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2 juillet 2021 5 02 /07 /juillet /2021 12:10

     Cet ouvrage de deux spécialistes en la matière, l'un plutôt de la France Libre et de la Seconde guerre mondiale, l'autre de la Résistance, auteur entre autres de La Libération de Paris (Tallandier, 2013) est l'un des derniers d'une longue série qui de traite de la collaboration et/ou de la résistance. Cet ouvrage est doublement intéressant : il tente de dépasser dans un prologue pourtant très court le contexte de la seconde guerre mondiale pour cerner la notion de collaboration, laissant ouverte la question d'une définition, et il se place d'un point de vue d'historien pour déterminer la réalité d'une collaboration dans cette guerre. Les deux auteurs tente de reprendre à grand frais l'histoire de la collaboration, qu'ils estiment propre à la France pendant la deuxième guerre mondiale, en tant que phénomène historique particulier. Alors que nombre d'ouvrages traitent de la Résistance, et dernièrement dans des approches plutôt critiques, celui-ci se centre sur la Collaboration, lui donnant une ampleur qu'on a voulu longtemps cacher.

    Décrivant le point de vue, sans y coller, des acteurs de cette collaboration, dans maints de ses aspects, les deux auteurs décrivent par le menu l'évolution de celle-ci, dans sa chronologie, et pas seulement de ce qu'a pu en vouloir le pouvoir politique de Vichy. Conscients des polémiques encore vives sur la place de la collaboration, ils la décrivent comme recouvrant, en reprenant les approches d'Henri ROUSSO (La collaboration, les noms, les thèmes, les lieux, MA éditions), "un large éventail d'idées et de comportements qui ne se laisse pas facilement cerner, qu'il est impossible d'enserrer dans un cadre rigide".

Les auteurs rappellent la longue tradition d'historiographie militants d'Henri GUILLEMIN à Annie LACROIX-RIZ qui s'est efforcée d'établir des similitudes entre les épisodes de défaite militaire suivis d'une occupation étrangère (1814-1819, 1870-1873 et 1940-1944) pour dénoncer la tendance défaitiste, capitularde, voire purement et simplement "collaboratrice des élites françaises, qui auraient cherché dans les armées étrangères le rempart contre le péril de la subversion intérieure. BROCHE et MURACCIOLE estiment que leurs approches partisanes, leur histoire engagée, n'aide pas vraiment à saisir ce qui se joue en France entre 1940 et 1944. Ils estiment que la première occupation n'a pas réellement généré une collaboration massive des élites, l'attitude de alliés, changeante en 1814-1815 (d'abord très répressive avant le retour de Napoléon puis conciliante après le second retour de Louis XVIII)), l'ensemble de la population étant largement hostile aux troupes étrangères et très peu favorable au rétablissement de la monarchie style Louis XVIII. Non plus en 1870-1873, où l'attitude de l'Allemagne n'a guère suscité d'élans envers l'occupant. Même topo en ce qui concerne l'occupation des dix départements de l'Est et du Sud pendant la première guerre mondiale. Ce qui fait ressortir la grande spécificité de la situation en France pendant la seconde guerre mondiale.

Ils indiquent trois principales causes de la Collaboration (française) : l'héritage dreyfusard et le pacifisme, le discrédit sur le régime parlementaire, le mythe du sauveur, incarné par le "vainqueur de Verdun". Ces trois causes conjuguées, selon eux, entrainent non la défaite militaire, qui était loin d'être inévitable, mais l'acceptation de la défaite. On peut ne pas adhérer à cette explication, développée surtout dans le prologue, et qui s'appuie sur une certaine historiographie, et mettre en avant plutôt la lutte des classes, la peur du bolchévisme ou l'aspiration d'une frange intellectuelle à un ordre nouveau, mais l'ensemble de l'ouvrage permet de comprendre un certain nombre de choses, et plus, de partir de certains faits historiques pour rechercher plus avant.

Dommage sans doute que la discussion théorique sur la Collaboration, qui pourrait faire appréhender des réalités historiques, en-çà et par-delà de la seconde guerre mondiale, n'est-elle qu'ébauchée dans l'ouvrage (dont ce n'est pas le principal objet). toujours est-il que la lecture, fluide et utile, sur les différentes phases apporte des informations essentielles sur cette période de l'Histoire. Le découpage que les deux auteurs font de celle-ci - en cinq parties : Lever de rideau, Juin-décembre 1940 ; Révolution nationale et ordre nouveau, Janvier 1941-avril 1942 ; Au nom de l'Europe, Avril-décembre 1942 ; Illusions et désillusions, janvier 1943-mai 1944 ; Le rideau tombe, Janvier 1944-mai 1945 - éclaire l'évolution de différents acteurs politiques, littéraires, économiques, moins sur celle de certains acteurs sociaux. On peut regretter aussi que les évolutions entre collaboration et résistance (là encore les auteurs n'en font pas le sujet de leur ouvrage) ne soient pas mentionnés. Leur conclusion sur l'Actualité de la Collaboration sonne pour autant assez juste. Il existe un champ permanent de recherche et d'interprétation dont les enjeux sont encore perceptibles aujourd'hui. La résurgence pour certains (notamment dans la presse) de la question nationale et de la question "raciale" (à travers les polémiques sur l'immigration par exemple) le montre bien.

 

François BROCHE est aussi l'auteur de Ils détestaient de Gaulle (Tallandier, 2020), d'un Dictionnaire de la Collaboration (Belin, 2014) et d'un Dictionnaire de la France Libre (Laffont, collection Bouquins, 2010 (avec J-F. MURACCIOLE), ainsi que de L'Armée française sous l'Occupation, Tomes 1,2 et 3, Presses de la Cité, 2001, 2002 et 2003). Jean-François MURACCIOLE est aussi l'auteur de Encyclopédie de la Seconde guerre mondiale (avec Guillaume PIKETTY), Robert Laffont, collection Bouquins, 2015 , d'Histoire de la Résistance en France (PUF, collection Que-sais-je?, 2003 (4e édition)), et de L'ONU et la sécurité collective (Ellipses, 2006).

 

François BROCHE et Jean-François MURACCIOLE, Histoire de la Collaboration, 1940-1945, Éditions Tallandier, 2017 et 2021, 765 pages

 

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26 juin 2021 6 26 /06 /juin /2021 08:39

    L'épidémie de Covid-19 n'a pas supprimé les soulèvements populaires au Sud de notre planète. La démultiplication et simultanéité des celles-ci à l'automne 2019 avaient mis au-devant de la scène ces soulèvements, qui répondaient et répondent encore à l'accroissement des inégalités et aux régressions sociales et économiques de nombreuses régions du monde. Mal renseignées par les statistiques mises en avant par des Instituts économiques parfois tendancieux, leurs renseignements étant par ailleurs biaisée par l'amalgame dans les chiffres de l'économie réelle et de l'économie financière, ces inégalités et pauvretés touchent encore des millions de personnes. Les mouvements massifs de contestation posent nombre de questions quant à leur dynamique, leur temporalité, leur composition et leurs significations, et pas seulement au vu des méthodes d'actions (violentes, parfois exclusivement armées ou de désobéissance civile, parfois ouvertement non-violentes). Ancrés localement, tenant à distance acteurs politiques institutionnels, ouvrent-ils la voie à des transformations en profondeur, voire à un changement de "système"?, questionne par exemple Frédéric THOMAS, docteur en sciences sociales, du Centre tricontinental (www.cetri.be). Cette question est encore d'actualité (même si la presse en Occident ne s'y intéresse que brièvement...) ; l'épidémie ne les a pas mis entre parenthèses.

   Il situe les enjeux des récents soulèvements populaires, après un petit détour sémantique : "Les dictionnaires évoquent un "mouvement collectif et massif de contestation, de révolte", synonyme d'insurrection, de rébellion et d'émeute. Le curseur est donc mis sur l'action, sur l'impulsion et la spontanéité qui l'accompagne. Quant à "populaire", l'adjectif renvoie tout à la fois à la composition sociale des manifestations, au large spectre de catégories de la population y prenant part, et à l'affirmation même des acteurs.

Mais en réalité, chacun des caractéristiques, ainsi que les contours mêmes du populaire font l'objet de débats et soulèvent nombre de questions, tant la définition même de la mobilisation participe du conflit social. De plus, loin de se fondre dans un tout homogène, ces traits spécifiques dessinent des lignes de tension, se déclinent différemment selon les moments et les situations.

La simultanéité des soulèvements populaire à l'automne 2019, ainsi que les modalités de l'action et les symboles communs, y compris les signes que semblent s'échanger entre eux Petrochanllengers haïtiens, "vendredistes" algériens et K-Poppers indonésiens par exemple, ne doivent pas, cependant, nous induire en erreur : les déclencheurs de ces mobilisations sont toujours localisés, spécifiques à des situations nationales particulières (...)."

"Mais, force est aussi de reconnaître (...) que si le ressorts de ces soulèvements sont locaux, les crises dont ils sont le fruit sont, elle, internationalisées. C'est évident dans les cas de Haïti,du Liban et de l'Irak, pays "sous dépendance" économique et politique, où l'ingérence des États-Unis et de puissances régionales pèse lourd. Mais, cela vaut également pour l'Équateur, en raison du rôle joué par le Fonds Monétaire International (FMI) à l'origine de la révolte, de même que pour l'Algérie et l'Iran, du fait de leur positionnement géopolitique. De manière générale, l'imbrication des échanges économiques mondialisés et la médiatisation participent de cette internationalisation, à a laquelle contribue la tendance des gouvernements à discréditer les soulèvements en leur attribuant une source étrangère (au peuple, à la nation), téléguidée par l'international, ainsi que les allers-retours - fussent-ils symboliques - entre manifestant-es d'un pays à l'autre. Reste que ces interdépendances n'effacent pas les configurations nationales, qui demeurent déterminantes." Notre auteur entend mettre en évidence la variété des mouvements de soulèvements, en restant critique envers eux, de façon à ne pas idéaliser les révoltes ni les évaluer par rapports à des processus réformiste ou révolutionnaire tels qu'on peut se les représenter. Car les voies et moyens des révoltes dépassent les catégories, usuelles, notamment dans les milieux militants.

"L'analyse, poursuit-il, du cadrage médiatique des révolutions arabes de 2010-2011, qui a mis en évidence son effet d'amplification, sa logique de spectacularisation et la célébration d'un "idéologie de bons sentiments" (droits humains, pacifisme, émancipation des femmes et de la jeunesse) et de l'"utopie internet", vaut d'ailleurs pour les soulèvements de ces dernières années. Toutes proportions gardées donc, la couverture médiatique reste ce "savant cocktail de clichés (...), d'enthousiasme axiologique (célébration des aspirations démocratiques) et de fascination technologique (la "révolution Facebook" et des blogueurs)" (A. MERCIER, comprendre le traitement médiatique du "printemps arabe" à l'aune de la newsworththiness, dans l'ouvrage sous la direction de Tourya GUAAYBESS, Cadrages journalistiques des "révolutions arabes" dans le monde, L'Harmattan, 2015)."

"Prendre la mesure des soulèvements populaires de 2018-2020 suppose de les appréhender dans leur dynamique, en tension entre choix stratégiques implicites et affirmations radicales, renouvellement de l'action et impensé, potentialités et limites. De les situer au plus près de leur écart avec les manifestations "traditionnelles" mais aussi en fonction et à partir du geste qu'ils inventent et de la nouvelles configuration politique qu'ils créent en retour. IL s'agira en conséquence d'interroger sur un mode critique plutôt que de définir péremptoirement les enjeux et caractéristiques des soulèvements populaires."

  C'est ce que s'efforcent de faire dans des articles qui doivent faire l'objet d'une attention soutenue, les auteurs, répartis comme d'habitude suivant le lieu d'où ils parlent : -

pour la région Asie, SHUDDHABRATA SENGUPTA (Inde : les femmes de Shabeen Bagh au coeur de la contestation), YAFUN SASTRAMIDJAJA (Indonésie : évolution rhizomique d'une nouvelle résistance juvénile)

pour la région du Moyen-Orient, Hajar ALEM et Nicolas DOT-POUILLARD (Liban : la portée et les limites du hirak), Zarah ALI (Irak : le civil et le populaire au coeur de la révolte), Mohammad J. SHAFEI et Ali JAFARI (Iran : révoltes populaires sans lendemain et fragmentation des mouvements)

pour l'Afrique, Entretien avec Louisa DRIS-AÏT HAMADOUCHE (Algérie : le hirak, un soulèvement populaire et pacifique), Magdi EL GIZOULI (Soudan : divisions entre les acteurs du soulèvement de 2019)

pour l'Amérique Latine, Sabine MANIGAT (Haïti : mobilisations antisystème et impasse politique), Luis THIELEMANN HERNANDEZ (Chili : le soulèvement de 2019 au prisme d'un cycle de luttes et de déceptation), Raül ZIBECHI (Amérique Latine : l'année des "peuples en mouvement")

 

Soulèvements populaires, Points de vue du Sud, revue Alternatives Sud, Centre Tricontinental et Éditions Syllepse, 2020, 175 pages

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11 juin 2021 5 11 /06 /juin /2021 09:55

       Le théologien, philosophe et historien allemand Bruno BAUER est le le promoteur de la critique radicale de la Bible. Auteur notamment de la thèse mythiste de Jésus, il construit une vision du christianisme adoptée par tout un courant des hégéliens de droite et à ce titre s'oppose aux hégéliens de gauche et à leurs continuateurs, dont Karl MARX. Avec lequel il polémique et discute sur la "Question Juive". Il regroupe autour de lui le club des docteurs, appelés les freien, et partiellement dans ce cadre, développe des idées fortes en théologie, en histoire moderne et en politique. Ses idées ont beaucoup plus d'importance dans le monde scientifique chrétien (critique de la Bible) que sur le plan politique, par ses relations avec (contre) les marxistes.

     Traditionnellement rangé dans la droite hégélienne, par référence à MARX qui l'accable de railleries dans La Sainte Famille, il se contente de perpétuer la croyance en un devenir de l'Esprit, que MARX, lui matérialise dans la réalité historique du prolétariat dans l'évolution de l'économie qui le produit.

     Élève de HEGEL lui-même jusqu'à la mort de ce dernier en 1831, récompensé par lui par un prix de l'Université pour un essai philosophique où il critique KANT, il commence à enseigner à Berlin en 1834 comme licencié en théologie, avant son transfert à l'université de Bonn. Dans son esprit, toute sa carrière intellectuelle tourne autour de l'oeuvre de HEGEL, auquel il est lié philosophiquement. Ce n'est qu'après 1840 que son cheminement se centre sur les origines du christianisme, à la fois sur les plan des faits que sur les plan des idées.

Dans Zeitschrift für spekulative Theologie (1836-1838), il tente de concilier philosophie et théologie. Mêlé aux polémiques du milieu hégélien, il se livre à une vive critique de La Vie de Jésus de David Friedrich STRAUSS, avant de se lancer dans une approche historique de la Révélation. Il y défend l'idée que l'Ancien et le Nouveau Testament correspondent à deux moments différents de la révélation divine et annonce la thèse des futurs exégètes, pour qui les textes sacrés appartiennent à la constitution du dogme plus qu'à l'histoire.

   Nommé en 1839 maître de conférences à la faculté de théologie de Bonn, il entreprend une critique des Évangiles qui lui vaut rapidement la révocation et l'interdiction d'enseigner (1840). Néanmoins, il récidive avec une Critique de l'histoire évangélique de Saint Jean (1840) et une Critique de l'histoire évangélique des synoptiques (1842). Cela signe l'arrêt définitif de sa carrière universitaire.

Par ailleurs, il fait paraitre anonymement un pamphlet, La Trompette du Jugement dernier, sur HEGEL, les athées et antéchrists, où il s'attache à démontrer comment HEGEL, réduisant Dieu à l'idée absolue, identifie la religion chrétienne à un panthéisme et trace la voie à l'athéisme. Karl MARX faillit participer à sa rédaction, mais l'écart entre ses convictions et celles de BAUER mit fin à toute collaboration par la suite.

Bruno BAUER ne s'est jamais dégagé de l'ambiguïté où le situait un conservatisme spontané, auquel il attribuait, par raison dialectique, une force de négativité qui était l'essence même du progressisme. On comprend que MARX l'ait pris pour cible dans La Sainte Famille, où il ironise sur "saint Bruno" et sa passion d'une liberté exclusivement spirituelle. BAUER ne reconnait, en effet, d'autre réalité que le processus selon lequel toute affirmation philosophique, religieuse, politique ou morale est amenée à se nier et à se dissoudre dans le devenir de la pensée. La conscience de soi s'inscrit comme un élément inéluctable dans le mouvement de l'Esprit décrit par HEGEL. BAUER pose en quelque sorte au prophète, appelé à réaliser le destin intellectuel de l'homme.

La nouvelle critique ou "critique critique" a pour mission de décrire et de parfaire le devenir de l'Esprit s'incarnant dans l'individu. La religion a été ainsi le produit de la conscience de soi jusqu'à un stade où, asservissant l'homme à Dieu, elle perd son rôle positif et devient un obstacle au progrès de la conscience universelle. Rien ne peut désormais incarner une telle conscience : ni religion ni parti. Il appartient seulement à l'Esprit de réaliser l'émancipation de l'homme grâce au combat de la critique. Il n'est pas interdit de pressentir dans une telle attitude l'option de tous les intellectuels qui, par les voies les plus diverses, ont prétendu instaurer le règne de la liberté. Max STIRNER ne s'y trompe pas, qui constate : "Bruno Bauer voit parfaitement que l'attitude religieuse existe non seulement envers Dieu, mais envers le droit, l'État, la loi. Mais ces idées, il veut les dissoudre par la pensée ; et alors, je dis : une seule chose me sauve de la pensée, c'est l'absence de pensée." (Raoul VANEIGEM)

 

    La postérité de l'oeuvre de Bruno BAUER est très importante sur toute une lignée de penseurs et d'exégètes de la Bible, sur tout le XXe siècle, influençant maints débats sur la réalité de l'existence de JÉSUS. 

     La critique de BAUER du Nouveau Testament est d'abord déconstructive. David STRAUSS, dans sa Vie de Jésus, avait expliqué que les récits des Évangiles étaient des produits à moitié inconscients de l'instinct (sic) mythique dans les communautés chrétiennes primitives. BAUER tourne en dérision cette conception et affirme, reprenant une théorie de C. G. WILKE (Der Urevangelist, 1838), que le récit original était l'évangile de Marc. Cet évangile, affirmait-il, avait été achevé sous le règne d'Hadrien (tandis que son prototype, le Ur-Marcus, qu'un analyse critique permettait de retrouver dans l'évangile selon Marc, avait été commencé vers le temps de Flavius Josèphe et des guerres entre Romains et Juifs). BAUER, comme d'autres partisans de cette hypothèse marcienne, est persuadé que tous les autres récits évangéliques avaient puisé dans l'Évangile de Marc, considéré comme un modèle dans les communautés où on les avait écrits.

Albert SCHWEITZER, un de ceux qui ont étudié l'oeuvre de Bruno BAUER, dit de lui qu'il avait commencé par vouloir défendre l'honneur de JÉSUS en défendant sa réputation contre la parodie de biographie inepte selon lui qu'avaient forgée les apologistes chrétiens. Cependant, une étude approfondie du Nouveau Testament l'a fait arriver à cette conclusion qu'il s'agissait d'une fiction complète et il considérait l'évangéliste Marc non seulement comme le premier narrateur, mais même comme celui qui avait inventé toute l'histoire qui n'était plus qu'une fiction, tandis que le christianisme reposait sur les inventions d'une seule personne. (voir Otto PFLEIDERER).

BAUER publia de nombreux articles dans divers journaux, défendant sa critique : critique politique, puis critique critique ou critique pure. En tant qu'hégélien de droite, BAUER a notamment influencé STIRNER.

Bien que BAUER eût examiné le "proto-Marcus", ce sont ses remarques sur la version reçue de l'Évangile de Marc qui attirèrent le public. Surtout, quelques thèmes clés dans l'Évangile de Marc lui paraissaient purement littéraires. Le thème bien connu du secret messianique, selon lequel JÉSUS ne cessait d'opérer des miracles pour dire ensuite à ceux qui en avaient été témoins de ne les raconter à personne, semblait à BAUER un exemple de fait imaginaire. Il partageait de cette manière l'opinion de nombreux autres théologiens, notamment ceux de l'École de Tübingen (tel Ferdinand BAUER). Son dernier livre, Christ et les Césars (1877) offre une analyse pénétrante qui montre que certains thèmes-clés de la pensée de Marc sont communs aux auteurs du Ier siècle, comme le stoïcien SÉNÈQUE. Bruno BAUER est peut-être le premier à avoir voulu - thèse contestée - démontrer que certains auteurs du Nouveau Testament avaient fait librement des emprunts à SÉNÈQUE.

 

Bruno BAUER, La Trompette du Jugement dernier contre Hegel l'athée, Aubier Montaigne, collection Philosophie, 1992 ; La Question juive, Union Générale d'Éditions, 1968 ; Critique de l'histoire évangélique des synoptiques, Ladrange, 1850 ; La Russie et l'Angleterre, E. Bauer, 1854.

Raoul VANEIGEN, Bruno Bauer, dans Encyclopédia Universalis

 

    

 

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8 juin 2021 2 08 /06 /juin /2021 12:02

   Pour MARX, ce n'est pas seulement l'idéologie, mais toute la connaissance qui est influencée par le contexte social et économique. IL a été l'un de ceux qui se sont efforcés de montrer le rapport étroit entre les conditions sociales de la production des savoirs et leurs contenus. Selon lui, les rapports de production et le niveau de développement des forces productives influencent la superstructure juridique, politique et culturelle. Parce que le langage et la conscience sont d'emblée des produits sociaux, ils dépendent à la fois  des rapports qu'entretiennent les hommes entre eux et des techniques productives existantes. D'où l'importance des conditions sociales de la mise en oeuvre de ces techniques, c'est-à-dire de la division du travail et plus particulièrement, de la division du travail manuel et travail intellectuel. Car c'est à partir du moment historique où apparait cette division que "la conscience peut vraiment s'imaginer qu'elle est autre chose que la conscience de la pratique existante, qu'elle représente réellement quelque chose sans représenter quelque chose de réel. A partir de ce moment, la conscience est en état de s'émanciper du monde et de passer à la formation de la théorie "pure", théologie, philosophie morale, etc. (L'idéologie allemande). Comme l'indique MARX dans la marge de son propre manuscrit, cette naissance du travail intellectuel spécialisé coïncide avec l'apparition des prêtres, première forme des idéologues.

MARX et ENGELS s'intéresse aux conditions de production des idées, des représentations et des connaissances. En particulier, ils s'attachent à montrer qu'il n'y a pas de mouvement des idées indépendant de la formation sociale dans laquelle elles sont produites. D'où leur critique du philosophe FEUERBACH. De nos jours, de telles conceptions peuvent s'avérer banales, tant elles ont imprégnés les sciences sociales. Mais de leur vivant, les deux auteurs s'attirent déjà les réactions d'une classe intellectuelle en toujours grande majorité imprégné d'idées religieuses, une grande partie des oeuvres humaines venant de l'inspiration de la sphère divine. Scandaleuse, et elle l'est de plus en plus au fur et à mesure de la diffusion des idées matérialistes et politiques des marxistes, est cette expulsion du spirituel, cette expulsion de Dieu de la réalité. Seule cette expulsion permet de penser clairement, précisément, comment s'agencent les idées et comment aussi la pensée de, des individus est reliée à leurs conditions d'existence, aux rapports sociaux, comment interviennent la domination et l'aliénation de la plus grande partie de l'humanité.

Tous les débats sur la liberté de l'homme dans la Création, tous les débats également sur la détermination ou le conditionnement de l'individu par le social qui lui retirerait toute liberté individuelle n'intéressent pas MARX et ENGELS. Ils ne se préoccupent que de définir l'individu comme un être social et ses représentations comme insérées et produites par les rapports qu'il entretient avec les autres hommes.

 

Praxis

  Au-delà des seules représentations immédiates se pose la question de la connaissance scientifique du monde réel par les hommes, au sens de la connaissance construite et raisonnée. Celle-ci passe nécessairement par l'activité humaine concrète, c'est-à-dire par la pratique. C'est précisément le sens de la IIe thèse sur FEUERBACH : "La question de savoir s'il y a lieu de reconnaître à la pensée humaine une vérité objective n'est pas une question théorique, mais une question pratique. C'est dans la pratique qu'il faut que l'homme prouve la vérité, c'est-à-dire la réalité et la puissance de la pensée dans ce monde et pour notre temps. La discussion sur la réalité ou l'irréalité d'une pensée qui s'isole de la pratique est purement scolastique."
Autrement dit, la pratique fonctionne ici comme moyen de connaissance et preuve de la véracité de la théorie. On retrouve ici la notion de preuve par l'expérience (particulièrement cruciale dans l'analyse et l'action sur les choses de la vie - condition de la survie ou de la vie dans un environnement hostile) caractérisant la plupart des sciences de la nature, transposée dans les sciences humaines ou sociales, où elle devient cruciale également dans l'analyse et l'action politique.

Henri LEFEBVRE place la praxis au centre de la théorie de MARX pour fonder une sociologie marxiste. A la place du terme "pratique" qui pourrait en être la traduction simple, il utilise le terme allemand de praxis qui signifie plutôt action pratique, c'est-à-dire pratique et action en vue de la connaissance avec pour objectif la transformation ou le changement. Pour Henri LEFEBVRE; il s'agit à la fois de distinguer la praxis de l'actionnalisme des sociologues tels de Talcott PARSONS (1902-1979) ou Alain TOURAINE et de marquer une volonté de distanciation à l'égard de l'orthodoxie marxiste en affirmant un projet de dépassement  du politique et de la philosophie. La praxis renoue avec la notion du temps, à partir du temps de travail et de l'action des hommes sur le temps. Elle réhabilite le sensible dans l'activité humaine que la philosophie spéculative avait évacué. De même, elle réintroduit la créativité en transformant les instruments de travail, le travail lui-même (rapport de l'homme à la nature), puis les rapports des hommes entre eux.

La praxis révolutionnaire, elle, introduit l'intelligibilité concrète (dialectique) dans les rapports sociaux. Elle rétablit la coïncidence entre les représentations et la réalité, entre les institutions (superstructures) et les forces productives (la base), entre formes et contenus. La praxis est la condition d'une théorie du réel, tandis que seule est vraie la praxis révolutionnaire. L'accès à la vérité passe par la pratique révolutionnaire et dans le marxisme par la pratique révolutionnaire du prolétariat. Toujours pour LEFEBVRE, "la pensée marxiste n'est pas seulement pensée orientée vers l'action. Elle est théorie de l'action, réflexion sur la praxis, c'est-à-dire sur le possible et l'impossible. La connaissance de l'État et de sa bureaucratie ne se sépare pas de l'activité révolutionnaire qui tend à les surmonter. Nous savons, écrit-il, à quel point la connaissance implique la critique radicale (le moment négatif) et inversement entretient cette critique. Or la pensée critique n'a de sens et de portée que par l'action pratique révolutionnaire, critique en acte de l'existant" (Sociologie de Marx, PUF, 1966).

Ainsi, si nous suivons toujours à la fois LEFEBVRE et DURAND, non seulement selon le marxisme la connaissance vraie est critique, mais pour l'être elle doit être mise en acte. Contre ce que pense Raymond ARON, Henri LEFEBVRE insiste sur la nécessité de la mise en oeuvre d'un mouvement social à partir d'une stratégie. ARON estime qu'il importe "à un marxiste comme à un non-marxiste de ne pas réduire la signification d'une oeuvre scientifique ou esthétique à son contenu de classe", car ce qui compte c'est la vérité universelle de certaines sciences et la valeur universelle des oeuvres d'art. (Les étapes de la pensée sociologique, Gallimard, 1967).

En fait, ce qu'a introduit MARX, c'est l'unité de la théorie et de la pratique ou, dit autrement, la connaissance par la praxis. La pratique sociale est pour MARX la composante inhérente au processus de la connaissance et à la construction de la théorie. Non seulement la pratique est le moyen ou la mesure de la véracité de la théorie, mais elle est constitutive de celle-ci par la réintroduction du sensible, par l'expérience, conditions d'existence de la conscience qui interprète.

 

Sociologie de la connaissance et critique de l'économie politique

        La relation entre la mise sur pied d'un système cohérent de sociologie de la connaissance et la critique de l"économie politique est directe.

Dans sa critique de la méthode de l'économie politique, MARX vise à la fois l'empirisme des économistes classiques et l'idéalisme de HEGEL. Il rejette la méthode qui étudie d'abord le réel et le concret (comme par exemple la population) sans appareillage conceptuel (les classes, le travail salarié, le capital par exemple) car cette méthode conduit à une représentation chaotique de la population. Au contraire, c'est en partant de l'abstrait, c'est-à-dire des concepts (eux-mêmes établis par l'analyse qui dégage quelques rapports généraux abstraits déterminants comme la division du travail, l'argent, la valeur...), que la pensée reconstruit le concret : "La méthode qui consiste à s'élever de l'abstrait au concret n'est pour la pensée que la manière de s'approprier le concret, de le reproduire sous la forme d'un concept pensé" (Contribution à la critique de l'économie politique).

Ce concret peut apparaître comme le résultat de la pensée, mais il s'agit d'une illusion dans laquelle est tombé HEGEL : le réel préexiste à la pensée et ce n'est pas parce que la conscience philosophique conçoit tel ou tel objet que celui-ici n'a pas existé avant que celui-ci ne s'en préoccupe et qu'il ne lui survivra pas. On l'avait déjà écrit avant de prendre connaissance de l'argumentation de DURAND quand nous avons approché la philosophie de HEGEL et notamment sur l'existence de la chose (chose en soi). Dans sa Contribution à la critique de l'économie politique, MARX écrit bien : "La totalité concrète en tant que totalité pensée, en tant que représentation mentale du concret, est en fait un produit de la pensée, de la conception ; il n'est pas contre nullement le produit du concept qui s'engendrerait lui-même, qui penserait en dehors et au-dessus de la vue immédiate et de la représentation, mais un produit de l'élaboration de concepts à partir de la vue immédiate et de la représentation. Le tout, tel qu'il appariait dans l'esprit comme une totalité pensée, est un produit du cerveau pensant qui s'approprie le monde de la seule façon qui lui soit possible, d'une façon qui diffère de l'appropriation de ce monde par l'art, la religion, l'esprit pratique. Après comme avant, le sujet réel subsiste dans son indépendance en dehors de l'esprit ; et cela aussi longtemps que l'esprit a une activité purement spéculative, purement théorique. Par conséquent, sans l'emploi de la méthode théorique aussi il faut que le sujet, la société, reste constamment présent à l'esprit comme donnée première".

On perçoit ce souci de bien faire comprendre cela par MARX dans l'élaboration et l'écriture du Capital. L'exposé des concepts clés se fait toujours en relation avec la description du concret vécu, notamment par les travailleurs. D'où cette "mise en regard" du concret et de la théorie, jusqu'au coeur de l'élaboration théorique. Si des lecteurs soupçonneux critiquent pour le Capital, ces longs passages - d'ailleurs directement tirés de l'observation de journalistes et de sociologues (parfois directement rémunérés par les entreprise et le Parlement) de la réalité dans les entreprises - qui semblent accolés à des exposés théoriques qui demandent une certaine attention (et l'usage d'une mathématique somme toute simple), ce n'est pas un hasard : MARX entend faire comprendre la relation directe entre l'action (contrainte ou libre) des acteurs économiques et la manière même où ils comprennent leur propre situation.

Le concret pensé est une représentation, à partir de concepts précédemment élaborés, d'un réel qui reste distinct et indépendant de l'esprit pensant. Cette conception d'un esprit pensant construisant une image du réel à partir des concepts a conduit à la "théorie du reflet" (que l'on a souvent comprise un peu trop près à la façon d'un jeu de miroirs) selon laquelle la connaissance était une réflexion du monde réel dans la pensées des hommes,plus ou moins "vraie" selon qu'il s'agissait d'une idéologie ou du résultat d'une pensée scientifique. Cette "théorie du reflet" extrêmement réductrice, présente dans toute l'orthodoxie marxiste, repose sur une interprétation erronée d'une critique de la méthode de HEGEL qui se termine par cette fameuse maxime : "Pour moi, au contraire, le mouvement de la pensée n'est que la réflexion du mouvement réel, transporté et transposé dans le cerveau de l'homme (Le Capital, I, tome 1). Cette métaphore, pas très heureuse au bout du compte, a souvent été prise dans un sens simpliste, prêtant une partie de l'analyse à une critique légèrement sophiste...

 

Le matérialisme dialectique

   Le concept de matérialisme dialectique apparait tardivement en 1886 sous la plume d'ENGELS. Auparavant, il désignait la méthode mise en oeuvre par les deux fondateurs du marxisme, étant entendu qu'il s'agissait de la dialectique de HEGEL "remise sur ses pieds". MARX reconnaissait sa dette envers HEGEL tout en soulignant le renversement opéré à travers la primauté qu'il accordait au matériel par rapport à l'idéel. Par ailleurs, selon MARX et ENGELS, la dialectique n'oeuvre pas seulement dans la pensée, mais dans le réel, dans les mondes organiques ou animal et dans l'histoire, d'où la notion de matérialisme historique forgée ultérieurement pas les marxistes.

Le premier emprunt ) HEGEL est celui de contradictions dont MARX et ENGELS montrent qu'elles traversent toute la vie, la nature et l'histoire, car elles expliquent le mouvement. Or le réel est en mouvement permanent, du plus petit (l'atome) au plus grand (l'univers). La matière n'est pas une substance inerte, contrairement à une conception fixiste du monde (qui s'accorde souvent avec un conservatisme politique ou social) (Dialectique de la nature). Bien au contraire, le principe constitutif de la matière est le mouvement. L'immobilité, la stabilité ou l'équilibre ne sont conçus que comme un moment particulier et momentané du mouvement.. Le deuxième emprunt à HEGEL est celui de "la loi d'après laquelle de simples changements dans la quantité, parvenus à un certain degré, amènent des différences dans la qualité" (Le Capital, Tome I, 1). Dans l'histoire, la transformation des commerçants en capitalistes ou le passage de la manufacture à la grande industrie illustrent la permanence de cette loi. Le troisième emprunt à HEGEL est celui de la négation de la négation, constitutif de la contradiction et de son dépassement. Là aussi, MARX et ENGELS transfèrent la loi de la seule sphère de la pensée telle qu'elle fonctionne dans la logique de HEGEL vers le monde réel. ENGELS prend l'exemple simple du cycle d'un grain d'orge pour illustrer son propos (Anti-Dühring). Dans l'histoire, les exemples ne manquent pas de négation de la négation conduisant chez MARX et ENGELS au concept de dépassement signifiant la transformation d'un extrême en son contraire, c'est-à-dire l'avènement d'une nouvelle situation issue de la contradiction précédente.

Pour MARX, la négation de la négation est le fondement même de l'inéluctabilité du communisme, expropriant les expropriateurs : dans la phase d'accumulation primitive du capital, les producteurs immédiats (petite propriété privée reposant sur le travail personnel) sont expropriés et dessaisis de leurs moyens de production. Puis, en raison de la concurrence et du développement des forces productives, le capital se concentre tandis que la résistance et les luttes de la classe ouvrière se renforcent. ". Le monopole du capital devient une entrave pour le mode de production qui a grandi et prospère avec lui et sous ses auspices. La socialisation du travail et la centralisation de ses ressorts matériels arrivent à un point où elles ne peuvent plus tenir dans leur enveloppe capitaliste. Cette enveloppe se brise en éclats. L'heure de la propriété capitaliste a sonné. Les expropriateurs sont à leur tour expropriés. L'appropriation capitaliste, conforme au mode de production capitaliste, constitue la première négation de cette propriété privée qui n'est que le corollaire du travail indépendant et individuel. Mais la production capitaliste engendre elle-même sa propre négation avec la fatalité qui préside aux métamorphoses de la nature? C'est la négation de la négation" (Le Capital I, 1).

La démonstration par la négation de la négation, ici résumée par DURAND, historique de la fin du capitalisme (d'ailleurs annoncées dans le même texte comme plus rapide que sa genèse, en raison du caractère collectif de la production) peut laisser perplexe au XXIe siècle. Si la loi conserve sa validité en tant qu'explication du mouvement historique, l'application qu'en fait MARX à l'échelle macro-historique en tient pas compte des contre-tendances et des capacités que possède le capitalisme à résoudre provisoirement ses crises. MARX avait pourtant fait état de celles-ci, comme à propos de la baisse tendancielle du taux de profit, en insistant sur le fait qu'il ne s'agissait que d'une tendance puisqu'il existait des solutions limitées et provisoires à cette baisse du taux de profit. Mais surtout, MARX n'a pas envisagé toutes les ressources que pouvait retirer le capitalisme pour sa survie des processus de  production de plus-value relative, c'est-à-dire de réduction des prix des marchandises conduisant à une élévation des niveaux de vie des salariés et au feutrage des contradictions sociales.

   La loi de la négation de la négation peut d'autant mieux conserver sa validité qu'elle s'enrichit des résultats acquis dans les sciences de la nature, dans les sciences sociales et généralement dans la théorie de la connaissance. En particulier, le concept de contradiction n'accepte que deux termes chez HEGEL comme chez MARX : cette binarité pourrait être enrichie. En effet, au minimum d'ailleurs, l'introduction d'un troisième terme dans la contradiction (qui ouvre le possible de n termes) (voir DURAND et WEIL, Sociologie contemporaine, Vigot, 1989; réédition 2006). D'une certaine façon, mais non reprise par par exemple l'orthodoxie marxiste, MARX a ouvert la voie à cette pensée avec Les luttes de classe en France et Le 18 Brumaire, qui distinguaient jusqu'à sept classes et fractions de classes s'articulant autour d'une contradiction principale.

De même, la négation de la négation pourrait ne pas être unique dans une même phase du processus historique, mais plusieurs de ces négations pourraient se superposer, y compris dans des sphères différentes (économiques, idéologiques, politiques) qui accéléreraient ou freineraient le processus historique. C'est en tenant compte également des différentes temporalités du fonctionnement de nombreux processus que l'on peut déceler la direction du devenir historique.

Jean-Pierre DURAND constate que "le matérialisme historique, malgré des dénaturations engendrées par le stalinisme, a fait avancer les connaissances économiques et sociologiques, y compris par son influence chez les non-marxistes. Mais l'affirmation radicale de l'existence de lois a empêché de voir que certaines bifurcations historiques n'avaient pas eu lieu sous l'empire de la nécessité et qu'elles relevaient en partie du hasard. Tel est le minimum le "résidu scientifique" non traité par le matérialisme historique; A l'opposé, en accordant toute l'importance qui lui est due à la production sociale des connaissances, les thèses de MARX ont joué un rôle historique."

 

Jean-Pierre DURAND, La sociologie de Marx, La Découverte, collection Repères, 2018.

 

SOCIUS

 

 

 

   

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25 mai 2021 2 25 /05 /mai /2021 12:17

  Le penseur politique allemand de la gauche hégélienne (jeunes hégéliens) Arnold RUGE est un chef de file à son époque (1846-1848) du libéralisme religieux et politique et un des organisateurs de l'extrême gauche au parlement de Francfort  dans le mouvements révolutionnaire de 1848. Sa trajectoire politique croise brièvement celle de Karl MARX.

  On distingue souvent dans sa carrière politique, une période hégélienne, débutée en 1837, avec la co-fondation avec E.T. EXHTERMEYER de la revue Hollesche Jahrbücher für deutsche Wessenschaft und Kunst puis une période révolutionnaire à partir de 1846. Son positionnement, plus clair dans ses oeuvres que dans l'action politique proprement dite, relève plus d'un libéralisme ainsi que d'un nationalisme (contre la Prusse et contre la France).

 

La période hégélienne

   On peut avoir des difficultés à bien cerner la situation intellectuelle de cette époque si on ne voit pas les diverses rencontres entre plusieurs auteurs qui l'ont marquée. Une biographie uniquement centrée sur l'un d'eux peut induire en erreur sur les dynamiques (une bonne situation de coopération/conflit intellectuelle...) que ces rencontres ont suscités dans leurs oeuvres respectives.

   Arnold RUGE s'affilie vite aux mouvements étudiants libéraux et son activité lui vaut d'être emprisonné de 1824 à 1830. Il fonde en 1838, à Halle, avec ECHTERMEYER, les Annales de Halle pour la science et l'art allemands (1838-1841), qui seront le principal organe de la gauche hégélienne. A la suite de l'opposition du gouvernement prussien, la revue est transférée à Dresde et devient Les Annales allemandes (Deutsche jahrbücher, 1841-1843) auxquelles collaborent STRAUSS, FEUERBACH, BAUER et le jeune MARX. Les autorités saxonnes ayant supprimé le journal, RUGE s'établit à Paris et fonde, en 1844, les Annales franco-allemandes qui, à la suite de sa rupture avec MARX et de la dispersion de ses collaborateurs, ne dépassera pas le premier numéro. Il fréquente à Paris dans les années 1840, en plus de MARX et ENGELS, Bruno BAUER, STIRNER et BAKOUNINE. Il publie des textes, entre autres de vulgarisation de l'oeuvre de HEGEL et y insiste sur les questions de l'histoire de la politique, partisan alors d'une révolution et d'une transformation de la société. Il n'a jamais eu de très grandes sympathies pour les théories de MARX sur le socialisme.

Après avoir quitté Paris en 1846 pour Lepzig où il tient une librairie, il salue en février 1848 la révolution parisienne et soutient le lancement d'une révolution en Allemagne. Après l'échec de la Révolution de Mars, le mouvement de la gauche hégélienne est discrédité. RUGE devient l'un des premiers critiques libéraux de ce qui allait devenir le marxisme.

 

La période du combat (empêché) dans les institutions parlementaires

    Sans contact avec la gauche française ni avec le milieu des émigrés allemands, RUGE voit son entreprise se solder par un échec. Après une étape à Zurich, il rentre en Allemagne en 1847 et fonde à Francfort le parti démocrate radical qui le porte, l'année suivante au Parlement.

L'échec de la révolution le contraint à s'exiler en Angleterre : il y sera en rapport avec les animateurs des courants démocratiques en Europe. Devenu bismarckien, il demeure néanmoins outre-Manche jusqu'à la fin de sa vie. A Londres, en compagnie de Giuseppe MAZZINI et d'autres politiciens, il forme un "comité des démocrates européens" dont il se retire rapidement et en 1850, déménage à Brighton pour vivre en tant que professeur et écrivain. Il y est président de la Park Crescent Residen's Association. Il soutient de loin le régime de BISMARCK à partir de 1866. Il appuie la Prusse contre l'Autriche dans la guerre austro-prussienne et en 1870 l'Allemagne contre la France.

 

Une oeuvre autour de l'art et de l'État

   Ses premiers articles et ses premiers livres sont consacrés à l'art : L'Esthétique platonicienne en 1832, Nouvelle introduction à l'esthétique en 1837. Puis RUGE aborde les questions historico-politiques. Se refusant à imiter les "vieux hégéliens" dans leur fidélité aux thèses du maître, il se livre,avant MARX, à une critique de la philosophie de l'État de HEGEL, philosophie, estime-t-il, qui détourne la gauche hégélienne de ses préoccupations religieuses et l'incite à mettre l'accent sur la réflexion politique. L'erreur de HEGEL est à ses yeux d'avoir construit un système a priori et clos, qui aboutit à renforcer les situations existantes et à faire de l'État prussien l'incarnation de l'État idéal. La rationalité du réel ne peut être posée en principe ; elle signifie seulement qu'on doit s'efforcer de rendre progressivement rationnelle la réalité, ce qui implique une praxis, une volonté agissante de modifier constamment le réel, en expurgeant du fait les éléments irrationnels.

Cette interprétation de la formule hégélienne explique que RUGE, après avoir célébré la Prusse comme "l'État de l'intelligence et du bien commun", se retourne contre elle et contre le roi FRÉDÉRIC-GUILLAUME IV, qu'il rend coupable de trahir l'esprit de la Réforme et celui des Lumières. Confiant dans une démocratie radicale qui, par le progrès de l'éducation nationale, réaliserait l'égalité, il récuse l'"humanisme unilatéral" de la doctrine socialiste et lui oppose l'"humanisme intégral" de son programme ; ainsi RUGE rompt avec MARX, à partir de 1844, comme en témoignent Deux Années à Paris (en deux volumes, 1846) et Les Lettres polémiques (1847). Outre différents ouvrages sur la religion et l'histoire, il a écrit une auto-biographie : Souvenirs du temps passé (1862-1867) en 4 tomes dont le dernier présente un panorama de l'histoire de la philosophie, depuis THALÈS jusqu'à lui-même. (François BURDEAU)

 

Arnold RUGE, La fondation de la démocratie en Allemagne ou l'État du peuple et la république sociale et démocratique, traduction par Lucien CALVIÉ, UGA Éditions, 2021 ; Aux origines du couple franco-allemand, Presses universitaires du Mirail, 2004. En fin de compte, peu de ses  textes sont traduits en français.

Voir aussi Annales franco-allemandes, souvent présentés avec en gros caractères de ENGELS et de MARX, mais où figurent bien d'autres auteurs, notamment les contributions de Arnold RUGE. Aux éditions sociales, en 2020. Il s'agit de divers textes parus faisant 448 pages et comprenant entre autres les 3 de MARX sur la question juive et la contribution à la critique de la philosophie hégélienne du droit.

François BURDEAU, Encyclopedia Universalis, 2014

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23 mai 2021 7 23 /05 /mai /2021 08:12

    Le journaliste; économiste, essayiste, écrivain et homme politique socialiste français, connu pour être le gendre de Karl MARX et par son essai Le droit à la paresse, est surtout un militant actif de l'Association internationale des travailleurs, de la franc-maçonnerie, du Parti ouvrier français, du Parti socialiste de France et de la Section française de l'Internationale ouvrière.

  

    Né à Santiago de Cuba, Français de souche bordelaise, Paul LAFARGUE se vante de réunir en lui le sang (sic) de trois races opprimées : les races (resic) juive, caraïbe et mulâtre. Pendant qu'il poursuit ses études à la faculté de médecine de Paris, il collabore au journal La Rive gauche, de tendance proudhonienne. Comme il participe au premier Congrès international étudiant (Liège, 1865), il est exclu de toutes les facultés de France ; il s'exile alors à Londres, où il rencontre ENGELS et MARX, dont il épouse la seconde fille, Laura, en avril 1868. Membre du Conseil général de la 1ère Internationale où il représente l'Espagne, il rentre en France à la chute du Second Empire et vit la période de la Commune à Bordeaux après avoir participé aux débuts de la Commune de Paris en 1871. Réfugié en Espagne, il y est le correspondant de MARX et anime la polémique contre les anarchistes. Avec Pablo IGLESIAS, il fonde la Nouvelle Fédération madrilène, amorce du futur Parti socialiste ouvrier espagnol. En 1872, il est de retour à Londres.

    L'amnistie lui permet de rentrer en France. Où il se lie avec Jules GUESDE et fonde avec lui le Parti ouvrier français (1880-1882). Le POF est le premier parti marxiste du pays. Il fonde avec GUESDE également la revue Le Socialiste (1885-1904). Tenu pour un des introducteurs du marxisme en France, il est considéré comme l'interprète autorisé de la pensée de MARX. Il publie plusieurs ouvrages d'analyse marxiste, mais son livre le plus connu est le pamphlet Le droit à la paresse (1883), dans lequel il dénonce l'aliénation ouvrière. Après le drame de Fourmies (1er mai 1891) où la troupe tire sur les ouvriers, faisant 9 morts et une soixantaine de blessés, LAFARGUE est condamné pour incitation au meurtre.    

  Le 8 novembre 1891, il est élu député à Lille. Artisan de l'unification des forces socialistes, il se présente à la députation contre MILLERAND, mais il est battu. Il siège à la Commission administrative permanente du POF, puis de la SFIO et au conseil d'administration de L'Humanité jusqu'à sa mort.

Le 26 novembre 1911, Paul et Paula LAFARQUE se suicident dans leur maison de Draveil, où ils vivaient de "manière hédoniste", tout en poursuivant leurs anciens combats (voir Archives de France, ministère de la culture, 2011) "avant que, selon les termes du dernier message de LAFARGUE, l'impitoyable vieillesse ne fasse de moi une charge à moi et aux autres". (Paul CLAUDEL)

  

    Paul LAFARGUE, d'abord proudhonien (comme beaucoup d'autres), devient marxiste, mais surtout anti-nationaliste. C'est pour avoir déclaré au premier Congrès international des étudiants à Liège en octobre 1865 qu'il souhaitait voir disparaitre les rubans tricolores au profit de la seule couleur rouge qu'il est exclu à vie de l'université de Paris. Alors qu'il est surtout connu aujourd'hui pour Le droit à la paresse, il est l'auteur de très nombreux textes, militants ou théoriques,sur de nombreux sujets, du Le Parti socialiste allemand, du 11 décembre 1881 à Le problème de la connaissance du 15 décembre 1910, en passant par Le Darwinisme sur la scène française (1890), Le mythe de l'Immaculée Conception, étude de mythologie comparée (1896) (LAFARGUE est aussi anti-religieux et combat le catholicisme espagnol) et La Question de la femme (1904)...

 

Le droit à la paresse

   Paru en 1880, puis en 1883 en nouvelle édition, ce petit livre est un manifeste social qui centre son propos sur la "valeur travail" et l'idée que les humains s'en font. Il se situe dans un ensemble de réflexions et de textes de la mouvance que fréquentait alors Karl MARX, sur l'idéologie et l'aliénation. Texte devenu classique, très riche car il contient une monographie sociale, économique et intellectuelle et analyse les structures mentales collectives du XIXe siècle, Le Droit à la paresse démystifie le travail et son statut de valeur. Il est publié d'abord en feuilleton, dans le journal fondé par Jules GUESDE, L'Égalité, avec lequel Paul LAFARGUE se lie d'amitié à partir de 1873. 

  Divisé en un Avant-propos et cinq chapitres, Le Droit à la Paresse, est écrit dans un style pamphlétaire et souvent ironique, tout en avançant des arguments puisés dans la meilleure culture de l'époque (notamment tirée des belles lettres de l'Antiquité). Il est sous-titré dans les premières éditions "Réfutation du droit au travail de 1848".

   Dans l'introduction de son ouvrage, il cite Adolphe THIERS dans sa diatribe contre l'influence du clergé, qui entonne   avec les économistes et les moraliste l'amour absurde du travail, oubliant avec le même élan le fait que la Bible, pourtant très chère à leurs yeux, définit précisément le travail sous toutes ses formes comme le châtiment imposé par Dieu à son peuple volant la pomme de la connaissance...

   Dans le premier chapitre, "Un dogme désastreux", LAFARGUE s'étonne de "l'étrange folie" qu'est l'amour que la classe ouvrière porte au travail alors qu'il est "la cause de toute dégénérescence intellectuelle, de toute déformation organique. Cet amour n'est pourtant pas universel et est le sentiment surtout d'une classe ouvrière à laquelle bien d'autres classes laisse aduler le travail. Ne serait-ce que dans les siècles antérieurs en Occident, le travail est le fait des classes inférieures travailleuses, en sont dispensés les seigneurs de toute sorte... Dans les sociétés antiques, rappelle le journaliste, les philosophes considéraient le travail comme une "dégradation de l'homme livre, alors seul digne d'être un citoyen participant à la direction de la Cité.

     Dans le chapitre "Bénédictions du travail, LAFARGUE s'attache à décrire les conditions de travail difficiles de la classe ouvrières et observe que les travailleurs s'appauvrissent alors qu'ils travaillent de plus en plus.

  Dans le contexte, de révolution industrielle et de progrès technique, la machine, au lieu de libérer l'humain du travail le plus pénible, entre en concurrence avec lui. LAFARGUE explique que du fait d'une surproduction, les bourgeois sont alors "contraints" d'arrêter de travailler et de surconsommer pour surmonter les crises économiques. On voit bien dans le texte ou entre les lignes que la valeur travail concerne surtout la classe ouvrière au profit des autres classes pour qui elle n'en est pas vraiment une, malgré un discours ambiant en sa faveur. Pour que la situation s'inverse, il faut clamer le droit à la paresse et que le prolétariat foule aux pieds les préjugés de la morale chrétienne.

    Ce petit livre a eu un succès important en France lors de sa réédition dans les années 1970. Il se rattache alors plus dans une acception libertaire et/ou anarchiste, plus que dans une problématique communiste, vu ce qu'ont fait de la valeur travail les régimes pseudos-communistes de l'Est.

 

Paul LAFARGUE, La Religion du capital, Éditions de l'Aube, 2013 ; Karl Marx, Le Capital - Résumé, 2011 ; Origine et évolution de la propriété, éditions Kobawa, 2011 ; Les luttes de classe en Flandre de 1336-1348 et 1379-1385, Aden, 2003 ; Le Droit à la paresse, Allia, 1999 ; De la paresse, Allia, 2012. (le texte est disponible sur marxists.org) Voir aussi les recueils de textes choisis : Gille CANDAR et Jean-Numa DUCANGE, Paresse et Révolution - écrits 1880-1911, Tallandier, 2009 ; Jacques GIRAULT, Paul Lafargue - Textes choisis, Éditions sociales, 1970 ; Jean FRÉVILLE, Paul Lafargue. Critiques littéraires, 1936.

Paul Lafargue Internet Archive, dans Marxists' Internet Archive, www.marxists.org. (MIA)

Paul CLAUDEL, Paul Lafargue, dans Encyclopedia Universalis, 2014.

 

Complété le 27 mai 2021

 

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22 mai 2021 6 22 /05 /mai /2021 12:12

   Nous sommes loin d'approuver l'ensemble de la démarche d'Yves COCHET et de ses disciples ou amis, sinon nous n'écririons plus ce blog, puisque alors ni nous-même ni même l'espèce humaine n'en vaudraient la peine! A quoi bon analyser le conflit, ses causes et les moyens de l'orienter de façon bénéfique, si on est convaincu que ceux-ci seront balayés par une extinction... Toutefois, il y a bien deux manières de lire ce livre...

   Pour Yves COCHET, né en 1946, ancien ministre de l'Écologie et parlementaire, docteur en mathématique, membre des Verts, puis du parti EELV, et surtout inlassable militant pour l'environnement et l'écologie, les années à venir (de 2020 à 2050) ouvrent "la période la plus bouleversante qu'aura jamais vécu l'humanité en si peu de temps. L'effondrement de notre civilisation industrielle s'y produira à l'échelle mondiale." C'est sur la base de la connaissance des déjà nombreuses blessures de la Terre (dans l'eau, l'air, le sol..., la dégradation du climat n'étant qu'un des aspects des choses...), et de leurs origines, déjà clairement établies pour l'écrasante majorité des études scientifiques (la minorité restante étant le fait d'une certaine ignorance ou d'une cupidité sans borne, celle d'industriels et financiers qui continuent de favoriser les productions nocives et l'exploitation des énergies fossiles), que l'auteur se risque (risque, car tant d'événements imprévisibles et "extraordinaires" peuvent se produire) à développer un scénario du pire : réduction drastique de la population mondiale, ruine des États, incapables de gérer les questions de santé ou de sécurité, fin des énergies fossiles et nucléaire, passage obligé à une alimentation plus végétale, plus locale, plus saisonnière, avènement d'une mobilité low tech...

  Cet effondrement systémique mondiale est décrit en quatre temps, soit en quatre parties. Avant l'effondrement, qui présente le vocabulaire, les concepts, les origines, les causes et les prémisses de l'effondrement. Le scénario central qui décrit les étapes de l'effondrement depuis les années 2020 jusqu'aux années 2050. Après l'effondrement interroge le lien social qui pourrait subsister et les formes politiques que pourraient prendre les regroupements humains. La dernière partie examine les raisons pour lesquelles l'effondrement soit si peu examiné par si peu de personnes et de groupes, le déni de l'effondrement aujourd'hui, qui le conduit à revisiter des hypothèses sur la cognition humaine à la lumière de ce déni massif non sans quelques disputes avec les collapso-sceptiques. Avec ce que nous vivons encore avec l'épidémie du covid-19, il y a déjà matière à réflexions, le déni venant autant des hautes sphères économiques et politiques que d'une masse plus ou moins grande des populations. D'ailleurs, à chaque grande épidémie, la réaction première est souvent l'étonnement, l'incrédulité, réaction qui se poursuit de manière variable par précisément le déni...

  Les parties les plus intéressantes nous semblent être la première et la dernière. La première parce qu'elle revisite, à la lumière des bouleversements climatiques présents, le système naturel dans lequel nous vivions. La dernière parce qu'elle constitue une étude des réactions face à la finitude du monde.

Notons que la collapsologie est un courant de pensée transdisciplinaire apparu dans les années 2010 qui envisage les risques d'un effondrement de la civilisation industrielle et ses conséquences. Si en France, cette étude est initiée par l'Institut Momentum, co-fondé par Yves COCHET et Agnès SINAÏ, cette dernière étant journaliste, essayiste et enseignante (née en 1966), auteure et directrice notamment de la trilogie Gouverner la décroissance parue aux Presses de Sciences Po en 2017, ces réflexions sont précédées par celles de nombreux auteurs et organisations dans le monde. Beaucoup ont été initiées, même si les études d'ensemble existaient déjà auparavant, par le rapport Meadows de 1972, réalisé par des chercheurs du MIT pour alerter sur les risques d'une croissance démographique et économique exponentielle sur une planète aux ressources limitées.

  On peut lire ce livre comme un avertissement très documenté à partir de données scientifiques de plus en plus vérifiées sur la période actuelle de bouleversements climatiques mais aussi de ce que nous savons de l'effondrement de nombreuses civilisations avant la nôtre. Cet avertissement, qu'il n'est pas nécessaire souvent de ne pas dramatiser - les faits bruts en eux-mêmes sont suffisamment effrayants, vient après beaucoup d'autres. L'ouvrage de Yves COCHET synthétise des connaissances déjà exposées qui font l'objet d'une bibliographie fournie (des notes en bas de pages abondantes, sans compter l'indication d'ouvrages dans le corps du texte à l'appui de sa thèse)... Et pour qui n'a pas connaissance de cette littérature, plus abondante en pays anglo-saxons que sur le Continent, le livre peut être l'amorce de recherches plus détaillées sur ce qui pourrait nous arrivé si nous n'agissons pas.

  Une autre lecture est plus angoissante : l'épidémie du covid-19 entre tout-à-faire dans le scénario central dont parle l'auteur. Les effets cumulés de la perte d'influence des États et par ricochet de tout le système international et de l'accélération des effets de l'industrialisation massive sans contrôle font craindre toutes les calamités décrites, et même plus, car Yves COCHET annonce plus l'avènement d'un autre monde, d'autres socialités, d'autres manières de vivre, plutôt que, comme beaucoup d'ouvrages (parfois religieux) la fin du monde... Il reste "modéré" pour ainsi dire, même s'il pense qu'il ne vaut même plus la peine - c'est trop tard! - de colmater la civilisation telle qu'on la connait, ni même de reculer les échéances, et que le salut ne réside plus que dans une sorte de survival. Ce qui n'est pas complètement original, il n'est que voir l'importance accordée aux fins de notre monde dans l'actualité cinématographique depuis le début des années 2000. Mais ce n'est pas une fiction aux prémisses très improbables. Il s'agit là d'une "simple" extension de ce que nombre de contrées vivent déjà sur la planète, sous les coups de buttoirs de phénomènes météorologiques extrêmes et d'abandon de territoires de plus en plus étendus de la part des États comme des organisations internationales. Face à cela, en dépit des accusations de catastrophismes et d'alarmismes, il s'agit de se préparer au pire.

 

Yves COCHET, Devant l'effondrement, Essai de collapsologie (l'éditeur a cru bon rajouter un bandeau : Le compte à rebours a commencé...), Éditions Les liens qui libèrent, 2019, 245 pages

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22 mai 2021 6 22 /05 /mai /2021 09:19

   Cet article figure dans toute une série "Idéologie", aussi est-il intéressant de voir aussi ceux écrits antérieurement (vers 2016), en s'aidant de l'habituelle fenêtre de recherches.

    Avant d'aborder ce qu'est la méthode politique, ou le matérialisme dialectique de Karl MARX, Jean-Pierre DURAND veut faire dans son étude sur sa sociologie un retour sur ce qui n'est pas la connaissance scientifique. Même si nous préférons de loin, au lieu d'une sorte de dénigrement de l'idéologie, la concevoir justement comme un ensemble d'idées d'où partent présuppositions et questionnements sur la réalité, que ces idées soient fausses ou bonnes... il faut, pour comprendre ce qu'est l'idéologie chez MARX, procéder autrement. A commencer par la naissance de la notion d'idéologie.

Le terme "idéologie" a été forgé par Destroit de TRACY (1754-1836) et ses amis qui entendaient constituer une "science des idées", mais sa signification a peu à peu dérivé jusqu'à contenir une connotation péjorative. Dans la démarche critique de MARX er d'ENGELS, l'idéologie n'est plus la "génétique des idées", mais devient objet de l'analyse elle-même lorsqu'il s'agit d'étudier les représentations caractéristiques d'une époque et d'une société. MARX cherche à fonder une théorie des représentations sociales. "L'idéologie est alors le système des idées, des représentations, qui domine l'esprit d'un homme ou d'un groupe social" (ALTHUSSER, Positions sociales, éditions sociales, 1976). D'où par exemple, son étude de l'idéologie allemande, pour caractériser les idées des philosophes allemands du début du XIXe siècle. 

Dans cette perspective, il existe, à l'inverse de la doxa de médias, d'ailleurs peu soucieux des inégalités sociales et à la recherche d'effets d'effrois rétrospectifs par rapport à des "puissances communistes", il existe autant une idéologie ouvrière qu'une idéologie patronale, une idéologie impérialiste américaine qu'une idéologie autoritaire russe...

   Une grande partie des oeuvres de jeunesse de MARX porte sur l'idéologie et sur la puissance des idées dans le mouvement historique. Selon ANSART (Idéologies, conflits et pouvoir, PUF, 1977), "Pour Marx, l'analyse des idéologies est beaucoup plus qu'un domaine privilégié du matérialisme historique, elle constitue la véritable introduction à la connaissance scientifique des formations sociales. Plutôt  que de démonter patiemment les contradictions économiques et de suivre, par voie de déduction, l'émergence ds systèmes intellectuels, il s'attarde à recomposer et à analyser l'imaginaire collectif, ainsi qu'à utiliser les idéologies comme des symptômes privilégiés des contradictions sociales. Mais insatisfait de sa démarche, MARX n'utilise plus ce terme après 1852 et lui préfère celui de fétichisme qui donnera lieu au fameux développement du Capital sur le "caractère fétiche de la marchandise et son secret"." Dans le Tome 1, MARX cherche à dissiper le nuage mystique qui voile la nature sociale des échange entre capital et travail. La critique du fétichisme de la marchandise est bien la poursuite dans un champ plus restreint, mais plus important stratégiquement, du même objet : la genèse ou la production de représentations sociales qui rendent compte de façon imparfaite ou erronée du mouvement du réel.

 

La problématique de l'idéologie dominante

   L'idéologie "serait donc, pour l'essentiel, une théorie de la méconnaissance ou de l'illusion, l'envers d'une théorie de la connaissance (BALIBAR, La philosophie de Marx, La Découverte, 1993). Pourtant, écrit encore Jean-Pierre DURAND, l'idéologie s'impose à l'individu et au groupe social : c'est une puissance de l'idéologie qui a préoccupé MARX très tôt avec la volonté d'en comprendre le fonctionnement et l'émergence. IL en trouve l'explication dans les rapports de domination qui correspondent aux rapports d'exploitation d'une classe par une autre.

Pour l'écrire plus crûment, les classes sociales dominantes imposent aux autres classes sa vision des choses et du monde, tout en l'adoptant, en partie, comme la réalité elle-même. Bien que MARX ne l'écrivent pas lui-même, on peut penser qu'elle relève aussi, cette vision, d'une ignorance réelle du fonctionnement de la société et du monde. Seulement, cette "fausseté" arrange bien les classes dominantes, à l'image de ces groupes religieux qui prennent comme dogmes dans les textes fondateurs de leur propre religion, les passages qui les arrangent...

Dans L'idéologie allemande, on peut lire : "Les pensées de la classe dominante sont aussi, à toutes les époques, les pensées dominantes, autrement dit la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est aussi la puissance dominante spirituelle. La classe qui dispose des moyens de la production matérielle dispose, du même coup, des moyens de la production intellectuelle, si bien que, l'un dans l'autre, les pensées de ceux à qui sont refusés les moyens de production intellectuelle sont soumises du même coup à cette classe dominante".

 

De la "fausse conscience" au relativisme

  Si l'idéologie est l'expression de la domination, le concept d'idéologie devient d'un usage difficile car il conduit à deux thèses opposées : ou bien l'idéologie signifie l'illusion, la représentation erronée (celle de la classe dominante qui a érigé ses représentations particulières en valeurs universelles), ou bien la tentative de transformation de la classe dominée en classe dominante produit une autre idéologie (plus "vraie" parce qu'elle est porteuse d'histoire) et la diversité des idéologies conduit au relativisme.

Depuis MARX, les deux théories ont eu leurs adeptes. Georg LUKACS (Histoire et conscience de classe, Minuit, 1960) et Joseph GABEL (La fausse conscience, Minuit, 1962) ont vu dans l'idéologie la "fausse conscience", tandis que Raymond ARON (Les étapes de la pensée sociologique, Gallimard, 1967) y découvrait la "conscience fausse" ou la "représentation fausse". A l'opposé; l'idéologie prolétarienne est pensée comme vraie à partir des conditions matérielles du prolétariat dans le capitalisme et de son rôle universel dans la révolution (LUKACS). Cette conception de l'idéologie prolétarienne prend ses racines dans les écrits de MARX qui à la fois font de toute classe révolutionnaire le vecteur de l'universalité et mettent en garde contre le caractère momentané de cette universalité. Pour éviter le relativisme dû à cette diversité des idéologies et des représentations du réel, un certain marxisme a opposé l'idéologie à la science et plus particulièrement l'idéologie bourgeoise (erronée et trompeuse) à la science prolétarienne (vraie et libératrice), ou bien a fait de la science bourgeoise une sorte d'idéologie (BOGDANOV, La science, l'art et la classe ouvrière, Maspéro, 1977 (1904-1918) ; LECOURT, Lyssenko, Histoire réelle d'une "science prolétarienne", Maspéro, 1976).

Par ailleurs, le communisme faisant disparaitre l'antagonisme de classes, il met fin à l'idéologie en tant que manifestation de la domination d'une classe? ET ce d'autant plus que l'universalité est réalisés : en général. "le reflet religieux du monde réel ne pourra disparaitre que lorsque les conditions du travail et de la vie pratique présenteront à l'homme des rapports transparents et rationnels avec ses semblables et avec la nature. La vie sociale, dont la production matérielle et les rapports qu'elle implique forment la base, ne sera dégagée du nuage mystique qui en voile l'aspect que le jour où s'y manifestera l'oeuvre d'hommes librement associés agissant consciemment et maîtres de leur mouvement social" (Le Capital, tom 1). Non seulement, on trouve dans cette citation le rôle de la raison dans la mise en oeuvre du communisme, mais les rapports sociaux deviendront transparents. Henri LEFEBVRE insiste lui aussi sur les rapports entre le caractère mystique de la marchandise (son fétichisme) et l'opacité des rapports sociaux dans le capitalisme pour faire de la praxis révolutionnaire la condition du rétablissement de la transparence (Socilogie de Marx, PUF,  1966). Ainsi raison et transparence s'opposent à idéologie et opacité.

 

L'idéologie "interpelle les individus en sujets"

  L'État, en tant qu'appareil de domination d'une classe sur les autres, occupe une place privilégiée dans la production et la diffusion de l'idéologie. En effet, l'État étant la forme "dans laquelle se résume toute la société civile d'une époque, il s'ensuit que toutes les institutions communes passent pas l'intermédiaire de l'État et reçoivent une forme politique." Il faut entendre par là l'école, de la maternelle à l'université, le discours dominant des médias (presse et cinéma, télévision), et aussi toutes ces institutions publiques ou semi-publiques, qui diffusent la même musique, même à doses homéopathiques, de la poste aux timbres... sans oublier les institutions religieuses à l'origine ou relais d'un discours dominant sur la société, sur l'homme, la nature... "De là l'illusion que la loi repose sur la volonté et, qui mieux est, sur une volonté libre, détachée de sa base concrète" (L'idéologie allemande). C'est Louis ALTHUSSER qui a le mieux montré la fonction idéologique de l'État à travers sa thèses sur les appareils idéologiques d'État (Positons, Éditions sociales, 1976 - Pour Marx, Maspéro, 1973). Il  questionné à nouveau la définition de l'idéologie, non pas seulement du point de vue de la domination, mais du fonctionnement. Pour cet auteur, "l'idéologie est une représentation du rapport imaginaire des individus à leurs conditions réelles d'existence". C'est-à-dire que ce n'est pas leurs conditions réelle d'existence qu'ils se représentent dans l'idéologie, mais que c'est le rapport à ces conditions d'existence qui leur est représenté. Autrement dit, les hommes trouvent dans l'idéologie des représentations toutes faites, déjà constituées, de leur rapport au monde réel. Or ces représentations, en tant que constructions imaginaires, sont déformées et acceptées comme vraies. ALTHUSSER, comme KOFMAN (Camera obscura. De l'idéologie, Galilée, 1973), estiment que dans l'idéologie se réfracte, avec toutes les déformations inéluctables à la la domination, une certaine image erronée de cette même domination et du monde réel.

   Si l'image est fausse, en raison même du travail de l'imaginaire, pourquoi les hommes y adhèrent-ils? Selon l'argumentation de Louis ALTHUSSER, "l'idéologie interpelle des "individus et sujets" : "Nous suggérons alors que l'idéologie "agit" ou "fonctionne" de telle sorte qu'elle "recrute" des sujets parmi les individus (elle les recrute tous) ou "transforme" les individus en sujets (elle les transforme tous) par cette opération très précise que nous appelons l'interpellation, qu'on peut se représenter sur le type même de la plus banale interpellation policière (ou non) de tous les jours : Hé, vous là-bas! (1976). Dans l'interpellation, les individus se reconnaissent comme sujets. Jouant sur la double acception  du terme "sujet" (d'abord une subjectivité libre, un centre d'initiatives et un responsable de ses acte), Louis ALTHUSSER considère que l'individu concret interpellé en sujet l'est principalement pour être assujetti (deuxième sens du terme "sujet" qui signifie soumis à une autorité extérieure, donc dénué de toute liberté, sauf d'accepter librement sa soumission). Le sujet n'est pas à proprement parler assujetti à l'idéologie, mais au Sujet avec un grand S qui sera Dieu dans la religion, le Devoir dans la morale, le Droit dans la société, la Réussite à l'école, etc. Ce sujet domine l'idéologie et en organise les moindres détails de fonctionnement, y compris pour favoriser l'interpellation et l'assujettissement ; ce qui fait dire qu'il n'y a pas d'idéologie sans pratique (prière, procès, salle de classe...).

A l'assujettissement des sujets au Sujet succèdent leur reconnaissance mutuelle, la reconnaissance des sujets entre eux (les fidèles, les condamnés, les écoliers...), puis la reconnaissance du sujet par lui-même : le sujet se reconnait comme sujet du Sujet. Alors cette triple reconnaissance universelle et de garantie absolue, les sujets "marchent", ils "marchent tout seuls" dans l'immense majorité des cas, à l'exception des "mauvais sujets" qui provoquent à l'occasion l'intervention de tel ou tel détachement de l'appareil (répressif) de l'État. Mais l'immense majorité des (bons) sujets marchent bien "tout seuls", c'est-à-dire à l'idéologie (dont les formes concrètes sont réalisées dans les appareils idéologiques d'État, dits AIE). Ils s'insèrent dans les pratiques, gouvernées par les rituels des AIE. Ils "reconnaissent" l'état des choses existant, que "c'est bien vrai qu'il en est ainsi et pas autrement", qu'il faut obéir à Dieu, à sa conscience, au curé, à de Gaule, au patron, à l'ingénieur, qu'il faut "aimer son prochain comme soit-même, etc. Leur conduite concrète, matérielle, n'est que l'inscription dans la vie de l'admirable mot de leur prière : Ainsi soit-il!)"

Cette théorie de l'idéologie a été largement débattue : simpliste ou mécaniste pour les uns, "vraie" pour les autres parce qu'elle incorpore la conscience de l'individu-sujet ou bien parce qu'elle emprunte implicitement aux travaux de FREUD et de LACAN (jusqu'à la forme du langage utilisé...). La problématique du fonctionnement des idéologies ne répond pas aux interrogations relatives à leur constitution ou à leur production sociale. Si la thèse marxienne de la domination vaut pour expliquer ce nuage mystique qu'est l'idéologie, les médiations qui la rendent opérationnelle à tout instant et en tout lieu de l'existence des hommes constituent un vaste champ scientifique à peine élaboré. (Jean-Pierre DURAND)

 

Idéologie et aliénation

  Comme le concept d'idéologie, le concept d'aliénation subit des fluctuations dans l'oeuvre de MARX, dès les Manuscrits de 1844. Son ses le plus strict est celui utilisé dans Le Capital quand il s'agit de montrer que le résultat du travail de l'ouvrier lui est étranger en raison de la séparation de l'ouvrier de ses moyens de travail qui le contraint à l'échange salarial. Il lui est étranger (aliéné) puisqu'il ne peut plus en disposer. La force de travail étant payée à sa valeur, que la valeur du travail fourni soit supérieure à la valeur d'échange de la force de travail n'a pas d'importance : la survaleur ou plus-value reste propriété du capitaliste.

La caractéristique essentielle qui fonde l'aliénation du rapport entre capitaliste et ouvrier réside dans le fait que l'ouvrier est chaque jour contraint d'aller vendre sa force de travail, car il ne dispose pas des moyens de travail objectifs (les moyens de travail) et subjectifs (les moyens de subsistance) qu'il trouve toujours face à lui chez le capitaliste. C'est donc la thèse de l'exploitation inscrite dans les travaux de maturité de MARX qui fonde scientifiquement le concept d'aliénation déjà présent dans les oeuvres de jeunesse. A noter que nombre d'auteurs refusent d'entendre parler de distinction franche entre ces deux types d'oeuvres de MARX et préfère discuter de la critique économico-sociale du capitalisme telle qu'elle figure notamment dans Le Capital, même si les premiers thèmes abordés par le fondateur du marxisme sont encore tout imprégnés de la pensée d'HEGEL (pour la philosophie), puis de RICARDO et SMITH (pour l'économie).

Deux renversements dialectiques

  Jean-Pierre DURAND écrit qu'après avoir défini l'aliénation et de dessaisissement du travail de l'ouvrier, MARX procède à un premier renversement dialectique en montrant que, nécessairement, si le produit du travail est l'aliénation, la production elle-même est l'aliénation en acte. Autrement dit, tout comme l'idéologie n'était pas le résultat de la domination mais lui était inhérente, l'aliénation n'est pas seulement le produit du travail, elle est intrinsèque au processus productif, c'est-à-dire à l'acte de travail lui)même dans le capitalisme. Alors, il peut soutenir que l'acte de travail est "extérieur à l'ouvrier, que le travail dans lequel l'homme s'aliène est un travail de sacrifice de soi, de mortification. Enfin, le caractère extérieur à l'ouvrier du travail apparait dans le fait qu'il n'est pas son bien propre, mais celui d'un autre, qu'il ne lui appartient pas, que dans le travail, l'ouvrier ne s'appartient pas lui-même, mais appartient à un autre" (Manuscrits de 1844).

Dire que "l'ouvrier appartient à un autre", c'est décrire le servage ou l'esclavagisme et non le capitalisme. En 1844, MARX n'avait pas encore distingué la force de travail de l'ouvrier : le capitaliste n'achète pas le travailleur, mais l'usage de la force de travail de l'ouvrier durant un temps défini. Quoi qu'il en soit, nous sommes ainsi passés de l'aliénation de la chose à l'aliénation de soi. En effet, il le processus de production ou l'acte de travail dans le capitalisme aliène la chose (le résultat du travail), il aliène aussi le support de la force de travail (l'ouvrier) qui ne peut construire librement son oeuvre puisqu'il ne dispose pas des moyens de travail.

MARX opère ensuite un second renversement en passant du travail aliéné, nécessaire à la vie physiologique de l'homme, à l'aliénation de l'homme à l'égard du genre humain : le travail aliéné rend l'homme étranger à la nature (puisque son produit lui est confisqué) et le rend étranger à lui-même pour la même raison. Alors "la vie elle-même n'apparait que comme moyen de subsistance". Une telle conclusion conduit à rapprocher l'existence humaine de la vie animale : "Tandis que le travail aliéné arrache à l'homme l'objet de sa production, il lui arrache sa vie génétique, sa véritable objectivité générique et il transforme l'avantage que l'homme a sur l'animal (l'élaboration de son oeuvre) en ce désavantage que son corps non organique, la nature, lui est dérobé".

Cette analyse philosophico-économique pourrait-on dire est une analyse qui pousse au bout l'édifice intellectuel de MARX, et n'est pas toujours partagée, ni prolongée ensuite, par les marxistes successeurs. Mais de son vivant, elle peut être partagée par nombre de penseurs de son entourage.

 

De l'aliénation à la jouissance

   Le régime de la propriété privée des moyens de production entraine d'autres formes d'aliénation (bien plus explorées par ses successeurs), cette fois dans la consommation : la création de nouveaux besoins ou l'appel à la jouissance constituent la dernière signification du concept d'aliénation que les critiques de la "société de consommation" et de l'"embourgeoisement de la classe ouvrière" ont repris dans les années 1960. La dimension est ici plus morale qu'économique. Il reste que celle-ci évoquée dans les Manuscrits de 1844 contient en germe tous les développements du capitalisme du XXe siècle, avec le rôle stratégique de la publicité dans la constitution des besoins et l'excitation des désirs.

D'une certaine manière, ce passage (dans les Manuscrits de 1844) invalide aussi les conséquences avancées dans Le Capital à propos de l'appauvrissement de la classe ouvrière dans le processus de création de la plus-value relative. En effet, l'allégorie du palais et de la chaumière, c'est-à-dire le maintien de leur inégalité, peut conduire non pas à la révolte, mais tout aussi bien à la satisfaction des individus des classes sociales les moins favorisées, chaque famille possédant de nos jours plus de biens qu'hier. Si la domination trace la voie au travail aliéné, l'aliénation peut s'accommoder de la domination quand la majorité des besoins issus de la propriété sont satisfaits (voir les travaux de HABER - L'aliénation. Vie sociale et expérience de dépossession, PUF, Actuel Marx, 2007 - et RENAULT, Reconnaissance, conflit, domination, CNRS Éditions, 2017 et l'ensemble du numéro d'Actuel Marx de mai 2006). C'est bien à cet ouatage ou feutrage des rapports de classes et d'exploitation que conduit le travail aliéné, en particulier lorsque l'idéologie contribue à en voiler la nature. D'où une sorte d'aliénation de "second niveau".

Jean-Pierre DURAND se fonde sur l'évolution historique du XXe siècle, mais n'oublie pas, je présume, qu'il s'agit là sans doute d'une évolution toute relative. N'oublions pas les écarts immenses persistants de richesses dans le monde entre classes sociales, même s'il peut y avoir des améliorations notables de niveau de vie (les luttes ouvrières plus importantes en fait que du temps de MARX y sont pour quelque chose...). N'oublions pas non plus cette chasse effrénée de la force de travail la moins coûteuse, proche de celle des bénéficiaires (des classes dominantes) du servage et de l'esclavage d'antant, qui constitue encore un des moteurs du capitalisme actuel (voir les conditions de la mondialisation)

 

Jean-Pierre DURAND, La sociologie de Marx, La Découverte, collection Repères, 2018.

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14 mai 2021 5 14 /05 /mai /2021 12:20

  Savoir/Agir, revue française de sciences sociales, prend la suite en mars 2010, de Raisons d'agir, lui-même fondé au cours de l'hiver 1995, noms à la fois l'une et l'autre d'une revue et d'un collectif composé surtout de sociologues. Trimestrielle, publiée comme une autre revue, Zilsel, par les Éditions du Croquant (diffusée sur Cairn.info toutes les deux), elle est l'émanation donc d'un collectif d'intellectuels qui veut intervenir dans les débats publics, "contre l'hégémonie de la pensée néo-libérale" et le "rétablissement des droits de la critique".

Il "veut échapper à la censure des chiffres de vente, de l'audimat, du sondage d'opinion", pour promouvoir "l'autonomie de la recherche" et "la recherche autonome" à l'égard de tous les pouvoirs. Tout en enquêtant (enquête sociologique au sens où l'entendait par exemple Pierre BOURDIEU), sur la société et notamment sur ses parties les plus fragiles (victimes des "marchés libérés"), les membres du collectif veulent défendre les fonctions universelles de l'État, contre le retrait des secteurs dont il avait la charge (l'école publique, les hôpitaux publics, le logement public, etc.).

   En juin 2010, par la collection Savoir/Agir, le comité de rédaction comme le collectif lui-même, veut atteindre une diffusion de 3 000 exemplaires, avec un format inférieur ou égal à 128 pages par numéro. L'avenir de la revue était alors assez incertain. Signe que la revue est peut-être actuellement en rythme de croisière, ses numéros parviennent à offrir sur plusieurs thèmes, une information fournie, entre autres : Justice en réforme, justices en lutte (2010/4, n°14), Le médicament : les dessous d'une marchandise (2011/2, n°16), Europe : la dictature de l'austérité (2013/1, n°23), L'urgence écologique (2015/3, n*33), Conflits d'intérêts (2017/3, n°41), Pour une sociologie du handicap (2019/1, n°47)... L'un des derniers numéro, n°55, porte sur l'ordre policier.

   La revue Zilsel, par ailleurs, se spécialise dans les domaines Science, technique, société. Les Éditions du Croquant, outre les deux revues, publie chaque des ouvrages critiques sur des phénomènes de société.

 

Savoir/Agir, APSEI, 281, Bd Raspail, Paris 14e ; Site internet : editions-croquant.org

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13 mai 2021 4 13 /05 /mai /2021 06:45

  Rappelons tout d'abord que le jaïnisme ou jinisme (Jainamatan de JINA, "vainqueur" et mata "doctrine") est une religion qui aurait probablement commencé à apparaître vers le Xe ou le IXe siècle avant J-C.. Autrement, la tradition jaïne se considère immémoriale : sa lignée de tîrthankara étant perçue sans commencement (manière commode d'apparaître comme la seule tradition valable...) et cyclique. Le jaïnisme ou dharma jaïn revendique près de 10 millions de fidèles dans le monde,ascètes et laïcs confondus, en majorité en Inde (30 000 en Europe et 100 000 aux États-Unis), sans que soit considérée plus avant l'observation de ses préceptes.

Le but de la vie pour les Jaïns est le même que pour l'hindouisme, le bouddhisme et le sikhisme : l'adepte doit atteindre l'illumination menant à la fin des transmigrations de son âme appelée moksha ou nirvana. L'humain doit sortir du flux perpétuel de ses transmigrations : le samsara, par des choix de vie appelés voeux dont le premier, qui mène à tous les autres, est celui de l'universelle non-violence nommée ahimsa, non-violence basée sur la devise clé de "toutes les vies sont interdépendantes et se doivent un mutuel respect et assistance ; la méditation et le jeûne sont aussi des pratiques jaïnes. Les Maîtres éveillés, guides spirituels de cette religion dénommés les Tirthankaras (en sanskrit, "les faiseurs de gué") ont enseigné avec notre ère les principes du jaïnisme. Le terme de chemin de purification est utilisé de nos jours pour décrire la route que doit suivre le pèlerin afin d'atteindre cette illumination.

    Le jinisme doit son nom donc aux adeptes de VARDHAMANA (également appelé MAHAVIRA, "grand héros"), RÉFORMATEUR, AU VIe siècle avant J-C., de la doctrine et de la communauté de Pârsva. Selon la tradition, VARDHAMANA est né dans le Bihàr, vers le temps et non loin du lieu où naquit le BOUDDHA. Princes élevés tous deux dans le faste d'une cour, ils suivent des destins souvent comparables ; les similitudes, cependant, résultent de coïncidences et d'affinités qui tiennent à l'influence de la civilisation ambiante et de l'ascétisme brahmanique sur les deux maîtres : par exemple, il ne semble pas que le BUDDHA et le JINA se soient jamais rencontrés ; mais ce dernier passe pour avoir eu des contacts avec Makhali Gosàla, chef de la communauté des Ajivika (que mentionne aussi le canon bouddhique), et pour avoir été gagné par la rigueur de son ascèse. MAHAVIRA n'en est pas moins une des personnalités les plus originales de l'Inde ancienne ; ce fut assurément, un penseur vigoureux, et, en outre, un remarquable organisateur. A sa mort, la communauté modelée par lui et orientée vers une compassion active atteignit une extension telle qu'elle joua rapidement un rôle important. Au cours ds âges, elle a manifesté sa vitalité. Peu nombreuse actuellement, elle est néanmoins respectée : elle dispose en Inde d'une puissance économique enviable, jouit d'un prestige qui tient aussi à son rayonnement intellectuel et moral. A la différence du bouddhisme, religion missionnaire, le jinisme n'a guère cherché à s'étendre hors des frontières. Et s'il comptait en 1981 seulement 3 200 000 fidèles (réellement fidèles...), c'est que les exigences de sa perfection ne lui ont jamais permis d'atteindre qu'un nombre restreint d'adeptes. (Colette CAILLAT, Marie-Simone RENOU)

 

     La non-violence est la loi première du jaïnisme. Elle montre que l'humain sais se contrôler et est une des clefs indispensables pour brûler son karma et atteindre l'éveil (moksha). La violence est définie comme une atteinte à ce qui vit, par un manque de soin ou d'attention, mais son sens n'est pas limité à cela. Il est sûr que de blesser, d'attacher; de faire du mal à une créature, d'exploiter ceux qui travaillent, de surcharger, d'affamer ou de ne pas nourrir quand il le faut, constituent des formes de violence et, comme telles, doivent être bannies. la renonciation à la violence peut être complète ou partielle. La renonciation complète s'accomplit de neuf façons (pour certains éveillés) : par soi-même, par un moyen, ou par approbation, et, chaque fois, par pensée, par la parole et par le corps. Pour un laïc, la renonciation complète est impossible. Aussi est-il demandé de se décharger de ses responsabilités terrestres avec le minimum de préjudice pour les autres. De plus, il ne faut pas croire que le jaïnisme est une religion unifiée. Outre un grand schisme intervenu en 79 après J-C., entre deux philosophies différentes, il existe autant d'approches qu'il y a d'éveillés...

Toutes se centrent sur la personne, et l'objectif est de libérer l'âme des multiples réincarnations. Il ne faut point chercher, même si les conséquences de la mise en oeuvre de la non-violence les favorisent, des préoccupations sociales et encore moins politiques, comme on le fait habituellement maintenant en Occident. Et ceci d'autant plus que le mode matériel est considéré est considéré comme rempli d'illusions et comme une véritable prison. Les multiples exercices d'ascétisme détaillés dans de nombreux ouvrages des Maitres, ont pour but de se débarrasser de toutes attaches envers ce monde, même si par ailleurs, on compte parmi ceux-ci - dans le cadre des stades de qualification spirituelle - le jeûne; la confession pénitence, la bonne conduite envers les autres, le service des membres de la communauté, l'étude, le recueillement, avec le soin (on peut se demander si ce n'est pas figure théorique) d'éviter les formes pathologiques et malignes qu'ils peuvent présenter...

Cette non-violence implique entre autres choses le végétarisme. La pratique alimentaire jaïne exclut la plupart des racines, car l'on pourrait causer du mal à un animal en les déterrant, et l'on détruit de facto une vie végétale. Les véritables ascètes et les pieux laïques jaïns ne mangent pas, ne boivent pas ou ne voyagent pas après le coucher du soleil et ne se lèvent pas avant son apparition, toujours pour éviter de blesser un être vivant par manque de lumière ou à cause des lampes, des bougies, etc. qui pourraient brûler les insectes attirés par leurs flammes dans la nuit. Certains jaïns pratiquent la mort pacifique par le jeûne, afin de respecter leurs voeux de non-violence et d'ascèse, et en raison de leur grand âge ou d'une maladie incurable (tradition panindienne qui existe aussi dans l'hindouisme.

   Profondément influencé par le jaÏnisme particulièrement présent au Gujarat, le Mahatma GANDHI s'en inspire dans sa propre approche de la non-violence. Il est attiré par la façon de vivre jaïne, paisible et respectueuse de la vie. Il a aussi été inspiré par sa description même de la violence, définie en quatre catégorie : la violence accidentelle, parfois inévitable dans l'accomplissement des tâches domestiques ; la violence professionnelle, dans laquelle entre au premier plan l'intention première et mentale, malgré des conséquences des occupations diverses (agriculture, commerce, industrie, médicales...), la violence défensive, et la violence intentionnelle. Concernant la violence défensive, le jaÏnisme, avec l'hindouisme, considèrent que celle-ci peut être justifiée. UN soldat, qui tue ses ennemis dans un combat, accomplit un devoir légitime : les communautés jaïnes (pas toutes en fait) acceptent d'utiliser la puissance militaire pour leur défense et celle des autres, et il y a des laïcs jaïns, dans le passé et aujourd'hui. A ce sujet, GANDHI dit : "Ma non-violence n'autorise pas qu'on s'enfuie du danger en laissant les seins sans aucune protection. Je ne peux que préférer la violence à l'attitude de celui qui s'enfuit par lâcheté. Il est tout aussi impossible de pré^cher la non-violence à un lâche qui de faite admirer un beau spectacle à un aveugle. La non-violence est le summum du courage". Également, GANDHI considère qu'entre la violence et l'absence d'action, l'acceptation de l'oppression, il préfère toujours la violence.

 

Colette CAILLAT, Marie-Simone RENOU; Jinisme, dans Encyclopedia Universalis, 2014. VILAS ADINATH SANGAVE, Le jaïnisme, Guy Trédaniel éditeur, 1999. Site Internet : jainworld.com.

GANDHI, Tous les hommes sont frères, Gallimard, 1969.

 

RELIGIUS

 

Réédité suite à bug... le 13 mai 2021 en remplacement du "vide" du 5 mai...

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