Comme un syndicaliste français (André JEANSON, ancien secrétaire général de la CFDT), nous appréhendons ce thème. Celui-ci n'apparait pas de manière générale dans le discours ou dans la réflexion du syndicalisme. De plus, le syndicalisme existe dans un milieu, l'entreprise, plus ou moins violent (parfois très violent) où se combinent les conflits sociaux, des conflits interpersonnels et des conflits intrinsèques à l'organisation autoritaire et hiérarchique de l'atelier, de l'usine, du bureau... Les conflits directs entre travailleurs et patrons sont caractérisés par une violence potentielle (intimidation sous entendue par exemple) ou exprimée (souvent explosive) lors des actions syndicales où les intérêts des uns et des autres s'opposent de manière tranchée et objective. L'histoire du monde ouvrier est l'histoire (pas seulement bien entendu) de longues luttes au XIXe et XXe siècle particulièrement dures en raison du caractère industriel lui-même de la production, des services et de la distribution.
Cette histoire s'est déroulée de manière très différente aux États-Unis et en Europe, avec des traditions différentes, des moyens de lutte différents et des résultats eux-mêmes très différents. D'une façon générale, les grèves, surtout les grèves massives accompagnées de grandes manifestations se déroulent avec la menace d'utilisation des forces de l'ordre toujours présentes ou omniprésentes, qu'elles soient publiques ou privées. Souvent, à l'utilisation d'une main d'oeuvre plus docile (les travailleurs jaunes) en remplacement de celle en grève entrainait occupation et blocage des lieux de travail, et en enchaînement bien connu, un assaut plus ou moins massif des forces de l'ordre pour "rendre à leurs propriétaires" les-dits lieux de travail. Le dégagement des usines ou des mines étaient généralement suivi d'une répression des "meneurs" et le monde syndical doit bien être celui qui a subi le plus de pertes matérielles et humaines, au XIXe siècle en tout cas. Dans cette dynamique de la violence, le maniement par les syndicats de la grève permet parfois d'éviter l'engrenage, et d'ailleurs le monde syndical a acquis une très grandes expérience en la matière, combinant des tactiques légales et illégales sans pour autant que la confrontation ne se transforme en batailles rangées, avec des armes bien inégales d'ailleurs. Cette dynamique est d'autant plus possible, que ce soit dans l'industrie ou dans le monde agricole, que l'acquisition de meilleurs salaires ou de droits (notamment sur le temps et les conditions de travail) passent systématiquement par la transgression (en fin de compte) de la légalité, passage souvent considéré comme obligé par de très nombreux syndicalistes, mêmes non révolutionnaires, vers une société qui exploite moins les travailleurs. Un élément, beaucoup mis en avant par les théoriciens et les praticiens de la non-violence, est le soutien ou non des populations extérieures au lieu du conflit considéré : consommateurs (d'où les actions de dons ou de ventes sauvages de marchandises plutôt que de destructions de machine ou d'infrastructures), l'ensemble du public (popularisation, communication, désignation des fauteurs - patronaux - de violences) ou les travailleurs d'autres branches d'activité (solidarités entre ouvriers et distributeurs par exemple, notamment dans les transports...). Plus ce soutien est effectif, plus les chances de réussite des objectifs d'une grève sont grandes. A l'inverse (et cela a été souvent utilisé aux États-Unis), le patronat peut jouer sur les rivalités entre travailleurs (entre cols bleus et cols blancs par exemple) entre catégories ethniques ou même sexuelles...
En France, dans la foulée du mouvement de Mai 1968, dans les années 1970 surtout, des rencontres et des solidarités effectives eurent lieu entre militants non-violents et syndicalistes. Rencontres où étaient partagés des expériences de luttes ou de moyens non-violents et des préoccupations ouvrières. Solidarités entre monde paysan et ouvrier (Lip-Larzac), souvent facilitées par des personnes bien au fait des méthodes non-violentes d'action, bien que ces solidarités soient très loin seulement de leur fait.
Maurice DEBRAC évoque les formes d'action du syndicalisme, en partant de la Charte d'Amiens qui "préconise (...) la grève générale". "En fait, écrit-il, la classe ouvrière a toujours fait la preuve de son imagination, en matière de moyens d'action. La grève générale, elle a été préconisée comme moyen de détruire définitivement le capitalisme. Elle procède de l'intuition que le système économique ne peut se maintenir que grâce à la collaboration des exploités. Mais on ne tient pas compte alors de la nécessaire "conscience de classe" et de son corollaire ; la conscience que les travailleurs doivent avoir de leur force ; ce sont des préalables indispensables à la lutte.
L'histoire du mouvement ouvrier est marquée par trois grèves générales d'importance :
- La grève de 1920, pour obtenir la nationalisation des chemins de fer, qui fut un échec.
- La grève de 1936 qui au contraire fut un succès mais limité sur le seul plan revendicatif.
- La grève de mai 1968 qui, à certains moments, présenta un caractère nettement révolutionnaire, mais qui fut récupérée par un pouvoir syndical, représenté surtout par la CGT.
En dehors de ces trois moments de l'histoire de la lutte des classes, le rôle de la grève a évolué. A l'origine, c'est un moyen pour obtenir satisfaction directement. C'est devenu, avec les grèves de 24 heures, un procédé employé pour attirer l'attention des pouvoirs publics. Depuis 1968 (l'auteur écrit en 1974...) les grèves ont pris un caractère plus radical, notamment dans les entreprises. C'est la "grève discussion, appuyée sur l'occupation", c'est-à-dire l'occupation de l'usine par les travailleurs, la grève étant menée par la masse des ouvriers, en Assemblées générales, et non plus par la section syndicale seule.
L'action directe...
L'action directe fait partie de la spécificité de la stratégie syndicale. Elle ne répudie pas la violence mais ne l'implique pas nécessairement.
Elle n'accepte pas toutes les formes de violence et il y a bien longtemps qu'elle a abandonné le sabotage volontaire de l'outil de travail. Par contre elle est la manifestation de la force de la volonté ouvrière. Elle a pu être définie comme "une pratique à valeur pédagogique s'inscrivant dans la perspective de la lutte révolutionnaire", la pratique étant entendue au sens de la praxis "qui entraine une transformation des structures et des mentalités. (...)".
Il évoque trois courants qui traversent le syndicalisme. Deux d'entre eux se rejoignent pour refuser la prise de responsabilités politiques par l'organisation syndicale. Ce sont la tendance centralisatrice et autoritaire qui se rattache à la pensée socialiste de Jules GUESDE, reprise et approfondie par LÉNINE dans "Que faire"? et la tendance anarcho-syndicaliste où BAKOUNINE par exemple estime que la classe ouvrière est en elle-même l'instrument de son émancipation et qu'elle doit/peut agir dans l'autonomie et l'indépendance des fédérations et des sections ouvrières. Un troisième courant se développe au sein de la CGT du Livre, avec le syndicalisme chrétien, un courant réformiste qui définit le syndicalisme "comme une institution organique qui doit se perpétuer et on comme un instrument de démolition sociale". Ces trois courants se retrouvent dans les organisations syndicales des années 1970. La violence n'est pas un élément de débat sauf dans l'action elle-même et les voies suivies par le syndicalisme divergent, toujours selon notre auteur, ancien syndicaliste, passée la prise de conscience (information, marches, manifestations...). même si sur de nombreux points les actions menées par les organisations non-violentes et les organisations ouvrières se recoupent.
"Le syndicalisme ne peut trouver en lui-même (sinon par la constitution d'un pouvoir syndical structuré, aliénant toute initiative divergente, et donc non libérateur) les moyens d'endiguer la révolte que provoque la conscience d'être victime de l'oppression. D'autant que dans toute lutte, il y a des provocations et des répressions." Il évoque l'attitude de la CGT quie tend à encadrer strictement l'action syndicale, en se dotant par ailleurs d'un solide service d'ordre.
"L'action de César Chavez est significative : il commence, pendant plusieurs années, par un travail de "conscientisation" et d'organisation des travailleurs, les chicanons. Puis, très conscient des risque de violence, d'autant que la répression s'abattait sur le mouvement, il a jeûné pendant 25 jours non pas pour que les propriétaires cèdent à ses exigences, mais pour que les ouvriers eux-mêmes acceptent de s'en tenir aux principes de l'action non violente, ce qui a permis à l'action de grève et de boycott du raisin de durer cinq ans et de réussir."
L'action non violente de César CHAVEZ
De nombreux auteurs (Jean Marie MULLER... ) estiment que la non violence est redevable à César CHAVEZ d'être entrée dans la vie syndicale. Sans aller jusque là, car l'histoire syndicale américaine regorge de luttes violentes et non violentes, il est vrai que la lutte des travailleurs agricoles chicanos de Californie donne la mesure de ce qu'est une non violence syndicale en termes forts.
César CHAVEZ (1927-1993), dans une époque où les ouvriers agricoles ne bénéficiaient d'aucune garantie sociale (vie dans des baraquements, salaires minimes, exposition aux pesticides, répression de toute vie syndicale), débuta dans les champs de coton à Delano, une série d'actions, de grèves et de boycotts, jusqu'à la formation d'un puissant syndicat agricole (en 1962), la National Farm Workers Association (NFWA). Lequel fusionne avec l'AWOC (syndicat d'ouvriers agricoles philippins) pour devenir l'UFWOC (United Farm Worker Organizing Committee, affilié au puissant syndicat ouvrier AFL-CIO en 1970. Il faut de longues luttes encore pour que le Parlement de Californie reconnaissent la liberté syndicale dans les entreprises agricoles en 1975. Cette lutte, retracée dans le film de Diego LUNA en 2013 (Chavez), met en oeuvre pratiquement toute la "panoplie" des moyens non violents, et figure comme un exemple souvent mentionné, aux côtés des luttes de GANDHI en Inde et de Martin LUTHER KING aux Etats-Unis.
Pierre FABRE relatait en 1974 cette lutte, donnant bien sa tonalité :
"Leur action ne découle par d'un sentiment bienveillant pour la justice. Ce sont des ouvriers agricoles surexploités qui veulent obtenir des conditions décentes de vie pour eux-mêmes. Il ne s'agit pas d'éléments extérieurs cherchant à "féconder le syndicalisme par la non violence". (...)
Pas d'action paternaliste, une prise en charge par les opprimés de leurs propres conditions : une action hautement révolutionnaire! César Chavez lui-même n'est pas un prêcheur venu les convaincre "d'être des doux" : il est d'abord l'un des leurs qui a travaillé aussi dans des plantations, son but est de gagner "la cause" et pour cela il agit en non violent." Souvent, les ouvriers agricoles disent ne pas s'adresser au coeur des propriétaires mais à leur portefeuille...
"Les chicanos, comme tous les exploités, n'ont que fait des philosophies de "la Non Violence". (...). Bien évidemment, pour que cette action menée par les gens concernés eux-mêmes réussisse, elle ne peut se limiter aux seuls chicanos. C'est une oeuvre remarquable de popularisation qui a été accomplie à travers les États-Unis par des Mexicains ne possédant que quelques dollars en poche. L'aide extérieure est fondamentale (le boycott est la stratégie principale utilisée), mais elle ne peut agir efficacement que parce qu'elle ne prétend pas se substituer à la lutte des gens concernés."
Jean-Marie MULLER et Jean kALMAN relate cette lutte, avec une bonne contextualisation, en reprenant l'histoire de cette agriculture californienne et en plongeant dans la vie de ces travailleurs surexploités. La non violence est mise souvent à l'épreuve dans cette confrontation avec des patrons puissamment organisés. Il existe dans cette lutte une véritable solidarité qui est loin d'être à sens unique, en direction seulement des travailleurs agricoles. "L'exigence de justice qui anime César Chavez, écrivent ces auteurs, ne se limite pas aux problèmes des ouvriers agricoles. Elle nourrit en lui la vision d'une société nouvelle où les choix politiques seront ordonnés au véritable accomplissement de tout l'homme et de tous les hommes. Ainsi, depuis le début de son action à Delano, il rêve au jour où les pauvres seront assez forts pour constituer un mouvement politique dont l'influence puisse être décisive pour l'avènement de cette société. "Nous continuerons notre effort, affirme t-il, pour réaliser des changements plus fondamentaux dans cette société. La vertu de compassion sembler avoir disparu de l'esprit américain. La classe dominante et la classe moyenne n'ont rien fait dont on puisse être fier sinon construire des machines et des fusées. Il est ahurissant de voir le gens s'enthousiasmer pour une fusée sur la lune et ne pas s'occuper le moins du monde des fumées qui s'amassent dans les villes, de l'huile qui se répand dans les mers, de la dévastation de l'environnement par les pesticides, de la faim, des maladies. Lorsque les pauvres partageront un tant soit peu le pouvoir que les riches monopolisent encore, nous nous occuperons sérieusement de tout cela." A plusieurs reprise Chavez est intervenu sur la scène politique américaine pour dire son indignation devant la poursuite de la guerre du Viet-Nam (...)."
Jean-Marie MULLER et Jean KALMAN, César Chavez. Un combat non violent, Fayard/Le Cerf, 1977. Pierre FABRE, Le syndicat de César Chavez ; Maurice DEBRAC, Le mouvement ouvrier ; André JEANSON, Syndicalisme et non violence, dans Alternatives non violentes, n°3, 1er trimestre 1974. Françoise THOMAZO, César Chavez et la lutte des ouvriers agricoles aux USA (texte inédit).
PAXUS
Relu le 24 novembre 2021