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2 janvier 2018 2 02 /01 /janvier /2018 08:48

  Parce que tout simplement l'espèce humaine n'est pas une espèce aquatique, que les mers et océans occupent une majeure partie de la surface de la planète, et que pour y évoluer, il est nécessaire d'avoir une certaine technologie et une certaine connaissance des courants marins. La marine dépend plus que l'armée de terre de ses matériels et on ne peut trouver un équivalent récent de cette dépendance que pour l'air et encore plus pour l'espace.

   Le milieu maritime est le domaine d'élection, explique Hervé COUTEAU-BÉGARIE, des révolutions militaires. L'innovation ne s'impose pas automatiquement (les résistances y sont autant politiques, sociales, q'économiques...), mais lorsqu'une puissance l'adopte, les autres doivent suivre sous peine d'être surclassés. Le passage de la galère au vaisseau est très rapide (en quelques décennies) alors que la diffusion de l'artillerie ne modifie la physionomie de la bataille qu'au bout de plusieurs siècles. de même le cuirassé monoculaire se généralise en quelques années, entre 1905 et 1914, alors que la mitrailleuses, qui existe déjà durant la guerre franco-allemande de 1870, est encore largement sous-estimée en 1914.

Ce primat apprend du matériel entraine, en fait, celui des idées, les navires étant construits en fonction de doctrines stratégiques et une erreur fondamentale de conception ne se rattrape pas. La formation des hommes, leur entraînement et leur qualification aussi. 

      L'évolution technique va de la galère au sous-marin

Hervé COUTEAU-BÉGARIE toujours présente cinq grandes étapes de l'évolution technique des navires de guerre.

- Dès le second millénaire av JC, les Egyptiens et les Crétois entretiennent des marines de guerre avec des navires spécialisés. Ils demeurent légers et peu nombreux. L'une des premières batailles navales connues, au VIIIe siècle av JC n'oppose que 12 avirons syriens à 18  navires assyriens. Ce qui n'empêchent pas dans des chroniques la magnification à titre de propagande à la gloire du souverain vainqueur (et parfois vaincu!, tant la propagande est ce qu'elle est à cette époque...) de ces pauvres batailles. Ce n'est qu'au VIIe siècle av JC qu'apparait la trière, premier navire exclusivement conçu pour le combat et qu'au Ve siècle que les cités grecques disposent de flottes constituées, nombreuses (50 trières athéniennes avant la Première Guerre médique, 200 avant la Deuxième) et capables de conduire des opérations stratégiques.

- Dès l'Antiquité, on assiste à une spécialisation des navires : liburnes légères pour la reconnaissance et la chasse aux pirates et, pour le combat, des navires moyens (trirèmes puis quinquérème à l'époque hellénistique) et lourds (polyènes).

- Au temps de la marine à voiles, les vaisseaux sont divisés en cinq rangs (selon le nombre de canons qu'ils embarquent) et accompagnés de frégates et de corvettes, qui sont affectées à la course, à la reconnaissance, à l'escorte...

- A l'ère de la vapeur, la diversification s'accentue : les capital ships sont cuirassés, lourdement armés et protégés, conçus pour la bataille ; les croiseurs de bataille, plus rapides et moins protégés, précèdent la flotte, les croiseurs sont affectés à la lutte anti-surface, contre les corsaires ou les bâtiments plus petits ; les torpilleurs et les destroyers protègent les capital ships et le trafic contre les dangers sans-marin et aérien.

- La Seconde guerre mondiale, confirmant et amplifiant la Première, entraine une nouvelle mutation qui consomme la décadence du cuirassé, déclassé face à ses adversaires sous-marin et aérien. Il est progressivement relégué au rang de batterie flottante, d'ailleurs extrêmement précieux lors des débarquement. 

Il faut sûrement ajouter à cela l'apparition juste avant la Seconde guerre mondiale des porte-avions, véritables bases aériennes sur mer, qui constituent encore maintenant une pièce maîtresse dans la stratégie navale.

      L'évolution tactique du choc, de la manoeuvre, du feu

Hervé COUTEAU-BÉGARIE distingue là deux grandes périodes.

- La trière permet de concevoir des tactiques élaborées, dont on trouve la première trace certaine à la bataille de Ladé (494 av JC). Elle combine la manoeuvre (avec ses rameurs, elle peut fournir des vitesses de combat élevées) qui peut être enveloppante ou frontale, le choc (elle dispose d'un éperon et de grappins pour l'abordage et les Romains y ajoutent le corvus, la passerelle amovible) et le feu (avec des armes de jet très diverses : balistes, pierriers, pots enflammés). La nature du navire de guerre ne varie guère pendant plus de deux millénaires. A Lépante (1571) a lieu la dernière bataille de galères. Surclassés par les vaisseaux de haut bord, les galères ne se maintiennent que dans des mers étroites et parsemées de hauts fonds : on en  trouve encore en Baltique au début du XIXe siècle.

- A partir du XVIe siècle, l'apparition de ce vaisseau de haut bord armé de canons entraine une mutation décisive : le choc code la place au feu : les vaisseaux ne sont que des batteries flottantes à la mobilité très réduites, condamnant les combats navals à n'être plus que des duels d'artillerie (relativement inefficaces par suite de la résistance des vaisseaux) entre flottes dispersées en lignes de file, seule formation adaptée à un tel instrument, du moins tant que les adversaires sont de force comparable. Le passage du vaisseau à voiles au cuirassé à vapeur, si important sur le plan de la manoeuvre, ne remet pas en cause le primat de la puissance de feu. Le choc ne fait plus que des apparitions intermittentes. Tous les bâtiments de ligne sont pourvus  d'un éperon jusqu'au début du XXe siècle, mais l'expérience des guerres chicano-péruvienne (1881), sino-japonaise (1894) et russo-japonaise (1904-1905) confirme la restauration du feu. Simplement, celui-ci ne s'incarne plus dans la seule artillerie, il devient polymorphe, avec la mine, la torpille, la bombe, le missile...

    L'évolution stratégique

Suivant toujours le même toujours, la guerre sur mer a, dès l'origine, revêtu des formes diverses. le combat entre flottes constituées n'en a été qu'une modalité parmi d'autres. Dans l'Antiquité, la flotte athénienne avait trois missions fondamentales : la protection des côtes de l'Attique, la destruction des forces navales ennemies pour assurer la maitrise de la mer et l'attaque des côtes ennemies. Donc une dimension défensive et deux missions offensives. A côté de la guerre d'escadres, dimensions purement militaire de la guerre navale, on voit très vite se développer une guerre de course à finalité économique et qui relève principalement de l'initiative privée, sanctionnée par l'Etat, qui délivre des lettres de marque (autorisation d'opérer). Il s'agit tout simplement d'acheminer des marchandises le plus vite possible et de couler ou de s'approprier de celles des concurrents ou adversaires). Ces deux guerres ont coexisté, comme sur terre la grande guerre et la guérilla, mais avec deux différences :

- sur mer, la guerre d'escadres n'est pas exclusive de la guerre de course, les deux peuvent se dérouler simultanément sur le même théâtre, à la différence de ce qui se passe sur terre où la grande guerre refoula la guérilla sur les arrières ou dans des zones peu accessibles ;

- la guerre de course a jusqu'à son abolition au XIXe siècle toujours été regardée comme un genre licite pour un Etat, alors que la guérilla terrestre est généralement le fait de combattants irréguliers, non investis d'une autorité ou d'une délégation étatique.

   La bipolarité de la stratégie maritime est l'une des caractéristiques les plus remarquable de la guerre sur mer. La plupart des auteurs ne l'ont cependant guère soulignée, tant ils se focalisent sur l'étage noble, la guerre d'escadres, avec son point culminant : la bataille décisive ou plutôt supposée telle, car, dès le XVIIIe siècle, beaucoup ont souligné qu'en mer il n'y en a pas. Cette bipolarité est surtout théorisée au XXe siècle par l'amiral CASTEX et Bernard BRODIE.    

  L'existence d'une stratégie navale est longtemps déniée et parfois surgissent à la fin du XIXe siècle, des plaidoyers en sa faveur. Ainsi (voir Wikisource) l'article La stratégie navale, anonyme écrit dans la Revue des Deux Mondes, tome 94, en 1889. Si aujourd'hui aucun auteur sérieux ne nie sa réalité, beaucoup estiment, à l'instar d'ailleurs de ceux qui contestent l'autonomie de la stratégie aérienne, qu'il n'y a pas de stratégie navale dissociée d'opérations terrestres et aériennes. Une bonne partie de l'argumentation des auteurs reste orientée par la défense d'intérêts "professionnels" au sein des armées, vivace lors des multiples arbitrages budgétaires entre l'Air, la Mer, la Terre, et maintenant l'Espace. Des amiraux montent au créneau pour valoriser les marines et leur rôle, des généraux défendent la suprématie multiséculaire des armées de terre et d'autres élaborent des scénarios d'usage de l'aviation militaire... Autant dire que lorsqu'on discute stratégie navale, il ne s'agit pas seulement d'une vision théorique indépendant des conflits inter-armes, même si, avec le temps, de plus en plus d'auteurs entendent discuter de stratégie globale, et, de plus en plus, on évite chez ces amiraux, généraux et aviateurs des envolées verbales trop limitées et trop exclusives... 

    Quand on discute stratégie navale, on ne prend souvent en compte que les luttes inter-étatiques. Or, la piraterie a longtemps eu une très grande importance, tant dans les mers que dans les océans, et il faut même attendre le XVIIIe siècle pour voir les vaisseaux pirates (les vrais, non accrédités...) disparaitre peu à peu. Longtemps, par exemple, la mer Méditerranée a été peu sûre pour le commerce et les navires pirates formaient des acteurs économiques (très agressifs) à part entière, au moins pendant deux grandes périodes, dans l'Antiquité, jusqu'à la "pacification maritime" romaine, et lors du "partage" des eaux entre Chrétiens et Maures, les uns et les autres considérant les autres comme des pirates... Encore aujourd'hui, avec l'affaiblissement des Etats, ressurgissent de temps à autres de véritables compagnies maritimes pirates qui écument notamment les mers asiatiques. Lesquelles mêlent à leurs activités de transport de marchandises illégales (biens et humains...), des contrats clandestins avec des Etats soucieux de contourner des embargos et des activités de racket visant notamment les touristes en navigation de plaisance... Une stratégie navale doit se préoccuper encore aujourd'hui de la sécurité maritime (contre ces pirates), et des moyens de guerre doivent très souvent y être utilisé. S'ils n'ont plus la même importance qu'auparavant ( comme notamment lors de l'ère des galères), des moyens financiers considérables étant requis pour la construction et l'entretien des navires, et si la piraterie ne peut plus rivaliser avec les puissances étatiques, elle conserve parfois une activité de nuisance indirecte sur les aspects militaires de la stratégie maritime (que l'on songe simplement au transport des armements faisant l'objet du commerce clandestin). 

 

Hervé COUTEAU-BÉGARIE, Traité de stratégie, Economica/ISC, 2002. Le directeur d'études à l'Ecole Pratique des Hautes Études et directeur du cours d'introduction à la stratégie au Collège Interarmées de Défense est l'auteur d'une (monumentale) étude sur l'Evolution de la pensée navale (en 8 tomes), parue aux éditions Economica entre 1999 et 2007.

 

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2 janvier 2018 2 02 /01 /janvier /2018 08:29

       Ce livre du vice-amiral Pierre LACOSTE, qui date de 1981, d'une période de renouveau de l'intérêt sur les questions stratégique, pourrait n'être qu'un ouvrage à mi-chemin entre le manuel de recrutement/propagande pour la marine et la vulgarisation dans le grand public de questions-clés dans la stratégie navale. Mais parce que les livres qui traitent globalement de stratégie navale sont plutôt peu nombreux et parce que celui-là aborde réellement toutes les problématiques plus savamment étudiées ailleurs, sa lecture s'avère extrêmement utile, surtout pour une première approche d'esprits curieux sur ces questions. Ecrit par un expert, praticien et théoricien à la fois, Stratégie navale fourmille de points d'accroche, appuyés par beaucoup de schémas, de tableaux et de notes hors texte principal. 

   Organisé en 6 chapitres d'égale importance, il veut communiquer de toute évidence au lecteur, les sentiments d'aventures, d'importances et de passions que peut procurer la mer. Abordant successivement les données fondamentales de la puissance navale, ce qui constitue pour lui deux grandes novation, la double révolution nucléaire et l'apparition d'une nouvelle puissance navale, l'URSS (qui bénéficie d'ailleurs aujourd'hui à la Russie), le cadre et les conditions des affrontements en mer, les types différents de navires (croiseurs, frégates, corvettes, sous-marins, porte-avions, avions de patrouille maritime, les principales formes de combats, les stratégies navales de demain... l'auteur donne un panorama assez complet de ce qu'est la stratégie navale aujourd'hui, malgré l'"ancienneté" de son ouvrage. Y manquent bien entendu, et c'est compréhensible, des développements sur les technologies de missiles et les problématiques d'interopérativité entre les différentes armes. Sans doute l'ouvrage aurait-il été plus complet s'il ne se limitait pas fortement à des problématiques occidentales et s'il faisait une petite excursion du côté de la géopolitique des océans. Mais il ne pouvait prévoir l'importance colossale qu'ont les changements climatiques sur cette géopolitique et sans doute son analyse d'alors aurait-elle parue un peu vieillie. 

     On ne peut que saluer l'initiative d'écrire et de faire publier ce livre, d'autant qu'il abonde de schémas très clairs et qui invitent à aller plus loin, malgré l'absence d'une bibliographie. De bout en bout, cet ouvrage communique la passion de Pierre LACOSTE pour la mer, même au milieu de considérations très techniques. Il manque dans la littérature sur la défense d'aujourd'hui un ouvrage de ce genre, avec un peu moins de candeur peut-être. Heureusement, mais il s'agit là d'un pavé, que l'étude sur la pensée navale de COUTEAU-BÉGARIE existe... Pour un pays qui ne manque pas de traditions maritimes mais dont l'ensemble de la littérature militaire reste centrée sur la terre, on peut le regretter, d'autant qu'avec la montée des eaux des océans, le milieu maritime va prendre de plus en plus d'importance.

   On peut lire en quatrième de couverture cette présentation : "Contrairement aux Britanniques, pour qui tout ce qui touche à la mer fait partie de la culture nationale, peu de Français connaissent les choses de la marine. Les fondements de la stratégie navale, le cadre et les conditions des affrontements en mer, le rôle des hommes, les caractéristiques des navires, des sous-marins, des aéronefs, la vérité des techniques et des tactique de la guerre navale moderne ne sont connus que de quelques initiés. 

A une époque où les tensions internationales font craindre à nouveau pour la paix (nous sommes alors aux débuts des années 1980, mais aujourd'hui avec des Etats-Unis en dérive stratégique et en délire verbal, on peut craindre des dérapages), une nouvelle grande puissance navale l'URSS, aujourd'hui présente sur toutes les mers, constitue un défi pour les marines occidentales (défi toujours présent...). Comment intégrer les leçons du passé et tenir compte des mutations de notre temps? Quelles sont les perspectives de la stratégie navale dans le monde d'aujourd'hui? La dissuasion nucléaire interdit le recours délibéré à la guerre ouverte, mais il fait être en mesure de faire face aux multiples occasions de conflit, notamment sur les mers. Par les responsabilités qu'elle assume dans la dissuasion comme dans la mise en oeuvre des stratégies indirectes, la marine est appelée à jouer un rôle déterminant dans le maintien des équilibres du monde et dans la sauvegarde de la paix".

Pierre LACOSTE, Stratégie navale, guerre ou dissuasion?, Fernand Nathan, 1981, 320 pages.

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1 janvier 2018 1 01 /01 /janvier /2018 13:08

      Ce texte d'un seul tenant, paru d'abord en 1958 sous l'égide de l'UNESCO, et en 1969 par la commission française pour l'UNESCO, extrait de Tous les hommes sont frères (Folio essais numéro130), est une compilation de textes choisi par Krishna KRIPALANI (1907-1992) auteur et homme politique indien, qui produisit également nombre d'oeuvres littéraires très diverses. Il s'agit là de An Autobiography or the story of my expérimenté with Truth, de Mohandas Karamchand GANDHI lui-même paru en deux volumes successivement en 1927 et 1939 (édition de 1948), de Mahatma Gandhi, the last phase, de PYARELAL, en deux volumes, de 1956 et 1958, de Mahatma life of Mohandas Karamchand Gandhi, de D.G. TENDULKAR, de 8 volumes de 1951 à 1954, de The Collected works of Mahatma Gandhi, paru en 1958, de The mind of Mahatma Gandhi, compilé en 1945 et de Sections from Gandhi, de Nirmal Kumar Rose, de 1948.

    Malgré la multiplicité des sources, le texte est d'une cohérence limpide, comme si GANDHI lui-même l'avait écrit de part en part, et comme s'il était écrit précisément au moment où il combat pour l'Indépendance de l'Inde. Revenant sur sa perception intime de la vie et sur la voie de la non-violence qu'il s'est choisie, le Mahatma reste humble, à l'échelle d'un être humain qui entend à sa modeste mesure contribuer au bien de l'Humanité, à commencer par tous ses proches. Très loin d'une représentation hollywoodienne, même si elle est relativement fidèle (voir le film biographique de R. ATTENBOROUGH, déjà cité dans ce blog), il restitue à la dimension de l'individu, les fondements de son action. Il ne se situe pas comme un érudit philosophe et confesse n'avoir lu que très peu de livres passé son adolescence. Du reste, il se sert plutôt de son expérience personnelle que d'une connaissance livresque pour faire partager à ses compagnons ses visions de la non-violence. Ascétique et recherchant toute sa la voie de l'ascèse, il ne se revendique que superficiellement de l'Hindouisme (et s'il avait connu plutôt sa position à propos des Intouchables, sans doute ne l'aurait-il même pas mentionné), même si évidemment son appartenance à la caste des Bania, troisième caste hindoue, marque sa vision des choses. Grand voyageur (de l'Inde à la Grande Bretagne, de la France à l'Afrique du Sud) même s'il ne fixe principalement qu'en Afrique du Sud et en Inde, il prend conscience de la diversité du monde et intègre constamment cette donnée dans ses activités d'avocat, où il cherche bien plus la conciliation et la médiation que la confrontation. 

  "Ainsi, écrit-il, à chaque nouvelle étape, mes efforts pour venir en aide aux Indiens d'Afrique du Sud me faisaient découvrir, peu à peu, les différentes exigences qu'implique le respect de la vérité. Tel un arbre immense, elle donne d'autant plus de fruits qu'on en prend soin. A l'image d'une mine où plus on creuse en profondeur, plus précieux sont les diamants qu'on y découvre, il est remarquable que plus on explore la vérité, plus nombreux et variés sont les services qu'elle nous fait assumer. 

L'homme et les actes sont deux choses distinctes. Alors qu'il convient d'approuver une bonne action et d'en réprouver une mauvaise, il faut toujours, selon le cas, respecter ou plaindre l'auteur de cet acte. "Tu dois haïr le péché mais non le pécheur." C'est là un précepte assez facile à comprendre mais difficile à mettre en pratique. C'est pourquoi la haine répand son poison à travers le monde.

L'ahimsà est le fondement de cette recherche de la vérité. Ne pas tenir compte de cet appui indispensable serait aussi fragile que bâtir sur le sable. S'il convient de s'opposer à certains systèmes et de les détruire, au contraire, le fait de s'en prendre à leurs auteurs reviendrait à couloir se prendre soi-même pour cible. Car, c'est le même pinceau qui nous a tous dessinés. Nous sommes les enfants d'un seul et même Créateur ; et, à ce titre, nous avons en nous des forces divines qui sont infinies. Maltraiter ne serait)ce qu'un seul être humain, c'est porter atteinte à ces forces divines et nuire, de ce fait, aux autres hommes".

    GANDHI, pour maitriser ses passions, qui précisément ferait confondre le système injuste et les acteurs, personnellement, de ce système, s'impose un régime alimentaire et une ascèse sexuelle, qui lui permettent de puiser une énergie afin de le combattre efficacement. Constamment fidèle à la Couronne Britannique, jusqu'à participer, dans le corps des secours aux blessés, à plusieurs guerres menées par l'impérialisme anglo-saxon, et s'abstenant justement de toute action qui pourrait l'affaiblir pendant ces guerres, il mène ses compagnes de désobéissance civile massive, toujours dans le même esprit : contraindre les opérateurs du système à la conciliation, jouant nécessairement (des mêmes armes : jeûne, grève de la faim) contre les forces violentes existantes au sein même du mouvement de libération. 

   "il n'est pas question, écrit-il, de vouloir justifier ma conduite en faisans appel aux seuls principes de l'ahimsà ; car selon son échelle de valeurs il n'y a pas lieu de faire de distinctions entre celui qui porte les armes et celui qui travaille pour la Croix-Rouge. Tous deux prennent part à la guerre ey contribuent au fonctionnement de son engrenage. Tous deux sont coupables du crime de guerre. Pourtant, même par§s y avoir mûrement réfléchi au cours de ces années, j'estime qu'étant donné les circonstances particulières où je me trouvais lors de la guerres des Boers, de la Première Guerre mondiale et de la prétendue révolte des Zoulous au Natal de 1906, j'étais tenu d'agir comme je l'ai fait dans chacun de ces cas.

Une multitude de forces pèsent sur notre vie. La navigation serait aisée si, à partir d'un seul principe général, on pourrait dédier automatiquement toutes les décisions à prendre. Mais je n'ai pas le souvenir d'une seule fois où j'aurais pu agir avec une telle facilité. Etant moi-même fermement opposé à la guerre, je n'ai jamais voulu m'entrainer à manier une armes. Et pourtant, plus d'une fois, j'aurais pu en avoir l'occasion. C'est grâce à ce refus qu'il m'a été permis de ne pas directement porter atteinte à une vie humaine. Mais, tant que j'acceptais de vivre sous un régime fondé sur la force en profitant sciemment des facilités et des privilèges que le gouvernement mettait à ma disposition, mon devoir était de l'aider de mon mieux, dès lors que la guerre rendait sa tâche plus difficile. Sinon, il m'aurait famé refuser toute collaboration avec ce régime et renoncer aux avantages que j'y trouvais dans toute la mesure du possible".

C'est précisément au nom de cela que GANDHI mène de front pendant la lutte pour l'Indépendance de l'Inde, désobéissance civile et mise en place d'alternatives économiques et politiques. On ne peut faire autrement pour combattre un système (et les injustices qui lui sont intrinsèques), si on ne veut pas, au bout du compte, se retrouver à la tête de ce même système, celui-ci ayant simplement changer de maîtres. Il se refuse de prôner par ailleurs son propre système, un "gandhisme" dont il n'a que faire. Et d'ailleurs si beaucoup considèrent que son action pour l'indépendance politique de l'Inde est couronnée de succès, il considère pourtant qu'il a globalement échoué, la partition de l'Inde entre Hindous et Musulmans, la naissance du Pakistan étant à ses yeux les vecteurs de nouvelles injustices. Jusqu'à son assassinat, il oeuvre à les empêcher. 

 

 

GANDHI, La voie de la non-violence, Gallimard, 2006, 120 pages.

 

 

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30 décembre 2017 6 30 /12 /décembre /2017 08:56

   Alfred Thayer MAHAN est un officier de marine, historien et stratège naval des Etats-Unis, connu surtout pout son ouvrage The Influence of Sea Power upon History, 1660-1783, paru en 1890. Il influence la stratégie militaire de son pays et, au-delà, de nombreux officiers de marine de plusieurs pays en Europe et en Asie. Sa carrière et son action se situe dans l'expansion impérialiste des Etats-Unis juste après la guerre de Sécession auquel il participe. 

 

Un officier de marine de carrière et un théoricien de la stratégie navale.

   Dans les années 1880, la situation de la marine américaine n'est guère brillante. Ses vaisseaux sont pour la plupart de vieux croiseurs en bois datant de la guerre de Sécession et quelques cuirassés monitors subissent de multiples réparations. L'avancement est extrêmement lent, et l'existence même de l'US Navy est mise en question. Cet état de la marine n'est pas isolé car l'armée de terre, même si elle est privilégiée, est elle aussi amoindrie, c'est là une des conséquence de cette guerre de Sécession pourtant terminée depuis plus de quinze ans qui laisse l'ensemble du pays en convalescence.

Quelques officiers supérieurs entreprennent alors de réformer la marine en poursuivant un double objectif. Ils veulent d'abord développer leur profession en lui donnant une science et une pratique spécifiques. En même temps, ils entendent prouver la nécessité de la marine en montrant qu'elle joue un rôle crucial dans le bien-être de la nation. Le chef de file de ces réformateurs est alors Stephen Bleecker LUCE. Ce dernier est le premier penseur américain de la stratégie navale. Il le fait en suivant les traces de JOMINI. Le Naval War College précède l'US Army War College, qui n'est créé qu'en 1901, et il devient un modèles pour les marines européennes où l'équivalent n'existe pas. Enfin, LUCE sut choisir, pour enseigner la guerre navale, Alfred Thayer MAHAN. 

Après des cours de l'art de la guerre et de l'histoire militaire à l'Université de Columbia et l'obtention d'un diplôme de l'Académie navale en 1859, il participe durant la guerre de Sécession au blocus des côtes sudistes. Il sert sous les ordres de LUCE à l'Académie navale et sur le navire Macedonian. Il publie en 1883 son premier ouvrage consacré aux opérations navales de la guerre civile. C'est la lecture des oeuvres de JOMINI à New York en 1886 qui entraine véritablement le départ de sa réflexion stratégique, notamment L'Histoire critique et militaire des guerres de la Révolution et le Précis de l'art de la guerre.

Se décidant à faire une analyse critique des campagnes et des batailles navales, il utilise surtout JOMINI, l'archiduc CHARLES, HAMLEY, mais pas CLAUSEWITZ. Comme Stephen B. LUCE, il réagit contre le technicise ambiant et veut insister sur les éléments humains de la guerre. Il ambitionne de donner bien plus de rôle à l'US Navy, laquelle avait dans les années 1880 une mission purement défensive des côtes et de protection du commerce. En étudiant l'histoire européenne des XVIIe et XVIIIe siècles, MAHAN montre comment la "puissance maritime" (sea power) s'est révélée vitale pour la croissance, la prospérité et la sécurité des grandes nations. Son étude historique lui permet de découvrir, par une méthode comparative, les "principes immuables" de la stratégie navale. Il s'établit comme directeur du Naval War College en 1886, tout en retrouvant le commandement de l'escadre de l'Atlantique Nord. Il y appelle à une investigation scientifique des problèmes de la guerre navale, et entend faire pour cette science navale ce que JOMINI a fait pour la science militaire. Son intervention se situe dans l'activité de forces politiques aux Etats-Unis prêtes, dans ces années-là, à pousser les intérêts du pays hors de ses frontières. Dans la foulée de ses Cours, il publie en 1890 son Influence of Sea Power qui a tout de suite un très grand succès, assurant la survie encore menacée du Naval War College.

L'influence de JOMINI sur MAHAN est surtout visible dans la partie de sa réflexion qui concerne les moyens d'assurer la puissance maritime et de l'utiliser au mieux, c'est-à-dire la stratégie navale. L'amiral LUCE avait comme objectif de transposer sur mer les méthodes de la guerre terrestre. MAHAN le fit dans ses leçons de stratégie et de tactique. Rudimentaires au début, elles deviennent peu à peu le fondement de l'instruction au Naval War College. L'ensemble de ces leçons est publié en 1911 sous le titre Naval Strategy.

Le principe de concentration est l'ABC de la stratégie, c'est "le résumé de tous les facteurs de la guerre", "la base de toute puissance militaire". MAHAN souligne que, lors de la bataille navale de Tsoushima, l'attaque des Japonais eut lieu sur une aile, l'avant de la ligne russe. Il veut que la flotte des Etats-Unis soit concentrée sous un seul chef, en un seul corps. A l'époque où il écrit, la concentration s'opère dans l'Atlantique, mais, dit-il, "les circonstances, c'est-à-dire le développement de nos relations internationales, nous fixeront à chaque époque, sur l'endroit où nous devrons grouper nos forces". Une puissance maîtresse de la mer, comme le fut fréquemment la Grande Bretagne, peut se jeter en force sur n'importe quel point. Elle profite alors de sa position centrale. Il accorde beaucoup d'importance aux positions, aux "lignes intérieures". Les positions, les points stratégiques représentent pour lui des éléments très importants. Cuba, par exemple, surveille le golfe du Mexique, et les croiseurs américains peuvent s'appuyer sur la base de Guantanamo. Par la suite, précisément sur cette zone, les Etats-Unis, même lorsque la révolution "marxiste" cubaine éclate et perdure, tiendront à cette position, et ses voisins seront obligés de la respecter. 

MAHAN ne croit pas cependant que la possession de points stratégiques soit l'élément le plus important de la puissance maritime. "Ce qui la constitue en premier lieu, écrit-il, c'est la marine qui flotte" et qui circule. L'occupation de positions ne suffit pas, JOMINI a bien montré que NAPOLÉON avait comme premier objectif la force organisée de l'ennemi, c'est-à-dire son armée en campagne. Les places doivent être tenues pour inférieures à l'armée en campagne, et JOMINI a bien dit que, lorsqu'un Etat en est réduit à jeter la plus grande partie de ses forces, il est près de sa ruine. MAHAN transpose les idées de JOMINI à la guerre sur mer : "En matière de guerre maritime, la marine représente les armées en rase campagne ; les ports vers lesquels elle se retourne pour s'uy réfugier après une bataille ou une défaite, pour s'approvisionner ou pour se réparer, correspond aux places fortes (...). Dans la guerre sur mer, l'offensive appartient à la marine ; et, si celle-ci se confine dans la défensive, elle ne fait qu'emprisonner une partie des hommes spécialisés dans les garnisons, où des hommes sans compétence spéciale agiraient aussi bien". MAHAN n'est pas d'accord avec CLAUSEWITZ, pour qui "la défensive est une forme de guerre plus forte que l'offensive". Le désavantage radical de la défensive est évident, car elle amène à disséminer ses forces. Le privilège de l'initiative appartient à l'offensive, de même que la concentration. Pour lui, il ne fait pas confondre les domaines politique et militaire. Politiquement, les Etats-Unis ne sont pas agressifs. Mais la conduite de la guerre est une question militaire, et les plus grands maîtres en la matière enseignent qu'une guerre purement défensive mène à la ruine. Une armée préparée à l'offensive a, de plus, une valeur dissuasive. Sur mer, l'objectif doit toujours être la destruction de la flotte ennemie par la bataille.

L'art de la guerre, estime encore MAHAN, doit être conçu de façon vivante. Il a sa source dans l'esprit de l'homme et doit tenir compte de circonstances très variables. Loin d'exercer une contrainte rigide, les principes sont simplement des guides qui avertissent que l'on fait fausse route. L'habileté de "l'artiste en matière de guerre", dit-il, consiste à appliquer correctement les principes en fonction de chaque cas particulier. ces principes, MAHAN les reprend à JOMINI, et il les redéfinis simplement en termes de stratégie navale. Les deux stratèges croient au caractère immuable de ces principes et à la validité des leçons de l'Histoire. Cela empêche sans doute MAHAN de percevoir toutes les implications des progrès technologiques. Il ne vit pas le rôle que pourraient jouer les sous-marins, alors qu'à la fin de sa vie ceux-ci étaient déjà des instruments de guerre perfectionnés.

Quoi qu'il en soit, l'oeuvre de MAHAN eut des conséquences immenses pour la politique et la stratégie navale des Etats-Unis, au point que l'on peut parler de "révolution mahanienne". L'oeuvre de MAHAN donne sa caution scientifique à une école de pensée qui rejette un rôle de pure défensive côtière et de "guerre de course" pour la marine. La cathédrale de cette foi proclamée dans le rôle premier du cuirassé (battleship) fut naturellement le Naval War College. Ses adeptes reçurent le nom d'"Ecole de l'eau bleue"("Blue Water School"), car ils ne concevaient l'action des flottes qu'en haute mer, et pas le long des côtes. En 1890, la construction des premiers cuirassés était autorisée par le Congrès, donnant le coup d'envoi à la formation d'un complexe militaro-industriel naval de premier plan. En quelques années, la politique navale des Etats-Unis devint celle préconie par MAHAN. La bataille décisive devait avoir lieu quelque part au milieu de l'Océan, loin des côtes américaines, mais sans trop allonger les lignes de communication de la flotte.

Les idées de MAHAN furent acceptées par des générations d'officiers de marine américains. Elles leur fournissaient un support argumenté et scientifique, cautionné par l'Histoire. L'US Navy était également satisfaite, non seulement de faire parts égales avec l'Army, mais également de se voir confier la "première ligne de défense", ce qui lui permettait de réclamer tout l'équipement et les financements nécessaires. l'expression "maîtrise" de la mer" (command of the sea) flattait l'ego. De plus, la stratégie de MAHAN semblait avoir établi des vérités définitives : il ne serait plus nécessaire de faire de nouveaux efforts intellectuels. Les officiers pouvaient désormais consacrer leur énergie aux détails pratiques de la conception des navires, à l'entraînement et à la planification tactique : ils avaient l'assurance de travailler dans le cadre d'une stratégie infaillible. Cette stratégie donnait aussi satisfaction au Congrès pour trois raisons : - elle promettait de rencontrer et de défaire l'ennemi loin du continent américain, le sanctuarisant bien mieux que d'amples forces terrestres massées aux longues frontières ; - de le faire rapidement et de façon décisive ; - et d'utiliser avant tout des machines et une technologie présumée supérieure plutôt que des troupes nombreuses. A la fin du XIXe siècle, les Etats-Unis entraient dans une phase de grande activité en politique étrangère. L'idéologie dominante était celle de la "grandeur nationale" et de l'extension de l'influence états-unienne dans le monde entier et pour commencer sur tout l'Amérique. Les théories de MAHAN venaient à point. Elles eurent une influence énorme, même en dehors des Etats-Unis. (Bruno COLSON)

 

Une influence sur l'évolution des marines militaires et les stratégies navales dans le monde

   Si les auteurs en général insistent sur l'influence de l'oeuvre de MAHAN sur la stratégie navale de la Grande Bretagne, de la France et de l'Allemagne, le thème du Sea Power influence également la pensée stratégique d'autres pays, notamment du Japon. Et de manière plus générale, souvent par ricochets, suivant les nombreux accords de défense (notamment sur la formation des cadres) entre pays qui se signent à la fin du XIXe siècle jusqu'à aujourd'hui, ce thème est sous-jaçents au développement de nombreuses marines dans le monde. D'autant qu'à ce support intellectuel et idéologique s'ajoute l'activité de nombreuses firmes spécialisées dans la fabrication et l'entretien des navires. 

C'est en Grande-Bretagne que la popularité des écrits de MAHAN est la plus immédiate et la plus forte, et sans doute la plus unanime, compte tenu des oppositions qui se manifestent aux Etats-Unis quant au développement d'une forte marine. Pendant les années 1880, l'intense concurrence que se font les nations européennes pour les marchés et les matières premières donnent naissance à un nouvel impérialisme. L'accroissement des intérêts britanniques en matière de commerce extérieur et de navigation, de prêts et de concessions et autres questions se heurtent inévitablement aux intérêts similaires des autres nations. Cet affrontement favorise une tendance générale au réarmement naval. pour les Britanniques, qui considèrent leur marine comme une "nécessité vitale" et celle des autres nations continentales comme un "simple luxe", ces flottes en expansion "ne pouvaient qu'être destinées à lancer une agression contre eux" (voir les ouvrages de MARDER, The anatomy of British Sea Power et de PULESTON). 

Après les Etats-unis, c'est en Allemagne que les écrits de MAHAN ont le plus d'influence sur la pratique politique. Au moment où y parait L'influence de la puissance maritime dans l'histoire, l'empereur GUILLAUME II vient de congédier BISMARK, fervent partisans d'une puissance continentale terrestre. La nouvelle marine allemande constitue alors un élément capital d'une nouvelle politique au début modeste d'expansion au-delà des mers. L'intérêt pour la marine de guerre est éveillé et stimulé artificiellement par des forces étatiques et industrielles qui doivent mener, pour aboutir à une politique navale, une propagande relativement intense. Dans un pays qui n'a pas de tradition historique maritime, elles sont constamment aux prises avec d'autres intérêts, liés à l'armée de terre et cela se ressent jusqu'au coeur de la Seconde Guerre Mondiale, avec une certaine inaptitude des dirigeants politiques à percevoir la haute importance d'une marine adaptée aux menaces du moment. Ainsi, pour ne citer que lui, HITLER néglige trop longtemps les appels de la Kriegsmarine à développer les sous-marins, préférant les logiques terrestre et aérienne. Et encore, les plus importants partisans de la marine, y compris l'amiral TIRPITZ, figure dominante en Allemagne dans ce domaine, de 1897 à la Première Guerre Mondiale, ne fait qu'une lecture superficielle des oeuvres de MAHAN. Il identifie totalement la puissance maritime avec les forces navales et insiste sur l'importance politique d'une marine de guerre, capable d'attirer des Alliés dans les entreprises impérialistes. Il néglige l'avertissement de MAHAN  qui déclare souvent qu'une nation ne peut espérer être à la fois une grande puissance terrestre et une grande puissance maritime.

Les analyses de MAHAN ont également une influence décisive dans le développement de la Geopolitik allemande. Cette nouvelle conception allemande du gouvernement implique une théorie du pouvoir d'Etat et de la croissance fondée sur l'expansion de la puissance terrestre, analogue en gros à la doctrine de la puissance maritime de MAHAN. Pour Robert STRAUSZ-HUPÉ (Geopolitics : The Struggle for Space and Power, New York, 1942), les auteurs de la géopolitique allemande, dont en premier HAUSHOFER, ont étudié l'histoire de la puissance maritime "uniquement pour être en mesure de conclure catégoriquement que le temps des empires insulaires touchait à sa fin et qu'à l'avenir la puissance terrestres allait prendre l'ascendant". Ils saisirent, avant les partisans de la puissance maritime, les changements géographiques stratégiques produits par le chemin de fer et ensuite par la guerre terrestre mécanisée. C'est reprendre en leur faveur, en la retournant, la pensée de MAHAN. Ironiquement, mais cela s'est déjà produit de nombreuses fois dans l'Histoire, la théorie de MAHAN sur la puissance maritime inspirent une théorie antithétique de la puissance terrestre. (Margaret Tuttle SPROUT)

 

Alfred MAHAN, The Gulf and Inland Waters, The Navy in the Civil War, en 3 volumes, Charles Schribner's Sons, New York, 1880 ; The Influence of Sea Power upon History, 1660-1783, Little, Brown & Co, NY, 1890, réédition en 1987 chez Dover Publications. Disponible sur le projet Gutenberg  ; The Influence of Sea Power upon the French Revolution and Empire, 1793-1812, Little, Brown & Co, Boston, 1892 ; The Interest of America in Sea Power, Present and Future, Little, Brown & Co, Boston, 1897 ; From Sail to Steam - Recollections of Naval Life, Harper and brothers, NY, 1907 ; The Strategic Features of the Gulf of Mexico and the Caribbean Sea, dans Harper's Magazine, NY, octobre 1897. 

Compte tenu de l'importance et de la masse de documents produit par Alfred MAHAN, il existe assez peu de traductions en Français. Il faut noter notamment : L'influence de la puissance maritime dans l'Histoire, Société française d'Edition d'Art, 1900 ; La guerre hispano-américaine, 1898. La guerre sur mer et ses leçons, Berger-Levrault, 1900 ; Stratégie navale, Fournier, 1923 ; Le salut de la race blanche et l'empire des mers (!), Flammarion, 1905 (traduction de The Interest of America in Sea Power). Plus récemment, on peut recommander Herbert ROSINSKI, Commentaire de Mahan, Economica/ISC et la traduction par E. BOISSE du livre de MAHAN, Influence de la puissance maritime dans l'Histoire, C. Tchou, 2001. Par ailleurs, dans l'Anthologie mondiale de la stratégie, Sous la direction de Gérard CHALIAND, Robert Laffont, Bouquins, 1990, est reproduit un très long texte de MAHAN, parmi ceux choisis et présentés par Pierre NAVILLE dans Mahan et la maitrise de la mer (éditions Berger-Levraut, 1981) : Stratégie navale. 

Charles Carlisle TAYLOR, The Life of Admiral Mahan, New York, 1920. William LIVEZEY, Mahan on Sea Power, Norman, Ok, 1981. Robert SEAGER, Alfred Thayer Mahan : The Man and his Letters, Annapolis, MD, 1977. Edition de Mitchell SIMPSON, The development of Naval Thought : Essays by Herbert ROSINSKY, Newport, RI, 1977. Margaret SPROUT, Mahan : l'apôtre de la puissance maritime, dans Les Maîtres de la stratégie, volume 2, Sous la direction de E. MEAD EARLE, Paris, Berger-Levrault, 1980. Jean-José SÉGÉRIC, Marine Éditions, L'amiral Mahan et la puissance impériale américaine, 12 octobre 2010. 

Bruno COLSON, Mahan, dans Dictionnaire de stratégie, Sous la direction d'Arnaud BLIN et de gérard CHALIAND, tempus, 2016.

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22 décembre 2017 5 22 /12 /décembre /2017 10:17

    Julian Stafford CORBETT est un historien naval et géostratégique britannique qui contribue aux réformes de la Royal Navy à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. Ami et conseiller du Premier Lord de la flotte, l'amiral John "Jackie" FISCHER qui commande la marine britannique durant la Première Guerre Mondiale, il est choisi pour écrire l'histoire officielle des opérations navales durant cette guerre. 

   Sir Julian CORBETT est considéré comme le plus éminent stratégiste naval britannique du XXe siècle. C'est aussi les des premiers spécialistes civils de la défense.  Avocat de profession, mais peu fortuné, il écrit des nouvelles qui n'eurent que peu de succès mais que des connaisseurs peuvent lire au détour de leurs recherches littéraires. Puis, à la fin des années 1880, il est attiré par l'histoire maritime et son premier et principal ouvrage Drake and the Tudor Navy a un grand succès à sa parution en 1898. A la suite, il écrit The Successors of Drake, dans lequel il introduit un thème dont il souligne depuis l'importance dans son oeuvre ultérieure : les relations réciproques entre la terre et la mer, entre les forces terrestres et les forces maritimes dans le cadre d'une stratégie "maritime". Ses études d'histoire navale sont de fait beaucoup plus documentées que celles de MAHAN. 

L'aile progressiste des penseurs navals de l'époque l'accueille pour faire des conférences au sein du War Course, fondé à Portsmouth en 1906, qui reçoit tout particulièrement des officiers supérieurs en vue de leur montrer l'importance des leçons stratégiques que l'on peut tirer de l'Histoire. Le fait d'avoir reconnu l'existence de relations réciproques entre le militaire et le politique attire l'attention de CORBETT sur les travaux de CLAUSEWITZ, et l'un de ses succès est de replacer les concepts du stratégiste prussien dans un contexte maritime. Les conférences d'histoire maritime de CORBETT deviennent de vrais cours de stratégie représentant l'essentiel des études du War College. Afin d'aider les élèves, il écrit un opuscule, Strategical Terms and Définitions Used in Lectures of Naval History, qui devient ensuite le fondement de son ouvrage classique, Some Principles of Maritime Strategy, publié en 1911.

L'esprit logique de l'homme de loi qu'est CORBETT s'exerce d'abord dans l'analyse de ce que peut rapporter le combat, les "buts" politiques plus larges d'une "grande stratégie" et les "objectifs" opérationnels plus étroits d'une "petite stratégie". La stratégie navale est alors une subdivision de la petite stratégie et non une fin en soi, ce qu'avait essayé de démontrer Philip COLOMB (Naval Werfare, 1891). La nature du but définit la stratégie : elle peut être "offensive" avec un but "positif... chercher à conserver ses positions ou essayer d'en gagner d'autres", ou "défensive", avec un "but négatif... chercher à refuser à l'ennemi un avantage ou l'empêcher de s'emparer d'une position". L'offensive reste la forme la plus efficace de la guerre (elle mène le plus directement à la décision finale) ; celle-ci, en règle générale, doit être adoptée par l'adversaire le plus fort. "La défensive est cependant naturellement la forme de guerre la plus convaincante car elle requiert moins de force, et elle peut être choisie par l'adversaire le plus faible".

CORBETT affirme que les avantages de la défense, la proximité d'une base, la connaissance du terrain et les moyens pour monter une contre-attaque sont accrus dans la guerre navale moderne avec l'arrivée des nouvelles armes sous-marines. Bien qu'il souligne que la solution pour une "vraie offensive" consiste à attendre "d'avoir la chance de frapper", l'opposition instinctive de ses auditeurs à de telles vérités clausewitziennes le contraint à tempérer légèrement ses arguments. Dans la deuxième édition de son opuscule, en 1909, il qualifie la position défensive de "la plus durable" comparée à la forme "la plus forte" de la guerre ; toutefois, il continue de souligner que "la puissance de la défensive est particulièrement forte dans la guerre navale du fait que la mobilité des flottes leur permet de passer instantanément de la défensive à l'offensive, sans crier gare".

Cette insistance à traiter de la défensive montre que l'idée fait son chemin en Grande-Bretagne que la Royal Navy ne peut plus être garante de sa suprématie au XXe siècle ; les forces navales doivent être concentrées en des points stratégiques vitaux et déployées avec attention et circonspection. La maxime de CORBETT répète : "Si vous n'êtes pas relativement assez fort pour vous permettre de passer à l'offensive, restez sur la défensive jusqu'à ce que vous deveniez potentiellement offensif en prenant les dispositions suivantes :

- inciter l'adversaire à s'affaiblir par des attaques ou de toute autre façon ;

- ou bien augmenter sa propre force avec de nouveaux renforts ou encore en se faisant des alliés."

Il affirme ensuite : "Quand on est trop faible pour passer à l'offensive, il est souvent nécessaire d'adopter la défensive, et attendre que le sort des armes tourne en notre faveur et nous permettre de concentrer suffisamment de forces pour acquérir la supériorité sur l'adversaire ; c'est alors que nous passons à l'offensive, pour laquelle la défensive a été la préparation... Une position défensive prise dans un ou plusieurs secteurs secondaires permet d'y réduire nos forces à un minimum et, en revanche, de les concentrer au maximum pour l'offensive sur le théâtre le plus important". 

Même si ses recommandations frisent souvent la simple transposition de principes établis par CLAUSEWITZ et sans doute aussi par les théories de ce dernier sont parfois mal ou incomplètement incomprises, de telles idées scandalisent les penseurs les plus simplistes de l'époque, nourris de l'idéologie fondée sur la suprématie de la Grande-Bretagne. cependant, elles reflètent exactement les réalités stratégiques contemporaines.

CORBETT analyse froidement la nature des guerres, limitées ou illimitées, suivant leurs buts finaux ; une fois la nature d'une guerre d'une guerre déterminée par la nature de son but, offensive ou défensive, limitée ou illimitée, le système d'opérations est décidé en conséquence. Si le "but dans un quelconque théâtre d'opérations" consiste "à contrôler une certaine zone maritime dans laquelle l'adversaire maintenait une force navale, cette force navale deviendra l'objectif". D'habitude, il est clair en ce qui concerne les finalités de la stratégie maritime, soit la maitrise des communications et non la destruction de la flotte ennemie. Il précise que la maîtrise de la mer ne peut jamais être comme la domination d'un territoire, le but final de la guerre, à moins que ce soit une guerre strictement maritime, comme l'ont été les guerres avec les Hollandais du XVIIe siècle, mais ce peut être un but premier ou immédiat, et même le but final d'une opération particulière. CORBETT considère cela comme un correctif, non seulement à ce qu'écrit COLOMB et à son penchant pour exagérer l'importance des opérations navales en soi, mais aussi à MAHAN. Le fait que la pensée de ce dernier se concentre sur la "puissance maritime" exclusivement est considéré par lui comme élément d'un point de vue généralement rudimentaire et non conforme à l'Histoire. Sa propre interprétation de l'Histoire lui permet de tirer des preuves inductives de l'importance de la "la liberté de navigation et des communications." Les véritables fonctions de la flotte en temps de guerre ont été "d'empêcher ou d'assurer des alliances" et "la poursuite des opérations à terre ou leur interdiction".

Les forces navales remplissent cette fonction de deux manières, soit par des attaques directes du territoire ennemi, soit en s'emparant de la "maîtrise de la mer", c'est-à-dire en "occupant une position qui permettra de contrôler nos communications maritimes et celles de l'adversaire, de telle façon qu'on puisse monter une opération maritime contre son territoire, son commerce et ses alliés en l'empêchant de faire de même". La puissance nécessaire pour s'emparer de la maîtrise de la mer est "hors de proportion" avec la puissance nécessaire pour une attaque directe. La maîtrise de la mer peut être exercée globalement ou localement, temporairement ou d'une façon permanente ; on peut se la disputer au moins au cours des premières phases de la guerre, et fréquemment pendant tout le conflit. Contrairement à ceux qui avancent que la maîtrise de la mer est un préalable, CORBETT affirme avec fece que "la maîtrise générale de la mer n'est pas indispensable pour monter des opérations navales outre-mer". Souvent, avoir localement ou temporairement la maîtrise de la mer s'est révélé suffisant pour atteindre un objectif déterminé.

Ceci le conduit à s'interroger sur le dogme qui exige que le but recherché en toute circonstance soit la poursuite de la force navale ennemie et sa destruction. Il fait remarquer que la plupart des grandes actions sur mer menées avec succès l'ont été en contraignant l'ennemi à protéger ses lignes de communications essentielles des attaques de la flotte adverse.

Malgré les oppositions internes et externes au sein de la Navy, CORBETT affine sa critique de l'école qui prône la "bataille décisive" que MAHAN avait envisagé à la fois par sa passion pour la description des actions et sa critique des solutions françaises pour la recherche de la décision. Dans son Principles, il analyse sérieusement les possibilités du blocus et livre une brillante réflexion sur l'idée de fleet in being que le vicomte TORRINGTON avait développé en 1690 comme moyen "d'empêcher l'ennemi d'acquérir une position avantageuse jusqu'à ce qu'on soit en mesure de le combattre avec une chance raisonnable de succès". Et il ajoute avec enthousiasme : "Rien ne pourrait être aussi profondément en accord avec les proincipes d'une saine stratégie telle que nous l'entendons maintenant".

CORBETT souligne fortement la nécessité de posséder le maximum de croiseurs destinés à protéger le commerce maritime ; cependant la plus grande faiblesse de sa thèse réside dans le peu de cas qu'il fait du système des convois. Dans Somme Principles, il affirme qu'il est "douteux que cette protection supplémentaire du système des convois soit suffisante pour contrebalancer les inconvénients dans le domaine économique et les perturbations dans la planification stratégique". Cela aurait pu être une hypothèse correcte tant que la menace sur le commerce maritime britannique n'était représentée que par quelques croiseurs, mais elle s'est révélée catastrophique à peine six ans plus tard en 1917, quand les sous-marins, arme récente et pleine d'avenir, se lancent dans la guerre de course. (Eric GORVE, Martin MOTTE) On peut penser que les thèses de CORBETT sont également pour quelque chose dans le retard que prit l'Amirauté britannique (et même américaine) pour former des convois pendant la Seconde Guerre Mondiale afin de protéger le flux des approvionnements des Etats-Unis vers la Grande-Bretagne... 

 

     Les travaux sur l'oeuvre de Julian CORBETT sont très nombreux. Il existe même un Prix Julian Corbett en "Naval History". Jusqu'à la publication de l'étude de Joseph HENROTIN, il est pourtant peu connu en France. Parmi les plus importants travaux publiés sur son oeuvre figurent les livres de D. M. SCHURMAN, ceux de John HATTENDORF (essai Sir Julian Corbett on the Signifiance of Naval History, publié en 1971, réédité en 2000), sans compter bien évidemment la biographie récemment révisée de Corbett dans The Oxford Dictionary of National Biography de 2004. Eric GROVE est l'auteur d'une édition commentée de Some Principles of Maritime Strategy (Classics of Sea Power séries, US Naval Institue Press, 1988).

 

Julian CORBETT, Some Principles of Maritime Strategy, London, Green and Company, 1911 ; History of Great War Naval Operations, Based on Official Documents, London, Green and Company, en 3 volumes, 1920 à 1923. On trouvera dans Anthologie Mondiale de la Stratégie, Robert Laffont, 1990, le texte, assez long, le plus original de cet auteur : The Green Pamphlet de 1906, Traduction en Français de Catherine Ter SARKISSIAN, issu de Some Principles of Maritime Strategy, 1ère et 2ème partie, Introduction et notes de Eric GORVE, Naval Institute Press, Annapolis, Mas., 1988. 

Joseph HENROTIN, Julian Corbett, Renouveler la stratégie maritime, Argos, collection Biographies stratégiques, 2013. D.M. SCHURMAN, Julian S. Corbett, 1854-1922, Historian of British Maritime Policy from Drake to Jelicoe, Londres, 1981 ; The Education of Navy : The development of British Naval Strategic Thought, 1867-1914, Chicago, 1965. 

Eric GROVE, Corbett Julian, dans Dictionnaire de stratégie, Sous la direction de Arnaud BLIN et Gérard CHALIAND, tempus, 2016. Martin MOTTE, Corbett Julian, dans Dictionnaire de stratégie, sous la direction de Thierry de MONTBRIAL et de Jean KLEIN, PUF, 2000.

 

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20 décembre 2017 3 20 /12 /décembre /2017 10:04

      L'expression "stratégie maritime" met l'accent sur le milieu marin plus que sur les flottes ; aussi désigne-t-elle, pour Martin MOTTE par exemple, la recherche des avantages procurés par la mer entamée de paix comme en temps de guerre, par opposition à l'expression "stratégie navale" qui renvoie plus particulièrement à la conduite de la guerre sur mer. La stratégie navale n'est donc qu'une sous-catégorie violente de la stratégie maritime, mais le lien de l'un à l'autre est fort étroit, car entre autres des compétences et des infrastructures leur sont communes. 

Il est vrai que dans la littérature, la guerre étant largement son thème, les deux termes maritime et naval sont employés de façon indifférenciés. Pourtant, surtout à l'époque contemporaine, les stratégies non guerrières, diplomatiques par exemple, prennent de plus en plus d'importance. 

     La conduite de la guerre sur mer pose des problèmes particuliers, elle ne peut être la simple prolongation de celle conduite sur terre. La mer, pour nombre d'auteurs, connus ou méconnus, peut fournir un point de départ valable à une réflexion sur la stratégie au niveau le plus élevé. Parmi eux figures MAHAN, considéré aujourd'hui comme le père fondateur de la stratégie navale contemporaine : il propose une véritable vision de l'histoire, d'une ampleur impressionnante et rarement égalée. L'affrontement mer contre terre est, sinon une constante, du moins une régularité dans la réflexion politico-stratégique, voire philosophico-stratégique. La stratégie navale (ou maritime) ne prétend pas se constituer en discipline indépendante de la stratégie générale, mais elle peut apporter sa contribution à la stratégie théorique. Il y a peu d'auteurs, qui, à l'instar de la stratégie aérienne, la mette au sommet de la stratégie, comme prépondérante sur toutes les autres. Avec MAHAN, parmi les plus grands stratégistes et/ou stratèges, on peut citer CORBETT, CASTEX, ROSINSKI, CABLE... Derrière ces auteurs de référence, il existe une pléiade d'écrivains plus ou moins talentueux, plus ou moins influents, qui ont, à toutes les époques entendu ajouter leur opinion, plus ou moins intéressante (et intéressée!), aux débats du moment et apporter leur contribution, plus ou moins originale, à la construction intemporelle d'un édifice théorique. Le corpus est immense mais, plus encore que pour la pensée stratégique "générale" (terrestre), il reste méconnu, sinon inconnu. Il n'existe aucune histoire de la pensée stratégique et tactique navale et l'on ne dispose que de quelques esquisses sommaires. (Hervé COUTEAU-BÉGARIE, qui entreprend de son côté l'étude, publiée en 8 volumes chez Economica en 1991-2002 : L'Évolution de la pensée navale).

Il existe par contre une multitude d'études éparses sur les stratégies navales de différentes époques, depuis l'Antiquité. L'évolution des enjeux et des techniques relatifs à la mer donne bien entendu des couleurs bien différentes à ces stratégies navales.

 

Des évolutions techniques en forme de sauts

     Dès le second millénaire avant notre ère, les Égyptiens et les Crétois, et sans doute d'autres avant eux, ont entretenu des marines de guerre avec des navires spécialisés. Mais ce n'est qu'au VIIe siècle av JC, quapparait la trière, premier navire exclusivement conçu pour le combat. Elle permet de combiner la manoeuvre (avec ses rameurs elle peut fournir des vitesses élevées) et le choc (elle dispose d'un éperon). Avec le trière, "le combat cesse d'opposer des hommes à des hommes pour devenir le combat entre ces êtres animés que sont les navires" (J. TAILLARDAT). Les Romains ajouteront le corvus, dispositif qui permet l'abordage et les armes de jet. La physionomie des navires de guerre ne va guère varier pendant près de deux millénaires : Lépante (1571) sera la dernière grande bataille de galères.

A partir du XVIe siècle, l'apparition du vaisseau de haut bord armé de canons entraine une mutation décisive : le choc cède la place au feu, il ne fera qu'une réapparition sans lendemain à la fin du XIXe siècle (après la bataille de Lissa, en 1866, tous les cuirassés sont pourvus d'un éperon). le passage du vaisseau à voiles au cuirassé à vapeur, si important sur le plan de la manoeuvre (les navires échappent enfin à l'implacable contrainte du vent et au risque de rester encalminés pendant des jours, voire des semaines) ne remet pas en cause le primat de la puissance de feu. 

      Dès l'Antiquité, on assiste également à une spécialisation des navires : libyens légères pour la reconnaissance et la chasse aux pirates et, pour le combat, des navires moyens (trirèmes puis quinquérème) et lourds (jusqu'à la monstrueuse tessaracontère de PTOLÉMÉE PHILADELPHIE à quatre rangs de rames : 4 000 rameurs et 2 000 soldats et marins ; ce monstre n'a jamais navigué).

Au temps de la marine à voile, les vaisseaux sont divisés en 5 rangs (selon le nombre de canons qu'ils embarquent), et accompagnés de frégates et de corvettes qui sont affectés à la course, à la reconnaissance et à l'escorte.

A l'ère de la vapeur, la diversification s'accentue : les capital ships sont cuirassés, lourdement armés et protégés, conçus pour la bataille ; les croiseurs de bataille, plus rapides et moins protégés, précèdent la flotte, et sont affectés à la lutte antisurface, contre les corsaires ou les bâtiments plus petits ; les torpilleurs et les destroyers protègent les capital ships et le trafic contre les dangers sous-marin et aérien.

La Deuxième Guerre Mondiale, confirmant et amplifiant la première, entraine une nouvelle mutation qui consomme la ruine du cuirassé, déclassé face à ses adversaires sous-marins et aériens. Il est progressivement relégué au rang de batterie flottante, d'ailleurs extrêmement précieux lors des débarquements. Les flottes se déploient désormais dans trois dimensions : à la surface, au-dessus de la surface, eu-dessous de la surface. (Hervé COUTEAU-BÉGARIE)

 

    Cette évolution technique qui amène la stratégie à opérer suivant les matériels existants, joue un rôle bien plus important que sur terre. Alors que le relief se constitue de multiples obstacles qui font perdurer certains principes-clés de la tactique et de la stratégie, influençant même jusqu'à la géopolitique, les matériels sur mer les font évoluer de manière décisive. Seuls les découpages des terres sur les mers peuvent représenter sur mer des obstacles ou des opportunités aussi importants. A tel point, bien plus rapidement qu'en surface, d'un type de matériel à un autre, que se pose à chaque fois l'obsolescence des matériels existants pourtant en grand nombre dans les marines de tous les pays... Les moyens de surface apparaissent parfois déclassés par rapport aux moyens sous-marins et l'apparition de la bombe atomique rend la situation encore plus compliquées. 

 

Des stratégies tardives après des tactiques diverses et variées

      Alors que la guerre sur terre a été pensée très tôle, dès la plus haute Antiquité, la guerre sur mer est longtemps restée empirique. On ne trouve chez les auteurs anciens et médiévaux que quelques allusions au combat naval. Une pensée navale constituée ne commence à se développer qu'au XVIe siècle en Europe avec de nombreux auteurs, français, anglais, italiens et espagnols, qui, à côté d'amples développements tactiques, esquissent une stratégie qui ne sera pas reprise par les penseurs des XVIIe et XVIIIe siècles. Le premier traité naval moderne, L'Art des armées navales du père HOSTE (1697), est entièrement consacré à la conduite du combat, et il en ira de même pour ses successeurs du XVIIIe siècle, pour la plupart français (Bigot de MOROGUES, Bourdé de LA VILLEHUET, GRENIER) jusqu'à l'Essay on Naval Tactics de l'Écossais CLERK of ELDIN (1791) qui marque l'apogée de la réflexion relative à la marine à voile. Jusqu'à l'époque de NELSON, le problème fondamental est purement tactique : comment surmonter le blocage né de la ligne de bataille, qui favorise les combats indécis, pour parvenir à des résultats décisifs? NELSON, pourtant grande lecteur de CLERK, donnera une réponse qui devra plus à son énergie et à sa farouche volonté de vaincre qu'à une intense maturation intellectuelle.

Cette stagnation perdure après l'avènement de la vapeur. Le problème fondamental est alors celui du maniement de cet instrument radicalement nouveau qui affranchit de l'immémoriale contrainte des vents. Les auteurs sont très nombreux, encore une fois français pour la plupart (PENHOAT, BOUET-WILLAUMEZ...), mais ils ne s'intéressent  qu'aux ordre de marche et de combat, selon les dispositifs les plus variés : en ligne, en triangle, en cercle, en carré, en losange, en quinconce... Rares sont ceux qui, comme l'italien Giulio ROCCO (1816) ou le français Jean GRIVEL (1832), entrevoient la dimension stratégique. Celle-ci n'apparait que dans les années 1860 avec le Britannique John COLOMB (The Protection of our Commerce Considered, 1867) et le Français Richid GRIVEL, fils du précédent (De la guerre maritime, 1869). (COUTEAU-BÉGARIE)

 

Deux écoles stratégiques dominantes

    Le développement sera ensuite très rapide. Il se fera autour de deux méthodes qui vont fonder les écoles dont l'affrontement va rythmer toute l'évolution de la pensée navale durant son âge d'or qui va des années 1870 aux années 1940, celle de Alfred T. MAHAN (1840-1914) et celle de l'amiral AUBE (1826-1890). 

La méthode historique caractérise l'école de la maîtrise de la mer, dont la figure emblématique est le contre-amiral américain Alfred MAHAN. Son livre, The Influence of Sea Power upon History, 1660-1783, tiré de son enseignement au Collège de guerre naval de Newport et paru en 1890, connait immédiatement un succès universel. Traduit dans 17 langues, il éclipse durablement l'oeuvre de son concurrent britannique Philip COLOMB, qui publie en 1891 Naval Warfare. En affirmant la supériorité des empires maritimes sur les empires continentaux, il fournit une base historique au nataliste, cet élément essentiel du grand mouvement d'expansion qui caractérise les principales puissances européennes à la Belle Époque et que l'on appelle, selon les pays, l'impérialisme, le pangermanisme, le panslavisme. MAHAN en est par ailleurs, l'analyste souvent avisé dans plusieurs essais moins connus que ses grandes fresques historiques. Surtout, en proclamant la nécessité d'obtenir la maîtrise de la mer par la recherche de la bataille décisive, il donne une base doctrinale sûre et cohérente aux marins qui en étaient jusqu'alors démunis. Son oeuvre, dispersée entre une vingtaine de livres et de très nombreux articles, est touffue. Elle prête le flanc à la critique par le manque de rigueur dans la définition des concepts et dans le traitement des données historiques, ainsi que par l'insuffisante prise en compte du progrès technique (il s'intéresse d'abord à la marine à voile), mais, et c'est ce qui explique son succès, elle se signale par une incontestable puissance d'expression au service d'idées-forces faciles à assimiler et affirmées de manière péremptoire. MAHAN proclame l'existence de principes universellement valables : l'offensive, la concentration, l'économie des forces en vue de la bataille décisive. Pour la première fous, la stratégie navale est intégrée dans une stratégie globale qui n'est plus limitée à la conduite de la guerre : MAHAN popularise l'idée de stratégie du temps de paix. Son concept central, la puissance maritime (Sea Power), devient le point de ralliement de générations de marins. Aucun auteur naval n'aura une influence comparable, qui perdure encore aujourd'hui, à travers les vicissitudes du XXe siècle, même s'il est plus souvent cité que sérieusement étudié.

A l'opposé de l'école de MAHAN, celle de l'amiral AUBE suscite, dans les années 1870, un courant qui se qualifie lui-même de Jeune École. Contre le dogmatisme de l'école historique, il fonde son analyse sur le caractère changeant du contexte international et surtout des instruments disponibles. AUBE estime que les enseignements des grandes batailles du passé sont rendus largement caducs par l'apparition de moyens nouveaux comme la mine ou la torpille, qui fonctionnent comme des égalisateurs de puissance. Il propose d'en tirer parti dans le cadre de stratégies nationales adaptées à chaque pays et à chaque situation. Pour la France, irrémédiablement surclassée par la puissance maritime britannique, il suggère ainsi de recourir à la guerre des côtes - au moyen de torpilleurs pour empêcher la répétition des blocus rapprochés du passé - et à la guerre des croiseurs pour obliger la flotte britannique à défendre son trafic et donc à disperser ses forces, de manière à aboutir à un amoindrissement du corps de bataille britannique  qui rendrait une bataille en ligne envisageable. Ses successeurs, notamment le journaliste Gabriel CHARMES, donnent à ses idées une tournure dogmatique, encore aggravée par des choix techniques défectueux dont AUBE lui-même est partiellement responsable, lors de son bref passage à la tête du Ministère de la Marine, en 1886 (torpilleurs trop petits, incapables de tenir la mer). Il en résulte des errements qui discréditent la Jeune École de façon durable, alors que l'idée initiale était loin d'être absurde. La Jeune École a un retentissement international, de la Suède au Japon, et suscite même des émules en Grande-Bretagne (la cruiser school, la brick and mortar school). Elle ressurgit périodiquement, reprise avec d'infinies variantes par les champions de la guerre sous-marine, puis de la guerre aérienne.

Les années précédant 1914 marquent l'apogée de la pensée navale. L'École historique triomphe partout après la guerre russo-japonaise conclue par la grande bataille de Tsushima (1905). L'influence de MAHAN est relayée par une pléiade d'auteurs : les Français DAVELUY et DARRIEUS, le Russe KLADO, les Italiens SECCHI et BERNOTTI, le Japonais Akyiama SANEIJUKI. En même temps commencent à apparaître des théories critiques qui proposent une vision moins unilatérale de la guerre navale. Fred JANE, fondateur d'un annuaire naval qui devient plus tard la référence universelle, publie en 1906 une critique du mahanisme, sous un titre expressif : Hérésies of Sea Power. Le plus grand de ces auteurs critiques est l'Anglais Julian CORBETT (1854-1922) qui collabore à l'oeuvre de réforme entreprise par sir John FISCHER, Premier Lord naval de 1904 à 1910 en tant que propagandiste quasi officiel de l'Amirauté et professeur au War Course. Il publie en 1911 Some Principles Strategy, où il explique que la bataille n'est pas une fin en soi, que les batailles décisives navales ont été très rares dans l'Histoire, que la maîtrise des mers n'est rien d'autre que le contrôle des communications d'où l'importance de leur protection. Cette première transposition à la stratégie maritime de l'enseignement de CLAUSEWITZ reste longtemps incomprise en raison de sa complexité. (COUTEAU-BÉGARIE)

 

La Première et Deuxième Guerres Mondiales, puis le saut nucléaire

    La Première Guerre mondiale déçoit les attentes des états-majors. Les flottes cuirassés ne se rencontrent guère qu'une seule fois au Jutland (1916), et le problème central, que personne n'avait prévu, est celui de la protection du trafic contre le danger sous-marin. Il en résulte, dans les années d'après-guerre, une grave crise qui ne se résout que dans les années 1930, par la restauration de l'orthodoxie, avec des auteurs comme les Britanniques RICHMOND et GRENFELL, l'Allemand Otto GROSS, les Italiens BERNOTTI et DI GIAMBERARDINO et, surtout le Français CASTEX.

L'amiral Raoul CASTEX (1878-1968), qui achève sa carrière en 1939 comme chef des forces maritimes du Nord avant d'être éliminé par DARLAN, publie entre 1929 et 1935 les Théories stratégiques en cinq parties, qui constituent le plus ample volume de stratégie maritime jamais écrit. Dans le climat de l'époque, on y voit surtout la réaffirmation de la doctrine de la maîtrise de la mer par la recherche de la bataille décisive et son adaptation au cas français, c'est-à-dire à une stratégie nationale nécessairement dominée par le danger continental. En fait, la synthèse castexienne va beaucoup plus loin : il est pratiquement le seul à tenter la fusion de la méthode historique de MAHAN et de la méthode matérielle de la Jeune École, ce qui lui permet de substituer à l'approche unilatérale de ses prédécesseurs une vision dualiste de la guerre navale : la guerre entre forces organisées, nouveau nom de l'ancienne "guerre d'escadres", coexiste avec la guerre des communications, qui l'on réduisait auparavant à la guerre de course. La maîtrise de la mer n'est complète que si le succès dans l'une est transposée dans l'autre. Le plus fort peut bloquer la flotte de bataille plus faible dans ses ports, comme la Royal Navy l'avait fait en 1914-1918, mais cela ne règle pas le problème des communications. En sens inverse, le plus faible, s'il ne peut espérer obtenir la maîtrise de la mer, peut, par la guerre sous-marine et aérienne, interdire au plus fort de profiter pleinement des avantages que confère celle-ci. CASTEX transpose ainsi à la guerre sur mer, sans en tirer pleinement les conséquences, la distinction de CLAUSEWITZ entre stratégie d'anéantissement et stratégie d'usure : la guerre entre forces organisées met en oeuvre une stratégie d'anéantissement, elle recherche le coup décisif ; la guerre des communications met en oeuvre une stratégie d'usure, elle vise à affaiblir et à paralyser celui qui veut se servir de la mer comme moyen de communication. CASTEX consacre également de long développement à la géographie, fondant véritablement , même s'il n'emploie pas les mots, une géopolitique et une géostratégie évolutives, non dogmatiques, dont les idées centrales sont, d'une part l'absence de loi unique de l'Histoire (la mer ne l'emporte pas toujours sur la terre, tout est affaire de "cas concrets"", la puissance maritime ne peut rien contre un bloc continental comme la Russie) et, d'autre part, l'interdépendance, à l'époque contemporaine, des stratégies aéroterrestre et aériomaritime qu'il systématise dans ses derniers écrits. Son oeuvre a un grand rayonnement international, mais celui-ci est contrarié par le déclenchement de la Seconde Guerre Mondiale, et, surtout, son adhésion de principe à la doctrine de la maîtrise de la mer occulte largement la complexité et la richesse de son analyse.

C'est à un auteur américain, Bernard BRODIE (1912-1978), que revient le mérite de poser clairement la distinction entre les deux branches de la maîtrise de la mer à l'époque contemporaine avec l'opposition, qui devient vite classique, entre le Sea Control et le Sea Denial. Les analyses très riches mais fragmentaires de Herbert ROSINKI, qui esquisse, dans une série d'articles parue entre 1939 et 1947, une synthèse de MAHAN, de CORBETT et de CASTEX, passent, en revanche, inaperçues. Même eux, esprits éminents, ne saisissent pas correctement l'avènement du porte-avions comme capital ship à la place du cuirassé. A partir de 1945, on assiste à une crise de la stratégie navale théorique : un auteur comme BRODIE abandonne le secteur naval pour se consacrer désormais à la stratégie nucléaire. La littérature reste abondante, mais il s'agit d'analyses plus que de théories véritablement originales. Les écrits de l'amiral GORCHKOV, chef de la flotte soviétique pendant trente ans, sont amplifiés par les Américains, dans un but évident : grossir la menace pour valoriser la marine américaine, mais leur valeur théorique est assez faible. Les nouvelles dimensions de la stratégie maritime sont analysées par l'amiral Stansfield TURNER aux Etats-Unis, l'amiral Marcel DUVAL en France, Laurence MARTIN, Geoffrey TILL et Peter GROVE en Grande-Bretagne. La diplomatie navale suscite de nombreux travaux à partir des années 1970, en premier lieu l'oeuvre magistrale de sir James CABLE. Mais il n'y a plus de grandes synthèses stratégiques comparables aux "classiques", de MAHAN à CASTEX, alors que les recherches des historiens navals incitent à un réexamen des principes posés par eux. Ce déclin relatif de la théorie est assez paradoxal alors que, après les incertitudes consécutives à l'apparition de la bombe atomique, le rôle des flottes dans la stratégie global ne cesse de se renforcer. (COUTEAU-BÉGARIE)

 

Des stratégies de temps de paix diversifiées elles aussi...

        Différents traits caractérisent la stratégie maritime contemporaine :

- L'accélération de la maritimisation économique : les échanges maritimes se sont multipliés entre 1950 et 1990, et tant que la "mondialisation" continue, ils devraient augmenter encore. L'évolution dans les chantiers navals est assez spectaculaire et la part des coûts des transports par mer s'accroit dans tous les biens et services, même si le transport aérien bénéficie lui aussi d'un accroissement spectaculaire. Ce phénomène est indissociable des nouvelles techniques de transport, la conteneurisation et le roll on-roll, qui offrent des solutions de continuité entre la mer et la terre.

Outre leur fonction traditionnelle d'espaces de transit, les océans ont acquis une valeur intrinsèque avec le développement des pêcheries industrielles et du forage pétrolier et gazier off-shore, qui pousse les Etats à élargir leurs eaux territoriales à 12 milles nautiques et à créer des zones économiques exclusives de 200 miles (cela ne va pas évidemment sans soulever de graves litiges régionaux). Cette maritimisation, par ailleurs, bénéficie plus au Pacifique qu'à l'Atlantique, faisant déplacer le principal axe géopolitique du monde au détriment de l'Europe. Le statut économique de la mer prend le pas sur son statut militaire, centré sur la protection des voies de communication.

- Les mutations des flottes de guerre, notamment avec la propulsion nucléaire. Les sous-marins ont acquis une autonomie comparable à celle des voiliers d'antan ; le rayon d'action de l'aviation s'est largement dilaté grâce aux porte-avions. La guerre navale en trois dimensions s'est systématisée, ce qui implique une redéfinition des catégories traditionnelles des navires ; on ne parle plus de guerre d'escadres, mais de guerre entre forces organisées, où bâtiments de surface, sous-marins et aéronefs opèrent en étroite liaison grâce à la radio. De même, à l'ancienne guerre de course menée par des bâtiments isolés succède une guerre au commerce, aussi articulée que la guerre entre forces organisées. Quant à la guerre des littoraux, elle devient plus généralement une guerre contre la terre ; tirés indifféremment depuis la surface, les profondeurs ou les airs, les missiles de croisière permettent en effet à des forces situées en haute mer de frapper au coeur du hinterland, mission jusque là réservée à l'aéronavale - mais les missiles et les aéronefs basés au sol peuvent atteindre le large. Les progrès technologiques amène donc à décloisonner le s différentes dormes de guerre navale, en même temps qu'un décloisonnement plus global entre la terre et la mer qui rappelle celui que la conteneurisation a opéré dans le domaine commercial.

Non seulement ces glottes se modifient, mais les missions de guerre et de paix peuvent être menées par les mêmes forces. Leurs missions de temps de paix se sont diversifiées. Le rôle dissuasif des forces navals s'est considérablement accru avec les sous-marins nucléaires lanceurs d'engins, mais cette promotion a un coût, car la protection des SNLE durant leur phase d'appareillage et de retour accapare une bonne partie des bâtiments conventionnels ; pour une flotte de petit volume comme celle de la France, cette tâche n'est pas sans obérer des missions plus traditionnelles. En créant une insularité stratégique d'un nouveau genre, la sanctuarisation nucléaire a d'autre part déplacé les tensions Est-Ouest vers les zones périphériques, où les marines occidentales, avantagées par la géographie, étaient bien plus à même de "montrer le pavillon" que la flotte soviétique écartelée entre Baltique, mer Noire, Pacifique et mers arctiques, situation qui changent notamment avec les techniques anti-brise-glaces mais surtout avec le réchauffement climatique global qui fait beaucoup plus qu'auparavant communiquer mers arctiques et Océans. Outre la protection des nouvelles zones économiques, ces flottes sont appelées également à participer plus qu'auparavant à la gesticulation diplomatique et aux initiatives humanitaires des Etats. (Martin MOTTE)

 

Bernard BRODIE, La stratégie navale et son application dans la guerre, 1947. Julian CORBETT, Principes de stratégie maritime, 1993. Hervé COUTEAU-BÉGARIE, La puissance maritime,  Fayard, 1985 ; L'Évolution de la pensée navale, Paris, 1990. S. LANDERSMAN, Principles of Naval Warfare, 1982. Alfred MAHAN, The influence of Sea Power upon History, Boston, 1890. Philippe MASSON, De la mer et de sa stratégie, Tallandier, 1986. Herbert RICHMOND, Sea Power in the Modern Woirld, Londres, 1934. Geoffrey TILL, Maritime Strategy and the Nuclear Age, New York, 1984. Herbert ROSINSKI, The Development of Naval Thought, Newport, RI, 1977. A. VIGARIÉ, Géostratégie des océans, Paradigme, 1990.

 

Martin MOTTE, Stratégie maritime, dans Dictionnaire de stratégie, Sous la direction de Thierry de MONTBRIAL et de Jean KLEIN, PUF, 2000. Hervé COUTEAU-BÉGARIE, Stratégie maritime et stratégie navale théorique, dans Dictionnaire de stratégie, Sous la direction de Arnaud BLIN et de Gérard CHALIAND, éditions Perrin,  tempus, 2016.

 

STRATEGUS

 

    

 

 

 

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18 décembre 2017 1 18 /12 /décembre /2017 09:44

      Si l'on suit Daniel CHARLES dans sa périodisation, HEGEL pense qu'il existe un devenir, historique et logique à la fois, dans lequel l'art s'insère. "Il faut donc qu'il émerge, explique notre auteur, de la Nature, et qu'il représente, par rapport à celle-ci, quelque chose d'idéal ; il est "révélation de l'Absolu sous sa forme intuitive, pure apparition" ; mais il est une forme moins élevée de l'Esprit, si on le compare à la religion et à la philosophie, car c'est seulement en celle-ci que l'Absolu retourne en lui-même. On voit comment l'idée d'un développement historique de l'art constitue une retournement de la position de Schelling ; car Hegel doit nécessairement conclure à la mort de l'art, pour que la religion et la philosophie soient. C'est pourquoi "l'art, dans sa plus haute destination, est et reste pour nous un passé". D'où l'affirmation que "seul un certain cercle et un certain degré de vérité est capable d'être exposé dans l'élément de l'oeuvre d'art : c'est-à-dire une vérité qui puisse être transportée dans le sensible, et y apparaitre adéquate, comme les dieux helléniques"... La beauté est donc l'apparition sensible de l'idée ; en tant que telle, elle requiert l'oeuvre d'art - et Hegel rejette le Beau naturel.

Les deuxième et troisième parties de l'esthétique de HEGEL sont consacrées à la division et au système des différents arts.

Dans un premier moment, celui du symbolisme, de la mythologie, de l'art oriental - et, sur le plan de la classification systématique des arts, de l'architecture -, le rapport entre l'idée et la forme sensible est recherché mais non encore atteint.

Dans le deuxième moment, celui du classicisme, de l'art grec et de la sculpture, l'oeuvre devient l'acte de l'idéal, elle atteint de façon déterminée à l'unité de l'idée et de la forme.

Dans le troisième moment, celui du romantisme, de l'art moderne - dans le système de la peinture, de la musique et de la poésie -, l'infini de l'idée ne peut s'actualiser que "dans l'infini de l'intuition, dans cette mobilité (...), à chaque instant, attaque et dissout toute forme concrète". Il s'ensuit un déséquilibre et un déclin : le contenu - la subjectivité de l'idée - excède la forme et réclame par conséquent des formes plus hautes, irréductibles à des Objets sensible et finis, pour s'exprimer ; l'Idée devient consciente d'elle-même, et c'est la mort de l'art.

"Ainsi, conclut pour cette période Daniel CHARLES, au profit d'une perspective essentiellement historique, la Nature, qu'exaltaient Kant et Schelling, se trouve chez Hegel disqualifiée , et son esthétique est, en définitive, plus une philosophie de l'art qu'une théorie du Beau."

 

     Thierry LENAIN, philosophe et historien de l'art, chargé de cours à L'Université Libre de Bruxelles, dresse un tableau sensiblement semblable de l'oeuvre de HEGEL qui concerne l'esthétique. Georg Wilhelm Friedrich HEGEL (1770-1831) qui se destinait d'abord à une carrière ecclésiastique et qui obtint un charge de privatdozent à l'Université d'Iéna (1801-1806) sur la recommandation de GOETHE (1749-1832), écrit un texte Cours d'esthétique, qui n'est publié qu'après sa mort et dont le contenu s'inspire directement de notes personnelles de son ancien élève H.G. HOTHO. Ce texte a une portée que notre auteur qualifie "d'incalculable", non seulement dans le domaine particulier de la philosophie mais aussi, d'une manière beaucoup plus générale, sur la culture artistique et critique de l'époque contemporaine. 

Le développement spectaculaire de l'histoire de l'art comme discipline à caractère scientifique s'enracine dans le "massif théorique" de l'esthétique hégélienne. L'oeuvre d'auteurs comme Jacob BURCKHARDT (1818-1897), Alois RIEGL (1858-1905) ou Henrich WÖLFFLIN (1864-1945) en dépend directement. Certains thèmes hégéliens reviennent constamment dans la littérature consacrée à l'esthétique. Cette phrase, tirée de Cours d'esthétique est souvent citée  (Gérard BRAS, Hegel et l'art, PUF, 1989) : "L'art est et reste pour nous, quant à sa destination la plus haute, quelque chose de révolu. Il a de ce fait perdu aussi pour nous sa vérité et sa vie authentiques, et il est davantage relégué dans notre représentations qu'il n'affirme dans l'effectivité son ancienne nécessité et n'y occupe sa place éminente."

De multiples raisons expliquent cette puissance d'imprégnation culturelle du Cours d'esthétique :

- Le fait qu'il s'agisse de notes secours, et non d'une traité : texte éxotérique, à la portée de bien plus de lecteurs que les autres oeuvres d'HEGEL ;

- Ses orientations sont profondément novatrices, de son ampleur théorique et de la richesse de ses prolongements herméneutiques .

"L'apport original de Hegel dans le domaine de la théorie esthétique, explique Thierry LENAIN, réside pour une large part, dans l'adoption d'un point de vue résolument spéculatif sur le développement historique des arts. Il s'agit là d'une véritable révolution : la répartition traditionnelle des discours s'en trouve bouleversée. Avant Hegel, l'esthétique philosophique s'est surtout préoccupée de concepts abstraits tels que le Beau ou le Sublime, considérés soit comme des idéalité métaphysiques (chez Platon), soit comme les corrélants de certaines facultés de l'esprit humain (chez Kant), tandis que les questions artistiques concrètes n'étaient abordées que latéralement. Quant aux grands récits consacrés à l'évolution historique des arts (Pline, Vasari, Winkelmann), ils ressortissaient à la "littérature artistique" plutôt qu'à la philosophie. (voir Julius von SCHLOSSER, La littérature artistique, Flammarion, 1984). De même que les traités visant à établir les principes de la pratique des artistes (Alberti, de Piles), de même que les essais de commentaires critiques d'oeuvres singulières (Diderot), l'histoire de l'art s'était depuis toujours développée en marge des exigences théoriques propres à la pensée philosophique. D'un côté, l'étude systématique des concepts généraux, de l'autre l'approche plus ou moins "sauvage" des réalités artistiques concrètes. Hegel rejette cette dichotomie dans le passé : il étudie l'histoire des différents arts et leurs modes d'expression dans l'optique de la théorie pure, au sein d'un système conceptuel complet et d'une extrême rigueur. L'esthétique participe cette fois d'une "encyclopédie philosophique" où chaque moment marquant de l'évolution des arts se trouve chargé d'une pertinence théorique intégrale, puisqu'il est abordé comme une étape nécessaire du cheminement spirituel vers la vérité absolue (François CHÂTELET, Hegel, Seuil, 1981). 

Du même coup, poursuit-il, le récit du développement de l'art et l'approche concrète des phénomènes artistiques rompent leurs attaches avec la perspective normative qui les avait caractérisés jusqu'alors. (...) le problème n'est plus pour (Hegel) de dégager des principes directeurs qui permettraient d'orienter l'activité artistique. (...). Et si toutes les phases de ce développement ne s'équivalent pas quant à leur adéquation vis-à-vis des déterminations spécifique de l'art (ce que n'ont pas manqué de souligner ceux qui n'adhèrent pas à cette nouvelle façon de voir, notamment dans la grande querelles entre kantiens et hégéliens, encore que cette querelle semble parfois épargner le domaine de l'esthétique...), toutes apparaissent néanmoins nécessaires et représentatives de cette histoire globale de l'esprit, où bien d'autres formes d'activité (telle que l'organisation sociale, la politique, la religion et la philosophie) jouent, au demeurant, un rôle non moins essentiel. Autrement dit, rapportées au devenir de l'esprit dans son ensemble, chacune des grandes formes d'expression artistique,  chacun des styles ayant fleuri au cours des différentes époques de l'histoire se justifie : aucun ne se verra disqualifié en vertu d'une norme particulière. Il s'agit ici d'un aspect capital de la révolution théorique initiée par l'esthétique hégélienne, puisque les sciences de l'art appelées à se développer au cours des XIXe et XXe siècles présupposent cet affranchissement à l'égard de l'attitude qui, depuis toujours, avait fait concevoir les productions artistiques à l'aune de choix esthétiques particuliers érigés en normes. On remarquera, par ailleurs, que le point de vue spéculatif hégélien rompt aussi avec la tradition de l'esthétique du goût, représentée notamment par Shaftesbury et portée à son plus haut point d'accomplissement philosophique avec Kant et sa critique de la faculté de juger. Ce courant de pensée, qui s'interroge sur les conditions de l'appréciation des qualités esthétiques - quitte à en souligner, comme le fait Diderot, le caractère essentiellement subjectif voire circonstanciel - constitue en somme le rejeton des doctrines normatives qui se mettaient en quête d'une règle des préférences opposable aux créateurs autant qu'aux spectateurs."

Après avoir situé l'esthétique au sein du système hégélien, explicité des relations entre art, religions et philosophie, détaillé les trois formes d'art, symbolique, classique, romantique et enfin établi en quoi l'historicité de l'art d'HEGEL constitue une véritable avancée, Thierry LENAIN conclue :

"Avec Hegel, le monde des formes sensibles n'est plus le lieu du voilement ou de la distorsion du vrai. En vertu du principe fondamental de la dialectique spéculative - l'idée n'advient à elle-même qu'à travers son "incarnation" dans l'altérité et l'extériorité -, la forme esthétique, en ce qu'elle a d'éminemment concret, acquiert un statut philosophique positif. Elle devient au sens fort de ce terme, compréhensible. On a maintes fois insisté sur le fait que l'esthétique de Hegel est une esthétique du "contenu". C'en est aussi une qui donne droit de cité à la forme comme connu, et, Michel Haar (L'oeuvre d'art. Essai sur l'ontologie des oeuvres, Hatier, 1994) se montre pour le moins sévère lorsqu'il clôt en ces termes un exposé consacré à cette esthétique hégélienne qui, selon lui, "à force d'isoler le contenu, finit par laisser de côté la forme comme un élément superficiel et accessoire". Il semblerait plus juste de souligner que ce statut proprement philosophique décerné à la forme permet - enfin - à la théorie esthétique de s'alimenter à l'expérience directe des oeuvres d'art. Car si l'approche hégélienne de l'art pose des enjeux qui dépassent de loin la sphère des seuls artistes et amateurs, elle force la pensée conceptuelle à venir se frotter aux réalités concrètes de l'histoire de l'art. Quant à l'affirmation de la secondaire de l'art par rapport à la philosophie, elle a, certes, tout pour susciter le désaccord. Reste que la réalité propre de l'art ne se retrouve nullement "congelée" dans le concept : outre qu'il ne cesse d'insister sur le fait que l'art s'adresse avant tout au sentiment, Hegel montre à tout moment, dans le texte de Cours d'esthétique, qu'il aime vivement les oeuvres dont il parle depuis cette distance spéculative d'où il les regarde comme des "choses du passé" et pour ainsi dire comme les ébauches encore primitives d'un autoportrait de l'esprit aux prises avec lui-même. Et s'il apparait que le modèle classique conserve chez lui un statut privilégié, les époques de "déséquilibre" ne sont pas pour autant disqualifiées ; les phases archaïques et même le "badinage" ironique des derniers romantiques (qui signe pourtant l'exténuation de l'art comme mode de manifestation du divin) méritent d'être appréciés de manière positivité. De cette rencontre avec le monde des formes, étrangement charnelle dans son intellectualité, sont nées des pages inoubliables qui traduisent un véritable "style de vision", une façon tout à fait particulière de regarder et de comprendre l'art, de l'aborder dans sa spécificité esthétique depuis l'élément du concept théorique pur."

 

Thierry LENAIN, Hegel : l'incarnation sensible de l'idée, dans Esthétique et philosophie de l'art, L'Atelier d'esthétique, de boeck, 2014. Daniel CHARLES, Esthétique - Histoire, dans Encyclopedia Universalis, 2014.

 

ARTUS

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16 décembre 2017 6 16 /12 /décembre /2017 10:07

       Raoul Victor Patrice CASTEX, officier de marine français et théoricien militaire, est à l'origine de nouvelles théories géopolitiques pour la France. Loin d'être centrées uniquement sur la stratégie navale, celles-ci touchent à la stratégie en général, à la géopolitique, aux colonies et à la politique sociale. Il insiste inlassablement sur la coopération interarmées et également sur les stratégies non militaires. 

 

       Le futur amiral Raoul CASTEX est reçu "major" à l'École navale en 1898. En 1902-1903, il est en Indochine, expérience qui détermine par la suite une série d'écrits consacrés à l'Asie orientale - dont le thème, alors à la mode, du "péril jaune" est bien présent. Toutefois, tout en adhérant à cette lubie dominante dans bien des secteurs de la société, il est critique sur les comportements de l'administration coloniale et sur la situation sociale du Viet-Nam.

De 1911 à 1913, il fait publier de brillantes études sur la marine des XVIIe et XVIIIe siècle, s'opposant en cela à la Jeune École : il montre la permanence des principes stratégiques à travers l'Histoire et dénonce "le danger terrible qu'il y a à se livrer à la guerre de course avant d'avoir détruit l'ennemi par la bataille, qui prime tout". Il se démarque déjà de la vulgate mahanienne en soulignant la nécessaire liaison des armes sur mer : si l'on ne peut réduire la guerre navale au torpilleur et au sous-marin, il n'est pas moins déraisonnable de les disqualifier au bénéfice du canon, puisque l'Histoire met en évidence l'intégration continue des armes nouvelles aux tactiques préexistantes. Ce dépassement dialectique du couple Histoire/matériel caractérise toute sa réflexion.  En 1913, il suit les cours de l'École supérieure de marine où on le considère déjà comme l'un des officiers les plus remarquables de sa génération. 

A la Première Guerre Mondiale, Raoul CASTEX est en Méditerranée où il critique fortement l'organisation et l'expédition franco-anglaise des Dardanelles. Par la suite, il analyse les conséquences de la guerre sous-marine et note, au tout début de 1917, que le sort de la guerre se joue sur les arrières (les moyens matériels) et que l'arrière vit essentiellement de la mer.

Au lendemain de la guerre, une vive controverse l'oppose, lors de la Conférence sur le désarmement naval, aux anglo-Saxons, tandis qu'il légitime l'emploi du sous-marin par les Allemands dans son livre Synthèse de la guerre sous-marine (1920). La Grande Guerre, à laquelle il participe, malmena durement le dogme mahanien : il n' y eut pas de bataille décisive et la guerre de course menée par les U-boote allemands occupa le devant de la scène. D'où la résurgence de la Jeune École que CASTEX devenu chef du Service historique de la Marine, entreprit de réfuter dans l'ouvrage de 1920. Il y analyse le rôle stratégique joué par les cuirassés alliés malgré leur inactivité tactique : en dissuadant la Hochseeflotte de s'aventurer au large, ceux-ci ont constitué la première ligne de défense derrière laquelle croiseurs et destroyers ont pu se consacrer à la protection des communications. Même virtuelle, la guerre d'escadres est donc restée la clé de voûte de la stratégie navale. Cet exposé dissimule tellement d'amendements au mahdisme que CASTEX ruine en fait la doctrine classique du Sea Power. En dépit de ses sorties contre l'influence débilitante de CORBETT, il admet tacitement que la défense des communications prime la bataille décisive dès lors que le progrès technique a considérablement renforcé la guerre de course. Il suggère même que les Allemands auraient peut-être gagné la partie s'ils avaient pratiqué la liaison des armes en engageant à la fois leurs sous-marins et leurs cuirassés : contraints d'affecter tous leurs moyens à la guerre d'escadres, les Aliés n'auraient plus eu assez d'escorteurs pour protéger efficacement les convois. C'est cette stratégie duale que CASTEX espère voir adopter par la France, d'où son opposition à la limitation des sous-marins lors de la Conférence de Washington de 1922. 

Il plaide par la suite pour une organisation rigoureuse du commandement dans Questions d'état-major (1923-1924). En 1928, Raoul CASTEX devient contre-amiral (amiral en 1937). Ses volumes de Théories stratégiques se succèdent alors à un rythme rapide : cinq entre 1929 et 1935. En 1932, il devient commandant de l'École navale, et du Centre des hautes études navales. Son conformisme l'empêche d'arriver à cette époque à la tête de la marine. Chacun sait bien, dans les milieux de la marine que ces institutions éducatives prestigieuses peuvent conteur d'habiles voies de garage et de retraite déguisée... 

Dans Théories stratégiques, il traite des facteurs externes et internes de la stratégie. Son oeuvre est particulièrement intéressante sous l'angle géographique comme sur les divers aspects de la guerre sur mer (missions des forces maritimes, conduite des opérations) ainsi que sur les problèmes de la mer contre la terre ; là, il s'oppose à MAHAN en démontrant que la supériorité inéluctable que ce dernier confère à la mer tient du déterminisme géographique plutôt que d'une analyse fondée sur les réalités historiques. Une sixième volume a été ajouté sous le titre Mélanges stratégiques. L'ouvrage connaît un important retentissement avant la Seconde Guerre Mondiale.

La contribution de CASTEX est multiforme : sur la question coloniale par exemple, il regrette l'excessive dispersion de l'Empire français et plaide pour un recentrage eurafricain. Il participe activement au Collège des Hautes Études de Défense Nationale à la veille de la Seconde Guerre Mondiale. La restructuration qu'il propose du dispositif naval français (il est "amiral-Nord" en 1939) n'est pas retenue, et, au contraire, ses critiques aboutissent à sa mise en retraite en novembre 1939 (tandis que l'étoile de DARLAN est au zénith).

L'amiral CASTEX, qui continue de produire encore une vingtaine d'années, est, de loin, le plus grand stratège naval français. De ce théoricien de premier ordre, les contributions multiples sont d'une grande variété, et ses Théories stratégiques restent insurpassées, selon de nombreux auteurs.

Toutefois, des lacunes ponctuelles importantes parsèment cson oeuvre - insuffisante de la réflexion sur l'usage des porte-avions, schémas historiques discutables ou au moins trop simples sur la lutte éternelle entre la mer et les "perturbateurs" continentaux. Il a le mérite en revanche de montrer l'importance des facteurs économiques, politiques, diplomatiques et technologiques dans les changées des données géopolitiques. Il amorce le décloisonnement, de manière plus globale, entre les stratégies navales, aériennes et terrestres. (BLIN et CHALIAND ; Martin MOTTE)

 

Raoul CASTEX, Théories stratégiques, Economica, première édition intégrale, 1997 ; Les autres ouvrages sont surtout disponible sur le site Gallica de la BNF : Jaunes contre Blancs, Le problème militaire, H. Charles-Lavauzelle, 1905 ; La manoeuvre de La Praya (16 avril 1781), L. Fournier, 1912. On trouvera également un article de Raoul CASTEX paru dans la Revue de défense nationale en octobre 1945 : Aperçus sur la bombe atomique, dans Anthologie mondiale de la stratégie, Robert Laffont, collection Bouquins, 1990.

Hervé COUTEAU-BÉGARIE, Castex ou le stratège inconnu, Economica, 1986 ; La Puissance maritime, Castex et la stratégie navale, 1985.

Arnaud BLIN et Gérard CHALIAND, Dictionnaire de stratégie, tempus, 2016. Martin MOTTE, Raoul Castex, dans Dictionnaire de stratégie, Sous la direction de Thierry de MONTBRIAL et de Jean KLEIN, PUF, 2000. 

 

 

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12 décembre 2017 2 12 /12 /décembre /2017 13:25

  Général français, Premier consul (1799-1804) puis Empereur des Français (1804-1814/1815), NAPOLÉON BONAPARTE (Napoleone Buonaparte), surnommé le Corse ou le Petit Caporal, est l'une des figures marquantes de l'histoire occidentale. Il révolutionne l'organisation et la formation militaire, fait élaborer un Code juridique (le Code Napoléon), qui sert de modèle aux codes civils ultérieurs et qui inspire également d'autres codes en Europe, réorganise l'éducation et met en place avec la Papauté le Concordat, dénoncé en 1905 mais toujours en vigueur en Alsace et en Moselle. Ses grandes réformes laissent une empreinte durable sur les institutions de la France et d'une grande partie de l'Europe. Cependant, la passion qui le dirige est l'expansion militaire de la domination française et, bien qu'après sa chute la France est à peine plus grande qu'au début de la Révolution, il est quasi unanimement révéré, de son vivant et jusqu'à la fin du second Empire (sous le règne de son neveu), comme l'un des grands héros de l'Histoire. (Jacques GODECHOT)

Connu dans le monde entier pour ses campagnes militaires (et même célébré périodiquement, notamment en... Russie), son empreinte principale réside pourtant dans l'organisation politique, économique, juridique, administrative de la société. S'il a supprimé nombre d'acquis révolutionnaires (cultes non religieux, libertés d'expression, égalité entre l'homme et la femme, abolition de l'esclavage...), rétrospectivement beaucoup estiment qu'il a sauvegardé l'essentiel de la dynamique née de la Révolution. Sans doute l'évolution ultérieure de la République française (échecs des Restaurations) est favorisée par le mythe napoléonien, même si dans les faits bruts de son époque c'est loin d'être le cas pour ses entreprises... 

 

Un des plus grands chefs militaires de l'Histoire.

    Napoléon BONAPARTE est l'un des plus grands chefs militaires de l'Histoire. Son génie de la guerre a coïncidé avec une révolution sociale qui transforma l'armée française en une machine de guerre redoutable. Celle-ci faillit bouleverser l'ordre politique européen de manière irréversible, et elle laisse encore de grandes traces aujourd'hui, matériellement et surtout symboliquement. Au plan de la stratégie, son passage marque le début d'une ère nouvelle en matière d'organisation et de combat militaires. Toute la pensée stratégique du XIXe siècle est formulée d'après son expérience, que ce soit en matière de stratégie, de tactique ou de logistique. Les doctrines de la "petite guerre" et, indirectement, la pensée de la guerre maritime, sont définies d'après les stratégies de NAPOLÉON et de ses adversaires. Les concepts de guerre de masse, de guerre totale et de nation armée trouvent leur origine dans la guerre napoléonienne. La reconstruction de l'armée prussienne, puis allemande, qui est entreprise par la suite, tout au long du XIXe siècle, a son origine dans la défaite d'Iéna en 1806, infligée par NAPOLÉON BONAPARTE. (BLIN et CHALIAND)

 

Une oeuvre qui se confond avec celle de l'Empire

  S'il n'a pas laissé de Traité, on trouve dans ses Mémoires, dans ses notes de commandement et ses directives de nombreuses matières à méditer. Et c'est ce qu'ont fait tous ses commentateurs, qui ont, eu, élaboré de grands Traités sur la guerre : JOMINI et CLAUSEWITZ principalement. La carrière militaire et politique tes trop connue et écrite par ailleurs pour qu'on y revienne ici, mais il n'est pas inintéressant de signaler plusieurs réflexions sur celles-ci, à commencer par celles d'Emile WANTY, qui rapproche entre autres les changements physio-psychologique de la personnalité de cet homme et les divers changements dans la manière d'élaborer les plans stratégiques, les manoeuvres tactiques et d'exercer le commandement. 

  BONAPARTE est général de la République de 1796 à 1800. Il bénéficie, d'abord auparavant comme officier de l'armée républicaine de l'évolution de l'armée vers la levée en masse, la conscription, et de l'expérience du modèle divisionnaire de sa marche, en manoeuvres comme au combat. 

"Napoléon est un problème, rapporte Emile WANTY (1895-1986), général belge des deux guerres mondiales et historien, et en sera toujours un", a déclaré Lord Roseberry (Napoleon, the last phase, 1900). Il y a en lui deux hommes successifs, si pas trois avec l'adolescent. (Auguste-Frédéric-Louis Viesse de) Marmont (1774-1852), maréchal d'Empire en 1814, dont les Mémoires (ouvrage publié en 1856) constituent une référence, en a esquissé le contraste : "Le premier, maigre et sobre, d'une activité prodigieuse, insensible aux privations, comptant pour rien le bien-être et les jouissances matérielles, ne s'occupant que du succès de ses entreprises, prévoyant, prudent, excepté dans le moment où la passion l'emportait... (...)". Obscur gentilhomme corse, admis dans une école royale, d'un pays très longtemps génois, médiocrement noté, sauvage, jeune officier totalement inconnu, il végète longtemps avant de révéler ses immenses possibilités. Et ceci d'autant plus qu'il est d'abord pris dans d'obscures conflits propres aux familles corses et s'il n'avait pas fait partie des momentanément vaincus de ceux-ci, sans doute serait-il resté célèbre... en Corse! Peu sociable, il s'enferme facilement dans les écoles dans la lecture des classiques, des philosophes, des historiens, des traductions d'auteurs latins et grecs. Il annote ses lectures et développe, aidé d'une capacité de mémoire prodigieuse, un corpus bien ordonné de savoirs et d'idées générales, sans attirance spéciale d'ailleurs pour les écrits militaires. Il connait néanmoins très bien les oeuvres de LLOYD, de BOURCET, de BOSROGER, de GUIBERT. Le jeune BONAPARTE y cueille des idées novatrices, hardies, coulées parfois dans des formules frappantes et concises.

Tellement pris dans les conflits entre familles corses (il reste sur l'ile jusqu'en juin 1793), à 24 ans, sa carrière est plus que compromise : il a négligé sa formation, n'a participa à aucune campagne, alors que dans sa génération, déjà des généraux font leurs preuves. Spécialisé dans l'artillerie, il se fait remarquer à Avignon dans l'été 1793, et surtout à Toulon en décembre de la même année. "Parmi les éminentes qualités, explique Emile WANTY, qui se réveilleront progressivement, retenons (...) le sens mathématique et la mémoire. Du premier découlent : la netteté et la précision de vues ; la clarté et l'accent positif des décisions. Bonaparte rejette le flou, le vague, l'abstrait ; par penchant naturel, il va traiter le cas concret en soi, y donner une "solution simple obtenue par le raisonnement et le calcul". Sa mémoire fera de lui un prodigieux enregistreur de tableaux et de statistiques, un cerveau qui pourra embrasser à la fois ensemble et d'attelés les plus minutieux. Dans cette organisation interne réside déjà le germe d'une centralisation poussée qui se développera lorsqu'ils sera devenu maître absolu."

Mais ensuite, ayant refusé un commandement en Vendée, il végète à Paris, jusqu'à ce qu'il participe au soutien militaire du régime (lors de l'insurrection royaliste du 5 octobre 1795) et devienne un général politicien. "Commandant l'Armée de l'Intérieur, ses ordres révèlent la précision inexorable dans le bilan, la minutie sans défaut dans les mesures d'exécution." Nommé après beaucoup d'hésitations par CARNOT Commandant de l'Armée d'Italie, ce qui est également un bon moyen de l'éloigner de la scène politique, il est chargé d'accomplir une mission dont il dépasse allègrement les termes : séparer les Autrichiens des Piémontais, déterminer le roi de Sardaigne à faire la paix avec la France, attaquer le Milanais avec vigueur. Entouré d'un adjoint BETHIER, lequel désigne également des adjudants-généraux. Bridé par les nécessités politiques venant de Paris, d'abord soucieux de s'emparer de terres riches propres à ravitailler le pays et aussi par les contingences militaires liés à des effectifs faibles et souvent mal habillés et mal armés et surtout parce que toujours pour Paris, le théâtre d'opérations principal est l'Allemagne. Servi par la lenteur et l'esprit routinier des généraux autrichiens, et par l'inadaptation de leurs troupes à la manière de combattre les Français, BONAPARTE et ses lieutenants repoussent ceux-ci assez loin de l'Italie. Ils ne peuvent exploiter plus avant leur victoire de Rivoli car la priorité est de chasser les Anglais de la Méditerranée. D'où cette "digression orientale" que constitue la campagne d'Egypte. On l'appelle souvent ainsi mais sur le plan stratégique, cela représente tout de même la première apparition dans l'Art militaire d'une politique impériale visant à frapper un adversaire en un point sensible hors de portée de ses réactions immédiates. Mais la supériorité navale, que BONAPARTE n'a pas, y est tout aussi indispensable que pour une attaque directe de l'Angleterre. 

"Sur le plan tactique, explique encore Emile WANTY, à des siècles de distance, cette campagne fut un nouveau choix entre les dispositifs articulés occidentaux, renforcés cette fois par la puissance de feu, et les formations de cavalerie orientale, chargeant et et se dérobant. Dans l'ensemble, la poursuite d'un mirage par une armée vite déçue au contact des réalités de cette guerre épuisante. (...) La prodigieuse imagination de Bonaparte, qui contraste furieusement, à certains moments, avec son sens aigu des réalités immédiates, se donne libre cours, même aux heures difficiles, par exemple après l'échec du siège de Saint-Jean-d'Acre." Son ambition est s'il réussit, est de renverser l'Empire turc et de fonder dans l'Orient un nouvel et grand empire. Mais après moins de 14 mois, la grande aventure se solde par un échec complet. Il doit alors rembarquer pour la France cet octobre 1799. Son accès à la magistrature de Premier Consul ouvre une sorte de nouvelle époque.

         C'est là que maints biographes, dont MARMONT, dessinent une périodisation qu'amorce la campagne de 1800, pour aboutir à l'Empire : d'abord une phase ascendante (1802-1809), puis une phase déclinante jusqu'en 1815. Chacune de ces phases se caractérisent par des éléments (de la tactique à la forme de commandement) qui changent beaucoup. 

C'est notamment sur le plan de la composition des armées, de la méthode de commandement, de la manoeuvre sur le terrain, de la logistique de la tactique et du facteur moral, qu'ils pointent les différences, mêmes si elles n'expliquent ni toutes les victoires ni la défaite finale. Souvent, les adversaires sont les mêmes, Prussiens, Autrichiens, Russes, Angleterre, cette dernière étant déterminée autant sur le plan dynastique que sur le plan stratégique à ne pas laisser perdurer en Europe une puissance dominante, qui pourrait nuire surtout à ses intérêts commerciaux. Cette dernière puissance conserve sa stratégie d'équilibre des puissances continentales qui lui laisse les mains libres sur de nombreux plans. 

      Dans la phase ascendante, en ce qui concerne la composition des armées, "Napoléon a dépassé le stade des armées de 35 000 à 60 000 hommes avec lesquelles il avait fait des prodiges en 1796 et 1800. Il puise largement dans les disponibilités humaines de la France par une conscription (officielle, mais le tirage au sort perdure largement) aux exigences toujours plus âpres. Car, s'il ne fut jamais très ménager du sang de ses soldats, il va se laisser aller, de plus en plus, à dédaigner les pertes (que pendant la Révolution il minimise d'ailleurs dans ses rapports...). Cette tendance n'est pas encore perceptible en 1805 et 1806 ; les batailles-boucheries (à grande renfort de manoeuvres coûteuses et d'usage d'artillerie de plus en plus présente sur les champs de batailles dans tous les camps) commencent en 1807, à Eylau, à Friesland ; puis vient Wagram (1809). 

La Grande Armée type 1805 et 1806 totalise quelque 200 000 hommes, masse plus difficile à manier, Napoléon, en 1804, l'articula en corps d'armée. Il y en eut sept en 1805, plus la Garde et la Réserve de cavalerie. En 1806 : six corps, plus la Réserve de cavalerie de six divisions. L'Empereur les manoeuvre tout comme Bonaparte le faisait avec les divisions, mais il sera amener à les constituer en groupements pour faciliter les mouvements. (...). Le vertige du nombre eut une autre conséquences. Napoléon s'écarte des idées de la Révolution en "contaminant" le caractère national de l'Armée par des apports étrangers. Les Suisses, à son grand étonnement, renâclèrent, et ceux qui furent incorporés de force firent défection à Baylen. La Hollande ne donna pratiquement rien, alors que la Belgique offrait de nombreux officiers et soldats à l'Empire. Il y eut des formations italiennes, piémontaises surtout, dalmates, allemandes, espagnoles. La Pologne fournit le plus sérieux efforts : 18 régiments. Napoléon intervient personnellement, tranche de haut, impose les chiffres des contingents étrangers, les fait muter à travers l'Europe, mange, morigène et ne cesse d'échafauder cette armée internationale, européenne, composite, sans cohésion, sans idéal solide, où se multiplieront les causes de faiblesse, les germes de défection. Au début de 1809, les armées d'Espagne compteront 50 000 étrangers sur 300 000 hommes ; à Wagram, un tiers de l'Armée sera non français."

Sur la méthode de commandement, "entre 1803 et 1807, Napoléon fut en pleine possession de ses moyens physiques". Il lit en détail, annote, enregistre en détail les états mensuels des unités et des flottes. "Il travaille plus languit que le jour, se réveille à minuit pour l'arrivée des courriers, donne ses décisions, dicte ses réponses avec célérité. (...). Ceci explique, d'une part l'apparente indécision aussi longtemps que les renseignements politiques ou militaires, restent imprécis, d'autre part l'instantanéité de son action, la foudroyante rapidité des ordres dès que se précise l'hypothèse la plus probable parmi toutes celles qu'il a envisagées. De juin à août 1805, il ne croit pas au projet d'alliance entre l'Angleterre, la Russie et l'Autriche. Mais le 23 août (ses ordres de marche sur Vienne tombent). Le rythme est moins accéléré en 1806, car la Grande Armée est en partie à pied d'oeuvre. (...) L'Empereur, chef absolu, se conduit comme tel. Les qualités foncières de ses maréchaux, révélées parfois bien avant l'ascension de Bonaparte, eussent pu être confirmées, développées, coordonnées par Napoléon s'il se fût donné la peine d'être le professeur unique et prestigieux d'un "Cours de Maréchaux", pour en faire des chefs capables d'agir en pleine autonomie. Il a préféré agir par voie d'autorité (et cette façon de faire n'est ni nouvelle ni originale, au grand détriment de nombreux Empires...). Les exécutants n'auront presque jamais une vue et une compréhension d'ensemble de la manoeuvre projeté ou en cours. Les relations et réactions réciproques de ses commandants de corps, déjà rendus malaisés par les jalousies, les susceptibilités, en souffriront. Aussi longtemps que l'Empereur sera présent, il n'y aura que demi-mal, mais, pour avoir commis cette erreur capitale, il connaitra plus tard bien des déboires dont il porte seul la responsabilité. Cela commence à se manifester en 1809. (...)". 

Sur la manoeuvre napoléonienne, Emile WANTY toujours écrit : "En octobre 1806, l'Empereur écrivait à Soult : "Avec cette immense supériorité de forces réunies sur un espace aussi étroit... je suis dans la volonté de ne rien hasarder, d'attaquer l'ennemi partout où il voudra, avec des forces doubles..." Il n'a plus la mentalité du joueur ; au coup de dés il substitue le calcul. Mais la victoire impose des servitudes ; plus la Grande Armée s'enfoncera au coeur de l'Europe, plus elle devra laisser derrière elle de détachements. Sur 200 000 hommes elle n'en mènera que 65 000 en Moravie (1805), et 90 000 à Iéna et Auerstädt. Marmont qualifiait d'admirable le rabattement stratégique  général vers le Danube en aval d'Ulm (1805) (...)". Un certain manque de coordination entre les corps d'armée auraient pu être préjudiciable, mais Napoléon exploite toutes les erreurs de l'ennemi. "Et ce fut la marche sur Vienne, les premiers contacts, assez durs avec les Russes, l'arrivée en Moravie, l'attente de l'offensive austro-russe, puis Austerlitz. En octobre 1806, la concentration prussienne est signalée dans la région d'Erfurt, et Napoléon peut en déduire plusieurs hypothèses. Son plan, placer son armée loin à l'extérieur d'une direction possible d'attaque des Prussiens, puis la faire tourner autour d'eux et intercepter les lignes de communications, grâce à cette vaste conversion. (...). Le même concept d'une fixation par un pivot de manoeuvre et d'une action d'interception, exigeant donc la division des forces, caractérise en gros la manoeuvre initiale contre les Russes, fin 1806, tout comme celle de Ratisbonne en avril 1809. Mais, cette fois, l'Archiduc Charles garde sa liberté d'action en agissant à l'inverse de ce qu'attendait l'Empereur, en menant le combat retardateur par un détachement. La marche sur Vienne, en 1809, est citée en exemple : un groupement le long du Danube en verrouille successivement les points de passage ; une colonne centrale marche de Landshut vers Braunau ; une colonne Sud, par Kufstein et Salzbourg, flanc-garde contre une menace possible venant d'Italie, en débordant les résistances opposées sur l'Isard et l'Inn. La progression, retardée par des actions dilatoires, par la crue des rivières et par la pénurie des moyens de pontage, fut plus lente que prévu. Vienne ne fut occupée que le 12 mai. L'armée autrichienne avait eu le temps de se concentrer et de venir prendre position au nord du Danube. Et ce fut Essling le 22 mai, puis Wagram le 4 juillet."

Sur la logistique, l'Empereur veille à toute une série de mesures et de prévisions pour les transports, les ravitaillements, les évacuations... Mais il ne semble pas que telle ait été sa préoccupation majeure. C'est certainement parce qu'il bénéficie d'un réseau de communications et d'une force de ravitaillements (réseaux de greniers et de moulins par exemple) mis en place durant des décennies non seulement au sein du Royaume de France mais aussi par les royaumes (on pense à la Hollande notamment) environnants. On inscrit tout de même à son actif le transport en poste de la Garde qui opère nombre de marches forcées. "En général, les plans impériaux font abstraction des normes humaines. Les marches de 1805 entre les côtes et le Rhin furent un calvaire, avec, parfois, des étapes de onze lieues ; les troupes n'avaient plus le temps de préparer les vivres qu'ils avaient dû se procurer par la maraude, faute de ravitaillements réguliers. (...) La situation s'améliorait lorsque les opérations stagnaient et que les troupes pouvaient vivre sur le pays. En Pologne (novembre 1806) l'Armée n'eut aucun ravitaillement, pas même la Garde, toujours favorisée pourtant. A la veille d'Eylau (février 1807), elle était privée de toute distribution depuis huit jours. En 1809, le groupement central fut retardé par l'Inn pendant 3 jours par les défenseurs, et 2 jours par l'inexistence d'équipages de pont. L'Empereur les avait supprimés après la campagne de 1805, les jugeant trop lourds. Cela fera perdre encore 5 jours sur le Danube. Napoléon semble être resté fermé aux perfectionnements techniques. Marmont dit à ce propos : "les préjugés de Bonaparte, son éducation d'artilleur le rendaient opposé aux innovations ; il marquait une répugnance aux choses nouvelles." On constate en effet que, malgré ses dons prodigieux d'organisateur, l'équipement, les armes, les voitures, les chevaux manquaient, et cela faute d'argent, de matières premières, de contrôle sur les fournisseurs."

En ce qui concerne la tactique, l'Empereur ne codifie pas l'instruction et ses méthodes sont disparates. "Il insista plus sur "l'ensemble dans les mouvements" que sur la technique des tirailleurs et l'utilisation du terrain. Il aime les revues minutieuses, interminables. Les pertes vont écrémer les unités ; la hantise du nombre videra les dépôts de leurs instructeurs et remplira les corps de recrues à peine dégrossies (après Iéna). Dès 1808, Groucho qualifie sa cavalerie de piteuse. A Essling, les formations seront incapables de se ployer et se déployer sous le feu avec ordre. Mais ces armées, si mal pourvues du nécessaire, sont malgré tout magnifiques au feu. Napoléon sait qu'il possède en elles l'instrument idéal pour sa conduite de la bataille, qu'il peut leur demander la ténacité dans la défense, la fougue dans l'attaque. Il s'attache à "créer l'événement", à provoquer par des procédés variables l'usure de l'adversaire en un point choisi, pour y asséner ensuite le choc qui produira la décision." C'est que NAPOLÉON bénéficie encore jusque dans les années 1810 de l'élan révolutionnaire dans les armées, même si celui-ci, pour de nombreuses causes, s'use avec le temps. De plus sa façon nouvelle de faire la guerre n'est comprise que lentement pas les adversaires successifs. En tant qu'il bénéficie de masses d'hommes importantes dans ses forces de réserve dans les armées, les nombreuses pertes n'entament pas leur manoeuvrabilité.

C'est sur le facteur moral que l'armée française possède une grande supériorité pour un temps encore long, jusqu'aux extrémités de 1815. "L'Empereur s'est retranché délibérément des hommes, pour qui il n'a guère que mépris, tempéré parfois par une dédaigneuse indulgence". Cette appréciation d'Emile WANTY, qui provient en grande partie d'ailleurs des biographes de NAPOLÉON, est valable pour tous ces hommes parvenus à un pouvoir tellement important, absolu, qu'il se prennent pour des dieux, d'ALEXANDRE à HITLER. "D'où vient alors ce prestige extraordinaire, cet ascendant sur les troupes? Ils émanent de sa personne, mais aussi de ses proclamations (mais aussi de l'immense appareil de propagande qui s'active autour de lui...). Il eut le don des phrases incisives (qui ne sont rien si elles ne sont pas rapportées et amplifiées...), suscitant l'enthousiasme. Mais rien ne valait le contact direct, (mode d'expression du leader charismatique, même si ses actions sont idiotes...). Chaque fois qu'il remontait une colonne, il mettait pied à terre et passait une revue, complimentait les régiments qui s'étaient distingués, récemment, et dont sa mémoire infaillible lui rappelait les détails, complétait les cadres, donnait des décorations. De la légion d'honneur, créée le 14 mai 1802, il avait dit : "On appelle  cela des hochets. Eh bien! C'est avec des hochets qu'on mène les hommes... Les Français n'ont qu'un seul sentiment : l'honneur...". La présence de l'Empereur, la simplicité de sa tenue, la bonhomie naturelle ou affectée de son attitude envers les vieux soldats, tout cela galvanisait la troupe et lui faisait oublier ses misères et accepter les risques effroyables de la bataille. La valeur individuelle n'y jouait pas un grand rôle. Pris, étroitement enfermé dans l'ordre serré, le soldat, qu'il fut courageux ou poltron, pouvait difficilement s'en dégager. Les bataillons, les divisions, en dispositifs massifs, debout, non abrités, restaient inutilement à portée efficace des feux ennemis, sans broncher, subissant des pertes terribles. Une file s'était-elle renversée par le "vent du boulet"? Froidement, les serre-files faisaient fermer le rang; Ce stoïcisme, ou cette résignation, se haussaient à hauteur de l'Antique, mais ne parlaient pas en faveur de chefs exigeant de tels sacrifices, inutiles sur le plan tactique, néfaste sur celui de l'efficience." Peu importe, en fait, tant qu'il y avait de la réserve...

      Dans la phase descendante, méthodes de commandement, évolution de l'instrument militaire, logistique, stratégie et tactique tirent l'Empire, en tout cas sa facette militaire, vers le bas. 

Pour le méthodes de commandement, "après la plénitude physique de 1805 à 1808, voici le déclin de Napoléon". On le voit aux tableaux même qui le représentent : "Gras et lourd, sensuel et occupé de ses aises, ... insouciant et craignant la fatigue, blasé de tout, indifférent à tout, ne croyant à la vérité que lorsqu'elle se trouvait d'accord avec ses passions, ses intérêts et ses caprices... Son esprit était toujours le même, mais avec moins de résolution, et une mobilité qui ressemblait à de la faiblesse". Tel est le second volet du dytique de Marmont, outrancier sans doute, mais confirmé par de nombreux témoins quant au besoin grandissant de sommeil et à son indécision. Jusqu'ici, Napoléon avait été commandant de sa grande armée en même temps que chef d'Etat, toujours présent là et quand il fallait. Son absence, en 1809, avait suffit à compromettre le début de la campagne. Mais les tâches immenses de l'organisation et de l'administration de l'Europe napoléonienne par un cerveau centralisateur exigeaient sa présence à peu près continue à Paris. Il met du reste l'accent sur cet aspect de son rôle (...). De plus en plus, il va devoir confier à des subordonnés la conduite de ses armées, réparties un peu partout. L'accroissement continuel des effectifs, que lui seul a voulu, l'élargissement des théâtres d'opérations le contraignirent par la suite, pour diminuer le nombre de ses subordonnés et obtenir de la souplesse dans la manoeuvre, à recourir à une nouvelle articulation réunissant plusieurs corps d'armée sous un même commandement : l'armée, ou plutôt le groupe d'armée, réalisé en 1812 et 1813. Dans cette tentative il sera desservi par l'impréparation de ses maréchaux et de ses états-majors." Contrairement à sa maxime même selon laquelle celui qui n'a su qu'obéir pendant 10 ans n'a plus la capacité de commander", il choisit ses maréchaux, non par rapport à leur mérite militaire, mais pris dans ce "complexe de la cour" bien connu sous les Royautés, par rapport à l'habileté politique (et sociale) de ceux-ci. D'autant qu'il favorise la formation d'une noblesse impériale. "En 1814, l'Empereur tarde à se rendre aux armées, impose à ses commandants de corps d'observation des conduites reposant sur une estimation inexacte de la situation. Ils se replieront, rendant impossible la constitution d'une armée de réserve. Mais lorsque Napoléon ne disposera plus que de forces réduites, il se retrouvera le Bonaparte de 1796 : "activité, vitesse", manoeuvrant par lignes intérieures, parfois servi, parfois desservi par des lieutenants qui se reprennent ou restant las. Enfin, en 1815, son plan initial sera, comme toujours, impeccablement classique, mais cette fois, il ne sera plus servi ni par l'état-major, ni par les commandants de corps de naguère (...)".

L'évolution de l'instrument militaire reste soutenue par les dons d'organisateur de l'Empereur. "Il est prodigieux qu'après chaque série de défaites, il réussisse à faire surgir de France une nouvelle armée. Bien que les luttes stériles d'Espagne immobilisent 300 000 hommes et en coûtent 50 000 par an, il concentre en juin 1812, à l'ouest du Niémen, près de 600 000 hommes, avec 1 800 bouches à feu ; 428 000 entreront en Russie, dont 230 000 étrangers. (...) Ce fut la 1ère armée européenne intégrée sous un commandement unique, mais impuissante contre les immensités russes. Elle laissera là-bas 135 000 morts, 215 000 prisonniers, un millier de canons. Du chaos, il faut faire surgir une armée. On puise partout, impitoyablement. Dès avril 1813, la nouvelle Grande Armée compte 215 000 hommes, dont 175 000 Français, et, plus extraordinaire encore, s'il y a peu de cadres instruits, peu d'artillerie, presque pas de cavalerie, elle a un moral très élevé. (...) L'insuffisante formation de base se paiera par des pertes très lourdes ; c'est désormais une chaîne sans fin. En novembre 1813, les limites paraissent atteintes. Mais Napoléon est implacable. Il fait flèche de tout bois, rappelle les unités repliées d'Allemagne, d'autres rappelés d'Espagne, des conscrits, des gardes nationaux âgés de moins de 40 ans. Mais cette fois, l'adhésion du pays à ces sacrifices répétés semble avoir atteint ses limites ; il y a beaucoup de déchets (remarquez le vocabulaire fleuri utilisé par Emile WANTY, qui ne fait que relayer le ton des biographes du XIXe siècle). Cette armée composite, où des recrues, fin janvier 1814, seront engagées le lendemain du jour où elles ont reçu leur fusil, comprend encore des corps d'armée, mais ce terme ne peut faire illusion ; ce ne sont plus que des régiments de 500. (...) Pourtant, cette pauvre armée fera des merveilles d'endurance et de bravoure. Débarqué en France, fin février 1815, avec un millier d'hommes, Napoléon rappelle tous les anciens soldats licenciés, les recrues de 1814 et 1815 ; le pays se montre rebelle mais, au 1er juin, l'armée est passée de 200 000 à plus de 400 000 hommes et à l'intérieur, dont après  tous les détachements nécessaires aux frontières et à l'intérieur, il n'en restera que 125 000 pour l'armée opérative, contre 230 000 Coalisés immédiatement disponibles dans les Pays-Bas, et près de 400 000 Austro-Russes en cours de concentration. Le résultat final est dans ces chiffres." Mais aussi parce que les armées contre la France ont appris à se battre en grande partie à la "napoléonienne"...

La question d'une stratégie impériale se pose encore, après tant d'ouvrages consacrés à l'"ère napoléonienne". Emile WANTY écrit qu'en Espagne, il y eut deux guerres conjointes, mais rarement synchronisées : une guerre nationale et une guerre régulière par les Anglo-Portugais. Le conflit prenait un caractère confus, fragmentaire, totalement étranger à celui des "belles campagnes réglées". Et pourtant l'Empereur s'obstina étrangement à ignorer ce caractère aléatoire, ne croyant qu'à la force du Nombre, multipliée par sa présence. En Russie, il ne comprend visiblement pas cette politique de la terre brulée et s'obstine à avancer jusqu'à Moscou. On en arrive à se demander si NAPOLÉON n'a remporté ces victoires, triomphes tactiques après triomphes tactiques, uniquement parce que la Coalition souffrait de ses contradictions politiques et stratégiques, écartelée entre les modérés et les jusqu'au boutistes, les irrésolus et les dynamiques. En face, il semble qu'il n'y jamais eu également de plan stratégique d'ensemble. Par contre, il y eut bien une stratégie d'Empire, par l'installation d'élites politiques à la tête des pays occupés, par des réformes administratives et juridiques imposées, et cela se voit réellement mis en oeuvre... dans les temps de trêves, à chaque fois remises en cause par l'Angleterre. Il y avait bien une stratégie politique et idéologique, mais il semble bien qu'il manquait une véritable stratégie militaire... des deux côtés...Ce n'est qu'en 1815 que les Coalisés coordonnèrent leurs commandements. Et dans le mois de Mars, face à cette coordination, la possibilité d'une défensive efficace sur les lignes intérieures, les lignes entre les deux armées ennemies se rétrécissant, s'amenuisèrent assez rapidement. Ces deux armées réussirent une vaste opération de surprise par une concentration dissimulée jusqu'au 14 juin. 

Même la tactique, dans cette phase, décline dans l'armée française, sans s'améliorer d'ailleurs chez les adversaires. C'est un véritable équilibre dans la médiocrité et les pertes... Peu de batailles se réclament encore du coup d'oeil napoléonien. A Lützen, "la lenteur des mouvements des Coalisés, le système des attaques fragmentaires et frontales réduisirent à rien le bénéfice initial de la surprise tactique et permirent à l'armée française de se réunir sur le champ de bataille, conformémentaux prévisions et aux calcules basés sur les distances. Mais il n'en sortit qu'une bataille parallèle, non décisive." Après Bautzen, Leipzig, Brienne... Waterloo "confirme ce déclin tactique ; il serait vain d'y chercher le souvenir des batailles de la grande époque, si ce n'est dans la bravoure." Les Coalisés profitent, enfin, d'une défaillance tactique de l'Empereur, obtenu, enfin, une bataille décisive. Alors que les troupes de NAPOLÉON avancent réellement, elles sont surprises par des bataillons anglais dissimulés. Désordre, recul, confusion et bientôt panique, s'emparent de ce qui reste de la Grande Armée. Sans doute manque t-il à l'exposé d'Emile WANTY un aspect pourtant bien développé dans l'armée française dans la phase ascendante de l'Empire : l'activité des sections de renseignement, des chaînes de l'information sur le terrain et les mouvements de troupe.

  Tacticien militaire parmi les plus grands, il semble bien manquer à NAPOLÉON un sens de la stratégie d'ensemble, sur tous les plans. Il reste du passage fracassant de NAPOLÉON PREMIER, une transformation radicale de l'Art de la Guerre, théorisée ensuite par JOMINI et CLAUSEWITZ.

N'oublions jamais, qu'en fin de compte, l'oeuvre d'un homme si grand soit-il, n'est que l'expression d'actions réciproques : sans des ennemis aussi pugnaces que l'Angleterre monarchique et une constante hostilité envers les idées révolutionnaires en Europe, hostilité qu'il a pu lui-même, par ses activités militaires, aviver, on ne peut comprendre la dynamique de cette oeuvre. 

 

NAPOLÉON BONAPARTE, Correspondance générale, 12 volumes, Fondation Napoléon-Fayard, Paris, 2004 (première édition sur la commande de Napoléon III, 32 volumes, 1858-1869) ; Oeuvres littéraires et écrits militaires, 3 volumes, Bibliothèque des Introuvables, réédition 2001 ; Oeuvres de Napoléon 1er à Saint-Hélène, 4 volumes, Bibliothèque des Introuvables, Paris, réédition 2002. Pensées politiques et sociales, rassemblées par A. DANSERRE, Flammarion, 1969  et Comment faire la guerre, éditions Lebovici, 1973. Des extraits de ces deux derniers ouvrages se trouvent dans Anthologie mondiale de la stratégie, Robert Laffont, collection Bouquins, 1990 : Maximes, 

Jean COLIN, L'Education militaire de Napoléon, 1900. J.DELMAS et P. LESOUEF, Napoléon, chef de guerre, 1969. Jacques GARNIER, L'ART MILITAIRE DE napoléon, 2015. Antoine Henri de JOMINI, Vie politique et militaire de Napoléon, 1827. B.H. LIDDEL HART, The Ghost of Napoleon, 1933. James MARSHALL-CORNWALL, Napoleon as Military Commander, Londres, 1967. Gunther ROTHENBERG, The Art of Warfare in the Age of Napoleon, Londres, 1977. Jean TULARD, Napoléon ou le mythe du sauveur, Fayard, 1977 ; Dictionnaire Napoléon, Fayard, nouvelle édition 1999 ; Napoléon, chef de guerre, 2012. 

Emile WANTY, l'Art de la guerre, tome 1, Marabout Université, 1967. Arnaud BLIN et Gérard CHALIAND, Dictionnaire de stratégie, tempus, 2016. Jacques GODECHOT, Napoléon 1er dans Encyclopedia Universalis.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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12 décembre 2017 2 12 /12 /décembre /2017 08:57

   Il est en fait difficile de faire une coupure nette entre les entreprises militaires et du coup la stratégie mise en oeuvre lors des guerres révolutionnaires et lors des guerres d'Empire.

Un mouvement d'ensemble européen

      Outre le fait que l'histoire de France la montre acquérir des frontières aux obstacles naturels et de plus ceci de manière consciente de la part de nombreux hommes d'Etat au long des siècles, la révolution sociale, politique, idéologique et militaire qui marque en France la fin du XVIIIème siècle provoque contre elle les mêmes alliances, dresse les mêmes ennemis lors des guerres révolutionnaires et des guerres d'Empire. Tout en se gardant d'une vision téléologique de la formation de la France, qui fait partie parfois de l'idéologie même de sa formation, on doit bien constater que le modèle napoléonien d'Empire est présent déjà avant la proclamation officielle d'un Empire français. Outre un certain caractère défensif de sa constitution, qui n'est pas sans rappeler le modèle romain antique, le Premier Empire français, au-delà de son aspect éphémère sur le plan géopolitique, marque la consolidation (libérale) d'idéaux et de structures républicains opposés (c'est pour cela qu'on parle de tentatives de Restauration en France) aux formes d'organisation sociale dans les contrées voisines, formes d'organisation de plus en plus différentes au fur et à mesure que l'on s'éloigne du territoire français. Le legs de l'Empire à l'Europe est important sur le plan militaire bien sûr, mais aussi politique et administratif. Cela est facilité par le legs de la Royauté en France, une centralisation administrative, économique et sociale qui en fait déjà un modèle très différent régionalement.

    Avant même la formation de l'Empire français, les principes stratégiques et surtout tactiques napoléoniens sont de plus déjà à l'oeuvre. Sans clore un certain débat entre historiens, il faut dire qu'il existe un doute quant à l'existence d'une "stratégie napoléonienne", d'autant que les talents de NAPOLÉON BONAPARTE sont bien plus tactiques que stratégiques. Mais, malgré le caractère certain de dictature centralisée militaire de l'Empire français, ce serait compter sans la myriade de talents dont s'entoure l'Empereur et qui confèrent à l'Empire une dimension politique, juridique, diplomatique, administrative, économique et même sociale (notamment par l'intermédiaire d'un complexe militaro-industriel et d'une société militaire en formation) qui dépasse les aspects purement militaires et qui perdure d'ailleurs bien après l'Empire officiel. Ces aspects marquent également les Etats à la périphérie de la France, et il ne faut pas oublier que le phénomène révolutionnaire secoue l'ensemble de l'Europe continentale et pas seulement la France. 

   L'Empire tel qu'il se construit, au moment où la France passe de la défensive à l'offensive conquérante, n'est pas seulement le fait d'une stratégie militaire, mais aussi d'une stratégie politique, avec la tentative d'instauration dans les pays occupés selon des modalités diverses (de l'accroissement du territoire français lui-même à l'installation de nouvelles dynasties) d'un régime semblable à celui de la France d'alors. Aidé en cela par tous les éléments (populations, classes, individus...) sympathisants de la Révolution dans pratiquement tous les pays traversés, et par des éléments (moins sympathiques avec un jeu de mot il est vrai) voulant profiter de la machine militaire française, en termes économiques. Les sociétés traversées sont travaillées comme la France depuis le début des Lumières par des forces réformatrices très fortes qui peuvent voir - même si c'est un peu à tort - dans les armées et l'administration impériales les forces dont ils ont besoin pour faire avancer leurs conceptions. Et longtemps après le départ des troupes françaises, des aspects de l'Empire perdureront, notamment sur le plan juridique et d'organisation de l'économie (notamment la fiscalité...). 

   Comme tout Empire, l'Empire français n'a de chance de rester que si la société civile prend le relais de l'occupation militaire, et si se mettent en place des structures économiques, politiques, juridiques, idéologiques (propagande et culture) qui s'appuient sur des forces vives déjà en place. Il se peut que, précisément, l'imposition de composants napoléoniens à des populations occupées produisent l'effet inverse de celui attendu, et provoquent des résistances de la part de populations fidèles à l'Ancien Régime ou considérant que la situation avec la présence des troupes aggravent leurs conditions de vie ou finissent par entraver leurs propres buts politiques (désordres, exactions, massacres, pillages...). 

    Le moteur de l'Empire français est malgré tout militaire et à de nombreux problèmes qu'ils rencontrent les autorités françaises utilisent la violence. Du coup, alors que des stratégies politiques et économiques sont pourtant mises en même temps en oeuvre, ce sont les stratégies militaires qui donnent le la de la situation générale. D'autant qu'une partie de l'économie est, vu l'ampleur des opérations militaires, tournée plus qu'auparavant vers le soutien aux forces armées, non seulement bien sûr dans l'armement et les équipements militaires, mais aussi dans l'approvisionnement des troupes en choses de toutes sortes (des vêtements aux... prostituées!), les transports et l'entretien des relais des chevaux et des courriers. Et si l'économie n'y va pas "naturellement" guidée par les profits de la guerre, le recours à la violence vient y pallier...

   

Le versant militaire boursouflé de la stratégie

   Dans le domaine militaire, la fin du XVIIIe siècle est marquée par la supériorité de l'armée prussienne. Sous l'impulsion de FRÉDÉRIC LE GRAND, la Prusse s'est dotée d'une armée qui exploite au mieux les données stratégiques et technologiques du moment. Ses institutions militaires marquent l'apogée de l'armée de type Ancien Régime dont l'origine remonte au XVIe siècle. Jugée invincible quelques années plus tôt, l'armée prussienne sera anéantie par la Grande Armée en 1806, à la bataille d'Iéna, symbole de la confrontation entre deux époques.

Le succès de la stratégie napoléonienne doit être attribué au génie guerrier de NAPOLÉON tout autant qu'aux changements sociaux provoqués par la révolution de 1789. D'autres facteurs, tels que le système divisionnaire et les progrès en matière d'armement (fusil de 1777 et artillerie Gribeauval) contribuèrent également à la révolution militaire provoquée par la France. N'oublions pas non plus l'essor démographique plus présent en France qu'ailleurs, qui permet de multiplier le nombre de soldats. Dans la plupart des cas, c'est dans la défaite que les stratèges puisent leur inspiration et l'humiliation subie par la France au cours de la guerre de Sept Ans (1756-1763) avait contribué de manière significative un renouveau stratégique chez les Français qui s'étaient mis à réfléchir sérieusement sur la guerre. Les techniciens, comme GRIBEAUVAL, perfectionnaient les pièces d'artillerie au moment même où les stratèges prenait conscience de la supériorité du feu. Parmi les nombreux penseurs militaires français qui émergent au cours de cette époque, deux personnages exerceront une influence considérable sur NAPOLÉON BONAPARTE : Jacques de GUIBERT et Pierre de BOURCET, deux innovateurs en matière de stratégie et de tactique.

Un certain nombre des thèmes développés par GUIBERT seront repris par NAPOLÉON et constitueront le fondement de sa stratégie. S'il n'anticipe pas encore l'armée de masse, GUIBERT préconise toutefois une armée de citoyens qui rétablit le lien entre la population et son armée et lui insuffle une énergie morale fondée sur un sentiment patriotique vivace, sentiment que saura bien exploiter BONAPARTE, à renforts de propagande et de mise en scène des revues militaires. GUIBERT est aussi à l'origine du système divisionnaire qui permet d'obtenir à la fois une grande indépendance d'action, une bonne souplesse dans le mouvement et une puissance supérieure dans la concentration des forces. Adepte de l'offensive, GUIBERT perçoit la supériorité du feu, principalement des tirs d'artillerie, et défend l'ordre mince par rapport à l'ordre profond. Le principe de ravitaillement sur le terrain et la nécessité de ses nourrir de ses conquêtes sont autant d'éléments, dans le domaine de la logistique, que NAPOLÉON BONAPARTE retient de ses lectures de GUIBERT. Ainsi, dans ses grandes lignes, la stratégie du général de la Révolution apparait déjà dans les pages de l'Essai général de tactique, publié par GUIBERT en 1772.

Chez BOURCET, il puise des aspects pratiques de la conduite de la guerre. Soldat expérimenté, BOURCET fournit à NAPOLÉON une étude approfondie sur la tactique, dans un texte modestement intitulé Principes de la guerre de montagne, écrit en 1775. Dans les pages de ce traité qui va beaucoup plus loin que la montagne, BOURCET fait la distinction entre attaque et défense, et formule en détail le rôle de la défense active. Partisan convaincu, comme GUIBEERT, du système divisionnaire; il souligne l'importance des communications et de la mobilité. Surtout, il met en relief le rôle de la surprise dans la guerre.

Lors du siège de Toulon, face à l'insurrection à Paris, et surtout lorsqu'il part en campagne à la tête de l'armée d'Italie (1796), BONAPARTE a déjà assimilé les enseignements militaires qu'il a tirés de ses lectures. Lors de son passage à Auxonne, il a également profité de son contact avec les frères DU TEIL, alors à la pointe du progrès dans le domaine de l'artillerie. Les circonstances politiques vont favoriser l'application de ces principes. La décision de loin la plus importante en matière de réorganisation militaire est la levée en masse de 1793. D'un seul trait de plume, toute la stratégie qui était pratiquée jusqu'alors est rendue caduque. Brusquement, l'armée devient massive, les effectifs gigantesques. La participation active des populations transforme la guerre en une entreprise nationale que nourrissent des sentiments patriotiques très intenses. Le génie de NAPOLÉON sais l'occasion qui s'offre à lui. Fort des principes de GUIBERT et de BOURCET, disposant de ressources qui iront grandissantes, soutenu par la ferveur nationale qui anime ses soldats, équipés d'une artillerie efficace, et motivé par sa fougue et son ambition, BONAPARTE est rapidement victorieux d'adversaires désormais dépassés. La révolution stratégique que réalise NAPOLÉON est facilitée par le fait qu'il peut s'entourer d'un corps d'officiers jeunes, enthousiastes, et qui ne se rattachent plus aux valeurs ou aux principes de l'Ancien Régime. Surtout, il va devenir le chef suprême qui aura entre ses mains tous les pouvoirs de décision, dans le domaine politique tout autant que militaire. 

Désormais, le but de la campagne  est l'anéantissement de l'adversaire. La bataille décisive est le moyen principal pour accomplir cette destruction totale des forces organisées de l'ennemi. La stratégie doit donc être orientée vers l'offensive. Offensive à outrance et défense active s'allient pour canaliser un effort optimal en un endroit déterminé, généralement le point le plus sensible de l'adversaire, celui dont la perte doit le déséquilibrer physiquement et moralement. Grâce au système divisionnaire, NAPOLÉON BONAPARTE parviendra à allier la rapidité du mouvement avec la concentration des forces. Cet énorme avantage qu'il possède par rapport à des adversaires plus lents et moins puissants lui laisse l'initiative et lui permet de choisir les théâtres d'opérations. Cela lui permet d'engager ses forces dans les meilleures conditions possibles e, surtout, de pouvoir surprendre son adversaire au moment où celui-ci s'y attend le moins. L'armée se ravitaillant en partie sur le terrain et les lignes de communication étant bien protégées, il peut faire avancer rapidement son armée de masse.

NAPOLÉON se déplace avec toutes ses forces réunies. Cependant, il donne l'illusion d'avancer de manière dispersée et peut ainsi tromper l'ennemi sur ses desseins. Le principe général qui guide toutes ses manoeuvres consiste à prendre l'ennemi sur ses flancs ou, mieux encore, sur ses arrières, tout en menaçant de couper sa ligne de retraite. La souplesse dans l'organisation de ses troupes lui laisse un choix presque inépuisable pour combiner ses forces de diverses manières. La rapidité avec laquelle il peut changer ces combinaisons lui permet de répondre aux manoeuvres de l'ennemi. On a souvent reproché à NAPOLÉON d'avoir uniformément sous-estimé ses adversaires. Néanmoins, il comprenait parfaitement la relation entre les fins et les moyens et, sur le terrain, il était généralement conscient du rapport des forces engagées. Lorsqu'il se sentait en état d'infériorité numérique, il savait se montrer prudent. Il employait alors une tactique particulière où il s'engageait directement contre le front ennemi tout en plaçant le gros de ses troupes en position défensive. Dans la mesure du possible, il tentait cette opération sur un terrain défavorable au mouvement des troupes ennemies. Lorsque l'adversaire s'était engagé sur le front, il lançait une seconde vague sur un point sensible du front, puis il envoyait ses troupes sur les flancs et l'arrière de l'ennemi.

Plusieurs facteurs contribuèrent à la chute de NAPOLÉON et à la fin de l'Empire. Tout d'abord, ses adversaires s'organisèrent et purent, ensemble, faire face à la Grande Armée avec des effectifs aussi nombreux, voire supérieurs. Ensuite, ils apprirent, dans la défaite et parfois dans l'humiliation, à comprendre la stratégie de l'empereur français puis à la combattre. Peu à peu, l'énorme avantage que possédait au départ la France par rapport aux autres armées européennes fut éliminé. Par ailleurs, certains des facteurs qui firent la force de BONAPARTE lors de sa longue série de victoires contribuèrent plus tard à son affaiblissement. Le fait qu'il cumulait les pouvoirs politiques et militaires lui avait permis d'entreprendre une série de campagnes audacieuses qui réclamaient un pouvoir de décision unitaire. A partir d'un certain moment, cette autorité devint un handicap car, d'une part, il était engagé sur divers fronts, et, d'autre part, il n'existait plus dans son entourage de contrepoids capable de critiquer une mauvaise décision. NAPOLÉON avait toujours recherché la bataille décisive où l'issue des combats devait être déterminée par la puissance des forces engagées a point culminant de l'effort et sur le centre de gravité de l'adversaire qui s'écroulait ensuite de lui-même. A force de rechercher ce centre de gravité de l'adversaire, il limita son champ d'action, et toute sa stratégie fut tributaire des ressources dont il disposait. Lors de la campagne de Russie, cette stratégie se retourna contre lui. Il s'acharna à rester à Moscou, même lorsque la ville fut incendiée et permit ainsi aux Russes de se réorganiser. Habitué à mener une stratégie d'anéantissement, NAPOLÉON était beaucoup mois à l'aise dans une guerre d'usure où son armée souffrir énormément du harcèlement perpétuel mené par l'adversaire et où elle fut trop affaiblie par les difficultés croissantes qu'elle rencontra au niveau du ravitaillement et des communications. Diminué physiquement mais néanmoins galvanisé par toutes ses victoires, il ne sur pas distinguer les limites de ses propres capacités stratégiques, lui qui avait si bien compris les rapports de forces au niveau de la tactique. Il ne comprit pas davantage la dimension économique et politique de certaines de ses stratégies, notamment en Espagne et au Portugal où il ne put imposer le blocus continental face à l'Angleterre et où il sous-estima la force de l'insurrection espagnole. (BLIN et CHALIAND).

 

Des stratégies économiques et politiques difficiles à mettre en place ou incomplètes. 

    L'Empire, dans une acception extensive il est vrai pas courante, qui entende la France révolutionnaire (1789-1804) qui mène à la République puis celle de l'Empire officiel (1804-1814/1815) représente, l'extension maximum du territoire français et une exception dans son Histoire. Si l'amalgame de territoires de plus en plus importants autour de l'Ile de France d'origine (l'ancien Royaume de France, féodal) constitue une dynamique réelle, l'acquisition de territoire aussi important au Sud et à l'Est (hormis bien entendu les conquêtes coloniales outre-mer), n'entre pas réellement dans une tradition multi-séculaire. Si chez les Capétiens surtout existe cette volonté de trouver des frontières "naturelles" sûres, l'entreprise napoléonienne va beaucoup plus loin, pour toutes sortes de raisons, au début défensives, ensuite plus conquérantes.

En plus de se distinguer des autres régimes politiques de l'Histoire de France d'abord par son originalité (il inaugure un système politique alors inédit en France, l'Empire), ensuite par sa belligérance (les guerres napoléoniennes voient la France affronter successivement cinq alliances), le Premier Empire reconfigure l'Europe non seulement politiquement, mais également idéologiquement. Il ne sera plus guère question par la suite de l'opposition dynastique entre Anglo-Protestants et Catholiques et les conflits politiques traversent de plus en plus tous les pays européens eux-mêmes traversés d'une idéologie nationaliste dont la France est en grande partie responsable (à son corps défendant parfois). Ces conflits permettent à NAPOLÉON de conquérir la majeure partie de l'Europe continentale, hors Scandinavie et Balkans ottomans, contrôlant à son apogée en 1812 un territoire s'étendant de Lisbonne à Moscou. Portée à son extension continentale maximale (860 000 km2), la France compte alors 135 départements, des villes comme Rome, Hambour, Barcelone, Amsterdam ou Raguse devenant chefs-lieux de départements français. 

L'Empire se veut, au moins à ses débuts, l'héritier du Consulat et de la République. Les victoires de son armée exportent dans les pays conquis nombre d'acquis de la Révolution. La justice et la solde seigneuriales sont abolies partout où passe l'armée française, lui valant une certaine popularité. Les privilèges aristocratiques sont éliminés, sauf en Pologne. Le Code napoléonien est introduit dans de nombreux pays, en particulier aux Pays-Bas, en Allemagne, et en Italie, rendant tout un chacun égal devant la loi. Il établit le système du jury et légalise le divorce. L'Empire se veut le creuset d'une nouvelle noblesse héréditaire. A l'occasion du redécoupage de la carte en Europe auquel se livre NAPOLÉON, sa famille et ses proches reçoivent les trônes de différents pays d'Europe tandis que ses principaux collaborateurs sont dotés de titres copiés sur ceux de l'Ancien Régime. Même après la défaite de l'Europe, tous ces essais de dynasties pèseront sur les systèmes d'accession au pouvoir en Europe. 

Les guerres continuelles empêchent l'administration française de s'établir durablement dans les pays occupés et l'exportation du système français dans de nombreux domaines (parfois inattendus comme le système métrique...) sera partielle et incomplète. L'établissement de nouvelles règles administratives et juridiques n'est possible qu'en temps de paix, et ces périodes de relatif calme sont inégalement répartis dans le temps et l'espace européens. Si en France sous le consulat qui constitue une période de pacification et de stabilisation après la décennie révolutionnaire, de nombreuses institutions sont fondées, et si sous l'Empire surtout en 1812-1813, ces institutions sont effectivement en train de s'installer, les périodes de guerre, les diverses insurrections (Bretagne, Espagne...), elles ne le sont que très incomplètement et diversement. Après l'Empire, les régimes politiques en France et en Europe se réapproprient certaines réalisations de l'Empire (des travaux entrepris seront poursuivis, le Code civil sera appliqué avec plus moins grande ampleur, le système fiscal sera utilisé à leur profit...).

   Alain JOXE, ne se limitant pas bien sûr ici au modèle napoléonien décrit bien l'épuisement d'un code de conquête politico-religieux, ici politico-idéologique, et la tentative de l'imposer par la violence, notamment par la destruction violente des codes locaux antérieurs. "Un code, écrit-il, qui sert trop bien à affirmer la conquête par la répression, s'affirmant comme détaillant des compétences répressives, - et se défendant déjà dans l'attaque - devient incompétent pour agglomérer des forces par la libération des forces locales et son extension est rapidement limitée dans l'espace et le temps. L'excès de compétence répressive dans la pratique de la conquête est bien l'équivalent d'une fortification prématurée autolimitatrice. 

Le code d'action politico-militaire français, cette religion anti-monarchique et anti-féodale, de la raison triomphante par la bataille décisive et la loi, ne peut engranger les systèmes de solidarité archaïques, les noblesses pauvres, les paysanneries libres, les Russes et leur tsar/ Il échoue en Vendée, en Espagne, en Russie. Napoléon échoue comme conquérant militaire, en quinze ans, mais il a répandu le Code civil."    

 

Arnaud BLIN et Gérard CHALIAND, Dictionnaire de stratégie, tempus, 2016. Alain JOXE, Voyage aux sources de la guerre; PUF, 1991.

 

STRATEGUS

 

 

     

      

 

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