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21 mai 2020 4 21 /05 /mai /2020 08:09

    Le philosophe politique anglais d'origine canadienne Gerald Allan 'Jerry' COHEN est l'un des principaux représentants du marxisme analytique.

Sa pensée évolue sensiblement au fil du temps, partant d'une défense traditionnelle du matérialisme historique (1978), il parvient à une position plus proche du christianisme social (bien que non chrétien), pratiquement selon lui-même à l'opposé? Ses préoccupations majeures sont donc le matérialisme historique et la philosophie politique, où il s'est successivement confronté aux travaux de MARX, de NOZICK, de DWORKIN et de RAWLS.

 

     Étant issu d'une famille juive, athée et proche du Parti communiste, il fréquente à Montréal pour ses études primaires l'école Morris Winchewski, gérée comme l'Ordre du peuple juif uni, une organisation prosoviétique, antisioniste et antireligieuse. En 1958, il intègre l'université anglophone McGill, puis l'université d'Oxford de 1961 à 1963 où il étudie la philosophie sous la direction d'Isaiah BERLIN. Il enseigne ensuite à l'Université College de Londres de 1963 à 1954, avant d'obtenir la Chaire de théorie sociale et politique à l'Université d'Oxford, qu'il conserve jusqu'en 2008, lorsqu'il devient professeur de Jurisprudence à l'Université College London en remplacement de Ronald DWORKIN.

     Plusieurs de ses étudiants, tels que Christopher BERTRAM, Simon CANEY, Alan CARTER, Cécile FABRE, Will KYMLICKA, John MCMURTRY, David LEOPOLD, Michael OTSUKA, Seana SHIFFRIN et Jonathan WOLFF ont continué d'être d'importants philosophes moraux et politiques.

     Ses oeuvres suivent les changements entre marxisme et christianisme social, et cette évolution se situe dans l'ensemble de celle de nombreux marxisant en Grande Bretagne.

- Karl Marx's Theory of History : a defence, publié en 1978, et réédité en 2000, dans une version (que nous ne recommandons pas forcément...) qui prend ses distances avec la première publication, est à l'origine du "marxisme analytique". COHEN propose une défense de la théorie de l'histoire de MARX (matérialisme historique) en s'appuyant sur les critères de la philosophie analytique, en particulier en portant l'accent sir la précision des énoncés. Cette démarche se distingue de la version traditionnelle de la théorie, car elle rejette l'approche dialectique habituellement utilisée.

- History, Labour and Freedom : Themes from Marx, publié en 1988, marque une rupture dans la pensée de l'auteur, sur deux points. D'une part, figurent une série d'articles visant à réfuter le matérialisme historique tel qu'il le défendait initialement. D'autre part, apparaissent des articles de philosophie politique, qui constitue par la suite sa préoccupation majeure.

- Self Ownership, Freedom and Equality, publié en 1995, regroupe des articles publiés depuis une dizaine d'années et constitue une répose à l'ouvrage libertarien de Robert NOZICK, Anarchie, Etat et utopie (1974), qui lui -même répondait à Théorie de la justice (1971) de John RAWLS. COHEN propose une défense de la propriété de soi, en tirant des conclusions opposées à celles de NOZICK, et son ouvrage constitue une oeuvre centrale du libertarianisme de gauche. Par la suite, COHEN prend ses distances avec le conception de propriété de soi.

- If you're an Egalitarian, How Come You're So Rich? (Si vous être égalitarien, comment êtes-vous devenu si riche?), publié en 1999. COHEN entre en dialogue avec l'oeuvre de John RAWLS, avec ce livre fortement autobiographique. Il y raconte son enfance dans un milieu juif communiste. Cela l'amène à réfléchir sur ce qui nous fait croire fermement en nos convictions alors même que nous savons qu'elles sont largement héritées, du fait de notre milieu de naissance notamment. En ce qui le concerne, COHEN sait que sa carrière philosophique, et sa préoccupation pour le marxisme en particulier, ont été largement déterminés par son origine sociale.

Faisant le point sur cet héritage marxiste, il confronte trois courants de philosophie politique ayant l'égalité comme principal objectif : le marxisme, le libéralisme-égalitaire rawlsien et la branche sociale du christianisme. Tant le marxisme que l'approche rawlsienne, selon lui, ont négligé l'importance de l'éthique individuelle dans la visée de justice sociale. Le marxisme parce qu'il considérait l'avènement de la société communiste comme inévitable. La théorie rawlsienne parce qu'elle se focalise sur la "structure de base" de la société, sans se soucier des motivations véritables des individus. Ainsi, le principe de différence rawlsien (qui justifie des inégalités incitant certains à travailler plus et ainsi faire croître le produit social) est injustifiable du point de vue individuel, car un individu ne peut pas à la fois être favorable à l'idéal égalitaire et exiger des incitations financières pour apporter sa propre pierre à l'édifice social. Dès lors, COHEN parient à la conclusion que l'approche sociale-chrétienne, qui préconise la transformation intérieure en plus de l'action sur le monde extérieur, est la plus apte à porter l'objectif d'égalité. Ce constat est, écrit-il, à cent lieues de l'orthodoxie marxiste de sa jeunesse.

Ce livre a été publié en français en 2010 (Si tu es pour l'égalité, pourquoi es-tu si riche?), dans la collection L'avocat du diable des éditions Hermann.

- Rescuing Justice and Equality, paru en 2008, constitue un dialogue - plus approfondi que dans le précédent ouvrage - avec la théorie de la justice de John RAWLS. COHEN s'attaque d'une part au constructivisme qui caractérise la méthode rawslienne et d'autre part à son principe de différence.

La méthode constructiviste consiste à imaginer des individus dans une situation idéale de décision (impartiale), à leur faire sélectionner les principes d'organisation de la société les plus adéquates possibles. Du fait de l'impartialité de la situation imaginée, les principes choisis devraient être justes. Mais, explique COHEN, ceux qui utilisent cette méthode confondent ce qu'ils pensent être un idéal de justice avec des normes de régulation sociale. Or, ces dernières doivent tenir compte d'une série de faits sociaux et de difficultés pratiques qui importent dans l'idéal de justice. De ce fait, la justice, comme idéal philosophique, ressort amoindrie de la méthode constructiviste.

John RAWLS considère comme juste toute inégalité qui profite aux moins favorisés. Ce faisant, il tolère que des individus égoïstes, qui ont besoin d'incitations pour contribuer au produit social, bénéficient de salaires plus élevés que ceux qui n'ont pas besoin d'incitation parce qu'ils sont mus, par exemple, par un sens de la communauté. Sur cette base de la différence, COHEN reproche à RAWLS de restreindre la justice au cadre législatif de la société et propose que les comportement individuels doivent également être soumis à des critères de justice. L'idéal d'égalité n'en sera que mieux défendu.

- Why not socialism?, court ouvrage (92 pages) publié à titre posthume, livre une série d'arguments, sur le mode de la philosophie analytique, à propos de la désirabilité et de la faisabilité du socialisme. Pour ce faire, COHEN invoque le modèle du camping en groupe, où même les moins égalitaires d'entre nous préférerons une organisation de type socialiste à un fonctionnement de type capitaliste. Ensuite, il soumet à discussion plusieurs modèles de socialisme de marché (modèles idéaux à ce pas confondre avec le modèle chinois), permettant à la fois de conserver le précieux mécanisme d'incitation et la fonction d'information du marché et d'orienter ce dernier vers une distribution plus juste des ressources. Mais, rappelle COHEN, si le socialisme de marché est certainement un modèle aux nombreux avantages, incontestablement supérieur au statu quo, il ne faudrait pas oublier que tout marché mobilise des motivations mesquines, entraînant des effets indésirables. Ce pourquoi il conclut : "Tout marché, même socialiste, est un système prédateur". Publié en français sous le titre Pourquoi pas le socialisme?, par L'Herne.

      Reconnu comme partisans du marxisme analytique, COHEN est membre fondateur du Groupe Septembre. Il reste un ami proche, malgré les différences philosophiques, du philosophe politique marxiste Marshall BERMAN.

 

Gerald COHEN, Su tu es pour l'égalité, pourquoi es-tu si riche?, 2010 ; pourquoi pas le socialisme?; 2010. Il ne semble pas que les ouvrages majeurs de l'auteur aient été traduits en français.

Fabien TARRIT, Gerald A. Cohen et le marxisme : apports et prise de distance, dans Revue de philosophie économique, 2013 ; Le marxisme de G.A. Cohen, Genèse, fondements et limites, 2016.

 

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18 mai 2020 1 18 /05 /mai /2020 11:27

     L'économiste, politologue et philosophe américain John ROEMER, professeur d'économie et de sciences politiques à l'université Yale, contribue, avec John ELSTER, Gerald VOHEN ou Philippe Van PARIJS, dans les années 1980 au marxisme analytique.

     Avant de rejoindre Yale, il est membre de la faculté d'économie de l'Université de Californie à Davis, et avant d'entrer dans le monde universitaires, il travaille plusieurs années en tant qu'organisateur de travail.

C'est à partir d'une formation en mathématique notamment à l'université de Californie à Berkeley, tout en s'impliquant dans le mouvement anti-guerre du Vietnam, origine d'ailleurs de son exclusion de l'Université pour activités politiques subversives. Il enseigne ensuite les mathématiques dans les écoles secondaires de San Francisco pendant 5 ans avant finalement de retourner à Berkeley où il obtient son doctorat en économie en 1974.

     John ROEMER est membre de l'Econometric Society et membre correspondant de la British Academy. Un temps président  de la Society for Social Choice and Welfare, il a siégé aux comités de rédaction de nombreuses revues en économie, en sciences politiques et en philosophie. Il siège actuellement au conseil consultatif d'Academics Stand Against Poverty (ASAP).

     

    John ROEMER contribue principalement dans 5 domaines : l'économie marxiste, la justice distributive, la concurrence politique, l'équité et le changement climatique, et la théorie de la coopération.

- L'économie marxiste. Ses premiers travaux portent sur les principaux thèmes de l'économie marxisme qu'il tente de réinterpréter en utilisant les outils de la théorie de l'équilibre général et de la théorie des jeux. Il propose (1982, Harvard University Press, Théorie générale de l'exploitation et de la classe) un modèle d'agents différenciés par leurs dotations et qui doivent choisir leur profession, soit en agissant sur la main-d'oeuvre soit en utilisant leur capital. En optimisant les prix du marché, les agents choisissent l'un des 5 postes de classe, par exemple dans l'agriculture, dont la nomenclature générale comprend, les propriétaires agricoles, les paysans riches (employeurs et travaillant leurs terres), les paysans moyens (ne travaillant que pour eux-mêmes et ne participant pas au marché), les paysans pauvres (travaillant leur propre parcelle et vendant leur force de travail) et les travailleurs sans terre (que ne vendent que leur force de travail). Les individus sont, par ailleurs, soit des exploiteurs, soit des exploités, selon qu'ils consomment des biens ou en dépensent.

Le résultat central, le Principe de correspondance d'exploitation  de classe (CECP) qui indique que les individus qui optimisent et emploient sont nécessairement des exploiteurs et ceux qui optimisent seulement en vendant leur force de travail sont exploités. Ainsi, un principe marxiste classique, pris comme un fait observé dans les écrits de MARX, émerge ici comme un théorème. Des relations lient l'exploitation et la classe. Dans les modèles simples (par exemple, celui de LÉONTIEF), la définition du "travail incarné dans les marchandises" est simple. Avec des ensembles de production plus complexes, ce n'est pas le cas, et donc la définition de l'exploitation n'est pas évidente. Le programme de ROEMER est alors de proposer des définitions du temps de travail incarné, pour les économies avec des ensembles de production plus généraux, ce qui préserverait le CECP. Cela conduit à l'observation que, pour les ensembles de production générale, le temps de travail incarné ne peut pas être défini avant que l'on connaisse les prix d'équilibre. Ainsi, contrairement à MARX, la valeur-travail n'est pas un concept qui est plus fondamental que les prix. ROEMER regroupe certaines de ses idées dans Analytical Marxism, Cambridge University Press, 1986.

- Justice distributive. Son travail sur l'exploitation l'amène à croire que la cause fondamentale de l'exploitation est l'inégalité de propriété des actifs productifs, plutôt que le genre d'oppression qui se produit dans le processus de travail au point de production. Tout en écrivant A General Theory of Exploitation and Class (1982), ROEMER est influencé par le philosophe G. A. COHEN et le théoricien politique John ELSTER, tous spécialistes voulant reconstituer le marxisme sur des bases analytiques "solides", en utilisant des techniques modernes. ROEMER rejoint ce groupe en 1981. Il est fortement influencé par COHEN, dont l'ouvrage de 1978, Karl Marx Theory of History : A defence, devient la référence du marxisme analytique. Ayant compris que l'inégalité de propriété des actifs était la cause principale de l'inégalité capitaliste, ROEMER commence à lire des travaux philosophiques sur l'égalité. Impressionné par les écrits de Ronald DWROKIN (1981), prônant une sorte d'égalitarisme des ressources, il montre plus tard (1985) que son hypothétique marché de l'assurance et son voile d'ignorance ne suffisent pas à compenser la mauvaise dotation de talents naturels ou de malchance à la naissance. S'inspirant de la proposition de Richard ARNESON (1989), il propose une conception de l'égalité des chances, que tentait de favoriser DWORKIN et DRNESON : indemniser les gens pour les tenir en même temps responsables de leurs choix et de leurs efforts. Il élargit cette théorie dans plusieurs ouvrages successifs (1996, 1998, 2012) où il propose un algorithme selon lequel une société pourrait égaliser les chances d'obtenir des objectifs donnés : capacité de gain, revenu, santé) pour les individus rendus ainsi responsables de leurs choix. ROEMER et ses collaborateurs produisent alors un certain nombre d'applications de cette approches (2001-2012), la Banque mondiale utilisant cette approche pour évaluer l'inégalité des chances dans les pays en développement. On trouve une bonne synthèse des travaux théoriques dans son livre de 1998, Theories of Distributive Justice, Harvard University Press.

- Concurrence politique. John ROEMER s'intéresse à la "lutte démocratique des classes", c'est-à-dire à la façon dont les classes des démocraties s'affrontent suivant leurs intérêts opposés. Il est insatisfait du concept dominant d'équilibre politique, pour plusieurs raisons : les acteurs politiques se soucient plus de gagner les élections plus que de représenter réellement leurs électeurs , cet équilibre n'existe que si l'espace politique est unidimensionnel. Dans son ouvrage de 1999, il propose un autre concept d'équilibre politique dans la concurrence des partis, qui exploite l'idée que les organisations de partis se composent de factions. Dans une variante de la proposition, chaque organisation du parti comprend 3 factions : les militants, qui souhaitent proposer une politique qui maximise l'utilité moyenne des électeurs du parti, les Opportunistes, qui ne veulent que maximiser la probabilité de victoire et les Réformistes qui souhaitent maximiser l'utilité attendue de leurs électeurs. Un équilibre consiste en une proposition de politique de chaque partie, de sorte qu'aucun partie ne peut s'écarter d'une autre politique qui augmenterait les gains de ces trois factions. Ce concept, appelé Parti Unanimity Nash Equilibrium (PUNE), peut être considéré comme impliquant des négociations entre les factions au sein de chaque parti. PUNE s'applique facilement à un ensemble bidimensionnel ou un multiple d'équilibres existent génériquement, dans des conditions raisonnables. Il est à remarquer que bien des analystes de la politique (politicienne) appliquent souvent ce genre de raisonnement pour comprendre l'évolution possible à l'intérieur d'un parti, en fonction des réussites et des échecs électoraux. ROEMER et ses collaborateurs appliquent cette méthode à un certain nombre d'exemple dans plusieurs ouvrages. Avec dynamisme, en étudiant l'impact d'un thème central, l'égalité économique, l'éducation, les impôts, l'immigration... Voir surtout pour cet ordre d'idées son ouvrage de 2001, réédité en 2006, Political Competition, Theory and Applications, Harvard University Press.

- Équité et changement climatique. Avec ses collaborateurs Humberto LLAVADOR et Joaquim SILVESTRE, John ROEMER élabore une théorie formelle de la durabilité, que les auteurs appliquent au problème du changement climatique (2010, 2011). Plutôt que de maximiser une somme de services publics généralisés, qui est la pratique omniprésente des économistes travaillant sur le changement climatique, les auteurs maximisent un objectif qui soutient le bien-être au plus haut niveau faisable, ou soutient la croissance du bien-être à un taux de croissance choisi. Il critique (2011) l'approche utilitaire à prix réduit. Ils proposent (2012) une méthode de négociation entre le Nord et le Sud sur l'attribution des droits d'émission de gaz à effet de serre, ne se positionnant pas sur l'éthique mais sur les possibilités existantes.

- Coopération. Bien que les biologistes évolutionnistes, les anthropologues et les économistes comportementaux considèrent de plus en plus l'Homo sapiens comme une espèce coopérative, presque toutes les théories économiques supposent un comportement conflictuel : la théorie générale de l'équilibre et la théorie des jeux non coopératifs en sont les principaux outils. ROEMER et SILVESTRE (1993, The proportional solution in economies with private and public ownership) entendent prouver l'existence, pour des environnements économiques généraux, de la possibilité d'une solution proportionnelle : une allocation de biens et de main-d'oeuvre efficace dont la valeur est proportionnelle à la valeur du travail dépensé par les différents acteurs. ROEMER (2011) indique qu'il s'agit d'un problème "d'équilibre kantien" coopératif entre acteurs, calculant leurs apports et leurs gains, en fonction de ce qu'ils constatent chez les autres, pour ne pas s'en écarter sans risques... Dans les écrits de ROEMER, on trouve souvent des éléments descriptifs et prescriptifs, pas toujours répartis en chapitres distincts.

 

   Peu de textes de John ROEMER sont traduits en français. On peut trouver dans la revue Boston Review des articles - en français dans la version française - de l'auteur, assortis de commentaires et de débats instructifs.

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11 mai 2020 1 11 /05 /mai /2020 13:04

    Anthony GIDDENS, nommé Lord, donc baron GIDDENS (depuis 2004, précision pour ceux qui aiment les titres de noblesse : cela implique par ailleurs qu'il siège de droit à la Chambre des Lords......), sociologue britannique est l'auteur d'une théorie sur la structuration, qui bat en brèche, peut-on dire, toutes les théories dérivées de l'individualisme méthodologique. Considéré comme l'un des plus importants contributeurs de la sociologie contemporaine, professeur de sociologie à l'université de Cambridge, il est souvent sollicité pour êtres conseiller politique au tournant des années 2000 (Tony BLAIR, Bill CLINTON, Luis Rodriguez ZAPATERO...). Il est en 2013 professeur émérite à la London School of Economics.

   Son oeuvre est généralement présentée comme se déclinant en trois périodes :

- d'abord, il présente une nouvelle vision de ce qu'est la sociologie, en se basant sur une relecture critique des classiques : Capitalism and Modern Social Theory (1971) et New Rules of Sociological Method (1976) ;

- il développe ensuite sa théorie de la structuration, une analyse de l'agent et de la structure, dans laquelle la primauté n'est reconnue à aucun des deux : Central Problems in Social Theory (1979) et Constitution of Society (1984). Ces deux ouvrages lui assurent une renommée internationale.

- il ouvre plus récemment une réflexion sur la modernité, la globalisation et la politique, et en particulier l'impact d'une modernité sur la vie personnelle et sociale. Il formule une critique de la postmodernité, discutant d'une troisième voie "utopique réaliste" en politique, exposée dans The Consequences of Modernity (1990), Modernity and Self-Identity (1991), The Transformation of Intimacy : sexuality, Love and eroticism in modern societies (1992), Beyond Life and Right (1994), The Third Way : The Renewal of Social Democracy (1998).

Son ambition est à la fois de refonder la théorie sociale et de réexaminer notre compréhension du développement et de la trajectoire de la modernité. Il est des intervenants les plus assidus du débat politique au Royaume-Uni, soutenant la politique de centre gauche du Parti travaillistes lors de ses multiples apparition médiatiques, et dans ses nombreux articles, dont beaucoup sont publiés dans le New Statesman. Il contribue aujourd'hui régulièrement à la recherche et aux activités du Think tank de la gauche progressiste Policy Network.

   Auteur de plus de trente livres importants et de centaines d'articles (il est un des plus lis au monde... dans le monde anglophone surtout...), il contribue aux développements notables intervenus dans les sciences sociales au cours des dernières décennies, à l'exception des protocoles de recherche. Il a écrit des commentaires sur la plupart des écoles et des figures dominantes des sciences sociales (notamment WEBER, DURKHEIM...) et a utilisé la plupart des paradigmes sociologiques, aussi bien en microsociologie, qu'en anthropologie, en psychologie, en histoire, en linguistique, en économie, dans le travail social et, plus récemment, en sciences politiques. Il a publié aussi un Manuel de sociologie (Sociology) vendu à plus de 600 000 exemplaires depuis sa première parution en 1988.

Anthony GIDDENS est connu notamment pour sa théorie de la structuration, qui précise le rôle des structures sociales et des agents sociaux, il s'oppose à tout déterminisme, car les agents même les plus conscients agissent dans des structures sociales pré-existantes à eux et aux contours qu'ils ne maitrisent pas. Ni structuraliste ni fonctionnaliste, il combine les apports de diverses écoles : c'est une "dualité de structure" ("la constitution des agents et des structures") qui donne aux systèmes sociaux leur caractère "à la fois contraignant et habilitant" pour les agents sociaux, dont routinisation et socialisation reproduisent les institutions sociales.

 

Anthony GIDDENS, La constitution de la société, PUF, 1987; Les conséquences de la modernité, L'Harmattan, 2000 ; La Troisième voie : Le Renouveau de la social-démocratie, Seuil, 2002 ; La Transformation de l'intimité : Sexualité, amour et érotisme dans les sociétés modernes, Éditions du Rouergue, 2004 ; Le nouveau modèle européen, Hachette Littératures, 2007.

Jean NIZET, La sociologie de Anthony GIDDENS, La Découverte, collection Repères, 2007. P. RUITORT, Précis de sociologie, PUF, 2004.

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7 mai 2020 4 07 /05 /mai /2020 08:50

    Thomas Burton BOTTOMORE, sociologue marxiste britannique, secrétaire de l'Association internationale de sociologie (1953-1959), est un éditeur prolifique et traducteur d'oeuvres marxistes, avec notamment ses collections publiées en 1963, Marx's Early Writings et Seleted Writings in Sociology and Social Philosophy.

Lecteur en sociologie à la London School of Economics de 1952 à 1964, chef du Département de sciences politiques, de sociologie et d'anthropologie à l'Université Simon Fraser de Vancouver de 1965 à 1967, qu'il quitte à la suite d'un différend sur la liberté académique, il est ensuite professeur de sociologie à l'Université du Sussex de 1968 à 1985.

Il exerce une grand influence à travers de nombreuses revues de sociologie et de sciences politiques et est bien connu pour avoir édité en 1983 un Dictionary of Marxist Throught et avec William OUTHWAITE, The Blackwell Dictionary of Twentieth Century Social Thought, publié à titre posthume en 1993.

Il est par ailleurs membre du Parti travailliste britannique.

   Sociologue le plus connu et le plus apprécié de Grande Bretagne, de réputation internationale, il écrit des livres qui rendent accessibles les conceptions marxistes. Il permet à nombres d'érudits de poursuivre des travaux fructueux, sans contraintes dogmatiques. Même des non marxistes aiment à se référer notamment à ses Dictionnaires. Thomas BOTTOMORE garde son calme et sa tempérance même dans le monde surchargé de la sociologie après les révoltes étudiantes de 1968 et les débats théoriques intenses des années 1970. Il défend en particulier le marxisme "démocratique et civilisé" de l'école autrichienne, dont il aime le pays. Il ne croit jamais à "l'extrémisme révolutionnaire violent de certaines composantes de la gauche et est persuadé que le libéralisme économique "de droite" très à la mode dans les années 1980 allait disparaitre.

    L'effort qu'il consacre à son enseignement et à ses recherches ne l'empêche pas d'accepter pendant plusieurs années la tâche très lourde de secrétaire de l'Association internationale de sociologie où il assure la préparation des Congrès d'Amsterdam et de Stresa et trouve ainsi l'occasion de renforcer ses liens avec les Français (en particulier durant la présidence de Georges FRIEDMANN). Ces bonnes relations se concrétisent pas le rôle qu'il joue, en 1960, dans la fondation des Archives européennes de sociologie, aux côtés de Raymond ARON, de Michel CROZIER et de Ralf DAHRENHOF, sous la houlette d'Éric de DAMPIERRE. (Jean René TRÉANTON, Revue français de sociologie, 1994, 35-4, persee.fr)

 

Thomas BOTTOMORE, Theories of Modern Capitalism, Routledge, 2010 (réédition du livre publié en 1985) ; Elites and Society, Routledge, 2006 (seconde édition).

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5 mai 2020 2 05 /05 /mai /2020 08:36

   L'économiste américain d'inspiration marxiste Paul M. SWEEZY est également un militant politique, éditeur et fondateur du magazine socialiste Monthly Review. Principalement connu pour ses contributions à la théorie économique et comme l'un des économistes majeurs de la seconde moitié du XXe siècle, il s'engage dans un large éventail de causes progressistes : porte parole du Comité de défense de membres poursuivis du parti communiste, opposition à la guerre du Vietnam, engagement en faveur du Tribunal Russell contre les crimes de guerre des États-Unis...

 

Une carrière académique interrompue

 Élève à la Phillips Exeter Academy, avant d'intégrer Harvard, où il est rédacteur en chef de The Harvard Crimson, Paul SWEEZY y est diplômé magna cum laude en 1932. Après avoir complété son cursus de premier cycle, ses intérêts se détournent du journalisme pour l'économie. Il suit en 1931-1932 les cours de la London School of Economics, voyageant à Vienne pour étudier pendant ses vacances. C'est là qu'il découvre pour la première fois les idées économistes marxistes? Il rencontre également Harold LASKI, Joan ROBINSON, et d'autres jeunes penseurs de la gauche britannique de l'époque.

Une fois revenu aux États-Unis, il se réinscrit à Harvard, dont il reçoit son doctorat en 1937. Durant ses études, il devient le "fils de remplacement" du célèbre économiste autrichien Joseph SCHUMPETER, même si leurs vues intellectuelles s'opposent radicalement. Plus tard, alors qu'ils sont collègues, leurs débats sur les "lois du capitalisme" acquièrent un statut légendaire pour toute une génération d'économistes à Harvard. Il y fonde la Review of economic studies et publie des essais sur la concurrence imparfaite, le rôle des anticipations dans la détermination de l'offre et de la demande, et le problème de stagnation économique.

       Devenu enseignant à Harvard en 1938, il y établit une branche de l'American Federation of Teachers, la Harvard Teachers' Union. C'est pendant cette période qu'il écrit des leçons qui donnent plus tard naissance à l'un de ces travaux économiques les plus importants, The Theory of Capitalist Development (1942), un livre qui résume la théorie de la valeur travail développée par MARX et ses successeurs. C'est le premier livre en anglais à aborder certains sujets de manière détaillée, comme le problème de la transformation du capitalisme.

Il travaille alors pour plusieurs agences du New Deal, analysant la concentration du pouvoir économique ainsi que les dynamiques de concurrence et de monopole. Ces recherches incluent l'étude influente pour le National Resources Committee, "Interest Groups in the American Power", qui identifie les huit alliances industrielles et financières les plus puissantes dans le monde des affaires américain.

De 1942 à 1945, Paul SWEEZY travaille à la division "recherches et analyses" de l'Office of Stretegic Services. Il est envoyé à Londres, où il suit la politique économique britannique pour le compte du gouvernement américain. Il participe à la publication mensuelle de l'OSS, l'European Political Report. Récompensé, il peut se permettre d'écrire de nombreux articles pour la presse de gauche, y compris dans des publications comme The Nation et the New Republic. Il écrit également un livre, Socialism, publié en 1949, ainsi que plusieurs textes plus courts rassemblés dans le recueil The present as history en 1953. En 1947, SEWEEZY quitte son poste d'enseignant à Harvard deux ans avant le terme de son contrat, pour se consacrer pleinement à ses activités de recherche et d'édition.

En 1949, Paul SWEEZY et Leo HUBERMAN créent un nouveau magazine, Monthly Review, grâce à un apport de fond de l'historien et critique littéraire F.O. MATTHIESEN. Le premier numéro parait en mai et inclut l'article d'Albert EINSTEIN intitulé "Pourquoi le socialisme?". Le magazine, créé à l'apogée du Maccarthysme, se décrit lui-même comme socialiste et "indépendant de toute organisation politique". La revue se met rapidement à la production de livres et de pamphlets, grâce à sa maison d'éditions, appelée Monthly Review Press. Au fil tu temps, elle publie des articles représentant différentes sensibilités de gauche, avec des articles d'Albert EINSTEIN, W.E.B. Du BOIS, Jean-Paul SARTRE, CHE GUEVARA et Joan ROBINSON.

 

Militant et Théoricien économique

  En 1954, assigné par le procureur général du New Hampshire, Paul SWEEZY refuse de répondre à ses demandes d'information sur ses amis politiques et est brièvement emprisonné... avant que la Cour Suprême annula sa condamnation, dans un arrêt qui fait jurisprudence sur la liberté académique. Ce "démêlé" judiciaire renforce ses convictions et sa combativité, d'autant que ses travaux économiques sont de plus en plus reconnus.

   Le travail de SWEEZY se concentre sur l'application de l'analyse marxiste, notamment sur les tendances dominantes du capitalisme moderne : monopolisation, stagnation et financiarisation.

Sa première publication officielle en économie est une article de revue de 1934, La théorie du chômage du professeur Pigou, dans le Journal of Political Economy. Au cours du reste de la décennie, il écrit de manière prolifique et durant des années il effectue des travaux pionniers concernant les anticipations et les oligopoles, introduisant pour la première fois le concept de demande coudée pour expliquer la rigidité des prix sur les marchés oligopolistiques. En 1938, Harvard publie la thèse de SWEEZY, Monopole et Concurrence dans le commerce du charbon en Angleterre, 1550-1850. En publiant en 1942 The Theory of capitalist development, il s'impose comme le "chef de file des marxistes américains" et pose les bases du travail ultérieur des marxistes sur ces sujets. En plus de présenter la première discussion du "problème de la transformation" en anglais, le livre souligne aussi bien les aspects "qualitatifs" et "quantitatifs" de la théorie de la valeur de MARX, distinguant la méthode de MARX de celle de ses prédécesseurs en économie politique?

En 1966, il publie Le capital monopoliste, un essai sur la société industrielle, en collaboration avec Paul A. BARAN. Le livre la démonstration et les conséquences de la théorie de la stagnation de SWEEZY, aussi appelée stagnation séculaire. Le principal dilemme du capitalisme moderne est, d'après eux, de trouver des débouchés profitables pour investir le surplus économique créé par l'accumulation du capital. En raison de la tendance croissante des marchés à fonctionner de manière oligopolistique, ce problème aboutit à la stagnation, les entreprises réduisant leur production plutôt que leurs prix pour faire face à la surcapacité. La formation d'oligopoles entraine une augmentation du surplus, mais ce surplus n'apparait pas nécessairement dans les statistiques économiques comme étant du profit, il prend également la forme de gaspillage et de capacités de production excédentaires. L'augmentation des dépenses militaires, de marketing et des différentes formes d'endettement peut alléger le problème de la suraccumulation. Néanmoins, toujours pour ces deux auteurs, ces remèdes aux difficultés du capitalisme sont intrinsèquement limités et tendent à voir leur efficacité décroitre au cours du temps, de telle sorte que le capitalisme monopoliste tend à la stagnation. Ce livre est considéré comme la pierre angulaire de la contribution de SWEEZY à l'économie marxiste.

Paul SWEEZY s'est intéressé à la montée en puissance du capitalisme financier comme réponse à la crise. Sa théorie combine et intègre les effets microéconomiques du monopole avec les analyses macroéconomiques de la théorie keynésienne. Elle savère particulièrement efficace pour comprendre la stagflation des années 1970. Les travaux suivants de SWEEZY, écrits en collaboration avec Harry MAGDOFF, examinent l'importance de "l'explosion financière" comme réponse à la stagnation.

     Certainement le plus grand auteur marxiste classique - bien plus orthodoxe qu'on veut bien le dire - d'expression anglaise, traduit en espagnol, mais très peu en français, il établit avec une grande clarté la problématique marxiste et éclaire tous les débats du marxisme jusqu'en 1940 et les problématiques économiques jusque dans la fin des années 1970, à l'orée du sur-développement du capitalisme financier.

 

Paul SWEEZY, avec Maurice DOBB, Du féodalisme au capitalisme, François Maspero, Petite Collection Maspero, 2 volumes, 1977 ; Le capitalisme monopoliste : un essai sur la société industrielle américaine, avec Paul A. BARAN, François Maspero, 1968 ; Lettres sur quelques problèmes actuels du socialisme, avec Charles BETTELHEIM, François Maspero, 1970 ; Le socialisme cubain, avec Leo HUBERMAN, François Maspero, 1970 ; Le capitalisme moderne, Seuil, 1976 ; The Theory of Capitalist Development, 1942, réédité plusieurs fois depuis (nous le mentionnons car nous avons constaté, avec surprise d'ailleurs, qu'il n'a pas beaucoup vieilli, notamment sur l'émergence du fascisme...).

 

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25 janvier 2020 6 25 /01 /janvier /2020 09:33

   Dans ce gros livre, suivi de Totalitarisme pervers, Alain DENEAULT livre le résultat de son enquête sur l'une des principales multinationales françaises, le groupe Total, dont les activités ne se limitent pas, loin s'en faut, au secteur pétrolier. Le philosophe et directeur de programme au Collège international de philosophie à Paris détaille l'histoire de cette société, née sous l'appellation de Compagnie Française des Pétroles (CFP) en 1924, qui évolue au sein d'un cartel pétrolier au Moyen Orient, pour devenir au fil des ans une multinationale disposant de milliers de structures dans les régions les plus diversifiées du monde. L'ensemble de ses activités forme une sorte de tradition en dehors du droit, où les impératifs économiques sont qualifiés de stratégiques pour le pays. Si la multinationale a été mêlée à des affaires de vente d'armes, de travail forcé, de complicité de crimes, de corruption, de trafic d'influence ou d'évitement fiscal, tout cela a été fait dans la légalité et l'état de droit français ne prévoit aucune sanction. Si des indélicatesses, frisant parfois l'incident diplomatique, ont été commises, au nom de la raison d'État, elles sont passées soit sous silence (gare aux journalistes qui tentent d'en faire des affaires) soit réglées dans les procédures si compliquées que même les juristes ne s'y retrouvent pas...

   Alain DENEAULT démontre dans ce livre que ces pratiques indélicates, héritées de pratiques coloniales ou colonialistes,  n'appartiennent pas, contrairement aux voix de son maître Total, au passé. "Ce passé, écrit-il, n'est pas passé. C'est au moyen d'activités légales de cette nature que la firme a accumulé dans son histoire le capital dont elle dispose massivement aujourd'hui. A ce capital financier hors du commun, qui traduit à lui seul, de manière aigüe, des décennies de controverses, s'ajoutent un capital culturel d'égale envergure, soit l'appartenance à d'importants réseaux de relations commerciales, industrielles, mercenaires et politiques ainsi qu'à un savoir-faire en matière d'intervention et d'influence qui se révèle tout-à-fait redoutable. Le trésor financier de Total, les méthodes auxquelles elle est toujours à même de recourir en les adaptant au gré des circonstances, les pratiques qu'elle peut toujours avoir dans des régions où seuls de vifs rapports de force prévalent sont la résultante de compétences qu'elle s'est données dans son passé chargé. Il fait pour les comprendre rappeler les cartels auxquels a pris part la CFP au Moyen-Orient d'abord, et des pratiques d'inspiration mafieuse élaborée par Elf dans des régimes néocoloniaux d'Afrique ensuite. Par ces antécédents s'explique la puissance dont la firme fait désormais montre, dans un esprit de conquête qui l'amène à se projeter à la manière d'une autorité souveraine d'un nouveau genre. Se demander de quoi Total est la somme revient à s'interroger sur ce dont elle est maintenant capable, sur la façon dont elle compte disposer des richesses, réseaux et outils hérités de sa sulfureuse histoire. Notamment en ce qui concerne ses moyens de représentation et de pression auprès des législateurs, organes judiciaires et institutions internationales pour que se développe, sous une apparente neutralité, un cadre favorisant la légalisation de ses activités.

Se pencher sur l'histoire de Total et de ses composantes d'origine, soit exposer les ressorts de son pouvoir d'action bien contemporain, c'est montrer comment l'état du droit et la complicité des États ont permis à une firme, souvent légalement, de comploter sur la fixation des cours du pétrole ou le partage des marchés, de coloniser l'Afrique à des fins d'exploitation, de collaborer avec des régimes politiques officiellement racistes, de corrompre des dictateurs et représentants politiques, de conquérir des territoires à la faveur d'interventions militaires, de délocaliser des actifs dans des paradis fiscaux ainsi que des infrastructures dans des zones franches, de pressurer des régimes oligarchiques en tirant profit de dettes odieuses, de polluer de vastes territoires au point de menacer la santé publique, de vassaliser des régimes politiques pourtant en théorie souverains, de nier des assertions pour épuiser de simples justiciables, d'asservir indirectement des populations ou de régir des processus de consultation." Chacune de ces actions : comploter, coloniser, collaborer, corrompre, conquérir, délocaliser, pressurer, polluer, vassaliser, nier, asservir, régir sont autant de titre des différents chapitres à ce qui ressemble par moment à de véritables réquisitoires.

     L'entreprise, au fil des chapitres, se révèle avoir la compétence optimum d'évoluer en univers capitaliste, se payant le luxe, tout en niant la responsabilité des pétroliers dans le changement climatique actuel, de prôner un éco-capitalisme...  C'est à travers des dossiers circonstanciés, documentation très importante à l'appui, parfois issue de Total même, que l'auteur décrit cette puissance qui permet de se jouer des réglementations internationales et bien entendu de la simple morale, étant entendu que le capitalisme n'en a pas... L'auteur termine par un constat d'impuissance des juridictions instituées, elles-mêmes gangrénées par un lobbying doté de moyens très importants.

  Dans un texte complémentaire, le totalitarisme pervers, Alain DENEAULT dénonce ce qu'il appelle une perversion de langage, pointe la genèse libérale du totalitarisme, système de domination à l'échelle du monde plaçant le destin de la planète sous la direction des puissants et non sous la régulation de la loi. Citant souvent dans l'ensemble du livre Christophe de MARGERIE, feu PDG de Total, l'auteur indique qu'au cours de sa rencontre d'une heure, "dira qu'il ne fait pas de politique, qu'il ne se reconnaît pas même l'autorité de faire des propositions aux politiques mais seulement des suggestions, puis dédaigneux, il fera passer la politique pour le menu fretin qui l'encombre et dont il se désintéresse pour se poser finalement, lui, en "chef d'entreprise", avec des allures de supériorité, en intégrant la politique sous son aile, en en faisant plus-que-sa-chose, en la digérant complètement dans la prestation même de son acte de pouvoir, jusqu'à ce qu'elle se dissipe dans un principe suprême : "L'entreprise, c'est la politique"."

Cette arrogance n'est pas évidemment l'apanage des dirigeants de Total, on retrouve chez maints autres, et pas seulement parmi les entreprises du secteur pétrolier ou de l'énergie, la même suffisance...

  Livre engagé bien entendu, cet ouvrage est particulièrement à recommander, ne serait-ce que pour éclairer bien des faits et jeter de la lumière sur la part d'ombre du système capitaliste français dont Total est un des fleurons.

   Alain DENEAULT, né en 1970, intervient souvent comme spécialiste à des émissions pour parler d'affaires publiques ou d'actualité. Il est l'auteur de plusieurs monographies sur le fonctionnement de l'économie, notamment au Québec, dont Paradis fiscaux : la filière canadienne, Éditions Écosociété, 2014, Offshore : paradis fiscaux et souveraineté criminelle;, Paris-Montréal, La Fabrique éditions/Éditions Écosociété, 2010. Et aussi, parmi d'autres, Politiques de l'extrême centre, Montréal-Paris, Lux Éditeur, 2013 ou encore une sorte de trilogie sur l'Économie (de la nature, de la foi, esthétique, Montréal, Lux Éditeur, 2019-2020). A noter qu'il a préfacé et traduit de l'allemand Psychologie de l'argent, de Georg SIMMEL (Allia, 2019), auteur dans lequel il se spécialise. Prolifique auteur de livres et d'articles, il est également réalisateur de films documentaires, dont L'impossible exil du Doktor Mabuse, Les productions Valence, France, 2006.

 

Alain DENEAULT, De quoi Total est-elle la somme? Multinationales et perversion du droit, Rue de l'échiquier/Écosociété, 2017, 515 pages.

 

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5 juillet 2016 2 05 /07 /juillet /2016 08:38

      L'économiste et sociologue allemand Max WEBER est considéré comme l'un des fondateur de la sociologie. Ses analyses portent sur les changements sociaux notamment en Occident, avec son entrée dans la modernité.

Se penchant sur des phénomènes complexes, comme la bureaucratie, l'avènement du capitalisme et le processus de rationalisation, et bien d'autres, il tend à présenter des réflexions... complexes et mesurées à l'aune de la capacité d'opérer un tri dans le foisonnements d'événements, économiques, sociaux et politiques. Comme beaucoup d'autres sociologues de son temps, il est également un acteur engagé dans la vie politique allemande (invité à contribuer par exemple à la rédaction de la Constitution de la République de Weimar en 1919).

Caractérisée par le refus d'élaboration d'une théorie globale et d'une vision évolutionniste, par une démarche plutôt diachronique que synchronique, parfois mal comprise en France avant les dernières traductions très récentes et enrôlée à tort dans des croisades contre le marxisme, son oeuvre influence encore les approches contemporaines. On peut y parler à juste titre de fondation d'une sociologie politique, d'une sociologie économique, d'une sociologie de la religion et d'une sociologie de l'action. Idéal-type, domination, rationalité et irrationalisme sont autant de notions encore utilisées de nos jours, dans des problématiques de conflits contemporains qui traversent toutes les sociétés. 

      Il est influencé d'abord à la fois par les travaux de Karl MARX et de Friedrich NIETZSCHE sans que de cette influence résulte des emprunts, car s'il partage avec le marxisme les mêmes domaines de réflexion et avec la pensée nietzschienne le sentiment de vivre dans un monde qui se passe de Dieu, il prend surtout chez le premier le goût des amples réflexions historiques et économiques, et chez le second un rapport axiologiquement neutre par rapport à la religion, même s'il est issu d'une famille calviniste à la pratique sévère et ascétique. Il baigne très tôt dans le milieu politique socialiste de son pays (son père possède une grande influence dans le Parti libéral-national berlinois), critiquant franchement la politique sociale de Bismark et l'impérialisme de son pays ; il mène en parallèle sa sociologie politique et son action politique. Il fait partie d'une famille d'industriels et de négociants, fabricants de textile germano-anglais et assiste pratiquement de l'intérieur à la grande révolution industrielle en cours. De formation juridique et économique, il ne cesse de mettre en liaison droit, politique, économie et religion, seule manière pour lui de comprendre la modernité. Nombre de ces domaines de réflexion se retrouvent dans dans un même ouvrage, dans plusieurs d'entre eux, et la description de son oeuvre en est relativement complexe.

     Il élabore une sociologie de l'action, influencé par l'école historique allemande (ROSCHER, KNIES, WAGNER, SCHMOLLER) qu'il critique pour leur empirisme descriptif sans prétention théorique, sans pour autant de contenter d'énoncer des lois abstraites (comme le fait l'école marginaliste autrichienne, Carl MENGER). Dans la conférence La science, profession et vocation (regroupée avec la conférence portant sur la politique, profession conçue comme vocation dans Le Savant et le Politique (UGE, 1987), Max WEBER tente d'élucider la définition du savant en même temps qu'il livre ses propres représentations et pratiques d'homme de science.

Tout en constituant sa propre méthodologie, dès la première phrase d'Économie et Société, livre dans lequel il énonce les différentes étapes de sa démarche : compréhension, interprétation et explication, il construit ses trois questionnements majeurs : la spécificité du rationalisme occidental, le façonnement de la conduite de la vie et la tension entre rationalité et irrationalité.

    Ses réflexions sur l'économie moderne et la rationalité commencent avec ses deux thèses (en 1889, sur l'histoire commerciale du Moyen-Age et en 1891 sur l'histoire agraire romaine), puis la leçon inaugurale à la chaire d'économie politique de l'Université Fribourg-en-Brisgau sur L'État national et la politique économique (1895), se poursuivent avec L'Éthique économique des religions mondiales après 1915.

Sa thèse la plus connue et la plus controversée est contenue dans les deux études, qui relèvent plutôt de la sociologie, titrés tous deux L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme (1904-1905 et 1920). Il affine ses conceptions dans Les Sectes protestantes et l'Esprit du capitalisme (1906) et dans l'Éthique économique des religions mondiales (1915-1920) où il étudie dans quelle mesure les grandes civilisations (confucianisme et taoïsme, bouddhisme et hindouisme, judaïsme, christianisme et islam) orientent les pratiques de la vie au point de modifier les relations à l'activité économique. Il étudie l'influence de la formalisation juridique, l'influence des dispositions éthiques et l'influence d'une institution, la Bourse.

   Pour ce qui est des religions et de l'organisation sociale, on peut citer le chapitre V d'Économie et société, l'Éthique protestante et l'Esprit du capitalisme, Sectes protestantes et l'Esprit du capitalisme et les études rassemblées sous le titre l'Éthique économique des religions mondiales. Ses réflexions sont d'un apport décisif sur la relation entretenue entre religion et modernisation, et d'abord sur l'objet même d'une organisation sociale et d'une organisation politique. Si la rationalisation est à l'origine de la démagification du monde, Max WEBER refuse toujours de placer la religion du côté de la rationalité ou de l'irrationalité. 

  Sur la domination et l'action politique, outre ses articles, ses prises de position publiques, ses conférences (dont la plus célèbre est Le Métier et la Vocation du politique), ses écrits politiques traduits en français sous le titre Oeuvres politiques en 2004, il synthétise ses idées dans le chapitre III d'Économie et société. Il précise ce qu'il nomme la rationalisation des formes de domination, soit l'assujettissement croissant de la vie des hommes à des ordres objectivés, par opposition aux références antérieures à des autorités personnelles ecclésiastiques et politiques. La place de l'État dans ce processus est capital : il concentre le monopole de violence au terme d'une très longue évolution.

 

   Julien FREUND, décrivant les lignes directrices de la philosophie wébérienne, écrit : "La désagrégation lente mais irréversible du christianisme, qui ne cesse de s'accentuer depuis plus d'un siècle, et la floraison conjointe des philosophies les plus diverses réveillent dans l'âme humaine des déchirements et des ruptures que le pathos unitaire grandiose de l'éthique chrétienne avait réussi à masquer pendant plus d'un millénaire. La nouvelle affirmation du pluralisme des valeurs qui, toutes, prétendent à l'authenticité, soit sous une forme réflexive, soit sous celle de l'expérience vécue, crée un désarroi dans la mentalité occidentale, habituée à penser selon les normes d'un système monothéiste." Notons d'ailleurs que ce désarroi gagne aussi d'une manière aussi aigüe l'islam de nos jours, et sans doute de manière irréversible. "Les philosophies de Hegel et de Marx, poursuit-il, sont des vestiges de cette manière de penser, parce qu'elles essaient de réduire à un principe ou à un dieu unique, à savoir l'Esprit chez l'un et la matière (économie) chez l'autre, la variété et la diversité infinie des phénomènes humains et sociaux. 

Le polythéisme resurgit avec toutes les tribulations qui sont les conséquences d'un antagonisme irréductible des valeurs. Nous avons réappris qu'une chose peut être vraie sans être bonne, ni belle, ni sainte. De même une chose peut être bonne ou utile sans être vraie ni belle. Chaque valeur affirme son autonomie et entre en concurrence avec les autres, d'où d'inévitables conflits dans la mesure où chacune prétend nourrir un nouveau prophétisme. A la différence du polythéisme antique qui demeurait sous le charme mystérieux des dieux et des démons, le monde actuel, sous l'effet d'une rationalisation et d'une intellectualisation croissantes, est un monde désenchanté, désensorcelé, dépoétisé. Le conflit entre les valeurs n'en est devenu que plus âpre et plus impitoyable, chacune prétendant confisquer à son profit l'unité perdue avec le déclin du christianisme, et dominer exclusivement. Malgré les apparences, aucune n'est cependant assez puissante pour mettre fin à la détresse spirituelle qui est désormais le destin de l'homme. La pire des solutions consiste dans les efforts de petites communautés pour retrouver un succédané à la religion en essayant de concilier dans une mystique plus ou moins charlatanesque des bondieuseries qu'on peut recueillir sur les différents continents." Cela nous fait penser aux communautés américaines notamment (la bondieuserie américaine...), mais est-ce elles que visent Julien FREUND ? "Notre sort est fixé pour un temps indéterminé : il nous faut vivre, comme nous le pouvons, les tensions qui résultent du pluralisme des valeurs, car nous ne trouverons pas de consolation dans la rationalisation croissante, puisque celle-ci renforce en même temps la puissance des forces irrationnelles.

L'humanité est condamnée au relativisme et à la lutte inexorable et insurmontable qui en résulte du fait de l'opposition, non seulement entre les exigences métaphysiques, telles la science et la foi ou l'expérience et l'utopie, mais aussi entre les diverses cultures. Le progrès n'est qu'un déplacement des chances pour essayer d'affronter chaque fois dans de meilleures conditions ces conflits ou pour trouver des compromis supportables. Le plus souvent cependant nous essayons d'exorciser ces antagonismes en nous réfugiant dans les confusions, dont les idéologies  sont une des expressions les plus caractéristiques. L'antagonisme des valeurs est inévitable, non seulement parce qu'elles sont multiples et variées, mais parce qu'aucune ne peut se prévaloir d'un fondement indiscutable d'ordre scientifique ou philosophique. Elles n'ont de consistance que par la signification que nous leur attribuons et d'autre support que la foi que nous mettons en elles. Elles sont donc toutes également précaires et contestables, mais, dans l'ardeur de la lutte, elles arrivent à compenser cette fragilité par la solidité des adhésions qu'elles recueillent. Même ce triomphe risque d'être illusoire à cause de que Weber appelle le "paradoxe des conséquences". Il est faux de croire que de ce que nous considérons respectivement comme mal ou bien ne résultera que du mal ou que du bien. Au contraire des plus nobles intentions peuvent avoir des conséquences déplorables. Une révolution démocratique à l'origine s'abîme dans la tyrannie, une institution pacifique devient source de guerre. Aucune action n'est jamais pure, car, en essayant de promouvoir une valeur ou une fin, on provoque l'hostilité des autres fins, sans qu'il soit toujours possible de conjurer les "puissances diaboliques" qui entrent alors en jeu.

Quelle attitude adopter dans ce nouveau monde polythéiste et désenchanté? Il n'y en a que deux qui paraissent dignes d'être retenues : celle qui agit selon l'éthique de conviction et celle qui agit selon l'éthique de responsabilité.

La première consiste à se mettre inconditionnellement au service d'une fin, indépendamment des moyens à mettre en oeuvre pour la réaliser et de l'évaluation des chances de succès ou d'échec ainsi que des conséquences prévisibles ou non. Il s'agit de l'attitude du croyant, religieux, révolutionnaire ou autre, qui, par fidélité à ses convictions, n'obéit qu'à l'attrait de la valeur à promouvoir, sans transiger et sans accepter de concessions. Tel est le cas par exemple du pacifiste qui, en dehors de toute analyse politique, se consacre à faire régner la paix, en mettant s'il le faut sa personne en jeu. Ce qu'il y a d'admirable dans cette attitude, c'est la puissance de la sincérité, le sens du dévouement, mais très souvent elle a pour fondement le fanatisme et l'intolérance, quand elle ne s'abandonne pas au millénarisme. Si le partisan de cette éthique échoue, il imputera la faute à la duplicité des hommes, incapables de comprendre le grand dessein, car il manque en général d'une conscience critique face au possible.

L'éthique de responsabilité au contraire porte l'attention de l'homme sur ses moyens disponibles, elle évalue les conséquences ansi que les chances de succès et d'échec, afin d'agir le plus efficacement et le plus rationnellement possible dans une situation donnée. S'il fait faire des compromis, il en prendra la mesure en tenant compte des défaillances humaines possibles et des tensions ou conflits qui peuvent en résulter. Il prendra en charge les conséquences de l'entreprise et, le cas échéant, si elles devaient compromettre le but à atteindre, il renoncera à l'action, même si la fin est des plus nobles. Il s'agit donc d'une attitude qui s'efforce d'être lucide par l'évaluation des choix à faire.

Il est évident que pour Weber les deux éthiques ne sont pas inconciliables, car l'action pleine devrait être capable de mettre le sens de la responsabilité au service d'une conviction."

       Caractériser ses positions est relativement difficile car de plus son oeuvre est inachevée et d'autre part, il refuse de se donner une opinion définitive sur quantités de sujets, préférant largement ouvrir des hypothèses et des champs d'investigation. Cela explique d'ailleurs en partie sa grande postérité. 

Laurent FLEURY formule trois remarques sur son oeuvre :

- Le style d'écriture de Max WEBER "déconcerte". Celle-ci "parait dynamique et profonde, ouverte aux détours et retours. Le ressassement fascine et dénote les questionnements obsédants. Traquées sans relâche ni lassitude, les questions de Weber sont appréhendées par l'érudition de la tradition profondément travaillée. Le style assène, affirme ; l'ampleur de l'érudition écrase de prime d'abord. Et pourtant, le lecteur découvre, à l'aune de sa patiente et labyrinthique lecture, une modestie. En quelques lignes finales, Weber met en jeu l'existence même de son édifice. (C'est frappant dans l'Éthique protestante et l'Esprit du capitalisme) Scrupule intellectuel? Sociologie historique et compréhensive contre déterminisme économique et mécanique? Sagesse en écho au doute radical, "père de la connaissance", selon Weber? (Essais sur la théorie de la science). Sa sociologie apparait comme un "art de la vieillesse", tant elle exige la maitrise de matériaux historiques et un discernement exercé, qualités malaisées à inculquer à un débutant. La pratique de la sociologie, telle que la concevait Weber, demandait de l'expérience et de la maturité intellectuelles : assurément, ce n'était pas en copiant le modèle des sciences de la nature que l'on pouvait, selon lui, acquérir une telle maturité. Refuser, pour les sciences sociales, la voie du scientisme naturaliste ne signifie d'aucune manière renoncer à des ambitions scientifiques dans ces disciplines : son épistémologie peut justement être comprise comme un essai pour les redéfinir de manière appropriée à leur démarche ainsi qu'à leur objet."

- La puissance de sa pensée pour embrasser le haut degré de complexité du réel frappe le lecteur. "La pénétration des hypothèses wébériennes saisit. Cette puissance réside d'abord dans la pluridisciplinarité maitrisée. Penseur des sciences sociales, Max Weber le demeure plus que jamais en embrassant l'histoire, l'économie, la science politique, disciplines de formation et d'enseignement. Cette pluridisciplinarité, constitutive de la productivité de sa pensée, explique la fécondité heuristique de la mobilisation d'une diversité de modes d'appréhension du réel. la convocation d'un pluralisme causal nourri par cette formation pluridisciplinaire permet ensuite de découvrir la multi-dimensionnalité (sociale, religieuse, économique, politique) d'un phénomène historique. Aussi la pratique de cette pluridisciplinarité atteint-elle presque le statut d'apport théorique par l'esquisse implicite d'un modèle de mise en équivalence des causes. Enfin, Weber s'attache à penser la superposition des couples de force antagonistes ou contradictoires et écarte les schémas évolutionnistes de substitution d'une forme par une autre. Car la rationalité et l'irrationalité se conjoignent dans l'établissement des formes rationnelles plutôt qu'elles ne s'excluent : Weber n'a cessé d'être intrigué par cette superposition des formes irrationnelles et des formes rationnelles. De même, l'éthique de conviction et l'éthique de responsabilité se conjuguent dans la vocation de l'"homme authentique". De même, contrairement à Tönnies et Durkheim, loin d'opposer communauté et société, Weber souligne l'existence de formes communautaires de lien social au sein des formes sociétaires et vice versa (...). Weber laisse entendre qu'une même couche sociale peut abriter, sans déterminisme, deux types d'éthos. Il caractérise le religieux comme l'insertion de l'extraordinaire au sein de la vie ordinaire. De même, l'ascétisme intramondain ne succède pas seulement au monachisme (ascétisme hors du monde) : la lecture synchronique des phénomènes tempère leur présentation diachronique. Cette union de formes sociales différentes ne signifie pas pour autant leur réconciliation. Au plus proche du tragique de la vie, Weber tente ainsi une maitrise intellectuelle de l'infinie diversité du réel. Il est le penseur de la complexité du réel et de sa structuration, et non des dualisme séparateurs trop étrangers à la vie."

- La portée de son oeuvre se mesure dans les critiques et les emprunts dont elle est l'objet de nos jours. "Son oeuvre parait une source à laquelle les sociologues puisent toujours. Aussi convient-il de parler de traditions sociologiques au vu des recherches que ces concepts ont pu nourrir : la sociologie des représentations, les questions relatives à la légitimité, les recherches de sociologie économique (...). Mais également, les fils de ses travaux sur l'ascèse peuvent se retrouver dans certaines des réflexions de Freud dans Malaise de la civilisation (1929), de Norbert Elias sur l'autocontrôle, la maîtrise des émotions et le procès de civilisation (1969) (...). Enfin, l'inspiration du structuro-fonctionnalisme, donc d'un holisme, selon Talcott Parsons, de l'expérience individualiste, la théorisation de l'individualisme méthodologique par Raymond Boudon, sa critique par Norbert Elias pour qui Weber aurait manqué l'historicité de l'expérience individualiste, l'élaboration de la notion d'habitus et l'introduction de la dimension culturelle des styles de vie dans la conception de l'espace social chez Pierre Bourdieu, l'introduction de l'autorité pour penser l'institutionnalisation du conflit de classes par Ralph Dahrendorf, la confrontation à la question des dangers de la raison reprise dans les termes de sa "dialectique" par l'Ecole de Francfort, le travail d'élaboration d'un concept de rationalité élargie dans la Théorie de l'agir communicationnel de Jurgen Habermas, la remise en question par Niklas Luhmann de l'idée d'un rationalité de l'action propre à un individu, forment autant de traces de l'héritage de Weber, de critiques ou d'approfondissements de son projet et soulignent la fécondité des problématiques que son oeuvre permet de construire et des explications qu'elle permet de fonder."

 

Max WEBER, Économie et société, Plon, 1995. Essais sur la théorie de la science, Plon, 1965, réédition Presses Pocket Agora, 1992. L'éthique protestante et l'Esprit du capitalisme, suivi d'autres essais, Gallimard, 2003, réédition "Tel", 2004. La Bourse, Allia, 2010. La Ville, La Découverte, 2014. Le Savant et le Politique, Plon-UGE, 1987. Oeuvres politiques, Albin Michel, 2004. Sociologie de la musique. Les fondements rationnels et sociaux de la musique, Métailié, 1998. Sociologie de la religion, textes réunis, Gallimard, 1996, réédition, "Tel", 2006. Sociologie du droit, PUF, 2013. Sur le travail industriel, Editions de l'université de Bruxelles, 2012. Discours de guerre et d'après-guerre, textes réunis, Éditions EHESS, 2015. 

Laurent FLEURY, Max Weber, PUF, collection Que sais-je?, 2016. Julien FREUND, Weber (Max), dans Encyclopedia Universalis, 2014.

On préférera la lecture des traductions en français les plus récentes, réalisées notamment par Jean-Pierre GROSSEIN. Le volume Lire Max Weber dirigé par François CHAZEL et Jean-Pierre GROSSEIN pour la Revue française de sociologie (2005) permet de dissiper un certain nombre de malentendus. 

 

 

Relu le 27 juin 2022

 

 

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29 juin 2016 3 29 /06 /juin /2016 11:54

      Excusez le titre qui fait appel à un phénomène physique bien connu, à la masse critique nécessaire pour que des matériaux fissiles participent à une explosion nucléaire, en le reliant à la sociologie de sociétés qui explosent. Celles-ci, sensées, surtout depuis qu'il existe des États nationaux, être globale et constituée de groupes sociaux en fortes relations les unes avec les autres, notamment dans leurs activités économiques et culturelles., pourraient ne plus l'être à cause de gouffres entre les niveaux de richesses des populations qui les composent.

Vu l'état des inégalités économiques actuelles, où l'on ne chiffre plus qu'en moitié des richesses disponibles pour la plus grande partie de la population, l'autre moitié étant à la disposition d'un pourcentage de plus en plus faible de celle-ci, on peut se poser la question, en doutant de plus en plus, de la communauté réelle de la vie sociale. En fait, c'est pire, d'un côté des dizaines de milliardaires qui ne savent pas quoi faire de leur argent, de l'autre des milliards d'êtres humains pauvres ou miséreux...

  Un récent rapport de la Boston Consulting Group (BCG), cabinet américain de conseil en stratégie, rendu public (et relayé par certains médias) en juin 2016, révèle que la richesse mondiale privée, c'est-à-dire les actifs financiers des ménages hors immobilier - épargne bancaire (compte, livrets, etc), épargne financière (actions, obligations, etc) et assurance-vie, se concentrent de plus en plus entre les mains de plusieurs millions de millionnaires (moins d'une vingtaine) dans le monde. Les riches sont de plus en plus riches même si la pauvreté diminue globalement, et cela à l'intérieur de pratiquement tous les pays du monde. En reprenant les sources Forbes, Réserve fédérale des États-Unis, Economic Policy Institute (EPI), on peut faire la comparaison entre une famille, propriétaire de la chaine de grande distribution "Wallmart", qui en 2013 pesait 172 milliards de dollars et 2 257 000 autres familles américaines engrangeant dans le même temps le même revenu...

Un certain nombre d'éléments font penser qu'il n'existe déjà plus, dans certains pays, même si c'est plus sensible dans certains régions que dans d'autres, de société - non pas homogène, car elles ne l'ont jamais été - globale réelle, mais  des sociétés juxtaposées où les individus et les groupes ne partagent plus l'ensemble des situations, des valeurs et des problèmes quotidiens. Quoi de commun peut-il exister en effet entre des quartiers résidentiels pourvus en interne de toutes les commodités de la vie ordinaire et de toutes les distractions possibles, habités par des gens pourvus d'un emploi parfois fortement rémunéré, parfois protégés de l'extérieur par des systèmes de sécurité privés, et d'autres quartiers, bien plus peuplés, bien moins pourvus en transports, services divers, n'ayant même pas parfois l'eau courante, en moyens de distraction, habités en grande partie par des chômeurs à long terme? S'il n'y avait pas de télévision, d'Internet, de moyens divers de communication à distance, quelles pourraient être les éléments qui unissent des populations aux niveaux de richesse si éloignés?

Seuls le sentiment de participer à des manifestations sportives en commun, de s'attarder en masse devant des émissions de reality show, de regarder la télévision encore (mais même cela est de moins en moins vrai) aux mêmes heures devant les mêmes journaux télévisés, de participer, via toujours les moyens de communication de masse, à des événements à forte charge émotionnelle (spectacles ou drames, attentats divers et variés) - bref plutôt des sentiments de vivre encore ensemble plus que de la réalité de vivre ensemble - peuvent unir des populations aux standings de vie si éloignés. 

Bien plus, s'il ne s'agissait que de grandes parties de population vivant en fait séparément, mais se partageant de manière encore massive les richesses, on pourrait encore parler de société au singulier. Mais, là, il s'agit d'une minorité, qui se chiffrent en millions de personnes, qui accapare plus de la moitié des richesses. Leurs moyens leur permettent de vivre sans les autres, ces pauvres et ces très pauvres, qui manquent de système de transports adéquats, qui respirent un air plutôt moyen, qui sont bien plus vulnérables aux accidents de vie, que ces accidents soient collectifs ou individuels. Ces moyens leur permettent de faire fonctionner une économie et une vie culturelle sans les autres, et même, si des jalousies excessives se manifestaient, de se défendre. Ils commencent à en avoir les moyens, mais ne les utilisent pas encore (pas tous) de manière conscience et systématique. Si on en doute, il suffit de revenir un peu en arrière sur la situation de l'Afrique du Sud (et même plus largement en Afrique australe), où le "développement séparé" ou apartheid était non seulement pratiqué mais justifié. 

Il est tout de même surprenant d'entendre de la bouche de milliardaires la nécessité de redistribuer ces richesses, de payer plus d'impôts, alors qu'en face les systèmes politiques, juridiques, économiques incitent à des concentrations de plus en plus grandes de ces richesses. On se croirait revenu aux temps de l'Empire Romain, avec une idéologie pourtant bien différente - idéologie dominante qui sert véritablement de camouflage et de détournement des réalités - où les différentes aristocraties faisaient de l'évergétisme à tout va, où les bienfaits privés remplaçaient les services publics... Et encore, aujourd'hui, la plupart de ces nantis n'en fait rien!

     La masse critique dont on parle ici est la masse suffisante de richesses concentrées pour que des millions de personnes se séparent tout bonnement des milliards restant, et cela de manière disséminée sur l'ensemble de la planète....

Vu la faiblesse croissante des puissances publiques, corrélativement à l'accroissement de tous les moyens économiques, politiques, juridiques, culturels aux mains de minorités dispersées dans le monde entier, il suffit de pas grand chose, idéologie de l'individualisme aidant, pour que s'agglutinent autour des îlots de richesse, à la manière des châteaux-fort d'autrefois, toute une domesticité, tout un ensemble de populations dont la seule raison d'être est d'entretenir des domaines de plus en plus vastes. Se mettraient facilement en place des forces sociales, géographiquement situées (le vivre entre soi est important!), dominant chacune des régions plus ou moins grandes, des populations plus ou moins étendues - ces forces concentrant légitimité juridique et morale, moyens militaires et policiers, outils de communications et de toutes formes de propagandes... Plusieurs dizaines de millions de personne semblent une bonne masse critique pour que de telles forces émergent, prolifèrent, deviennent les principales forces  agissantes politiques et économiques, d'autant qu'elles sont bien plus reliées entre elles que les autres catégories des populations, la poursuite de l'automatisation des processus de production et de distribution aidant amplement à se passer de populations pauvres qu'il conviendrait alors de surveiller, là aussi de manière automatisée, et ceci d'autant plus facilement que ces populations auraient donné elles-mêmes les informations nécessaires pour le faire...

  Ce scénario de prospective, qui relèguerait bien loin tous les "rêves" de démocratie, directement tiré de statistiques économiques convergentes, peut-il se dérouler? Autrement dit, quelles sont les conditions de sa réalisation? Avant d'examiner un certains nombre de faits, penchons-nous à la fois sur la fiabilité de ces statistiques-là et sur les réalités des richesses mises en avant.

En effet, l'existence d'une économie parallèle montante pratiquement dans tous les États, à des degrés variables, suivant en cela l'affaiblissement des contrôles, notamment fiscaux, l'interpénétration persistante d'activités légales et illégales, officielles et criminelles, - du fait des accointances entre classes politiques et branches d'activités criminelles liées au trafics de drogue et aux circulations d'armement de toutes sorte - la poursuite de mouvements d'évasion fiscale, les résistances des populations (très pauvres ou très riches) à l'évaluation de leur patrimoine réel... rendent difficiles l'établissement de statistiques fiables. Par ailleurs, la composition des richesses ainsi chiffrées pose question : l'existence d'une forte partie constituée de valeurs financières volatiles (portefeuille d'actions de toutes sortes, des livrets simples d'épargne à des produits uniquement basés sur des dettes publiques ou/et privées, soumises plus ou moins à l'évolution des marchés financiers) fait peser sur cette évaluation des richesses une incertitude sur leur réalité. Il serait plus judicieux de centrer les statistiques des richesses, et donc de leur répartition dans les populations, en fonction des patrimoines immobiliers et des liquidités disponibles, plutôt que sur des valeurs mobilières.

Nonobstant ces deux problèmes, on ne peut que constater l'évolution vers l'aggravation des inégalités économiques, vérifiable de visu par l'état de l'urbanisation, la répartition des populations sur le territoire, le type d'habitation et les habitudes de consommation, l'état des services publics d'éducation et de santé... Mais les incertitudes d'évaluation de ces inégalités mettent en question la possibilité de la masse critique évoquée plus haut. 

  Ce qui ne nous empêche pas de pointer les phénomènes qui peuvent alimenter la formation de celle-ci :

- Les conditions de la poursuite de l'urbanisation laissent dans l'abandon des pans entiers de territoires et des populations trop clairsemées pour qu'on s'y intéresse...

- Les conditions de la poursuite de l'industrialisation sont marquées d'un double mouvement de désindustrialisation de zones entières et de sur-industrialisation d'autres zones, en même temps que de manière générale on a besoin de moins en moins de main-d'oeuvre pour produire des richesses de plus en plus grande de par les progrès de l'automation et de l'informatisation des processus de production, de distribution et d'administration. Le chômage irrésorbable devient une des marques fortes de ce processus, que ce soit le chômage enregistré ou le chômage caché. Les biens de consommation et de production et les services, en surproduction chronique (gaspillages monstrueux avoisinant la moitié de certaines productions, notamment alimentaires...) coexistent avec une aggravation des conditions de vie de plus en plus de populations. Des progrès quantitatifs réels en matière de santé et d'éducation ne devraient pas cacher une détérioration de leurs qualités. Un exemple frappant est constitué de l'éducation des femmes de nombre de pays : la scolarisation et même le niveau professionnel s'accroit bien fortement, mais la qualité des enseignements laissent tellement à désirer que les pays anciennement industrialisés refusent souvent d'en approuver les diplômes...

- Un certain recul de la misère proprement dite dans de larges portions de territoires se traduit plutôt par une uniformisation à la baisse (les très pauvres rejoignent les pauvres, aux-mêmes rejoints par les moins riches) et peut donner l'illusion d'une amélioration globale. Mais l'écart entre ce gain (vers la pauvreté moyenne) et celui de populations minoritaires qui s'enrichissent fortement hors de proportion avec ce gain, mène à une disparité grandissante des niveaux de vie, visible parfois à des distances courtes comme dans certains zones suburbaines.

- Les divers changements climatiques bouleversent bien des économies, et d'abord celles des plus pauvres, accélérant la formation de noyaux d'opulence dans des océans de pauvreté, les populations les plus riches ayant bien plus de moyens de parer aux effets de ces changements.

- La perception même du bien public dans l'ensemble des médias et des intelligentsia favorisent ce mouvement de dispersion sociale : la croyance que l'enrichissement profite, sous forme de "retombées" sur tous, la croyance que la liberté économique sans contrôle est favorable à la croissance, l'assimilation de la liberté à la liberté économique des sociétés, le désaveu envers toute planification socio-économique, le désintérêt général des élites envers la chose publique, cela va dans le sens d'un mansuétude globale par rapport au développement général des inégalités sociales. 

- Le sur-développement des moyens de distraction et de communication ; le primat donné dans les médias à la passion sur la raison, au court terme sur le moyen et long terme, au spectaculaire sur l'évolution lente ; la priorité accordée par tous aux bienfaits matériels immédiats individuels ou familiaux, aux loisirs sur la solidarité sociale, favorisent un climat de repli identitaire où les idées se trouvent de plus en plus en décalage avec la réalité. Plus on célèbre avec de jolis drapeaux et des chants martials la nation, et plus on laisse se développer des intérêts économiques qui n'ont rien à faire de ces illusions. Ce phénomènes n'est pas nouveau mais peut prendre une ampleur planétaire. Il est frappant de constater que dans les programmes de gouvernement des différents partis ou groupes d'extrême droite en Europe, se trouve parallèlement mis en avant les indépendances territoriales (les fameuses identités nationales) et des concepts de gestion sociale et économique ultra-libéraux...

- Le désengagement d'autorités s'exerçant normalement sur de vastes territoires et populations, peut provoquer la prise en charge directe par celles-ci, dans des conditions de violence sociale sans doute plus forte, dans les campagnes, dans les zones périurbaines les plus délaissées, de groupements de personnes et d'associations, qui entendent progressivement se doter de leur propre régime politique, de leur propre système juridique, de leur propre système de valeur. Seuls ces prises en charge leur permettraient d'échapper à une pauvreté croissante, en s'appropriant les connaissances scientifiques et techniques les plus diverses. Mais en même temps, les distances culturelles s'accroitraient entre ces groupes, les pouvoirs centraux les laissant faire (surtout dans un premier temps) du moment qu'ils ne présentent ni d'intérêt ni de danger pour eux...

- De manière concomitante avec ces prise le charge "entre pauvres", des autonomisations "entre riches" peuvent se produire, les mêmes causes produisant les mêmes effets chez les uns et chez les autres. Constitution de villes autonomes protégées des environnements extérieurs, protection des parcours des travailleurs privilégiés, regroupement dans des zones protégées de tous les moyens économiques, énergétiques, sociaux, culturels. Ces zones existent déjà ça et là, dans des conditions diverses : micro-État protégé d'un environnement politique hostile (Israël), communauté rurale gardant leurs traditions (notamment aux États-Unis, mais aussi en Chine...), cités high tech autonomes, notamment centrées sur des universités (Silicon Valley)... 

- La connaissance des réalités est bien plus forte chez certaines puissances économiques que dans certains États : le pouvoir de l'information et de désinformation est à la discrétion de stratégies de pouvoirs, qui pour l'instant ne sont qu'économiques mais qui pourraient bien avoir des ambitions politiques. Même si, d'ailleurs, l'envie de pouvoir politique ne gagne pas ces puissances économiques, celles-ci, de facto pour protéger à la fois leurs richesses et les conditions de celles-ci, pourraient prendre à leur profit des mesures qui sont encore officiellement ceux d'États, mesures policières, militaires, de contrôle social ou de mouvement de populations. A la faveur des migrations croissantes pourraient se former de plus en plus de camps de transit, qui deviendraient, à l'image de ceux réservés longtemps aux Palestiniens, permanents et ouverts à d'autres usages : camp de travail, camp de prisonniers de plus en plus nombreux, camp de réhabilitation sociale pour chômeurs de longue durée... Gouverner par la peur de ces "éléments incontrôlés", avec utilisation subtile de communications à destination du "grand public", pourrait être bientôt le principal moyen de contrôle de populations de moins en moins utiles... Cette connaissance de la réalité socio-économique est parfaitement lacunaire dans la plupart des élites politiques tout juste capables d'élaborer des stratégies internes de conquête du pouvoir institutionnel.

- Même si les puissances économiques (par puissances économiques, englobons non seulement les grandes entreprises mais surtout les grandes propriétés, à l'image du patrimoine immobilier qatari en France...), ne songent ni politiquement ni idéologiquement (idéologie persistante de la démocratie, même si elle n'est pas appliquée) à prendre la voie de la sécession. Elles peuvent tout simplement, par acquisition de terrains, de bâtiments, de services, d'armées, glisser vers l'autonomie. Elles en ont déjà les moyens, il suffit de commencer à franchir le pas...

- Toutes les constructions institutionnelles voient leurs effets ruinés par la montée des inégalités économiques. A la faveur d'une participation (électorale notamment) de plus en plus faibles des populations aux institutions politiques officielles, naissent deux mondes qui ne se rencontrent que lors des crises et des grandes émotions populaires : le monde des politiciens qui s'empêtrent dans les conflits d'influence et le monde des citoyens "ordinaires" qui ignorent les cocktails de rencontres, les matches de golf entre amis, les rencontres de clubs de plus en plus fermés et sécurisés où l'on discute aimablement de partages de marchés et de subventions.

- L'accroissement des mouvements migratoires, concomittentes de l'existence de vastes zones abandonnées à la guerre, au pillage et aux désordres divers, provoque des réflexes de défense de populations complètement ignorantes des événements à leur origine. Mais celles-ci n'ont sans doute encore rien vu. De ces mouvements migratoires, qui parfois touchent les mêmes populations, peuvent naitre de nouveaux nomadismes - erratiques ceux-ci, rien à voir avec les transhumances des bétails - qui à force de prendre de l'ampleur ne seront sans doute pas résorbables si les États ou communautés régionales politiques ne se dotent pas plus de moyens et ne reprennent pas la main sur les puissances économiques transnationales, n'entreprennent pas de profondes réformes quant à leur finance et à leur fiscalité. Le monde féodal n'a t-il pas été toujours caractérisé justement, à côté des villages et des villes qui s'ancrent dans la vie sédentaire, par la circulation incessante de nomades sur maints territoires, sous l'effet des famines, des destructions diverses, des guerres  

Il ne faut pas croire que tout cela puisse se faire seulement dans une violence perpétuelle et crescendo. Au contraire la masse critique opèrera sans doute ses meilleurs effets que sur le long terme et petit à petit, doucement avec le sourire....

   Ces éléments, encore aujourd'hui tempérés par d'autres évolutions (réactions de maintes populations aux désengagements de l'État, activismes de religions, mouvements divers de redistributions), peuvent se précipiter en une masse critique permettant la formation d'une autre société que celle que nous connaissons, des sociétés juxtaposées les unes aux autres, régies par des relations de vassalité et de fidélité plus ou moins grandes.

 

Est-ce suffisamment pessimiste?

 

bcg.com/bcgperspectives.com. 

Sous la direction de Bertrand BADIE et Dominique VIDAL, Un monde d'inégalités. L'état de monde 2016, La Découverte, 2015.

J'ai rajouté une partie au titre pour répondre aux invectives (comme souvent désordonnées et peu réfléchies, mais c'est normal vu la faiblesse (qualitative) de sa formation intellectuelle...) de Monsieur MACRON sur le séparatisme (il vise en fait des parties musulmanes de la société française, pas juives, mais cela on l'a compris, des parties pauvres, mais cela, on l'a aussi compris!...)... La catégorie Essais de ce blog me le permet aisément.

MORDUS

 

Relu le 29 mai 2022

 

 

 

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3 juin 2016 5 03 /06 /juin /2016 09:55

   Louis ALTHUSSER est un philosophe français marxiste, à l'origine d'un important renouvellement de la pensées marxiste dans une perspective généralement associée au structuralisme; Il n'est réellement actif que jusqu'en 1980, car il sombre ensuite dans la folie (il tue sa compagne Hélène RYTMANN).

    Bien entendu, nombre de ses adversaires idéologiques contemporains ont "profité" des circonstances de la fin de sa vie pour tenter de discréditer son oeuvre. Il faut noter à ce propos que si l'on devait évaluer les oeuvres à l'aune des comportements de leurs auteurs, presque toute la littérature est à jeter. De ROUSSEAU, médiocre père de ses enfants à tous ces auteurs religieux dont les préceptes s'apparentent souvent à des confessions et mea culpa, la liste est longue des écrits moralisateurs ou moraux ou même politiques dont il faudrait se détourner...

 

Une carrière politique et philosophique de premier plan

    Après des études secondaires à Alger jusqu'en 1930, Louis ALTHUSSER suit sa famille à Marseille. Il y réalise des études au lycée Saint-Charles, puis ses classes préparatoires littéraires au lycée du Parc à Lyon en 1936, où il a comme professeur de philosophie Jean GUITTON avec lequel il noue une relation personnelle. Il est reçu en 1939 à l'École normale supérieure, avec le même professeur.

Durant toute sa jeunesse, il est un catholique fervent, politiquement à droite et même royaliste. La condamnation religieuse de de l'Action française l'éloigne du mouvement de MAURRAS. Il perd la foi en 1943, selon lui-même dans une confidence à Yann MOULIER-BOUTANG.

Mobilisé en septembre 1939 et fait prisonnier lors de la débâcle de l'armée française, il passe le reste de la guerre en Allemagne, au stalag de Schlewig, où il connait ses premiers troubles psychiatriques.

En 1945, il reprend ses études à l'ENS, reçu deuxième çà l'agrégation de philosophie en 1948. Devenu marxiste, il adhère alors la même année au Parti communiste.

La même année encore, devenu agrégé préparateur à l'ENS, il exerce une grande influence sur nombre d'étudiants dont beaucoup embrasseront le courant maoïste à la suite ds événements de Mai 68. Plusieurs d'entre eux sont en effet membres de l'Union des étudiants communistes (UEC), qui entre alors dans une crise débouchant sur la création en 1966, de l'Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes (UJC(ml)), dont Benny LÉVY et Robert LINHART, tous deux élèves de la rue d'Ulm et qui feront partie de l'EUC avant d'être les principaux fondateurs de l'UJC. Le rapport d'ALTHUSSER avec le PCF - qui a fait couler beaucoup d'encre) est ambigü : bien qu'il en reste un membre sa vie durant, il se heurte souvent au comité central ainsi qu'au philosophe et membre du bureau politique du parti, Roger GARAUDY.

Dès le début des années 1960, il publie des articles hétérodoxes, d'abord dans La Pensée, puis dans La Nouvelle Critique. En 1962, il est ainsi accusé par le sénateur et directeur de La Pensée Georges COGNOT d'être "pro-chinois" - c'est la grande période de "querelle" idéologique entre l'URSS et la Chine Populaire. Il se heurte aussi à des intellectuels comme Roland LEROY ou Lucien SÈVE, autre philosophe officiel, qui considèrent le structuralisme comme "philosophie de la désespérance" et prônent un "marxisme humaniste" qui fait l'objet des critiques de Michel FOUCAULT et d'ALTHUSSER (notamment en raison de son caractère individualiste et subjectiviste). ALTHUSSER rend paradoxalement hommage (mais ce n'est qu'un des nombreux paradoxes dans un véritable chassez-croisé de critiques entre philosophes marxiste ou marxisants...) à Henri LEFEBVRE dans son livre sur LÉNINE, et critique aussi durement son parti, en 1978, dans Ce qui ne peut durer dans le PCF.

       Ce qui ressort principalement de ses écrits dans cette période 1960-1975, c'est sa dure critique du stalinisme, à travers des interventions politiques et dans sa philosophie.

A Normal Sup, il invite notamment le psychanalyste Jacques LACAN, et aussi des philosophes, comme Alexandre MATHERON, marxiste d'orientation différente e celle d'ALTHUSSER, spécialiste de SPINOZA, et Gilles DELEUZE, autre grand lecteur du même philosophe. Dans une démarche opposée à celle du PCF d'alors, de dialogue entre plusieurs sensibilités marxistes ou marxisantes.

Son activité est déjà entravée par sa maladie, car il fait des séjours fréquents dans des cliniques psychiatriques (dépression mélancolique). Il devient en 1962 maitre-assistant et soutient une thèse sur travaux pour doctorat d'État ès lettres à l'Université d'Amiens, dix ans après avoir publié Lire le Capital (1965) avec ses élèves Étienne BALIBAR, Roger ESTABLET, Pierre MACHEREY et Jacques RANCIÈRE, livre dans lequel il développe le concept de "lecture symptomale" afin d'expliquer la lecture marxienne d'Adam SMITH, montrant que si SMITH n'a pas vu certaines choses, ce n'est pas du fait d'un manque d'acuité, mais du fait du changement de problématique qu'il a induit, et qui l'a empêché de voir d'autres choses...

En 1967, il constitue, toujours à Normal Sup, le "groupe Spinoza", calqué, pseudonyme compris, sur le modèle des organisations plus ou moins clandestines assez nombreuses à l'époque (voir le livre de François MATHERON, Louis Althusser et l'impure pureté du concept, PUF, 2001). Alain BADIOU, qui prendra part à la création de l'UFC(ml), participe à ce groupe. Comme d'autres philosophes français de gauche, il est espionné par la CIA, mais les services secrets américains s'intéressent pratiquement à tout l'intelligentsia européenne (dans de certains accès de paranoïa mais aussi pour d'éventuels recrutements...)

 

Une oeuvre de renouvellement de la vision marxiste du monde

  Le philosophe français marxiste, membre du Parti Communiste Français mais critique virulent du stalinisme, est à l'origine d'un important renouvellement de la pensée marxiste dans une perspective généralement associée au structuralisme. Ses écrits comme ceux qu'il inspire connaissent un regain d'intérêt, suite à la tragique agonie de l'auteur, au triomphe des idéologies libérales dans les pays capitalistes, à la crise et finalement au reflux spectaculaire du marxisme,  à l'abandon par les pays de l'Est du "socialisme réel", qui expliquent un dépérissement apparemment rédhibitoire (Saul KARSZ, François MATHERON). 

  Son oeuvre est marquée par plusieurs périodes, difficile à réduire en un seul moment cohérent et unique. Célèbre pour avoir théorisé la "coupure épistémologique" (qu'il repère entre le jeune MARX des Manuscrits de 1844 procédant à un matérialisme historique et le MARX qui établi la conception de matérialisme dialectique de l'Idéologie allemande), coupure contestée par beaucoup d'ailleurs, et affirmé qu'il n'y a pas de Sujet de l'histoire ("l'histoire est un processus sans sujet"), rompant avec l'interprétation orthodoxe qui fait du prolétariat le sujet de l'histoire. Il se fait connaitre par la publication de Lire le Capital en 1965, co-écrit avec Etienne BALIBAR, Roger ESTABLET, Pierre MACHERY et Jacques RANCIÈRE). Outre son texte célèbre "Idéologie et appareil idéologiques d'Etat", il théorise à la fin de son oeuvre un "matérialisme aléatoire", qui critique notamment le caractère téléologique du marxisme orthodoxe.

On peut noter, toutefois, dans son entreprise consistant à régénérer la pensée communiste par une relecture de MARX, deux grands moments discontinus, du théoricisme des années 1960 au tournant "politiste", chacun engageant une conception différente de la philosophie. (Jean-Claude BOURDIN)

- Le premier correspond aux deux ouvrages de 1965, comprenant la philosophie comme théorie scientifique de la "pratique théorique", supposant un rapport de rupture avec l'idéologie. Il s'appuie sur un exercice de "lecture" de la pense de MARX, théorisé dans Pour Marx et Lire le Capital principalement. L'enjeu est de lire les textes de MARX en philosophe et de poser à ses textes la question des conditions théoriques et formelles de constitution de leur discours, en analysant le processus de connaissance de leur objet au sein de l'ordre d'exposition de leurs concepts. Il s'agit alors de dégager la philosophie que MARX met en oeuvre à l'état pratique dans sa pratique théorique propre et, pour cela, de prendre la mesure de sa différence avec HEGEL. Mais Louis ALTHUSSER crut nécessaire, pour isoler et identifier un corpus relativement stabilisé par l'accès à une problématique scientifique, de distinguer entre un "Jeune Marx" et un "Marx de la maturité", les textes de 1845 marquant la césure ou la rupture épistémologique avec une pensée humaniste, influencée par FEUERBACH. La rupture au sein du travail de pensée marxien était l'image d'une coupure entre l'idéologie et la science, coupure tracée par la science elle-même parvenue à la maîtrise, du moins formelle, de sa "méthode", la dialectique matérialiste inséparable d'elle. C'est pourquoi le statut de la dialectique, de la contradiction, de la négation, du retournement, du tout chez MARX sont les questions essentielles travaillées par ALTHUSSER et ses amis.

- Le second moment, signalé par une "autocritique" (Éléments d'autocritique, 1972), dénonçant une déviation "théoriciste", défend l'idée que la philosophe est "lutte de classe dans la théorie". Dans une conférence célèbre devant la Société française de philosophie, en 1968, il met spectaculairement en lumière l'apport de LÉNINE dont il tire l'idée que le marxisme n'est pas "une (nouvelle) philosophie de la praxis, mais une pratique (nouvelle) de la philosophie" dont les propositions spécifiques, visant non la vérité, mais la "justesse", sont appelées "thèses" (ou positions). La lecture de MARX cesse dès lors d'être essentielle : ALTHUSSER travaille la question de la reproduction des rapports de production, d'où il faut distinguer la percée remarquable sur les appareils idéologiques d'État et la surprenante, alors, thèse de l'interpellation idéologique des individus en sujets qui semblait mettre pour la première fois en avant la question de la subjectivité. La fin des années 1970 voit s'approfondir la confirmation des doutes d'ALTHUSSER sur les points décisifs de la recherche des années 1960 : l'énigme du "renversement" matérialiste de la dialectique idéaliste hégélienne, le problème méthodologique de l'ordre d'exposition de la section 1 du Livre I du Capital, le statut de l'idéologie dans la lutte des classes et dans la lutte politique, la question de l'État chez MARX, comme en témoigne le texte non publié et peu connu à l'époque, Marx dans ses limites. ALTHUSSER reconnait alors que des travaux récents ont alimenté ses doutes et orienté ses nouvelles thèses critiques à l'égard de MARX, par exemple Le concept de loi économique dans le Capital, de Georges DUMÉNIL (1977) et, plus tard, Que faire du Capital?, de Jacques BIDET (1983).

Des travaux ultérieurs sur les réflexions d'ALTHUSSER font discerner également une critique du marxisme lui-même dont témoigne en partie Marx dans ses limites (1978). La "dernière philosophie" d'ALTHUSSER est celle qui cherche, dans "Courant souterrain du matérialisme de la rencontre", "la philosophie pour le marxisme" que les écrits de 1968 proclamaient retrouver. Mais du même coup, le marxisme se trouve soumis aux effets de crible que ce matérialisme produit : l'entreprise de critique du marxisme de 1978 se confirme et s'intensifie, dans la mesure où le matérialisme aléatoire l'amène à rejeter ce qui chez MARX est encore prisonnier d'un matérialisme nécessitariste et téléologique qui partage avec l'idéalisme l'attachement suspect au principe de raison suffisante, inapte à saisir dans les conjonctures singulières des luttes, l'événement imprévisible d'une nouvelle combinaison pour y insérer une pratique émancipatrice. On comprend pourquoi c'est d'un deuxième détour dont ALTHUSSER a besoin, celui de MACHIAVEL, travaillé très tôt cependant dès 1962. En même temps, il semble assigner à la philosophie une nouvelle fonction. Ni théorie des pratiques théoriques ou politiques, ni lutte de classes dans la théorie, la nouvelle philosophie induite par la mise au jour du matérialisme de la rencontre semble consister dans l'élaboration de nouvelles catégories, dans la critique des illusions idéalistes du sens, de la raison, de la fin et du sujet, et dans la fonction, pour le coup nouvelle, de penser sa propre extériorité, maintenue dans son irréductibilité - à savoir, les luttes et les pratiques sociales et politiques qui se déploient dans un espace non étatique. 

 

       Pour Perry ANDERSON, ALTHUSSER et ses élèves marquent le marxisme en y introduisant le spinozisme. Louis ALTHUSSER le reconnait dans Éléments d'autocritique. Mais il s'intéresse surtout à MACHIAVEL, après avoir entamé la critique de ce qu'il appelle sa "déviation théoriciste", qui l'a conduite à oublier la politique dans la définition et le développement de la philosophie. En fait, à travers ses textes et les critiques de ses textes par lui-même, c'est toute une relecture de l'oeuvre de Karl MARX qu'effectue le philosophe français. 

    Son oeuvre se caractérise  par un constant aller et retour entre l'oeuvre de Karl MARX et celle d'autres philosophes antérieurs ou postérieurs. Elle est parfois de lecture difficile, surtout pour celui qui n'est pas familiarisé avec le vocabulaire marxiste, pouvant entrainer d'ailleurs des contre-sens, contre-sens accentués par les feux de la polémique, intellectuelle sur beaucoup de fronts : à l'intérieur même du mouvement communiste et à l'extérieur, avec des auteurs comme Raymond ARON, mais également politicienne. Il faut remarquer d'autre part que l'agitation médiatique autour de l'oeuvre de Louis ALTHUSSER a masqué un temps d'autres tentatives de renouvellement de la pensée marxiste. On pense là aux travaux de Henri LEFEBVRE, Jean-Toussait DESANTI en France, de Lucio COLETTI et de Galvano della VOLPE en Italie).

On peut relever dans la liste de ses oeuvres :

- Montesquieu, la politique et l'histoire, PUF, 1959.

- Pour Marx, Maspéro, 1965. Réédition augmentée (avant-propos d'Etienne BALIBAR, postface de Louis ALTHUSSER), La Découverte, 1996.

- Lire le Capital (en collaboration avec Etienne BALIBAR, Roger ESTABLET, Pierre MACHEREY et Jacques RANCIÈRE), Maspéro, 2 volumes, 1965. Rééditions dans la Petite Collection Maspéro, en 4 volumes, 1968 et 1973, puis PUF, 1 volume, 1996.

- Lénine et la philosophie, Maspero, 1969. Réédition augmentée dans la collection PCM en 1972, avec Marx et Lénine devant Hegel).

- Philosophie et philosophie spontanée des savants (1967), Maspéro, 1974.

- Éléments d'autocritique, Hachette, 1974.

- Ce qui ne peut plus durer dans le parti communiste, Maspéro, 1978.

- L'avenir dure longtemps (suivi par Les faits), Stock/IMEC, 1992. Réédition augmentée et présentée par Olivier CORPET et Yann Moulier BOUTANG, Le livre de poche, 1994, puis édition augmentée, Flammarion, 2013.

- Sur la philosophie, Gallimard, 1994.

- Philosophie et marxisme, entretiens avec Fernando NAVARRO (1984-1987).

- Écrits philosophiques et politiques I, textes réunis par François MATHERON, Stock/IMEC, 1995.

- Écrits philosophiques et politiques II, ibid, 1995.

- Machiavel et nous (1962-1986), Sotck/IMEC, 1994. Réédition Thallandier, 2009.

- Solitude de Machiavel, présentation de Yves SINTOMER, PUF, 1998.

   

     Son oeuvre posthume est bien plus considérable que ses écrits publiés de son vivant. L'ouverture des archives de ses travaux étonne par la disproportion entre le peu de textes publiés par lui de son vivant et la masse d'écrits demeurés inédits. Il existe par ailleurs une floraison de textes édités anonymement, ou diffusés sans l'aval de l'auteur et/ou retirés in extremis de la publication. François MATHERON tente, mais est-ce possible, de tracer des lignes de force dans l'ensemble de son oeuvre, publiée ou pas. Il s'y mêle des écrits autobiographiques, des écrits auto-bibliographiques, des manuscrits inachevés, des textes achevés mais devant être soumis à réécriture.

"Tout indique qu'Althusser s'est très tôt installé dans un système où il s'agissait pour lui de "penser l'impensable" ; et dans ce combat il vit en Machiavel un frère. D'un côté, la "causalité structurale" détruit toute forme de garantie ; de l'autre, elle rend impossible une pensée de la rupture. D'un côté, l'exigence de rupture tend à une ontologie de l'aléatoire, qui constituera le leitmotiv du dernier Althusser ; de l'autre, tout repose malgré tout sur une sorte de garantie ontologique ultime, incarnée par l'existence même du parti communiste : Althusser peut en même temps écrire ce qu'il écrit sur Machiavel et rédiger de longs manuels de marxisme-léninisme. D'un côté, il s'agit de construire un commencement absolu ; de l'autre, tout commencement est impensable dans une histoire conçue comme un "procès sans sujet". D'un côté, la philosophie marxiste est déjà présente dans les oeuvres de Marx ; de l'autre, elle est toujours à venir. D'un coté, le discours althussérien est un discours philosophique ; de l'autre, il est "quelque chose qui anticipe d'une certaine manière sur une science". D'un côté, il s'agit de faire le vide dans un plein littéralement saturé, et la philosophie n'est que "vide d'une distance prise" ; de l'autre, cependant, la "coupure épistémologique" est pensée dans l'horizon d'une communauté des oeuvres où l'apparence de vide est ainsi résorbée. La théorie de la "lecture symptomale" développée dans Lire Le Capital visait à résoudre le "paradoxe d'une réponse ne correspondant à aucune question posée", en restaurant une continuité par la production de cette question. On en mesurera peut-être mieux les enjeux en la confrontant aux presque derniers mots de l'Histoire de la folie de Michel Foucault : "Par la folie qui l'interrompt, une oeuvre ouvre un vide, un temps de silence, une question sans réponse, elle provoque un déchirement sans réconciliation où le monde est bien contraint de s'interroger".

 

De son côté Saül KARSZ estime que les écrits de Louis ALTHUSSER sont "devenus inactuels par la crise et le reflux du marxisme, (ses) travaux ont cependant notablement contribué à produire l'une et l'autre."

"Cela n'a rien de paradoxal. Le retour à Marx, l'identification de ce qui aura été sa révolution théorique, la révision de pans importants des marxismes après Marx ont fini par en dissoudre la consistance doctrinale pour en récupérer le tranchant spécifique : une démarche à réinventer. Le "marxisme" en tant qu'appellation unifiante, bloc sans failles, catéchisme ou langue de bois, s'en trouve sévèrement questionné. On doit à Louis Althusser d'avoir rétabli la distance entre le documentaire et l'analyse, entre la métaphore et le concept, entre l'évocation rituelle et l'argumentation rigoureuse. Dès lors, le silence qui frappe ses travaux s'expliquerait par la thèse à la fois banale et subversive qu'ils véhiculent : Marx étant, comme tout autre, un auteur à travailler, le salutaire dépérissement théorique et politique du "système marxiste" met à nu un noyau rationnel fait d'avancées et de points aveugles. 

L'enjeu, aujourd'hui, n'est heureusement plus de croire ou de ne plus croire dans ce qu'on appelle le marxisme, mais de se risquer à penser (ce qui est bien autre chose que décrire, commenter, dénigrer ou applaudir) en prenant des références - positives et négatives - dans une démarche faisant de la contradiction dialectique l'essence même du vivant... Antidote par excellence du prêt-à-penser."

 

Une influence multiforme, même au-delà des réflexions "strictement marxistes"

     Dans les années 1960 et 1970, Louis ALTHUSSER a influencé les travaux d'un certain nombre d'anthropologues d'orientation marxiste, notamment Pierre-Philippe REY, en France et ailleurs, par exemple en Italie Giulio ANGIONI (il existe d'ailleurs tout un va-et-vient entre penseurs français et penseurs italiens dans la sphère marxiste au sens large). La théorie des modes de production articulés en instances plus ou moins autonomes permet, le cas échéant, une analyse des sociétés traditionnelles en termes d'exploitation, sans pour autant que l'économie occupe dans ces sociétés la place qu'elle a dans une société dominée par le mode de production capitaliste. Ces anthropologues marxistes s'opposent à diverses théories, notamment à celle de Claude LÉVI-STRAUSS.

Dans le domaine des études politiques, un des disciples de Louis ALTHUSSER est Nicolas POULANTZAS (1936-1979).

D'une façon générale, la postérité de l'althussérisme a été limitée par le déclin politique du marxisme à partir des années 1970 et par l'importance prise dans la pensée sociale par Michel FOUCAULT dont les thèses, quoique très critiques, ne sont pas fondées sur le marxisme. Pour les mêmes raisons d'une sorte de balancier idéologique, il y a aujourd'hui, depuis le début des années 2000 notamment mais sans doute avant (déjà dans les années 1990), un regain d'intérêt pour l'ensemble de la pensée de Louis ALTHUSSER, notamment sans doute par la relecture d'oeuvres non publiées de son vivant, mais aussi comme point de départ - avec la réalité lancinante du déclin de débouches politiques marxistes direct sur le pouvoir - critique sur le marxisme, par des marxistes,qui refusent de renier cette appartenance idéologique.

 

Saül KARSZ et François MATHERON, Althusser, dans Encyclopedia Universalis, 2014. Sous la coordination de Jean-Claude BOURDIN, Althusser : une lecture de Marx, PUF débats philosophiques, 2008.

 

Relu et complété le 20 mars 2020. Relu le 16 juin 2022

 

 

 

 

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9 mars 2016 3 09 /03 /mars /2016 08:23

        Charles FOURIER (1772-1837), philosophe socialiste et économiste français fondateur de l'école sociétaire, auteur d'une oeuvre foisonnante et souvent déroutante pour ses contemporains et rétrospectivement visionnaire sur de nombreux points, est considéré, notamment par les marxistes, comme une figure du "socialisme critico-utopique" (c'est-à-dire bien mieux considéré que le "socialisme utopique" tout court).

Plusieurs communautés utopiques, directement ou indirectement inspirées de ses écrits, sont créées depuis les années 1830. Opposé à ce qu'il considère comme une partie parasite de l'économie, un commerce profiteur, et dans le sillage de tout un mouvement critique envers un capitalisme qu'on pourrait qualifier aujourd'hui de capitalisme rentier comme envers l'ancienne classe dominante, il rédige une oeuvre redécouverte de nos jours, notamment une Théorie de l'unité universelle en 4 volumes (1822-1823).

 

Une théorie de l'unité universelle

    Il préconise une organisation sociale fondée sur de petites unités productives sociales autonomes, les phalanstères. Ceux-ci sont des coopératives de production et de consommation, dont les membres sont solidaires ; ils sont composés d'hommes, de femmes et d'enfants de caractère et de passions opposés et complémentaires. Les revenus y sont répartis entre le travail, le talent et le capital (pour réinvestissement). Il expose cette utopie sociale de manière mature dans son Nouveau monde industriel et sociétaire (1829) et, de 1832 à 1849 (par ses continuateurs après sa mort), dans la revue la Réforme industrielle ou le Phalanstère, devenue la Phalange.

 

Un chantier intellectuel à vie

    Théorie des quatre mouvements et des destinées générales, rédigé en 1808, ouvre, après son Sur les charlataneries commerciales de l'année précédente, un chantier intellectuel qui ne le quittera plus. Il veut sanctionner l'échec selon lui de la philosophie des Lumières à partir de ses effets tangibles : la terreur, l'état de guerre permanent. Il établit un constat des fléaux majeurs de son temps : "L'indigence, la privation de travail, les succès de la fourberie, les pirateries maritimes, le monopole commercial, l'enlèvement des esclaves". Il ne s'agit pas pour lui de stigmatiser les plaisirs des riches, mais de chercher le moyen de les généraliser : "L'aspect de l'opulence d'autrui est le seul stimulant qui puisse aigrir les savants généralement pauvres et les inciter à la recherche d'un nouvel ordre social capable de procurer aux civilisés le bien-être dont ils sont privés".

Il prend exemple de la militarisation forcée de la nation et la retourne en la séduction d'"armées industrielles" inspirées d'une "politique galante". Il s'empare du rêve napoléonien de domination mondiale pour le convertir en l'imminence d'une "unité universelle" du globe parcouru de "bandes de chevalerie errante" promenant leurs spectacles depuis la Perse et le Japon jusqu'au canton de Saint-Cloud. Nouveau monde, mais surtout nouveau regard sur un monde livré aux "bévues", à "l'étourderie" de "sciences incertaines" qui ont méconnu que la destinée sociale se trouve dans un ordre "qui flatte les passions communes à tous les hommes" et "les séduit par l'appât du gain et des voluptés". (René SCHÉRER)

 

   Le livre est divisé en trois grandes partie dans son édition de 1808. Ces parties sont précédées d'une Introduction et d'un grand Discours préliminaires : Indices et méthodes qui conduisent à la découverte annoncée ; De l'Association agricole et domestique ; De l'Attraction passionnée et de ses rapports avec les sciences fixes ; Égarements de la raison par les sciences incertaines ; Préventions générales des Civilisés.

   Dans la Première partie, on trouVe les grands chapitres Exposition de quelques branches des destinées générale, Notions générales sur les destinées. En plein milieu, on trouve un grand chapitre Phases et Méthodes de l'ordre social : Phases ; Notice ; Couronne boréale ; Première période de subversion ascendante, les sectes confuses ; Désorganisation des séries ; Des cinq périodes organisées en familles incohérentes ; Contrastes réguliers entre les sociétés à sectes progressives ou à familles incohérentes ; Sur l'étude de la nature par l'Attraction passionnée ; L'arbre passionnel et ses rameaux ; Attraction passionnée ; Caractères, Engrenage et Phases des Périodes sociales ; Sur le bonheur et le malheur des Globes pendant les Phases d'incohérence sociale. La première partie se termine sur un Epilogue sur la proximité de la Métamorphose sociale.

   La deuxième partie, intitulée Description de diverses branches des destins privés ou domestiques, est dividée en deux grandes sous-parties.

Première notice sur le ménage progressif de 7ème période :

- Ordre des matières dont traite la première notice ; Ennui des hommes dans les ménages incohérents ; Ménage progressif ou Tribu à neuf groupes ; Méthode d'union des sexes en septième période ; Avilissement des femmes en Civilisation ; Correctifs qui auraient conduit en 6ème période (Majorité amoureuse, puis Corporations amoureuses) ; Vices du système oppressif des Amours.

Deuxième notice sur la splendeur de l'ordre combiné :

- Ordre des matières dont traite la seconde notice ; Lustre des Sciences et des Arts ; Spectacles et Chevalerie errante ; Gastronomie combinée envisagée en sens politique, matériel et passionné (Politique de la Gastronomie combinée, puis Matériel de la Gastronomie combinée) ; Mécanisme passionné de la Gastronomie combinée ; Politique galante pour la levée des Armées.

Épilogue sur le délaissement de la philosophie morale.

      Dans la troisième partie, titrée Confirmation tirée de l'insuffisance des sciences incertaines, sur tous les problèmes que présente le mécanisme civilisé, organisée en 3 démonstrations :

Préambule sur l'étourderie méthodique

Première démonstration : de la franc-maçonnerie et de ses propriétés encore inconnues.

Seconde démonstration du monopole insulaire et de ses propriétés encore inconnue, avec un Intermède : Système des développements de la Civilisation :

- Tableau progressif du mouvement civilisé ; Gradation et dégradation.

Troisième démonstration : de la licence commerciale :

- Introduction ; origine de l'Économie politique et de la controverse mercantile ; Spoliation du corps social par la Banqueroute ; Spoliation du corps social par l'Accaparement ; Spoliation du corps social par l'Agiotage ; Spoliation du corps social par les Déperditions commerciales ; Conclusions sur le commerce ; Décadence de l'Ordre civilisé par les maitrises fixes qui conduisent en 4ème phase.

Épilogue et le chaos social du Globe.

 

     De nombreuses annexes complètent l'édition de 1808 :

- Chapitre omis sur le mouvement organique et sur le contre-mouvement composé ;

- Note A sur les sectes progressives ou séries de groupes industriels (Secte de la culture des poiriers composée de 32 groupes ; Secte de Parade.

- Avis aux Civilisés relativement à la prochaine Métamorphose Sociale.

     Cette même édition de 1808 est suivie du Nouveau monde amoureux, divisée lui-même en plusieurs parties :

- Le Nouveau Monde amoureux : Définition des 5 ordres d'amour ; Indice d'impéritie générale sur les questions du sentiment ; Problème de l'équilibre d'amour sentimental par l'emploi des 2 extrêmes ; Indices de penchants nombreux à l'angélisme.

- De la sainteté majeure à mineure et de l'héroïsme d'harmonie : De la sainteté mineure ; Épreuves de sainteté amoureuse ou mineure ; Des deux héroïsmes en emplois d'harmonie ou du lustre des sciences et des arts ; Des deux héroïsmes en emplois de civilisation ou excellence dans les arts et sainteté mixte ; Discours sur les grands caractères polygames ; Reconnaissance des gammes sympathiques ; Abordage et unions de transition ; Des orgies en mariage de gamme sympathique et des indulgences y annexées ; Séance de rédemption.

- Des sympathies puissancielles ou amours polygames et omnigames cumulatif et consécutif et ambigu : La queue de Robespierre ou les gens à principes qui ouvre un chapitre Des sympathies sentimentales : De la noblesse et roture en amour,

suivi d'un autre chapitre De l'harmonie familiale par les infidélités consécutives d'amour : Amours d'inconstances composées ; Condition d'éligibilité à la noblesse amoureuse ; Anti-face d'amour polygame ;

suivi d'un dernier chapitre De l'alternative en amour : Distribution des amours en session combinée et session incohérente ; De l'amour pivotal ou germe de polygamie composée ; Gammes de polygamie harmonique dans les parties carrées, sixtines, etc. ou unitaires.

- Des amours en orchestres ou quadrilles polygynes : Complément sur les quadrilles ; Description d'un quadrille omnigyme,

avec un grande chapitre Des amours omnigames : Coup d'oeil sur l'omnigamie ou orgie amoureuse ; De l'orgie de musée ; Arrivée de la croisade faquirique des pieux savetiers d'Orient ; Arrivée de la Croise. Son entrée au camp ; Des série omnigames par les manies amoureuses ; Des horoscopes méthodiques ou du calcul des échos de manies ; Des échos de mouvement ou du calcul des horoscopes méthodiques.

    

     D'autres annexes figurent dans l'édition de 1841.

   Il faut parcourir les énoncés des chapitres du livre pour prendre la mesure de l'étourdissement qui peut saisir un lecteur de son époque - et même de la nôtre!  Dans son livre, au titre qui frise l'écrit à disposition uniquement des initiés de secte, Charles FOURIER entend aborder, avec une logique empruntée de façon apparente aux sciences physiques et une méthodologie qui se veut rigoureuse, TOUS les domaines de la vie sociale, de l'économie globale aux relations domestiques, c'est-à-dire qui intéressent la vie sexuelle du couple homme-femme et... autres. Ce mode bizarre de présentation (qui peut avoir un bon résultat dissuasif de lecture) veut signifier aussi que c'est un nouveau système qui veut se mettre en place, alternative globale à la vie "civilisée" actuelle. Et que ce système, compte tenu des tares générales du système existants, est seul en mesure de faire accéder à l'Harmonie Universelle. C'est ce système que Charles FOURIER tente d'appliquer strictement, en échouant d'ailleurs, dans des communautés agricoles créées à son initiative où sont répartis, de façon harmonieuse selon lui, les hommes et les femmes qui y travaillent, selon leurs capacités. Charles FOURIER ne s'intéresse pas par contre à l'État et au pouvoir politique, il peut même arriver qu'il tente de créer des communautés avec l'aide des pouvoirs publics, comme d'ailleurs de riches mécènes. C'est par la base productive que toute la société peut changer ; il ne croit pas aux prises de pouvoir politique. 

      Charles FOURIER veut mettre en synergie l'énergie productive et l'énergie sexuelle des participants, prenant acte à la fois de l'échec selon lui de la morale (qui bride les passions et entraine toutes sortes de violences) du ménage (la vie en couple monogame "pour la vie") et de la civilisation  (le travail compris comme peine et douleur) actuels. Dans l'histoire des idées politiques, cette oeuvre intervient comme un trouble-fête. Elle y introduit un ton inconnu, irrévérencieux. Elle met en demeure la philosophie, la politique, la toute récente économie politique, de remédier aux maux qu'elles n'ont jamais pu empêcher et de conduire au bonheur. 

     Il est, dès 1803, à Lyon, en pleine possession d'une théorie qu'il ne fera que perfectionner dans le détail. C'est ce que constate, entre autres René SCHÉRER. "En 1808, pour "répondre au désir de certaines personnes", "sonder l'opinion et prévenir le plagiat", il donne un aperçu de ses idées, sous la forme d'un "prospectus et annonce de la découverte". Ce qui rend compte de la composition du livre, conçu comme un choix d'échantillons dont les trois parties s'adressent respectivement à trois catégories de lecteurs : aux "curieux" la première partie théorique, sur les "phases du mouvement" et "l'attraction passionnée" ; aux "voluptueux" la seconde qui traite du système des amours et de la gastronomie ; aux "critiques", la troisième sur "l'esprit mercantile".

Ce mode bizarre de présentation compose ce que Roland BARTHES (Sade, Fourier, Loyola, Seuil, 1971) a qualifié de "méta-livre", un livre qui parle du Livre (jamais publié sous forme d'un système suivi ; le Traité de l'association domestique agricole de 1822 adoptera un découpage analogue). Procédé inhérent au caractère même du projet : le "domestique" sociétaire, étudié dans l'optique d'une Harmonie universelle, implique, à la fois, "la minutie dans le détail" (Barthes) et la mise en perspective de toute la société, de l'Univers, donc de multiples entrées. Loin d'être incomplet toutefois, l'ouvrage de 1808 est l'exposé le plus accessible et le plus véridique des intentions de l'auteur qui n'a jamais pensé un système clos, ni l'unique fondation d'un lieu : "le Phalanstère", mais dont la vision est universelle et cosmique, comme elle est indissociablement industrielle et voluptueuse."

  Par civilisation, Charles FOURIER désigne l'état actuel de la société, une des "phases" de l'évolution sociale (la cinquième) "incohérente", à laquelle, une fois les lois du mouvement découvertes, succéderont les phases du bonheur. Il l'analyse en des termes inconnus jusqu'alors (Th. ZELDIN, Histoire des passions françaises, tome II), à partir des modes de production et d'échange et des relations matrimoniales : la licence commerciale ou libre concurrence, et le mariage exclusif accompagné de la liberté civile (mais non amoureuse) de la femme. Cette optique est déterminante pour la compréhension des deux grands problèmes de la destinée humaine : la production des richesses, qu'entrave la "spoliation du corps social" par le commerce et la jouissance des plaisirs constamment limités par le mariage exclusif et les "ménages incohérents" qui ne proposent aux hommes que des "ennuis", aux femmes et aux enfants que la servitude". 

Considérant que l'Univers est une unité en mouvement, il le déchiffre (c'est la découverte) comme un ensemble d'hiéroglyphes dont il identifie à la fois les termes et le langage. C'est ce qui donne à une grande partie de son texte un caractère énigmatique, mise souvent sur le compte d'un délire imaginatif. Par là, il semble se rattacher à un ensemble de "sciences" aujourd'hui périmées (numérologie, illuminisme, analogies en l'univers physique et l'univers humain) qui tentaient à travers es nombres de comprendre l'organisation de l'univers, de la société, de l'homme... 

 

Un succès très limité, puis tardif

      Théorie des quatre mouvements... n'a eu dans l'immédiat aucun écho, écrit encore René SCHÉRER. "C'est rétrospectivement que nous pouvons en apprécier l'importance historique, à partir de la fondation de l'"Ecole sociétaire", des disciples, dont le premier a été Just Muiron, en 1814, et le plus connu Victor Considérant. L'évolution de cette école (est décrite par Henri DESROCHES, La société festive, du fouriérisme écrit aux fouriérismes appliqués, Seuil, 1975). Par rapport à la Théorie des trois mouvements..., son action a été essentiellement censurante, comme l'exprime sans ambages "Préface des éditeurs" de la seconde édition de 1841 : atténuer, effacer, tout ce qui paraitrait être une théorie libératoire de l'amour, présenter un Fourier "moral". Mais les précautions mêmes utilisées par les éditeurs laissent transparaitre qu'incontestablement, aux yeux des contemporains lecteurs du livre, le sens que Fourier voulait imprimer à l'ordre sociétaire, comme la place qu'il occupait parmi les tenants de l'association et ceux qu'après 1830 on appellera "socialistes", étaient marqués justement par sa théorie des amours.

En dehors des problèmes et des impasses du "fouriérisme appliqué", il faudra attendre le XXe siècle pour qu'une attention au texte fasse sortir Fourier du Phalanstère, pour dégager les implications universelles de l'oeuvre : André Breton, dans l'optique poétique de la révolution surréaliste (Ode à Charles Fourier), Walter Benjamin, dans celle de la "fantasmagorie du XIXe siècle (Paris capitale du XIXe siècle). Depuis les années 60, on a assisté à un renouveau des études fouriériste (encore actuellement avec la réédition de son oeuvre), à partir, en particulier, d'une meilleure connaissance de l'ensemble des écrits, et de leur nouvelle organisation autour du Nouveau mond amoureux, manuscrit mis à l'écart par l'École et révélé par l'édition qu'en a donnée S Debout (1967). Cet éclairage fait ressortir l'audace de la Théorie des trois mouvements... dans les aperçus qu'elle donne sur ce "nouveau monde", déjà, en 1808, pleinement conçu, sinon totalement élaboré."

 Armelle LE BRAS-CHOPARD montre l'insertion de l'oeuvre de charles FOURIER dans le mouvement des premiers socialismes. "Fils de commerçant, devenu lui-même un "sergent de boutique" pour subvenir à ses besoins, (il) a juré au commerce une "haine éternelle", ce qui le fera placer au premier plan des causes de "l'anarchie industrielle", les désordres de la distribution, négligeant l'analyse des mécanismes de la production. Pour lui, l'"attraction passionnelle" régissant le monde social, la transformation de la société ne dépend pas seulement de la réorganisation industrielle mais de "l'étude fondamentale des ressorts de notre âme" qui permet aux hommes de découvrir (c'est LA découverte) leur "destinée sociétaire"?. Fourier distingue alors 12 passions fondamentales : 5 sensitives, 3 distributives, 4 affectives, qui, lorsqu'elles sont réprimées, "engorgées"", deviennent malfaisantes. C'est le cas dans cette phase actuelle de l'histoire de l'humanité : la civilisation, état social misérable que nous allons bientôt quitter pour la période intermédiaire du "garantisme" avant de parvenir en "Harmonie" où jouera enfin le libre essor des passions, associant en une infinité de combinaisons les 810 caractères des 1620 sociétaires de la "phalange" habitant un "phalanstère". L'association principalement agricole dans laquelle le travail devient attrayant a pour but la multiplication des passions aussi bien gastronomiques ("gastrosophiques") que sexuelles ("moeurs phanérogames") y compris les "manies" ou perversions, et la possibilité de les satisfaire. Mais si tout distinction entre les races et entre les sexes est abolie, le système n'est pas pour autant égalitaire : la répartition des profits se fait selon trois parts inégales et proportionnelles au capital, au travail et au talent. Cependant, comme l'indigence, source des désordres sociaux, aura disparu, en particulier grâce au "quadruple produit" (obtenu lui-même par la limitation des naissances, le dégivrage de la calotte glacière...), tous jouiront d'un minimum décent, même si la fortune des grands s'accroît.

Dégoûté de la Révolution, il s'accommode du gouvernement établi et compte même sur lui pour l'instauration de son phalanstère qui, par contagion, doit transformer tout le système existant. En vain, il attendit cette aide de l'État ou du généreux mécène mais commença à faire école à la fin de sa vie et ce sont ses disciplis qui répandirent après 1830 une pensée assez méconnue de son vivant."

Par les journaux et ses propres écrits, Victor CONSIDÉRANT fut le principal propagateur de la doctrine de FOURIER. "Il attire de nombreuses recrues, parfois arrachées au saint-simonisme (...) et tente d'expérimenter sans succès des phalanstères à Condé-sur-Vesgre (1832) et au Texas après 1850. En fait, il a beaucoup élagué la doctrine de Fourier, écartant les manuscrits qu'il jugeait trop libidinaux comme Le Nouveau monde amoureux, inédit jusqu'en 1969 (après la première édition de 1808), et l'a orientée de plus en de plus vers un républicanisme socialisant", donnant bien plus d'importance au volet économique qu'au volet domestique. 

   Olivier CHAÏBI retrace l'activité des continuateurs de Charles FOURIER immédiatement après 1830. "Si Fourier et son phalanstère sont souvent associés à une cosmogonie excentrique et à un communautarisme utopique tourné vers le plaisir et la satisfaction des passions, le journal Le Phalanstère est en revanche une entreprise éditoriale des plus austères et des plus pragmatiques. Ce périodique, présenté comme le "Journal de l'École sociétaire" et publié de juin 1832 à février 1834, est à l'origine un prospectus voué à la fondation d'une société agricole et manufacturière selon le procédé développé par Charles Fourier dans ses ouvrages antérieurs. Sans le développement dans ses colonnes des théories sociales fouriéristes, Le Phalanstère aurait pu s'apparenter aux feuilles commerciales de l'époque destinées à attirer des entrepreneurs, des actionnaires et des travailleurs en vue d'un projet de société commerciale ou industrielle. Mais, en dépit de son tirage et de son lectorat limités, l'originalité de son projet et surtout de ses vues en fait un organe de diffusion majeure des théories sociales sur l'association et l'amélioration des conditions de vie des travailleurs. Ses idées et ses théoriciens jouent un rôle notable dans l'élaboration d'un socialisme politique et, surtout, influencent de nombreuses organisations industrielles soucieuses d'apporter des progrès sociaux à l'échelle locale." "Autour de Considérant, les principaux rédacteurs du Phalanstère sont Baudet-Dulary, Allyre Bureau, Charles Fourier, Jules Lechevalier, Nicolas Lemoyne, Just Muiron, Amédée Paget, Constantin Pecqueur, Charles Pellarin, Alphonse Tamisier, Abel Transon ou encore Clarisse Vigoureux. L'abonnement se fait d'abord au bureau du journal (...) ou chez le libraire Paulin, dans un quartier de la Bourse, lieu bien connu de Fourier qui ne désespère pas d'attirer des capitaux pour sa vaste entreprise d'association libre entre travailleurs et propriétaires. Le réseau de diffusion s'élargit ensuite et le succès relatif de l'entreprise de propagation fouériste est mesurable à la création d'une librairie spécifique : la Librairie sociétaire, rue de Seine. Si Le phalanstère prétend se tenir à distance de la politique quotidienne pour des raisons morales en affirmant sa préférence pour les affaires sociales, ce choix permet également d'éviter la très lourde caution à verser pour traiter (légalement) de politique." "La question du travail est au coeur des préoccupations des rédacteurs. Les fouéristes souhaitent le rendre attractif, quand il est source de contrainte pour leurs contemporains. Ils opposent leur "industrie sociétaire" à l'"industrie morcelée", qui tend à spécialiser des tâches de plus en plus pénibles. Ils prônent la réunion des ménages et des travailleurs en vue de réduire le temps de travail et de varier les tâches. De nombreux articles dénoncent la pénibilité des travaux et la difficulté des conditions de vie, en des termes souvent d'inspiration chrétienne. Hyppolite Renaud essaie de montrer comment une organisation du travail reposant sur l'association libre et volontaire peut rendre le travail plus attrayant. Cet aspect est déterminant chez les réformateurs sociaux de l'époque sensibilisés par les théories associatives d'Owen, de Saint-Simon ou de Pierre Leroux. Ainsi Lemoyne se demande t-il : "Comment et jusqu'à quel point peut-on rendre le travail attrayant?" avant de proposer une "énumération des circonstances" qui rendent cela possible.". Le Journal tente de s'insérer dans un débat national, mais le prestigieux National par exemple, qualifié "d'ignorance sociale", où grouillent selon ses rédacteurs les Républicains qui n'aspirent qu'à un idéal démocratique sur le plan politique, sans prise en compte des vrais besoins populaires, les dédaigne. L'échec de l'expérience du Condé en 1833, l'écartèlement de la rédaction entre ceux qui privilégient le journal et ceux qui pensent exclusivement aux expériences communautaires,  la volonté de distanciation par rapport au maître, précipitent le journal entre les mains exclusives de Fourier, puis vers sa cessation d'activité. Les rescapés de l'aventure font pénétrer leurs idées ailleurs : à l'Europe littéraire (Le chevalier), la Revue des Deux monde (Transon, Baudet-Dulary, Victor Hugo)....

 

Charles FOURIER, Théorie des quatre mouvements et des destinées générales, suivi de Nouveau monde amoureux, 1808, réédité par les Éditions Anthropos en 1966. Édition électronique de 2007 (disponible librement), réalisée par Mme Marcelle BERGERON, dans le cadre de la collection "Les classiques en sciences sociales", dirigée par Jean-Marie TREMBLAY. Cette édition est réalisée à partir du texte de Charles FOURIER, paru dans la collection L'écart absolu dirigée par Michel GIROUD, Les Presse du réel, 1998, 686 pages. 

Olivier CHAÏBI, Le réalisme d'un imaginaire social passionné. La Réforme industrielle ou Le Phalanstère, dans Quand les socialistes inventaient l'avenir, La Découverte, 2015. Armelle Le BRAS-CHOPARD, Les premiers socialistes, dans Nouvelles histoires des Idées politique, Hachette, 1987. René SCHÉRER, Théorie des quatre mouvements et des destinées générales, dans Dictionnaire des oeuvres politiques, PUF, 1989.

 

 

 

   Relu le 29 mars 2022

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