, Editions La Bibliothèque, 2006. Cette édition contient aussi la traduction en prose de Jean BERTAIN (1740) et le texte anglais (1714). Voire aussi La Fable des abeilles, première partie, suivi de "Essai sur la charité et les écoles de charité" et de "Défense du livre", Vrin, collection des textes philosophiques, 1998.

Gaspard KOENIG, Les discrètes vertus de la corruption, Grasset, 2009, 280 pages.

 

FURIUS

Complété plus furieusement (mais c'est très relatif et la corruption requiert une analyse dans la Philosophie Politique) le 11 novembre 2013

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