L'omniprésence de la guerre explique dans doute, mais très partiellement, l'absence de l'entrée du mot tant dans le Vocabulaire Technique et Critique de Philosophie (André LALANDE, PUF, 2002), que dans le Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines (Louis Marie MORFEAUX, Armand Colin, 1985) ou encore dans le Dictionnaire des auteurs et des thèmes de la philosophie (AUROUX et WEIL, Hachette, 1991).
Le traitement de la guerre comme objet de réflexions philosophiques peut être tout à fait différent, selon la perspective adoptée par Alexis PHILONENKO dans son "Essai sur la philosophie de la guerre" ou selon celle du fondateur de la polémologie française, Gaston BOUTHOUL (Traité de Polémologie).
" Réalité de la guerre, prolégomènes historiques et philosophiques de la polémologie, tels sont les deux motifs qui ont dicté l'intérêt et la recherche. Mais il y a un troisième point de vue, plus profond et plus vivant. Nous avons été longtemps incapable de l'apercevoir avec clarté. Mais il nous apparaît maintenant avec une lumière, qui, bien que chancelante, ne laisse point d'éclaircir l'orientation générale de ces essais (qu'il présente). BERGSON avait justement réduit le problème de l'âme et du corps à un moment très limité, mais permettant par cela même une décision, celui de la mémoire et même celui de la mémoire des mots. La guerre nous apparaît comme le point métaphysique où peut se laisser cerner la valeur de la liberté.
Ce dernier est le plus important. CLAUSEWITZ a cru que la liberté n'était pas un vain mot et il a dit quelque chose d'extrêmement significatif (....) il n'a pas hésité à déclarer qu'aucune activité humaine ne dépend si complètement et si universellement du hasard que la guerre (...) La guerre est ainsi cet élément où se symbolisent toutes les autres formes de liberté. C'est donc sur le cas si particulier du projet militaire, du commandement, de l'ordre que se symbolisent toutes les autres activités humaines."
Il déclare ensuite avec un humour involontaire que cette idée de liberté est souvent mal comprise par la philosophie polémologique.
"Le deuxième obstacle psychologique empêchant d'étudier la guerre avec sang froid "comme une chose" - suivant la formule (d'Emile DURKHEIM) - c'est l'illusion, qui découle d'ailleurs (...) que la guerre, parce qu'elle est un phénomène immédiatement conscient, est (...) un phénomène volontaire.
Consciente, la guerre l'est certainement, car chacun d'elles (des guerres) a un commencement et une fin. Elle ne naït pas graduellement ; elle se déclenche comme une catastrophe, à un moment précis. Bien plus, elle est attendue, on la voit venir de loin, car la naissance en donne des motifs ou des prétextes. Lorsqu'elle est décidée, son déclenchement est presque toujours subordonné à des formalités, à la fois diplomatiques et religieuses. Tout concourt donc à lui donner l'aspect non d'une impulsion mais d'une décision longuement réfléchie et mûrie.
Le sociologue est en droit cependant de se demander si toute cet appareil conscient n'est pas une sorte d'épiphénomène, de motivation surajoutée ou, de tout au moins, accessoire. Car le postulat de toute science de l'homme est qu'elle s'arroge le droit de comprendre les phénomènes mieux que ceux qui les vivent. Elle doit se demander sans cesse si une réalité plus profonde ne se cache pas derrière les apparences immédiates.
(...) La première question à nous poser c'est donc de savoir si la motivation consciente n'est pas, en réalité, illusoire. Nous pourrions
Liberté d'une part, déterminisme d'autre part, la guerre creuse de nombreux clivages philosophiques, dont celui-là.
Cette différence d'approches trouve ses sources dans les jugements portés sur la guerre par les philosophes depuis l'Antiquité. Il existe toute la gamme : de l'apologie à la négation de sa valeur positive.
- Un consensus semble se dessiner pour considérer que les philosophes chinois (CONFUCIUS, MENG-TSEN...) se sont appliqués à ne pas exalter la guerre. ce qui n'empêche pas la civilisation chinoise d'être riche en faits guerriers...
- Chez les philosophes de l'Antiquité gréco-romaine, la répartition entre apologues et négateurs semble délicate et très nuancée, si l'on excepte HERACLITE pour qui "la guerre est commune à tous les êtres. Elle est mère de toutes choses. Des uns, elle fait des dieux, des autres des esclaves ou des hommes libres".
PLATON rêve souvent d'un Age d'Or sans guerre, ARISTOTE exalte le dévouement collectif à la Cité, mais tous deux remarquent que les tyrans entreprennent souvent la guerre.
- Au "Moyen-Age", la philosophe recule devant les édifications des doctrines religieuses (favorables ou défavorables à la guerre), corrélativement la société féodale suscite une foule de poésies guerrières.
- Selon Gaston BOUTHOUL "à partir de la Renaissance, les humanités et l'humanitarisme vont provoquer un courant pacifiste, soit réprobation morale, soit demande d'adoucissement de la force, soit projets de paix perpétuelle, courant opposé et parallèle à celui qu'illustrera MACHIAVEL, et en général, les actions des hommes de ce temps : John COLET, Thomas MORE."
- KANT et HEGEL sont deux auteurs phares de la philosophie moderne sur la guerre, sans oublier FICHTE. KANT fait ressortir la tragique opposition entre les idéaux humains et les "fatalités naturelles et biologiques". HEGEL a inspiré PROUDHON et en général tous les philosophes qui ont, au cours du XIXème siècle, accepté ou exalté la guerre.
- Joseph de MAISTRE étaye ses arguments métaphysiques et mystiques de considérations historiques et sociales. Dans ses "Considérations sur la France" écrits à Londres en 1797, on peut lire : "Lorsque l'âme humaine a perdu son ressort par la mollesse, l'incrédulité et les vices gangreneux qui suivent l'excès de civilisation, elle ne peut être retrempée que dans le sang... Les véritables fruits de la nature humaine, les arts, les sciences, les grandes entreprises, les hautes conceptions, les vertus mâles, tiennent surtout à l'état de guerre... On dirait que le sang est l'engrais de cette plante qu'on appelle le génie."
- NIETZSCHE est souvent classé parmi les théoriciens de la guerre, avec des propos enflammés et bellicistes. Mais son oeuvre est si complexe, si interprétée dans des sens radicalement différents...
- Il faudrait, pour être juste, citer pratiquement tous les noms de la philosophie, ce qui est impossible écrit notre auteur dans le cadre d'un tel article, mais Alexis PHILONENKO semble en rajouter tout de même en citant abondamment SAINT-JUST, DE GAULLE, PROUDHON et surtout TOLSTOÏ.
Il insiste sur le fatalisme de l'auteur de "Guerre et Paix" que l'on classe parfois un peu rapidement dans le "camp pacifiste".
"Le projet humain, dès lors qu'il dépasse le simple Soi et veut agir sur le monde et sur les esprits, est par essence illusoire comme l'est le monde (...).
La réponse de TOLSTOI est ensuite mathématique et elle conduit à poser que chez les théoriciens de la guerre la notion de hasard ne joue un rôle qu'en fonction de l'insuffisance de leur réflexion. (Il) soutient en effet deux thèses strictement liées : d'une part tout se passe dans la confusion - d'autre part tout est strictement déterminé. Guerre et Paix veut être la démonstration de ce point par mille exemples : la guerre consiste chez TOLSTOI - qui ici s'oppose directement à CLAUSEWITZ - en une quantité infinie d'événements infiniment petits.
Généralement, lorqu'on évoque la philosophie de la guerre, on oublie que les philosophes - comme tous les autres hommes - vivent dans la réalité d'un monde où la guerre est bien présente. Aussi révélatrices que les écrits, sont leurs actions et leurs prises de positions vis-à-vis des guerres pour eux contemporaines.
Tant dans la Première que dans la Deuxième Guerre Mondiale, des philosophes ont participé de loin ou de près aux opérations diplomatiques, sociales, économiques ou franchement militaires.
L'ampleur des destructions des deux guerres mondiales, la perspective d'un holocauste définitif ont infléchi les philosophes vers une perspective plutôt négative de la guerre. Mais dans le feu de l'action politique, comme les guerres civiles de l'ex-Yougoslavie ou les guerres du Golfe, les ancrages philosophiques les plus puissants connaissent l'épreuve de la réalité et cela ne va pas sans contradictions.
Alexis PHILONENKO, Essai sur la philosophie de la guerre, Librairie philosophie J VRIN, 2003. Gaston BOUTHOUL, Traité de polémologie, sociologie des guerres, Bibliothèque scientifique Payot, 1991. Les philosophes et la guerre de 14, textes réunis par Philippe SOULEZ, Presses Universitaires de Vincennes, collection La philosophie hors de soi, 1988. La guerre et les philosophes de la fin des années 20 aux années 50, textes réunis et présentés par Philippe SOULEZ, PUV, même collection, 1992. Armelle LE BRAS-CHOPARD, La guerre, Théories et Idéologies, Montchrétien, collection Clefs, 1994.