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17 octobre 2014 5 17 /10 /octobre /2014 12:52

   Très tôt les premiers sociologues ont identifié l'un des plus grands éléments de conflit entre les hommes et les communautés humaines : la division du travail détermine en grande partie comment les hommes se combattent et coopèrent. Qui travaille, comment le travail se réalise-t-il, dans quel cadre juridique ou sociétal a t-il lieu, qui tire profit de ce travail... Voilà un certain nombre de questions dont l'importance remonte à bien antérieurement l'existence d'une sociologie du travail en bonne et due forme. Elles gisent au coeur du fonctionnement de la société, que le statut du travailleur soit l'esclavage, le servage ou le salariat, que le produit du travail soit agricole, minier ou industriel, que la matière travaillée soit la terre, les métaux ou des produits déjà très élaborés. On remarque d'ailleurs qu'aucune branche d'activité humaine n'échappe a priori à cette problématique, même le guerrier ou le soldat peut être considérer comme un travailleur et il existe dans bien des sociétés des guerriers-esclaves. Pour autant, on trouve rarement dans les écrits de manière générale mention de la condition du travailleur tout simplement parce que, dans toute l'épaisseur des civilisations, le travail est considéré - souvent fort mal d'ailleurs - comme dû à des citoyens en tant que tels, dont une caractéristique parfois, est que précisément il ne travaille pas, ou en tout cas ne considère pas qu'il travaille, qu'il soit sénateur romain ou soldat grec. Il faut attendre les débuts de la révolution industrielle, voire les urbanisations importantes pour voir éclore en temps que tel des conflits liés au travail, souvent sous forme de grèves des travailleurs, dont l'efficacité indique tout-à-fait la centralité de leur position, même si leur statut social est déconsidéré, voire méprisé. Même les grèves d'esclaves dans l'Antiquité, dont on peut retrouver la trace, tellement elles ont perturbé le cours "normal" de certains empires, qui se transforment souvent en révoltés violentes ouvertes (ou pas...) indiquent cette position centrale dans la vie sociale. Sans travail, c'est très simple, la société n'existe pas. Si ce n'est qu'avec l'industrialisation, et tous les conflits qui l'accompagnent, qui provoque l'éclosion de très nombreuses études sur le travail, et que d'ailleurs nait une sociologie du travail, celui-ci a toujours été accompagné de toute une littérature, notamment utilitaire pour les bénéficiaires du travail, à savoir les maitres d'esclaves, les propriétaires de domaines agricoles, les gestionnaires des mines... La bonne utilisation du travailleur, de ses moyens de travail, de son cadre de travail... a toujours été au centre de la préoccupation de ceux qui ont eu la charge d'organiser, de protéger, de répartir les fruits du travail... au profit très souvent de membres de classes sociales "débarrassées" de l'obligation de travailler eux-mêmes. Il semble bien que le noeud des conflits liés au travail soit toujours là : il y a une distance entre le travailleur et le produit de son propre travail, plus ou moins considérable suivant les époques. Et nombre de doctrines sociales, réformistes ou révolutionnaires, se donne pour but de réduire ou d'abolir cette distance. Même dans les sociétés qui se disent "post-industrielles", la question demeure, même si l'ampleur des productions déplace quelque peu le problème : les richesses produites semblent si considérables que la question devient de plus en plus, non le partage du travail, mais le partage des richesses. Dans l'évolution technologique qui, de l'activité purement manuelle à la robotisation de vestes ensembles de production (et de distribution) des biens et des services, amène cette véritable prolifération de richesses, où il apparait évident que de moins en moins de personnes sont nécessaires à la production des biens élémentaires (et même superflus...), les conflits de réparation des richesses devient de plus en plus importants, même si les idées, les idéologies peinent à prendre la mesure de cette évolution globale.

D'ailleurs, au coeur des conflits liés au travail, la question du chômage de masse semble être une question sur laquelle buttent à la fois les responsables politiques et les responsables des organisations de travailleurs pour ne parler que d'eux. Peu de chercheurs ont pris la mesure du changement de paradigme de ces conflits vieux comme l'humanité.

 

La valorisation du travail

    La valorisation du travail - sans discuter de la qualité de valeur attachée au travail, notion très contestable - est très récente. Dans toute l'épaisseur de l'Antiquité, le travail est réservé aux serviteurs du prêtre, du prince ou du guerrier et dans la vision indo-européenne en particulier des trois classes, le servile arrive toujours en dernier... lorsqu'il est mentionné! En tout cas, le travailleur n'est pas un citoyen, et souvent le citoyen n'est pas considéré pour son travail, même s'il, à l'image des guerriers-agriculteurs grecs, contribue beaucoup par ce travail à la vie de sa communauté. La qualité de citoyen, contrairement aux époques moderne et contemporaine (en Occident), est rattachée beaucoup plus au statut de propriétaire, qui confère la liberté, qu'à la quantité ou la qualité de son travail, qu'il soit manuel ou intellectuel. On peut sans doute écrire, mais il faudrait des études sur la question, que la valorisation massive du travail - en dehors de la sphère des monastères qui très tôt érige effectivement le travail obligatoire en valeur - nait avec l'ère industrielle, et constitue sans doute une forme d'idéologie à sens unique en direction... des travailleurs. Dans le discours des "pères" de l'industrie, ce n'est pas le travail qui est valorisé mais la gestion habile et raisonnée de ses propriétés. On pourrait sans doute écrire aussi, mais là encore des études seraient utiles pour l'appuyer - que cette valorisation - qui fait oublier le caractère de contrainte du travail bien mis en avant dans la Bible dans la Genèse - est aussi l'oeuvre de tout un courant socialiste ou/et communiste tendant à mettre au premier rang des classes sociales, les classes de travailleur et notamment la classe ouvrière. Cette valorisation est d'ailleurs contradictoire avec tout l'ensemble des progrès techniques visant à remplacer le travail humain par un travail mécanique, afin de dégager précisément l'homme de plus en plus du travail le plus difficile et le plus dangereux, puis progressivement sans doute de tout travail...

 

La pensée sur le travail

    C'est véritablement à partir de l'ère industrielle que prend une place de plus en plus importante dans l'analyse de la société la question du travail. Karl MARX pense l'évolution du travail comme étant au centre du processus du capitalisme. Émile DURKHEIM lui donne une place prépondérante dans les mécanismes conduisant à remplacer la solidarité mécanique par la solidarité organique. Claude-Henri de SAINT-SIMON plaide avant eux pour un ordre juste, où les producteurs gouverneraient la société en "découvrant" que, quelle que soit la position occupée par les chefs d'entreprise, les ouvriers et les savants sur l'échelle du prestige, du pouvoir ou de revenus, leurs intérêts sont communs... L'acte productif, écrit Pierre TRIPIER, vient au centre de "l'explication de la société et conforte l'idée que le travailleur se fait de lui-même, et souligne la capacité politique et économique de tous ceux qui contribuent à la prospérité de la nation". C'est ce discours qui inaugure une tradition "industrialiste" qui se poursuit chez les disciples de Claude Henri de SAINT-SIMON : BAZARD (1791-1831), ENFANTIN (1796-1864), COMTE (1798-1857), et de développe avec des accents ouvriéristes chez PROUDHON (1809-1865) et FOURIER (1772-1837).

 Ces auteurs, remarque toujours Pierre TRIPIER, "mettent en scène le travail et le travailleur, mais ne l'étudient pas ; ils l'exaltent, lui attribuent des qualités, indiquent son rôle primordial dans l'évolution de l'humanité, mais n'en font pas un objet de recherche." A l'inverse, LE PLAY (1806-1882) et VILLERMÉ (1782-1863) observent les conditions de travail et d'existence des ouvriers, recueillent des indications sur leurs façons de vivre, les idées qu'ils se font d'eux-mêmes et de la société dans son ensemble. Ils proposent des remèdes pour tirer les ouvriers de leur situation, pauvre et marginale. Ils accumulent tout un ensemble de données et d'observations qui sont ensuite largement utilisées et approfondies par tout un ensemble d'auteurs à leur suite.

  "Cette tradition (consistant à articuler dans une même explication condition de travail, mode de vie et vision du monde) se poursuivra notamment chez Halbwachs (1877-1945), qui interprète les comportements ouvriers à partir de leur situation dans la société. Davantage confrontés à la matière que les autres membres de la société, les ouvriers s'en verraient exclus. Ceci expliquerait la force des liens qu'ils tissent entre eux, le caractère particulier de leur mode de vie, leur façon de vivre en marge de la société. Ainsi Halbwachs nous présente la vision d'une communauté fermée sur elle-même, une classe sociale.

une sociologie du travail aurait pu de développer dans cette direction, mais des énoncés ne deviennent une discipline ou une sous-discipline scientifique qu'à partir du moment où une communauté de savants les portent et les font avancer. Pour des raisons (diverses), mais qui tiennent probablement au développement des fondations scientifiques américaines et à l'explosion démographique des universitaires de ces pays au retour de la guerre, c'est aux Etats-Unis, et sur des vues plus circonscrites, que la sociologie du travail s'est développée."

 

   Après avoir évoqué très brièvement l'origine étymologique du mot travail, entre le latin (à la lointaine filiation d'un instrument de torture...) et la Bible (le fameux "tu gagneras ta vie à la sueur de ton front" suite à l'expulsion d'un paradis terrestre, où le travail a priori n'existe pas...), Marcelle STROOBANTS évoque les différentes étapes de la construction d'une sociologie du travail (dans une approche très centre sur la France).

Du premier Traité de sociologie du travail français (Georges FRIEDMANN et Pierre NAVILLE) aux diverses conceptions où système social et système technique s'interpénètrent, le travail ne cesse pas d'être un enjeu de connaissance et de... pouvoir. "Dès l'origine, entrent en scène les machines et un personnage central, l'ouvrier de l'industrie. Ainsi , la sociologie du travail se présente en même temps comme une sociologie industrielle et comme une sociologie des techniques. D'emblée, les pionniers se sont interrogés sur la finalité de leurs enquêtes. La science qui entre dans l'atelier n'est-elle pas réduite à l'expertise? Et où s'arrêtent les limites de cette entreprise? Un dédoublement des recherches s'annoncent déjà entre celles qui se concentrent sur l'acte de travail et celles qui s'étendent à la condition des travailleurs. 

Sur le terrain, le travail se divise, se recompose, et les savoirs et les pouvoirs se redistribuent. Malgré leur diversité, les techniques d'organisation du travail poursuivent une même finalité, l'économie des temps. La polyvalence, autre point commun, déconnecte la main-d'oeuvre d'une tâche particulière et tend donc à la rendre plus mobile.

De plus en plus d'actifs sont salariés, mais tous les travaux ne méritent pas le même salaire. Qu'est-ce qui fait la différence? A quel titre un travail serait-il trois fois plus qualifié qu'un autre et deux fois moins qu'auparavant? Les récentes tentatives d'évaluer la qualité des tâches perdent beaucoup de leur consistance face aux débats traditionnels.

De même, une bonne part des controverses sur les changements de la société industrielle tiennent à la manière de caractériser le travail et les travailleurs. la transformation de la matière fournit une définition à la fois trop large et trop restrictive. Trop large, parce qu'elle ne permet pas de distinguer le salarié de l'artisan ; trop restrictive parce qu'elle limite les fonctions ouvrières au seul travail manuel. Les formes et les contenus de l'activité professionnelle n'ont pas cessé de se modifier depuis l'industrialisation. Les relations industrielles et les mécanismes du marché du travail, caractéristiques de l'après-guerre, tendent à se désorganiser. En accusant les différences dans la population active, la crise révèle aussi, rétrospectivement, l'hétérogénéité de la classe des travailleurs. Tous ne sont pas salariés, mais tous sont touchés par les structures du salariat."

 

  Plus naturellement centré sur les États-Unis, Georges FRIEDMANN, J-D. REYNAUD et J-R. TRÉANTON, présentent la sociologie du travail sous les auspices de Georges GURVITCH. 

"La phase expérimentale de la sociologie industrielle est née modestement d'un incident scientifique à l'usine Hawthorne de la Western Electric. On y étudiait les effets de l'éclairage sur la productivité du travail. Ayant expliqué aux ouvriers le but de leur étude (...) des ingénieurs faisaient varier systématiquement l'éclairage des locaux et mesuraient la production." Comme, contrairement aux effets attendus, le rendement augmentait encore quand la lumière baissait, on est passé d'une explication technique à une explication sociologique. On dû se rendre à l'évidence que quelque chose dans les relations entre travailleurs détermine aussi la qualité et la quantité de la production. Le facteur social, sa "découverte", provoque la naissance d'une sociologie industrielle. Dès qu'on veut analyser le comportement humain dans une situation complexe comme la vie d'une entreprise, on est obligatoirement confronté aux conflits multiples. Et comme il est difficile de raisonner seulement à l'intérieur d'une entreprise, on en vient à réfléchir au fonctionnement et à l'évolution de toute une société industrielle. Un vaste programme qui tend à embrasser toutes les relations sociales ayant un sens pour le fonctionnement des entreprises est entrevu mais très partiellement réalisé, ne serait-ce que parce que précisément les conflits s'insinuent obligatoirement dans le contenu et le résultat des enquêtes. Entre les études de sociologues désireux de se situer dans le prolongement des réflexions des auteurs précédemment cités et les enquêtes gestionnaires au service direct des directions d'entreprise, il y a effectivement tout un ensemble de sociologies. "Comme toute science de l'homme, elle a elle-même (la sociologie du travail) une fonction sociale : posant avec rigueur les grands problèmes devant l'opinion, elle appartient au "contrôle social" et contribue, parce qu'elle est scientifique, à cette objectivation des rapports sociaux qui caractérise le monde contemporain. En un sens, elle renverse le rêve de Comte : elle n'est pas un élément d'un dictature scientifique appuyée sur une religion du progrès. Mais, en étendant la connaissance et en établissant un terrain d'objectivité pour l'accord des esprits, elle doit contribuer à éclairer les décisions et à étendre le champ de ceux qui y participent. Encore faut-il qu'elle pose ses problèmes dans leur véritable perspective, c'est-à-dire non comme des problèmes techniques, mais comme des problèmes sociologiques."

 

Rapports de force entre employeurs et employés

   Les situations dans l'entreprise ou dans le monde du travail en général peuvent être analysées comme autant de rapports de force entre employeurs et employés et entre employés. Si les plus fortes oppositions entre intérêts économiques et idéologiques ont lieu entre employeurs et employés, il ne faut pas oublier ceux, suscités ou réels, entre employés. Nicolas FRIZE aborde ces deux types d'oppositions en établissant bien les hiérarchies entre celles-ci. "Du fait que l'emploi est donné à l'un par l'autre, naît un rapport de force structurel, qu'alimente la pression sociale du chômage. L'un et l'autre sont en capacité de partager le plaisir du travail, l'émancipation, l'invention technologique ou humaine, les règles de l'art, l'amour du matériau ou de l'objet, les relations humaines... mais ce partage est aussi un lieu de division, car il fait conflit dans sa traduction économique. L'argent peut-il tout acheter ou taire? Peut-on tout acheter avec sa force de travail? Quelle place pour ma motivation, mes exigences et mes attentes professionnelles, dans ce "commerce de mon activité"?"

   "Le rapport de force, dans la masse de ses espaces et de ses temps d'expression, est susceptible d'échapper à l'ordre du droit, à l'ordre éthique, moral. Il est potentiellement violent, en de multiples occasions : le chantage à l'embauche, le bizutage, le déclassement, l'abus de la hiérarchie, le non-respect du droit du travail, le rendement inhumain, l'absence de tâche, la discrimination "raciale", religieuse, sexuelle, générationnelle, l'obligation de saborder, de stopper ou de refaire sans motif, le déni des règles de l'art (l'indifférence au travail mal fait), la surveillance abusive, le licenciement..."  Après avoir évoqué également les accidents de travail plus ou moins lié à des incompétences ou à des non respect de règles de sécurité, Nicolas FRIZE série les formes explicites de la violence en trois ordres :

- la contrainte par corps (la mainmise) : la maltraitance (insulte directe, mise au placard, harcèlement moral ou/et sexuel...)  et la dévalorisation des outils, des conditions de vie, des tâches, des environnements. Également les violences physiques qui l'ouvrier s'inflige à son insu ;

- la contrainte psychologique : l'évaluation permanente conduisant à l'individualisation obsessionnelle, la rigidité et le décorticage des procédures, la responsabilisation à outrance...

- la contrainte nerveuse ou pulmonaire (la force motrice prise), issue du rendement, de la cadence, du comptage, de la répétition virtuose et sidérante, de l'enchaînement, du rythme figé sans fin ni finalité.

  "Les auteurs de ces violences peuvent être les travailleurs eux-mêmes, transformés parfois en agents de la maltraitance, contre les collègues, contre les matériels et les installations. Dans sa quête de réponse, de défense, le travailleur, un jour, se retourne : on voit ainsi les suicides au travail proliférer, des êtres mourir d'eux-mêmes, mourir par asphyxie ou enfermement, et aussi d'amour : car le travail est aussi un lieu amoureux! (...)."

 

   D'autres auteurs discutent des violences structurelles (économiques et sociales) distinguées parfois, même si elles s'y enchevêtrent, des violences interpersonnelles dans le lieu de travail.

 

Nicolas FRIZE, article Travail, dans Dictionnaire de la violence, PUF, 2011. Pierre TRIPIER, Sociologie du travail, dans Sociologie contemporaine, Vigot, 2002. Marcelle STROOBANTS, Sociologie du travail, Nathan Université, 1997. Georges FRIEDMANN, J-D. REYNAUD et J-R. TRÉANTON, Problèmes de sociologie industrielle, dans Traité de sociologie, PUF, 2007.

 

SOCIUS

 

Relu le 29 novembre 2021

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