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Ces textes d'un des fondateurs de la géopolitique - il s'agit d'un recueil d'écrits de 1920 à 1945 - indiquent à la fois certains fondements de cette alors récente discipline et le contexte dans lequel travaille le général de brigade professeur.
Préfacés par Jean KLEIN (longuement) et introduits par Hans-Adolf JACOBSEN (une non moins longue biographie), les textes de Karl HAUSHOFER (1869-1946) montrent à quel point une "science" peut être déviée des objectifs de son auteur lorsqu'il partage certains présupposés avec les dirigeants d'un Etat autoritaire et impitoyable. Il s'agit de 9 textes où transparaît, même dans ceux qui font référence à une situation précise, une constante prudence qui est la marque des vrais savants. Ils abordent soit des questions théoriques générales (De la géopolitique, la vie des frontières politiques...) soit des aspects précis (le bloc continental Europe Centrale-Eurasie-Japon) qui gardent encore aujourd'hui une certaine pertinence.
Comme l'écrit Jean KLEIN, "Karl HAUSHOFER s'exprimait avec prudence sur le caractère scientifique de l'entreprise dans laquelle il était engagé et jusqu'à la fin de sa vie il s'est refusé à publier un manuel de géopolitique, estimant que les recherches entreprises et les résultats obtenus n'étaient que les pierres d'attente d'un édifice théorique futur. En outre, il avait de la géopolitique une conception dynamique et il ne voulait pas entraver son essor par des énoncés dogmatiques qui auraient nui à ses applications pratiques.". Rédigée à un moment où la géopolitique est réellement remise à l'honneur, passée une période où les stratégistes ne juraient que par la théorie des jeux et les scénarios de guerre nucléaire - cette préface fait justice de la prétendue participation active de Karl HAUSHOFER à l'entreprise nazie, tout en montrant, comme le fait d'ailleurs Hans Adolf JACOBSEN dans l'"esquisse biographique", le contexte d'élaboration de cette géopolitique allemande, celui d'une Allemagne vaincue et amputée de territoires peuplés d'Allemands.
"De la géopolitique" (1931) traite dans un style plutôt lourd (mais il est rédigé à l'origine pour la radio) d'aspects saillants : "Un travail de géopolitique doit, de par son essence, être entièrement indépendant de l'endroit de la surface du globe où se trouve par hasard son auteur, de la situation et du parti de ce dernier."
"Il faudrait donc d'abord apporter la preuve de l'exactitude de quelques-uns de ces signes et avertissements géopolitiques dans le passé et montrer ensuite comment on peut percevoir des lignes directrices géopolitiques dans le jeu agité des forces politiques du présent, les identifier dans leur développement et saisir leur direction vers l'avenir - en laissant naturellement une certaine marge aux diagnostics erronés, comme en météorologie et dans l'art médical".
"La démarcation entre les puissances océaniques et les puissances continentales dans leur grande différence de sensibilité en ce qui concerne leurs sphères d'influence est particulièrement intéressante du point de vue géopolitique. L'Europe centrale par exemple commit une grave erreur de n'avoir pas compris le passage des Etats-Unis, entre 1892 et 1898, de la situation d'un Etat continental largement autarcique à celle d'une puissance industrielle et commerciale océanique et agressive, comme le fit par exemple l'Angleterre, qui grâce au géopoliticien Lord BRYCE conclut à temps, au prix de grands sacrifices, sa paix culturo-politique avec le grand Etat qui était sa fille et trouva ainsi son aide dans la guerre mondiale."
"Il existe (...) des différences considérables entre les bonnes et les mauvaises frontières, entre les frontières naturelles et celles empruntées à la nature. Dans les temps anciens, les fleuves aussi longtemps qu'ils coulaient encore avec de nombreux bras et un débit irrégulier, entre prairies et fourrés, comme séparation. Le fleuve d'aujourd'hui, portant un trafic intense et produisant de l'électricité, comme le Rhin, unit bien plus qu'il ne sépare ; c'est pourquoi il sera toujours une mauvaise frontière qui sera ressentie comme une plaie ouverte jusqu'au moment où toutes les barrières et tous les obstacles tombent, où tous les habitants de même langage, de part et d'autre de la frontière, sont à nouveau réunis. Ceci est une expérience géopolitique vérifiée dans des milliers de cas. Seule une zone inhabitée constitue une séparation de quelque durée. Mais absolument rien à la surface de la terre ne fournit de protection en tant qu'obstacle purement passif, ni les mers, ni les ceintures de déserts, ni les chaïnes de montagnes élevées, ni les forêts marécageuses ; tout a déjà été surmonté par des mouvements migratoires des hommes. Par contre la protection n'est assurée que par un vigilant sentiment de la vie, par une organisation agraire, oeuvre de bras vivants et travailleurs, derrière une frontière tracée de la manière la plus juste possible, reposant des deux côtés sur un consentement mutuel, et ayant, en cas de besoin, un caractère militaire."
"Le bloc continental Europe Centrale-Eurasie-Japon" : "Incontestablement le plus grand et le plus important changement dans la politique mondiale de notre temps est la formation d'un puissant bloc continental englobant l'Europe, le Nord et l'Est de l'Asie". Rédigé en 1940, centré sur "les possibilités coloniales de la géopolitique", ce texte reprend des considérations issues de l'expérience propre de l'auteur en Extrême-Orient et constitue une véritable analyse de la situation géopolitique de ce vaste ensemble. En relisant ce texte, on a parfois l'impression qu'il constitue un archétype de certains textes que l'on retrouve actuellement dans certaines revues de géopolitique, même si ses conclusions sont loin d'être vérifiées.
"Apologie de la géopolitique allemande" de novembre 1945 fait partie de la défense juridique que Karl HAUSHOFER rédige à la demande des autorités alliées enquêtant sur les crimes nazis. il estime notamment qu'à partir de 1938, Hitler ne suit plus ce qu'il estime une bonne stratégie pour l'Allemagne. Il fut d'ailleurs persécuté ainsi que sa famille vers la fin de l'Allemagne nazie. Très nettement, il indique les ressemblances des buts et des moyens des géopolitiques américaine et allemande, et s'inscrit dans la continuité des réflexions menées par des géopoliticiens anglo-saxons.
"Contribution à la géopolitique de l'Extrême-Orient' (1920) est directement tiré de son expérience diplomatique dans cette région. "Dans ce cercle (des questions géopolitiques concernant l'Asie orientale) une position de puissance dominante revient au Japon non pas tant à cause des moyens dont il dispose et de sa volonté de puissance qu'à cause du poids naturel qui revient à toute personnalité affirmée, à la volonté ferme, sans qu'elle y soit pour rien, dans un monde d'intérêts en lutte, de tensions forcées et de formes de vie incohérentes. En même temps échoit au Japon la responsabilité dont, conscient d'une grande mission historique, il se charge de son rôle d'intermédiaire à un endroit de la terre où le plus grand Océan, avec les profondeurs de plus de 12 000 mètres, touche la plus grande masse continentale de notre planète."
"La vie des frontières politiques" (1930) part de la constatation de la fragilité des frontières. "Un phénomène vital résultant d'un jeu de forces toujours changeant comme la frontière politique, ne peut être pleinement saisi "de lega lata" à partir d'une loi figée, prise à la lettre, à partir d'une conception "statique", à partir d'un état déjà nécessairement vieilli dès le moment même où il a été fixé." Karl HAUSHOFER dresse un tableau de la situation des peuples par rapport à leur territoire : "(...) le déséquilibre entre la force défensive organique et l'envie organique d'attaquer est plus difficile à faire comprendre et plus difficile à exprimer sur une carte politico-démographique. Car il faut prendre en compte de nombreux symptômes scientifico-culturels, des signes artistiques à valeur politique, des expressions de l'âme populaire (mentalité) de part et d'autre de la frontière et il est presque impossible d'exprimer cela par de simples chiffres. Seul le don précieux et rare de pouvoir s'identifier aux deux entités qui luttent toujours ensemble, et à l'âme compliquée de la région frontière elle-même, permet de s'exprimer prudemment sur la vitalité et les possibilités d'avenir de la zone frontière, de la bordure frontalière qui n'est jamais la ligne géométrique que le droit international et le droit public tracent si volontiers mais est en même temps une entité avec un droit propre à l'existence."
"L'espace vital allemand" (1931) dresse la situation jugée catastrophique du sol du peuple allemand, 12 ans après la fin de la Première Guerre Mondiale. On est loin dans ce court texte de la phraséologie d'un "Mein Kampf". l'auteur insiste sur l'étouffement de son peuple et s'appuie même sur la grande presse internationale qui reconnaît de grandes erreurs au Traité de Versailles de 1918.
"Les bases géographiques de la politique étrangère" (1927) : "(...) c'est la géopolitique avant tout qui doit créer l'outil d'une politique étrangère fructueuse, qui doit éveiller un large écho dans le peuple tout entier, pour que naissent les forces qui la réaliseront. dans le domaine - malgré bien des esprits éminents de chez nous, qui ont beaucoup plus de disciples à l'étranger, dans les pays de langues anglaise, française et japonaise que dans leur propre pays - les Britanniques et les Français par exemple nous ont été supérieurs à partir du tournant du siècle. ils ont éduqué géopolitiquement aussi bien les exécutants de leur politique étrangère que les masses qui devaient leur donner dans les élections le nombre de voix nécessaires. Dès 1901 et 1904 des géopoliticiens français et anglais (CHERADAMA et MACKINDER) ont indiqué dans des ouvrages - qui auraient dû éveiller notre attention - les lignes directrices à suivre pour réduire à néant les Grandes Puissances de l'Europe continentales."
"Le déplacement des forces politiques mondiales depuis 1914 et les fronts internationaux des "Pan-Idées" Objectifs à long terme des Grandes Puissances" (1931) déploie un des grands apports théoriques de Karl HAUSHOFER : les Pan-Idées. Une Pan-Idée a pour objet l'unité géographique, ethnique ou civilisationnelle d'une communauté humaine : pan-européisme, pan-islamisme, pan-germanisme... Le monde peut être divisé en 4 zones selon un axe Nord-Sud, chaque zone étant dominée par une grande puissance :
- l'Allemagne destinée à dominer la zone pan-européenne incluant l'Afrique
- les Etats-Unis destinés à dominer la zone pan-américaine
- la Russie destinée à dominer la zone pan-russe incluant l'Asie centrale et le sous-continent indien
- le japon destiné à dominer la zone pan-asiatique.
Ces pan-Idées permettent selon Karl HAUSHOFER de comprendre les grands chocs géopolitiques de la planète. il souligne l'opposition irréductible entre les géopolitiques russe et américaine. Selon lui, le libéralisme mondialiste américain ne pourrait être mis en échec que par les puissances de l'Axe, l'Allemagne et le Japon. (Aymeric CHAUPRADE)
"La géopolitique du pacte anti-Komintern" (1939) vue favorablement est un petit texte qui souligne surtout "la nécessité d'une éducation géopolitique (dont il donne l'exemple par ce Pacte) pour tous les soldats politiques des puissances de l'Axe, en-deçà et au-delà des Alpes". Il montre la fragilité de ce Pacte qui n'a rien d'un triangle de fer, tant pèsent les réalités géographiques.
Des annexes, formées des correspondances de Karl HAUSHOFER renforcent les impressions qui se dégagent de ces 9 textes : nécessité d'approfondir les éléments de la géopolitique, nécessité de l'éducation des dirigeants politiques et militaires comme des peuples sur les réalités physiques et les continuités historiques induites par elles, nécessité de garder cette "science" de tout dogmatisme. Il s'en dégage une idée paneuropéenne de toute actualité.
Karl HAUSHOFER, De la géopolitique, Editions Fayard, collection géopolitiques et stratégies, 1986, 268 pages. Traduction de l'allemand par André MEYER.
Ce recueil est surtout le fruit d'une étude monumentale de Hans-Adolf JACOBSEN sur la vie et l'oeuvre de Karl HAUSHOFER, parue en 1979.
Sous la direction d'Aymeric CHAPRADE, Géopolitique, Constantes et changements dans l'histoire, Ellipses, 2003.
STRATEGUS
Relu le 12 septembre 2018