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21 janvier 2013 1 21 /01 /janvier /2013 15:17

       Les études géopolitiques ont la vocation de faire comprendre les contraintes géographiques qui pèsent sur les politiques des Etats, tant dans leurs entreprises extérieures que dans leur capacité à maintenir la cohésion interne. Même si elles débordent - la lecture de nombres ouvrages de "géopolitique" le montre - sur l'histoire, l'économie, et même la culture, tout en prenant garde à ne pas perdre le fil conduction qui est la politique d'un grand acteur possédant (mais cela ne se vérifie pas toujours) des capacités d'exercer la force (qui peut être seulement morale), et singulièrement la violence, l'essentiel est de comprendre comment un Etat, un Empire peut naître, s'étendre et perdurer. Singulièrement pour la Chine, très grand ensemble géographique où des éléments de relief et de climat pèsent. Pour laquelle il est important (pour elle-même et pour ses "partenaires" dans le monde) de comprendre comment se défendre en tant qu'ensemble unifié et cela sur au moins deux plans, face à ses voisins extérieurs, et face à d'autres acteurs présents à l'intérieur de son territoire. 

 

    Aymeric CHAUPRADE et François THUAL présentent dans leur Dictionnaire de Géopolitique, un article sur la Chine qui est très caractéristique de ce que nous écrivons plus haut. Après une présentation proprement géopolitique, tout un développement présente l'histoire chinoise depuis l'époque moderne (fin du XVIIe siècle), et après la guerre du Pacifique en 1945, analyse l'évolution du "communisme chinois" notamment dans ses aspects économiques et stratégiques. S'il n'y avait quelque ancrage sur la géopolitique, nous pourrions retrouver cet article dans un atlas stratégique. Loin de nous de déplorer une pluridisciplinarité entre études sur la géopolitique, la stratégie ou l'économique, mais au bout du compte, nous n'en savons pas beaucoup plus sur les liaisons entre le relief et le climat de la Chine et ses positionnements stratégiques... N'exagérons pas, ce n'est pas tout à fait vrai, mais nous pourrions percevoir bien plus les contraintes proprement géographiques qui pèsent sur la définition d'une politique de défense... Pour la Chine par exemple. Sans doute, les obstacles géographiques ne pèsent-ils plus comme auparavant sur cette politique de défense. Si le relief peut-être contourné, le climat, lui, pose et va poser de plus en plus de problèmes...

Quoi qu'il en soit, lisons ce qu'ils en disent :

"Depuis plus de deux mille ans, l'espace chinois n'a cessé de connaître des mouvements de désintégration et de réunification. La civilisation chinoise, l'une des plus anciennes du monde, put s'étendre de manière unifiée à partir de sa base de peuplement des Hans, grâce à la solidité de sa structure étatique : la diversité des dialectes de l'Empire chinoise trouva un cadre unificateur dans l'écriture idéographique, dont la connaissance donna aux mandarins un rôle déterminant dans la formation et la pérennité de l'État chinois. A l'époque moderne, sous la dynastie mandchoue des Qing, vers la fin du XVIIe siècle, une forte poussée démographique fut la cause d'une expansion territoriale importante. En quelques décennies, le territoire de la Chine doubla de superficie : les frontières de la Chine débordèrent jusqu'au coeur de l'Asie centrale ; le Tibet fut annexé, ainsi que la Sibérie méridionale. Au XVIIIe siècle, le territoire de la Chine avoisinait les 12 millions de km2, alors que sa superficie actuelle est de 9,6 millions de km2. Parallèlement à cet accroissement du territoire, la vassalisation de la périphérie de la Chine - Corée, Birmanie, Népal - fut renforcée. (...)"

Suivent la description de l'inversion de ce mouvement d'épanchement territorial au début du XIXe siècle, les Traités inégaux de 1842 (avec l'Occident), l'expansion du Japon de la fin du XIXe siècle, l'affrontement majeur de la Chine nationaliste et de la Chine communiste après la capitulation du Japon en 1945, la confrontation avec l'Union Soviétique après la déstalinisation, la deuxième guerre d'Indochine, la sortie d'un certain isolationnisme à la fin des années 1970, pour sortir d'une situation entre l'Empire soviétique et le bloc impérialiste (États-Unis plus ses alliés), la période post-maoïste, au début des années 1980, le début du processus d'ouverture économique, dans un concept de "socialisme de marché", l'insertion dans le processus de mondialisation actuel... "A l'orée du XXIe siècle, c'est une Chine en cours de modernisation, forte de ses un milliard deux cent mille habitants, qui retrouve le chemin de la "tentation impériale" (François JOYAUX, La Tentation impériale, Imprimerie nationale, 1994), à avoir le retour à une position dominante en Asie, position qui fut d'ailleurs la sienne avant l'arrivée des Européens au XIXe siècle."

Les auteurs se risquent ensuite à une prospective : "La Chine d'aujourd'hui est certes une puissance mondiale, de par son étendue, sa démographie, sa forte diaspora planétaire ; pour autant son site et son horizon géopolitiques demeurent l'Asie, et en cela il est permis d'affirmer que la dimension mondiale de la Chine est bien moindre que celle des États-Unis. Mais, opérant un important retour à la maritimité alors qu'elle était jusqu'à présent limitée dans ses ambitions continentales par la Russie, la Chine connaîtra une présence régionale et mondiale accrue dans les années à venir, et ce d'autant que le régime ouvre l'économie chinoise au marché. Le retour d'une Chine sûre d'elle même, nationaliste et "dominatrice", décidée à parachever son unité au siècle prochain, est certainement, à l'échelle asiatique et mondiale, l'un des facteurs géopolitiques les plus importants pour le XXIe siècle et ce d'autant que, grâce à ses capacités nucléaires et balistiques, la Chine est en mesure aujourd'hui de frapper les deux côtes des États-Unis et d'Europe occidentale."

 

Juxtaposition des approches plutôt que véritable géopolitique...

   Denis LAMBERT présente une Géopolitique de la Chine qui juxtapose surtout des approches de la géographie, de l'histoire, de la sociologie chinoises, traitant des questions stratégiques comme... beaucoup d'ouvrages stratégiques, où la géopolitique apparaît souvent comme une synthèse à réaliser par... le lecteur!  

Toutefois, la présentation des fondamentaux physiques (la géographie, relief, hydrographie, diversité des climats, économie..) et celle des fondamentaux humains (démographie, diversité des ethnies, religions, éducation, emploi...) permet de dégager les caractéristiques géographiques qui sous-tendent la géopolitique chinoise.

Notamment, en ce qui concerne les fondamentaux physiques, la possibilité pour la Chine de contrôler les sources de presque tous les grands fleuves d'Asie, sauf du Gange et de l'Irrawaddy, fleuve birman. Malgré cela, la configuration des montagnes, des vallées et des fleuves pose le problème de l'accès à l'eau, aggravé par une industrialisation désertifiante et polluante. Malgré la présence d'une façade maritime continue de plusieurs milliers de kilomètres, la politique des princes et empereurs chinois, et plus tard du Parti communiste s'est longtemps orientée sur la terre. Devant cette façade, le Japon, avec ses nombreuses îles, a longtemps (et encore aujourd'hui...) fait figure de menace. 

Pour ce qui concerne les fondamentaux humains, ce qui frappe, c'est la position prédominante de l'ethnie des Hans, face à de très nombreuses minorités. Classés comme population mongoloïde, les Hans constituent un ensemble assez homogène, lié de plus par l'écriture et la reconnaissance de valeurs traditionnelles communes. Le peuple porte le nom de la première dynastie durable de Chine. 

La Chine dans son contexte géopolitique est située face à de grands partenaires mondiaux comme la Russie, la lointaine et divisée Europe, le Japon, les Etats-Unis ; face à l'Asie "de proximité", notamment la Mongolie, le Kazastan et les autres républiques d'Asie centrale, les Corées ; face au Sud-Est asiatique (Singapour, Indonésie, Malaisie, Thaïlande, Cambodge, Viet-Nam ; face au sous-continent indien. Les autres ensembles régionaux, le Proche-Orient et l'Afrique, comptent également de plus en plus. Ce sont surtout les relations bilatérales qui sont examinées.

 

Une approche d'ensemble...

   Les approches rassemblées dans le numéro 2 de 2007 de la revue Hérodote permettent d'avoir une vision d'ensemble, qui ne peut exister, en définitive, que dans une approche pluridisciplinaire (ce que ne veut pas dire juxtaposition de données de plusieurs discipline...). 

Thierry SANJAN, présentant le Dictionnaire de la Chine contemporaine (Armand Colin, 2006), montre que l'on peut "comprendre la Chine contemporaine par les mots des sciences sociales". 

"La Chine a profondément changé ces dernières années. Si les réformes ont bientôt trente ans, une refondation radicale des structures économiques, sociales et territoriales chinoises s'est engagée essentiellement depuis la relance par Deng Xiaoping de l'ouverture en 1992. Trois périodes peuvent en effet être distinguées depuis la politique de "réforme et d'ouverture" de 1978 :

- une période de transition post-maoïste, où la question d'une spécificité de la voie chinoise et de la possibilité d'allier efficacement régime communiste et économie de marché se posait (1978-1992) ;

- une période de refondation fondée sur le slogan d'une "économie socialiste de marché" et une polarisation urbaine du développement (1992-2001) ; 

- une période ouverte par l'adhésion à l'Organisation Mondiale du Commerce (OMC) fin 2001, période également où le Parti communiste s'est mué explicitement en parti national, où la Chine est devenue dépendante de la mondialisation pour soutenir la croissance de son commerce extérieur et ses besoins énergétiques, où la Chine, contrainte à se redéfinir sur tous les continents comme une puissance mondiale émergente, articule un positionnement sur tous les continents à une politique de "développement pacifique.

      Interpréter la Chine ne peut donc plus aujourd'hui se satisfaire d'une analyse des réformes des structures issues des premières décennies du régime communiste, ni d'une seule mise en perspective de l'héritage politique et culturel de l'Empire. La Chine change, car le monde change, et elle contribue dorénavant elle-même à le restructurer avec force dans ses équilibres économiques et de plus en plus géopolitiques. (...) Pour autant, la modernisation chinoise, son adoption de l'économie de marché et l'apparente "standardisation" des paysages urbains et des modes de vie ne signifient nullement que la Chine se banalise. Un régime autoritaire conserve un rôle fort à l'État. Il est clairement impossible de coller aux réformes chinoises le calendrier et les modalités des transitions des anciens pays communistes vers l'économie de marché. (...) Même si les types de propriété des entreprises se sont nettement diversifiées, si les réformes juridiques permettent une individualisation de l'acteur économique, le politique reste déterminant dans la conduite du développement aux échelles tant nationale que locale : les grands groupes pétroliers chinois trouvent difficilement une autonomie par rapport au gouvernement central et, à l'autre bout de la chaîne, l'entrepreneur privé ne peut ignorer les contraintes réglementaires du pouvoir local - et éventuellement l'appétit financier de ses cadres. 

La société chinoise a successivement connu une dé-collectivisation rurale, puis urbaine. Elle n'est cependant pas en rupture totale avec l'héritage communautaire, qu'il soit "traditionnel" ou post-1949. Les Chinois invoquent de nouvelles valeurs (argent, propriété privée, loisirs, etc.) mais celles-ci se combinent aussi avec les strates précédentes de la trajectoire chinoise au XXe siècle. (...) La Chine redéfinit ses nouvelle formes collectives dans un contexte d'aggravation des disparités régionales et des inégalités sociales, elle recompose son identité dans un foisonnement de valeurs (pré-, post-1949 ou 1978, ou 1992) (...)."

 

Thierry SANJUAN, Comprendre la Chine contemporaine par les mots des sciences sociales, Hérodote 2007/2, La Découverte. Aymeric CHAUPRADE et François THUAL, Dictionnaire de géopolitique, Ellipses, 1999. Denis LAMBERT, Géopolitique de la Chine, Ellipses, 2009.

 

STRATEGUS

 

Relu le 27 février 2021

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19 janvier 2013 6 19 /01 /janvier /2013 09:22

       Parler de géopolitiques impériales chinoises, c'est vouloir parler de conditions d'existence d'un Empire chinois. Les géopolitiques chinoises qui n'impliquent pas d'intention ou de nécessité d'Empire existent également. En voulant ici mettre l'accent sur l'Empire chinois tel qu'il a existé et tel qu'il existe, nous voulons mettre au clair ce qui favorise la formation d'un Empire.

Loin de vouloir nous restreindre à ce qui serait une politique de la Chine d'hier et d'aujourd'hui, nous entendons montrer, non qu'il puisse exister des Empires naturels comme il existait dans l'idéologie nationaliste des frontières naturelles, mais certaines facilités naturelles d'établissement d'un Empire. Quelles sont les conditions, finalement, à travers l'exemple chinois, de formation et de pérennité d'un Empire. L'exercice peut être intéressant en ce sens que très peu de travaux de géopolitique, centrés souvent sur l'Europe et originaires d'une conception européocentriste ou occidentalo-centriste (la Russie étant classée dans notre esprit en Occident, pour les considérations géopolitiques - pas forcément d'ailleurs au point de vue culturel, précisons-le). 

 

La position géographique particulière de la Chine

    Gérard CHALIAND et Jean-Pierre RAGEAU donnent des indications qui permettent de se rendre compte de la situation géographique particulière de la Chine et des tendances que cette géographie induisent sur la stratégie du pouvoir impérial. 

"La Chine naît au nord, le long du fleuve Jaune, il y a cinq mille ans. Elle s'étend par la suite vers le sud, au-delà du fleuve Yangsi jusqu'à la mer de Chine méridionale. Protégée à l'est par le Pacifique (les pirates japonais ne deviennent dangereux que vers le XVIe siècle), au sud-est par la barrière himalayenne et le plateau du Tibet, dont les populations ne furent offensives qu'entre les VIIIe et Xe siècles, la Chine n'a très longtemps été vulnérable que par le sud. Tout au sud, les montagnes et les jungles d'Asie du Sud-Est sont des barrières plus formidables que les déserts du Nord. La Chine, telle que nous la connaissons, est formée de ses dix-huit provinces et de ses marches impériales : le Tibet, le Xingjiang, la Mongolie-Intérieure ainsi que la Mandchourie. Chine septentrionale et Chine du Nord s'articulent sur deux fleuves. Au Nord, le fleuve Jaune a toujours nécessité un système de digues, ses inondations étant catastrophiques. Au Sud, le Yangsi, contrairement au fleuve Jaune, est navigable.

Nos deux auteurs mettent en relief plusieurs éléments :

- Le danger, avant même la formation de l'État chinois unifié (IIIe siècle avant notre ère), est symbolisé durant deux millénaires par le cavalier nomade issu du nord steppique, archer redoutable bénéficiant d'une logistique exceptionnelle puisqu'elle repose entièrement sur les chevaux de remonte ;

- Il n'y a pas d'échappatoire à la menace constante des nomades : ceux-ci doivent être contenus, affaiblis par des alliances de revers, achetés par des versements d'argent ou combattus. Sinon, ce sont les nomades qui occupent, dès qu'une dynastie est affaiblie ou que le pays est divisé, la partie septentrionale de la Chine. Ces nomades, une fois fixés, sont sinisés. Sédentarisés, ils sont bientôt la proie d'une autre vague nomade qui, à son tour, est acculturée aux valeurs de la société sédentaire chinoise, à l'intérieur de laquelle elle disparaît souvent, happée par la démographie des autochtones, à moins de pratiquer une endogamie plus ou mois rigoureuse ;

- L'expérience des différents empires qui se forment en Chine (Han - 206-250 ; Sui - 581-618 ; Tang - 618-907 ; Song - 960-1279 ; Ming - 1367-1644 ; Qing - 1644-1911) s'accumule pour rendre ces réalités géographiques plus favorables à une stabilité socio-politique.

La dynastie des Han mène une géostratégie dirigée contre la menace nomade, ceci étant dit, les dirigeants chinois doivent faire réellement preuve d'un haut degré de volonté politique et d'une maîtrise de l'art stratégique, d'autant que si les premiers Han tentent un politique conciliatrice, les suivants sont obligés de combattre. Le fleuve Jaune fait une large bande, appelée l'Ordos, qui monte vers le Nord. Il importe absolument de tenir cette boucle stratégique qui, occupée par les nomades, leur sert de base rapprochée. Si l'empire peut en revanche contrôler les oasis de ce qu'on appelle les routes de la soie, de part et d'autre du bassin du Tarim, les nomades sont alors rejetés vers des régions inhospitalières. Pour tenir les nouvelles régions au Ferghana où elle se procure des chevaux de qualité, le pouvoir chinois déporte plus d'un demi-million de paysans afin de tenir le terrain de façon pérenne. Le processus qui porte des souverains énergiques à occuper les oasis de la route de la soie par le corridor du Ganzu jusqu'aux monts Pamir et parfois au-delà, se reproduit plusieurs fois durant les périodes impériales de la Chine.

La dynastie des Tang effectue un rayonnement global multiforme. C'est sous les Tang que l'influence de la Chine est la plus grande en Asie orientale et s'étend, entre autres, au Vietnam et au Japon par l'intermédiaire de la Corée. 

La dynastie des Song est une grande dynastie emportée au Nord par des nomades et difficilement conquise jusqu'au sud par les Mongols. En fait, l'impact global des conquérants reste mineur,  notamment sur le plan de la philosophie politique. Car le véritable centre se trouve culturellement et économiquement au Sud. Même s'il s'agit d'une période de déclin militaire, les échanges maritimes, l'économie agricole et la culture connaissent des développements importants. Les inventions techniques se multiplient.

La dynastie des Ming effectue une première phase d'expansion terrestre et maritime suivie d'un repli défensif derrière la Grande Muraille. Par une politique de grands travaux (irrigation et reboisement), le territoire est réaménagé, y compris par des déplacements de population. C'est aussi l'époque des grandes expéditions maritimes (Océan Indien, Afrique orientale) où la flotte chinoise a pour but de rendre tributaires de la Chine les États rencontrés. L'administration est réorganisée et centralisée à nouveau et l'armée reçoit un soin tout particulier, divisée en commandements régionaux. Mais la pression nomade est telle que dans une seconde phase l'empire, pour contenir les incursions complète la Grande Muraille. Les pirates japonais (et chinois) rendent les côtes peu sûres et la population est forcée à se replier vers l'intérieur. La Chine se referme, tandis qu'à la Cour, les querelles entre eunuques et lettrés s'intensifient. Comme à chaque fin de dynastie, on constate la même déliquescence née d'oppositions politiques entre factions sur fond de crise sociale et d'affaiblissement de l'autorité impériale.

La dynastie des Qing (Mandchou), bien qu'étrangère, épouse la géostratégie chinoise et reprend ses traditions culturelles. L'aire de domination impériale est encore étendue, avant l'intrusion fatale des Européens (Russes par terre ; Britanniques et autres Européens par mer ). C'est à cette dynastie que la Chine doit une très large partie des territoires qu'elle domine aujourd'hui. Le Népal, le Laos, la Birmanie et le Vietnam étaient des États tributaires. 

 

Le poids du nombre (d'habitants)

    C'est surtout par l'intermédiaire de réflexions sur le rôle du nombre qu'Aymeric CHAUPRADE aborde la géopolitique de la Chine.

Il y a déjà deux mille ans, la Chine est très nombreuse, par rapport à d'autres aires impériales. L'origine de la démographie chinoise, qui est beaucoup dans la submersion/absorption des dynasties originaires de l'extérieur est à chercher dans le lien entre la culture agricole et la reproduction humaine.

"L'accroissement considérable de la population chinoise est directement liée à une stratégie agricole. L'ethnie Han est originaire du nord de la Chine. Elle commence par déboiser les forêts (P. GENTELLE, Chine et "diaspora", Ellipses, 2000) qui bordent les steppes intérieures de l'Asie, lesquelles sont trop pauvres pour permettre un développement agricole. Les efforts des Han se déplacent alors vers le Sud pour chercher de nouvelles terres. Les sols de loess du cours supérieur du fleuve Jaune leur permettent de développer une nouvelle agriculture fondée sur la maîtrise de l'eau et de l'irrigation. Ayant acquis ces techniques, les Han descendent le fleuve Jaune. C'est sur le cours inférieur et ses ramifications qu'ils cultivent le riz. Celui-ci fournit plus de calories à la surface cultivée que les autres céréales (...). (...) les Han continuent de progresser vers le Sud dans le bassin du Yang-Tsé (les populations autochtones sont repoussées vers les montagnes). Dans cette région, le climat est encore plus favorable : les hivers sont doux, les étés plus longs ; deux cultures annuelles sont possibles. Les Chinois lancent la culture en rizière et, grâce à l'utilisation des variétés à croissance rapide, parviennent à produire trois récoltes annuelles, ce qui est exceptionnel (l'utilisation des excréments devient quasiment industrielle). Pour produire de plus en plus dans des terres limitées en surface, il est nécessaire d'augmenter la main-d'oeuvre humaine et l'utilisation d'engrais - eux aussi d'origine humaine. (...) Les Chinois (...) disposent dès le XIIIe siècle de l'agriculture la plus performante du monde.

Mais la conséquence démographique est importante : l'État des Han a de plus en plus besoin de Chinois pour produire ; et plus il produit, plus ses besoins alimentaires augmentent ; de nouveau le besoin d'hommes se fait sentir. Les Chinois font appel à la main-d'oeuvre étrangère (...) ; ils doivent donc procréer davantage. C'est ce qui explique la précocité du mariage chinois, l'importance de la progéniture et le fait que les Chinois ne se préoccupent guère des considérations matérielles dans le mariage, comme ce sera le cas en Europe ; les Chinois n'ont pas le temps de penser à faire "un bon mariage", ils doivent procréer, et vite. Quant aux pauvres filles qui naissent, elles présentent le désavantage d'un rendement au travail inférieur à celui du mâle, tout en consommant comme celui-ci. On connaît le sort qui fut longtemps réservé à une grand nombre d'entre elles par la paysannerie chinoise (ou leur valorisation par une prostitution dans les villes).

Une autre conséquence géopolitique est la fermeture chinoise au monde. La Chine, qui n'a en effet besoin de rien d'autre que de sa démographie propre, se ferme. C'est le processus inverse que nous observerons chez les Européens. 

Il y a une autre conséquence à (ce processus) : lorsque le rendement agricole augmente, la production finit par créer des surplus. S'il y a des surplus, alors tout le monde n'est plus obligé d'être agriculteur. Les villes - c'est-à-dire en fait, "là où l'on ne cultive pas" - peuvent naître avec des artisans et des marchands - qui apportent les biens de consommation aux uns et aux autres. En Mésopotamie, les grandes cités anciennes trouvent leur origine dans ce phénomène. En Chine, elles s'agglutinèrent sur les côtes, ouvrant les mers aux marchands chinois."

 

      Denis LAMBERT présente la géopolitique de la Chine, de ses origines à nos jours, avec des éléments qui ne sont pas seulement... géopolitiques. Obéissant à une tendance très contemporaine (qui mêle des analyses économique, sociale et géographique pour donner une géopolitique qui est aussi à la fois géostratégie et géoéconomie), cet auteur se livre à un exposé de ces différentes analyses, et de leur jeu dans les fondamentaux physiques et humains, avant d'aborder la Chine dans son contexte proprement géopolitique actuel. Qui n'est plus tout-à fait celui d'un Empire du Milieu tel que l'on pouvait le voir sous les siècles précédés, mais qui garde des aspects d'Empire.

Il aborde surtout l'époque contemporaine.

 

Aymeric CHAPRADE, Géopolitique, Ellipses, 2003. Gérard CHALIAND et Jean-Pierre RAGEAU, Géopolitique des empires, Des pharaons à l'impérium américain, Flammarion, Champs Essais, 2012. Denis LAMBERT, Géopolitique de la Chine, Ellipses, 2009. 

 

STRATEGUS

 

Relu le 28 février 2021

 

 

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17 janvier 2013 4 17 /01 /janvier /2013 12:09

      Aymeric CHAUPRADE et François THUAL partent de la notion d'Impérialisme pour parvenir à celle d'Empire. Parce que l'Empire est d'abord une construction idéologique, l'Impérialisme, une "construction politico-territoriale, qui trouve son origine dans l'impulsion soutenue par un État donné à une époque donnée, et non seulement la définition de nature économique faite par les auteurs marxistes pour rendre compte du comportement géopolitique des pays capitalistes à un stade donné de leur développement économique." 

 

       L'Impérialisme "concerne une construction territoriale dominante qui obéit à la seule logique d'extension territoriale et ce, quels que soient les peuples habitant sur les territoires concernés. Il procède par agrégation et annexion des territoires à partir de l'État centre de l'empire. Une administration souvent décentralisée mais toujours au service du centre impérial est chargée d'organiser l'allégeance politique et l'exploitation économique des territoires conquis."

En termes géographiques, l'empire réponde souvent à une vision continentale. Le postulat de l'unité d'un continent, ou d'un sous-continent, la croyance en son homogénéité nécessaire et dans la force politique qui découlerait de son unité spatiale, ont fondé et continuent de fonder nombre de visions impériales."

   Nos deux auteurs précisent que "les empires se sont succédé tout au long de l'histoire et les derniers à disposer d'une unité territoriale construite et plus ou moins continue, ont disparu dans les dernières décennies du XXe siècle." Ils font référence, après des considérations sur les empires coloniaux du XIXe et du XXe siècle, à la disparition de l'Union Soviétique comme dernier empire, mais rien ne dit qu'il n'en existera pas d'autres dans le futur. Par ailleurs, si aucun pouvoir politique ne revendique un Empire, il peut très bien en exister sans le nom. Des ensembles politiques vastes existent encore et le plus conséquent, la Chine, suscite encore bien des commentaires. D'ailleurs, prenant la gestion de l'empire russe qui ne se dénomme pas officiellement de cette manière, le terme empire s'étant très dévalorisé, ils indiquent que l'empire est par essence source de conflictualité : "car il est de nature expansif et hégémonique".

ils opposent les États-nations aux Empires : "Contrairement à l'État-nation qui vise à inscrire un peuple sur un territoire, l'empire tend à communautariser. Autour d'un centre, il produit une logique de vassalisation des communautés en compétition entre elles. Nombre d'analyses ont montré la cohabitation systématique des logiques d'empire et des logiques tribales. Face à la domination du centre, très vite, le problème des nationalités ou des différences confessionnelles tend à ressurgir. la conflictualité interne d'un empire émerge des revendications communautaires et nationales et celles-ci ouvrent le chemin de la dissolution. Il n'existe pas d'exemple d'empire qui ait perduré ; en revanche nombreux sont les États-nations qui sont anciens voire très anciens." Les auteurs écrivent que "le concept d'empire reste utilisable pour décrire nombre de situations géopolitiques de l'histoire". Ils se montrent finalement prudents : "il serait imprudent de le ranger définitivement dans le musée de la géopolitique."

 

     Aymeric CHAUPRADE, dans l'étude de relations entre clan, ethnie, nation et territoire explique que "par opposition à la nation, l'empire est un État dirigé par une dynastie et une administration mono-ethnique ou pluri-ethnique qui exercent leur pouvoir sur un territoire comprenant d'autres clans, ethnies, nations ou communautés religieuses se trouvant dans un rang inférieur."

Il se pose la question d'où vient "cette opposition entre la nation et l'empire?" Il la situe historiquement dès le IIIe millénaire avant J-C., quand apparurent des empires édifiés par l'Égypte, Babylone, l'Assyrie. Mais l'expression impériale la plus achevée fut celle des Achéménides : un empire pluri-ethnique posant un État au-dessus des ethnies. A un tel prototype d'Empire qu'est l'Iran s'oppose, à l'époque des Guerres Médiques, l'idée nationale défendue pas les Grecs. "L'une des conséquences tragiques de la conception impériale, à l'échelle de l'histoire, est que les réalités ethniques peuvent être balayées, déportées, selon les intérêts de la logique impériale. L'Iran, de l'antiquité jusqu'à nos jours, n'a cessé de pratiquer le déplacement de populations, c'est-à-dire la déportation  (X. de PLANTHOL, Les Nations du Prophète, Manuel géographique de politique musulmane - Fayard, 1993 ; L. DELAPORTE, "Les anciens peuples de l'Orient, dans Histoire universelle des pays et des peuples - Librairie Aristide Quillet, 1913). Les souverains sassanides déportèrent des populations de l'intérieur de l'Empire vers les frontières et cette politique est restée une caractéristique du mode de gouvernement iranien (J. P. DIGARD, Le fait ethnique en Iran et en Afghanistan, 1988). Les Kurdes et les Azéris habitant les frontières occidentales de l'Iran furent déplacées aux XVIIe et XVIIIe siècles vers le Khorassan afin de défendre la frontière orientale des attaques ouzbeks."

D'autres empires eurent de semblables politiques et même à l'intérieur de territoires encore traversés de conflits internes. En France, conçue du point de vue de pouvoirs concentrés autour du Bassin Parisien, comme un empire à établir (avant qu'elle ne transforme la France en nation) l'habitude est prise souvent de faire combattre des révoltes provinciales par des troupes d'autres provinces... 

"Au service d'elle-même, la dynastie construit un empire ; au service d'une ethnie, elle édifie une nation qu'elle stabilise dans un territoire. L'une des permanences frappantes de l'Histoire, est celle du combat plurimillénaire entre l'empire et la nation, entre les États au service des conquêtes avides d'un clan et des États au service de la grandeur des peuples. L'histoire fut marquée par deux sortes de dynasties :

- celles qui servirent les autres, construisant alors des nations ;

- et celles qui se servirent des autres, construisant d'éphémères empires."

A l'appui de cette dichotomie, Aymeric CHAUPRADE cite l'Empire d'Alexandre le Grand pour les seconds et la France pour les premiers... Nous y voyons là plutôt une construction historique a posteriori : il n'est pas sûr que la Provence ait toujours bien voulu se fondre dans une nation française... Entre nation et empire, tout est sans doute question d'évolution dans le temps, ce qu'indique d'ailleurs finalement le dernier élément historique cité par l'auteur : "... nos prudents Capétiens apparaissent (...) pâles (en comparaison d'Alexandre le Grand...) ; leur grandeur ne fut pas dans leurs exploits (...) mais dans l'oeuvre qu'ils laissèrent : au XVIIIe siècle, la France était la première puissance mondiale ; elle était plus prospère que ses voisins et le niveau de vie y était le plus élevé d'Europe. C'est d'ailleurs ce qui explique ce faible taux d'expansion, qui causa à la France la perte de l'Amérique et lui posa problème, au siècle suivant, face à l'Angleterre".

Intégration nationale et expansion impériale peuvent être deux mouvements séparés ou simultanés... à la mesure des forces politiques (et économiques) qui dominent le centre de l'État et qui se combattent...

 

   Dans ces mouvements-là, le problème de l'hétérogénéité identitaire est finalement le principal des problèmes que rencontrent les constructions territoriales en formation. "L'homogénéité identitaire suppose la continuité identitaire sur le territoire" explique encore Aymeric CHAUPRADE.

"Or, les nationalismes modernes ont parfois eu tendance à considérer l'hétérogénéité ethnico-nationale ou ethnico-religieuse comme une menace et une atteinte à l'unité de l'État. Si l'on compare ainsi le modèle de la royauté française à celui de la république jacobine, on constate que le nationalisme du second est plus homogénéisateur que celui du premier, la royauté tolérant mieux la différence régionale à condition que celui-ci ne se transformât pas en féodalité anti-royale. Il y a en effet un pas entre la décentralisation et le respect d'identités régionales et le séparatisme pur et simple. Le lien existe ; il n'est cependant pas systématique.

Certains auteurs ont voulu montrer que l'empire, par essence multi-communautaire et pluri-ethnique, supportait mieux le phénomène minoritaire (comme G. CORM, L'Europe et l'Orient, de la balkanisation à la libanisation, histoire d'une modernité inaccomplie - La Découverte, 1991). Pourtant, aucun empire dans l'histoire, de l'Empire romain à l'Empire austro-hongrois et plus près de nous, l'Empire soviétique, n'a échappé à une crise violente des nationalités. (voir notamment Y. PERRIN, T. BAUZOU, de la Cité à l'Empire : Histoire de Rome, Ellipses, 1997 ou M. HELLER, Histoire de la Russie et de son empire, Flammarion, 1997). Au contraire, le territoire impérial apparaît toujours comme étant une construction purement artificielle, éphémère, et destinée à affronter, un jour ou l'autre, le réveil des nations. Alors que dans le cadre national, une minorité ne peut guère prétendre à une autonomie absolue du politique, dans le cadre impérial, minorité signifie assez vite nationalité puis émancipation.

Pour rétablir l'homogénéité et la parfaite continuité du territoire de l'État-nation, les formes exacerbées du nationalisme moderne peuvent aller jusqu'à mettre en oeuvre des stratégies de "purification ethnique", en procédant soit par extermination, soit par expulsion. (...) D'une manière générale, ce type de crise dramatique se produit lorsqu'une minorité tend démographiquement à se transformer en une majorité et à modifier ainsi lourdement le profil politique de la région considérée." La question du nombre pèse sur les empires, comme le montre l'exemple chinois.

 

Aymeric CHAUPRADE, Géopolitique, Constantes et changements dans l'histoire, Ellipses, 2003. Aymeric CHAUPRADE et François THUAL, Dictionnaire de géopolitique, États, Concepts, Auteurs, Ellipses, 1999.

 

STRATEGUS

 

Relu le 2 mars 2021

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31 mai 2012 4 31 /05 /mai /2012 16:31

           La criminalité organisée s'appuie essentiellement sur le commerce de la drogue. C'est ainsi que Aymeric CHAUPRADE et François THUAL commence leur exposé de l'entrée du même nom dans leur Dictionnaire de géopolitique. "Le narco-trafic est d'abord un phénomène économique en expansion forte. Estimé par Interpol à environ trois cent milliards de dollars (ils écrivent en 1999), soit dix fois supérieur au commerce des armes, et comptant pour le double des revenus de l'OPEP, le narco-trafic génère une économie mondiale et une capitalisation afférente. Cette économie souterraine qui pèse pour certains États beaucoup plus que l'économie légale, constitue un phénomène géo-économique important. Les stratégies de blanchiment de l'argent de la drogue sont de plus en plus complexes - empilage de sociétés écrans - et permettent une insertion croissante dans l'économie légale. Économie de la drogue et économie légale sont ainsi de plus en plus décloisonnées.

L'explosion du narco-trafic, car les auteurs se focalisent sur celui-ci, mais l'on pourrait sans doute écrire la même chose pour l'ensemble des trafics illégaux, est non seulement économique mais aussi géographique. L'Amérique reste une zone de production traditionnelle mais elle diversifie ses productions illicites.

Des filières existent depuis longtemps, des voies de la drogue comme il existait auparavant une voie pour la soie ou l'ébène (esclavage). Ainsi des Triangles et Croissants d'Or désignent les zones où se concentrent la production illégale, mais leur transformation et leur conditionnement sont maintenant répartis sur l'ensemble de la planète, parfois au plus près des zones de consommation.

  Si le narco-trafic est un phénomène géo-économique de première grandeur ; "est-ce pour autant un phénomène géopolitique majeur?" . Les auteurs, même s'ils indiquent l'importance de cette criminalité dans les conflits de type insurrectionnels, les guerres civiles et les conflits identitaires, se demandent si le crime international n'est pas lui-même instrumentalisé par des ambitions nationales ou identitaires et si les logiques géo-économiques du crime n'obéissent pas à ces logiques géopolitiques plus fortes. Mais, indiquent-ils, "Trafic de drogue organisé, piraterie internationale, réseaux mondiaux sectaires, etc, ne constituent-ils pas des facteurs dont l'importance serait au fond plus géoéconomique que géopolitique?"

 

        Aymeric CHAUPRADE commence lui aussi dans sa somme sur la Géopolitique, pour le défi du crime international, par le commerce de la drogue.

"Le commerce de la drogue a des incidences géopolitiques importantes sur l'ensemble du monde. Dans les pays du Sud, le contrôle des zones de production par des guérilla favorise les séparatismes contre les pouvoirs centraux et la déstructuration des États. Dans les pays développés, la banalisation croissante de la consommation de stupéfiants, outre les effets qu'elle peut provoquer sur une partie significative des jeunes générations, alimente une criminalité urbaine croissante, notamment dans les "banlieues à problèmes". Le commerce illicite de la drogue qui est le fait d'organisations criminelles transnationales - OCT - et de mafias, et qui s'appuie souvent sur le fait migratoire touchant les pays occidentaux, doit être considéré comme une véritable guerre portée d'une part contre la solidité sanitaire, morale et intellectuelle des pays occidentaux (pourquoi seulement occidentaux, aimerions-nous demander), d'autre part contre la cohésion même des États occidentaux (idem). Car si la drogue attaque la personne humaine, elle fragilise les peuples et par voie de conséquence leurs États.

A côté du développement du commerce de la drogue, devenu un facteur de puissance à la fois économique et militaire, les États continuent d'affronter la piraterie internationale. Nous rappelons ici le caractère ancien de la piraterie et sa persistance - la disparition de pétroliers dans les mers asiatiques par exemple - et soulignons les manifestations récentes de piraterie fondées sur des formes nouvelles de la communication mondiale : "l'enlèvement contre rançon de ressortissants occidentaux s'appuyant sur une médiatisation croissance du drame ; la piraterie informatique, la cyber-violence - l'apologie de la haine raciale ou des crimes contre l'Humanité - ou bien encore le cyber-sexe qui constituent autant d'entreprises de déstabilisation de la personne humaine, de la dignité des peuples, de la sécurité des États, et des forces vives de l'économie. La sécurité et la santé des États occidentaux (décidément!) en sont les premières victimes, mais les pays du Sud le sont aussi et leurs États, qui souvent récents et manquent encore souvent de légitimité, sont d'autant plus vulnérables face à ce nouveau crime transnational". 

      L'auteur décrit d'abord une géopolitique de la drogue, en insistant sur les caractéristiques des différentes organisations criminelles transnationales qui y opèrent. Puis une géopolitique de la piraterie, piraterie maritime notamment. Il inclut les phénomènes sectaires et les cyber-menaces dans son tableau. 

 

Une géopolitique du crime organisé?

     En fait la légitimité de parler de géopolitique du crime organisé pose question. L'extension du terme géopolitique à n'importe quel thème (drogue, cyber-, terrorisme) peut se justifier à partir du moment où des constantes et des changements existent dans la localisation territoriale des phénomènes étudiés. C'est tout le sens du dialogue entre la criminologie (Jean-François GUERAUD) et la géopolitique (François THUAL).

 Les deux spécialistes s'accordent qu'il faut dépasser les cloisonnements disciplinaires qui "souvent conduisent à des impasses et rendent myope ; il faut trouver un cadre analytique large pour penser le crime à l'ère du chaos et de la mondialisation. Selon François THUAL, "la géopolitique a deux marqueurs de fond : les notions de territoire et d'identité. Si on regarde la grande criminalité, on constate qu'elle commence toujours de manière territoriale même si au départ ces territoires sont d'essence régionale, limités à une région ou à une sous-région, comme en Italie, et l'identité car il y a toujours une référence forte à un passé local. Il y a ainsi une phase que l'on pourrait qualifier d'"accumulation primitive de la grande criminalité" qui démarre surtout au XIXe siècle, se nourrissant largement aux source d'un territoire et d'une identité locale. Il y a donc une réelle légitimité à parler de géopolitique à propos du crime organisé car la grande criminalité est nourrie et bornée par la territorialité, même si (...) celle-ci est aujourd'hui en pleine dilatation, et par des références identitaires."

Plus loin, il met en garde contre la mode actuelle à parler de géopolitique à propos de tout : "il faut inscrire la géopolitique dans une perspective de grande modestie. La géopolitique n'est qu'une méthode (voir son livre Méthodes de la géopolitique, Ellipses, 1996), ce n'est pas une science. C'est un savoir qui essaye de repérer dans la continuité géographique et temporelle des territoires un certain nombre de constantes de comportements imputables à des constantes de motivation (...)". Compte tenu précisément de constantes territoriales et d'identité (Italie - et pas n'importe où - pour la mafia par exemple, certaines régions d'Amérique et d'Asie pour des drogues précises...), Jean François GUERAUD estime que "entre une criminologie classique qui ne pense essentiellement que le criminel isolé, avec une vraie difficulté à réfléchir au crime comme fait collectif et une "criminologie" critique qui ne croit pas à l'essence du criminel, le risque est grand de passer à côté d'un diagnostic lucide du réel criminel. L'intuition première d'une "géopolitique du crime", de l'idée d'un adossement de la criminologie à la géopolitique, d'un "double socle" pour penser le crime contemporain, nous la devons (...) à Xavier RAUFER, dans deux de ses livres, Les Superpuissance du crime (Plon, 1993) et Le Grand Réveil des mafias (Jean-Claude Lattès, 2003), puis à des études ultérieures. J'ai essayé de systématiser cette approche, en 2005 (Odile Jacob), avec Le Monde des mafias. Géopolitique du crime organisé. Je souhaitais montrer les mécanismes d'expansion dans le temps et dans l'espace d'une espèce criminologique spécifique, les mafias, une sorte d'aristocratie du crime. Cependant, l'outil géopolitique est pertinent pour toutes les entités criminelles de niveau supérieur."

Il faut penser la criminalité internationale comme partie intégrante de l'histoire politique, comme dans les exemples que ce dernier donne, de la révolte nationaliste en Chine (les triades) comme de la formation même des États-UNis : "Même si les Américains n'aiment pas qu'on le leur rappelle, le crime organisé a été un élément fondateur et structurant de ce jeune pays." Nous pourrions ajouter le poids important de toute cette "racaille" ou de tous ces "éléments indésirables" que les métropoles ont longtemps envoyé dans leurs colonies, notamment à partir du XIXe siècle. François THUAL rappelle que "les grandes organisations criminelles ont toujours disposé d'une grande compétence internationale". Pour cause, elles furent parfois les premières organisations non étatiques structurées dans de nombreux pays découverts...

   Les deux auteurs sont d'accord pour penser qu'il existe une grande sous-estimation du phénomène, relégué encore mentalement dans la marge. Alors qu'effectivement auparavant, les États ont fait en sorte que le crime n'a longtemps joué qu'un rôle marginal dans la vie des sociétés et dans le jeu des relations internationales, selon Jean-François GUERAUD, "ce qui survient et se développe depuis un siècle est d'une nature différente. Le crime a désormais une capacité de transformation des sociétés : de leur vie politique, des marchés économiques et financiers, des rapports sociaux en général."

François THUAL considère que la grande criminalité a muté : "En fait, la mutation est triple. Elle tient à l'objet lui-même, le crime, qui a pris une ampleur nouvelle à la fois politico-territoriale et macro-économique. Ensuite, il y a mutation de notre regard sur cette question, même si la perspective dominante est encore largement myope et rétrospective. C'est la question de l'aveuglement. Enfin, il y a nécessité de faire muter nos moyens d'action dans la lutte contre le crime organisé, de passer à un stade supérieur." "Cet aveuglement à la chose criminelle s'explique aussi par l'attention parfois excessive portée à la question terroriste. Il y a une surexposition médiatique de ce sujet, sans commune mesure avec sa létalité objective."  Il y a une véritable géo-stratégie du crime comme il y a une géo-économie du crime.

Les deux auteurs débutent leur livre-dialogue, après cette introduction sur les ressorts de cette géopolitique, par la question de l'expansion des territoires criminels.

 

Du pouvoir des mafias...

   Jean-Michel DASQUE, Ancien représentant permanent de la France auprès de l'Office des Nations Unies contre la drogue et la criminalité, explique que "quelles que soient l'ancienneté et les circonstances de leur apparition, les organisations criminelles sont devenues un sujet de préoccupation majeure pour les dirigeants politiques, pour les autorités religieuses et pour les responsables de l'ordre public. (...) De fait, les mafias ont un pouvoir de nuisance considérable et leurs activités affectent presque tous les aspects de la vie sociale. Elles ont une incidence néfaste sur l'économie ; elles contribuent à gonfler la masse monétaire et à alimenter des circuits financiers souterrains par le biais du blanchiment ; elles réduisent l'efficacité des politiques de la concurrence et de protection de la propriété intellectuelle en contournant les normes édictées par les gouvernements et les institutions multilatérales et en pratiquant la contrebande et les contrefaçons sur grande échelle ; elles entraînent des coûts induits occasionnés par la protection des biens et des personnes que doivent supporter les entreprises et les particuliers ; elles rendent possible le financement de dépenses de consommation et d'investissement, parfois de caractère ostentatoire, ainsi que des opérations spéculatives. Il est facile de montrer à ce sujet que l'action des yakuza au Japon, en encourageant une spéculation effrénée sur l'immobilier, fut une des causes de la crise qui a frappé l'Archipel au cours de la décennie 1990-2000. Les Organisations Criminelles Transnationales (OCT) exercent une influence profonde sur le plan politique, elles favorisent la corruption, faussent le jeu démocratique par leurs interventions intéressées et ternissent l'image de la classe gouvernante. Elles génèrent ou aggravent par certaines de leurs actions les problèmes sociaux, environnementaux et sanitaires auxquels sont confrontés les États ; il suffit de penser à l'immigration clandestine, au trafic de drogue et de médicaments frelatés,(...), à la gestion défectueuse des déchets. Sur le plan culturel, les pratiques des organisations criminelles ont contribué à la destruction du patrimoine en stimulant une urbanisation sauvage, en Italie du Sud notamment et en organisant le trafic des oeuvres d'art. Elles peuvent menacer non seulement la sécurité des États sur le territoire desquels elles sont implantées, mais aussi les pays voisins, la délinquance ne connaissant pas de frontières.

     Dans l'intention de dresser une véritable géopolitique du crime international, l'auteur tente de répondre aux questions suivantes :

- Quels rapports existent entre les OCT et les structures économiques et sociales ainsi que les systèmes de parenté?

- Quelle est l'importance des facteurs historiques et des traditions culturelles dans la formation et le développement des organisations criminelles?

- Quelles sont les incidences des modifications des techniques sur les activités illicites?

- Les gouvernements ont-ils bien pris la mesure exacte de la menace constituée par la criminalité organisée? Ont-ils adopté les mesures nécessaires pour la combattre efficacement?

      Jean-michel DASQUE, avant de faire le tour de ces OCT estime nécessaire d'écarter d'abord les thèses négationnistes (La Mafia n'existerait plus...), les thèses complotistes (La Mafia est l'instrument d'une vaste confédération internationale des malfaiteurs...) et la vision romantique. Il se penche sérieusement sur l'analyse marxiste. Certains auteurs, comme Jean ZIEGLER (Les Seigneurs du Crime, les Nouvelles Mafias contre la Démocratie, Le Seuil, 2007) ou F. PIERCE (Crimes of the Powerful, Crimes Mafias and Déviance, Londres, Pluto Press, 1977), ont tendance à assimiler criminalité organisée et capitalisme. D'autres affirment que la Mafia sicilienne était avant tout le miroir d'une société arriérée, agraire et semi-féodale. La réalité est sans doute moins simple et la Mafia, même si elle favorise des tendances capitalistes marquées, oeuvre surtout pour elle-même, pour autant en plus que l'on puisse parler d'une organisation unifiée dans le temps et dans l'espace. 

Parmi les caractéristiques principales des OCT, l'auteur pointe des origines légendaires, les liaisons familiales ou d'alliance plutôt lâche entre membres de celles-ci, par ailleurs souvent issus des milieux modestes, une organisation fermée aux membres sélectionnés avec soin et liés une fois admis par des liens d'allégeance personnelle, et non par des rapports abstraits envers l'organisation. Les OCT de type mafia sont fortement structurées, hiérarchisées, cloisonnées avec une spécialisation des fonctions. Les décisions stratégiques sont prises au sommet et doivent être scrupuleusement exécutées. Leur organisation est souvent comparée à celle de l'institution militaire. D'autres groupes criminels ont une organisation plus souple. Elles se caractérisent également par la pérennité et la force de résistance, la capacité d'adaptation et la plasticité.

      Et surtout, ce qui justifie qu'elles soient étudiées sous l'angle de la géopolitique, l'enracinement territorial. Les OCT sont enracinées dans une aire géographique déterminée, où en général elles ont vu le jour. Les modalités de cette présence territoriale sont diverses.

Peter LUPSHA, de l'Université du Nouveau Mexique distingue, trois degrés dans l'emprise territoriale :

- Prédateur : "certaines organisations, encore de dimensions modestes, appliquent une politique opportuniste et s'efforcent de tirer le maximum de profit des possibilités qui s'offrent. Mais elles ne représentent pas une menace globale pour la société, en marge de laquelle elles vivent. Elles mènent surtout des opérations ponctuelles, dans des secteurs clairement ciblés de l'économie, des loisirs ou du sport, ce qui ne les empêche pas pour autant de recourir à une violence extrême". Par exemple les posses jamaïcaines et les bandes criminelles de motards, les bikes, ou encore les maras d'Amérique Centrale.

- Parasitique : "les OCT sont intimement associées au milieu environnant, dont elles tirent la totalité de leur substance. Mais elles n'exercent qu'une emprise partielle et ne contrôlent pas tous les secteurs de l'activité économique et sociale. Leur volonté hégémonique se heurte à des résistances, notamment d'une partie de la classe politique, des juges, des policiers, des syndicats, des Églises, des ONG. Par exemple la Cosa Nostra aux États Unis, le milieu du Midi de la France ou les mafias italiennes dans le Nord de la Péninsule.

- Symbiotique : "les organisations exercent un pouvoir global et hégémonique sur le territoire. Elles contrôlent tous les secteurs stratégiques de la vie publique. Elles ont imposé leur imperium aux autres acteurs sociaux, politiciens, administrateurs, juges, magistrats, policiers, médias, élus locaux. Par exemple, dans les années 1920 et 1930, le résident désigné par Paris ne gouvernait pas véritablement la concession française de Shangaï qui était contrôlée de facto pas Due YUESCHENG, patron de la bande verte et ami de Tchang KAÏ-CHEK. Dans la décennie 1970, Benny ONG, président de la Hip Sing Tong exerçait un pouvoir sans limite dans le Chinatown de New York. De nos jours, la Mafia sicilienne, les grandes sociétés criminelles de Turquie et de Russie, des triades dans les territoires chinois, les fédérations de yakuza.

  Traditionnellement, les OCT sont très bien implantées sur les façades maritimes des continent où résident des diaspora et où elles peuvent réaliser des opérations lucratives. Les OCT sont présentes dans tous les grands ports du globe et à côté des zones côtières, elles occupent de fortes positions dans certaines grandes prisons, où elles exercent le pouvoir concurremment avec l'administration pénitentiaire. Elles y commandent à des troupes de codétenus, mettant en place des hiérarchies parallèles, contrôlent les communications extérieures et développent de l'intérieur leurs activités illicites. 

  Si elles gardent un base territoriale, les OCT ne sont pas confinées dans un espace restreint et ne pratiquent pas la tactique du bunker. Elles sont plutôt tendance à essaimer dans des zones éloignées de leur foyer d'origine. Dans certains cas, elles élargissent purement simplement leur zone d'action en annexant de nouveaux territoires. Mais souvent, les OCT préfèrent nouer des alliances avec d'autres organisations transnationales ou avec des mafias locales. Les OCT, par le jeu des augmentations de l'aire de leurs activités, par la création de filiales extérieures, ou par ces alliances, dessinent de nouvelles frontières qui se superposent aux frontières politiques et aux limites des groupements économiques. Elles peuvent tracer à l'intérieur des États des aires régionales ou subrégionales (triangolo mafioso dans l'Ouest de la Sicile, Campanie soumise à la Camorra ; espaces supranationaux des cartels colombiens ou des triades chinoises).

 

 

Jean-François GAYRAUD et François THUAL, Géostratégie du crime, Odile Jacob, 2012; Aymeric CHAUPRADE, Géopolitique, Constances et changements dans l'histoire, Ellipses, 2003; Aymeric CHAUPRADE et François THUAL, Dictionnaire de géopolitique, Ellipses, 1999. Jean-Michel DASQUE, Géopolitique du crime international, Ellipses, 2008.

 

Complété le 21 Juin 2012. Relu le 16 novembre 2020

 

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7 mars 2012 3 07 /03 /mars /2012 16:22

     Depuis 1981, chaque année, les éditions La Découverte, proposait un état du monde, annuaire économique géopolitique mondial : trier, orienter, ouvrir des pistes par une méthode originale combinant les approches économiques, géographiques, démographiques, politiques et stratégiques était l'objectif d'une équipe et d'auteurs, à chaque fois renouvelés, pour aider à la compréhension de l'histoire en marche. Même si depuis 2007, la formule n'est plus celle d'un annuaire statistique - comme si l'équipe de rédaction a pris acte d'une fiabilité de moins en moins grande des statistiques, préférant les analyses plus qualitatives - L'état du monde garde l'ambition de proposer des analyses de fond, moins événementielles qu'autrefois, qui en fait un outil précieux. L'édition annuelle se centre désormais sur un seul thème.

   Toujours en version imprimée, l'état du monde, constitue chaque année un moment éditorial salué par la presse. Il était disponible de 2003 à 2006 sous la forme d'un CD-Rom, mais il n'est plus produit sous cette forme aujourd'hui.

Le site des éditions La découverte propose une Encyclopédie de l'état du monde, qui regroupe tous les articles parus à ce jour (plus de 8 000 article, 40 000 données statistiques, avec leur appareil critique en plus, 11 chronologies thématiques 1987-2011...).

 

    L'état du monde se présentait, sur plus de 600 pages, en trois parties : d'abord des articles présentant de manière globale les mutations en cours, puis une présentation analytique des événements, avec beaucoup de cartes, de tous les pays de la planète, puis une annexe particulièrement dense. Désormais, l'édition, toujours annuelle, se réduit à 250 pages, reflet sans doute d'une crise de l'édition sur papier. 

 

   L'édition 2012, intitulée Nouveaux acteurs, Nouvelle donne, dirigée par Bertrand BADIE, spécialiste de géopolitique à Science Po et Dominique VIDAL, spécialiste du Moyen Orient  ambitionne d'examiner les modalités d'action des "nouveaux acteurs" qui émergent dans un contexte de "nouvelle donne" où l'hyper puissance américaine se trouve en perte de vitesse alors que les printemps arabes induisent de profonds changements dans l'ordre social établi. Le projet des contributeurs de l'ouvrage est de prendre la mesure de la déstabilisation du monde et des rééquilibrages qu'elle implique, en procédant à un questionnement des révolutions, conflits, guerres économiques, et autres phénomènes de reconstruction identitaire qui offrent au champ des internationalistes des éléments d'analyse très pertinents. Organisé en trois parties, l'ouvrage mobilise, comme d'habitude, plusieurs mains, cette fois pour vingt-huit sessions au coeur desquelles l'Afrique apparaît être toutefois la grande absente, abstraction faite des "printemps arabes", dont Jean-Marie CLÉRY dresse explicitement l'anatomie. Sur la centralité de l'ouvrage, l'on constate que les auteurs s'efforcent de dresser un bilan des grandes mutations politiques, économiques, sociales, diplomatiques, technologiques et environnementales de la planète en 2011. Bien entendu, l'intérêt d'un ouvrage comme celui-ci, et comme les précédents, est son ambition de vouloir donner un instantané de la marche du monde, ce qui soulève bien des difficultés : sélection des priorités, profondeurs des approches, problèmes de distanciation par rapport à la médiatisation d'un événement... (Les mêmes problèmes qu'une autre collection, nettement moins orientée à gauche..., plus centrée sur la France, d'une autre maison d'édition Larousse/France Inter (Le Journal de l'année).

 

    L'édition 2016, toujours sous la direction de Bertrand BADIE et Dominique VIDAL, se centre sur "Un monde d'inégalité", en trois parties : décryptages, pour appréhender les inégalités, les relier avec une société internationale fortement hiérarchisée, dans le cadre d'une mondialisation libérale ; états des lieux où diverses inégalités sont examinées (le développement, la santé, la faim, les migrations, l'urbanisation, les dégradations environnementales) ; d'un continent à l'autre, où sont analysées les situations de plusieurs régions du monde sur les cinq continents. Des cartes, graphiques et statistiques complètent les différentes analyses. 

 

    L'édition 2020, qui fera sans doute date, porte sur la Fin du leadership américain? Sous la direction de Bertrand BADIE et de Dominique VIDAL, cet état du monde, toujours disponible tant sur papier que dans sa version électronique, reprend les moments d'expression de ce leadership depuis 1945. "En 1945, les États-Unis paraissent imbattables. Détenteurs exclusifs de l'arme atomique jusqu'en 1949, ils semblent dominer totalement le monde, à travers le plan Marshall puis la création de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN), ils endossent le rôle de leader. Ils contrôlent le quart du commerce mondial et produisent la moitié de ce qu'ils consomment. Le contraste est grand avec la situation actuelle. Il est vrai qu'entre-temps, les registres de puissance se sont diversifiés, les interventions militaires ont perdu de leur efficacité, et la mondialisation a définitivement brouillé les pistes, nouant des relations d'interdépendances inédites. On est ainsi passé, en quelques soixante-dix ans, d'un système quasi hégémonique à un système apolaire, fragmenté par une importante dynamique nationaliste, notamment depuis l'élection de Donald Trump. Après avoir retracé l'histoire de la domination américaine du XIXe siècle à nos jours, les auteurs en mesurent la portée et les potentielles failles dans les domaines militaire, politico-diplomatique, commercial, économique, scientifique et culturel. Enfin, l'analyse des rapports de Washington avec Pékin, Moscou, Bruxelles, Tel-Aviv, Riyad, Téhéran, etc. ou de ses prises de position face au défin climatique interroge sur la puissance réelle des États-Unis, dans un monde complexe où cartes et stouts se redistribuent à grande vitesse."

   

   L'étudiant, le militant, le citoyen trouve toujours matière à informations et réflexions, surtout s'il parcourt, sur un même thème ou une même zone géographique, voire un même pays, les éditions précédentes. On se rend alors compte que depuis 1981, les auteurs ne s'en tirent pas si mal, malgré les actualités brûlantes successives qui peuvent masquer d'autres évolutions décisives. 

 

    Plusieurs "état" entrent dans la même catégorie d'ouvrages-dictionnaires sur lesquels on peut toujours revenir :

- l'état des régions françaises, maintenant intégré à l'état de la France, publié depuis 1992, qui dresse un portrait social, culturel, économique et politique du pays ;

- la collection Atlas des peuples, qui depuis le début des années 1990 propose des exposés clairs sur des réalités complexes (Atlas des peuples d'Europe occidentale, Atlas des peuples d'Asie méridionale et orientale, par exemple) ;

- les guides de l'état du monde, collection lancée en 2007, destinés aux voyageurs soucieux de comprendre le pays qu'ils vont découvrir ou qu'ils souhaitent mieux connaitre, autrement qu'à travers des guides touristiques aseptisés...

   A signaler aussi un Etat des Etats-Unis, sous la direction de Annie LENNKH et Marie-France TOINET, en 1990, et que nous aimerions bien voir être suivi par un autre une vingtaine d'années plus tard... 

    Régulièrement parait désormais également l'état du monde junior.

 

L'état du monde, La Découverte. www.editionsladecouverte.fr

 

Complété le 14 février 2016. Complété le 1 novembre 2020

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5 mars 2012 1 05 /03 /mars /2012 14:01

          Beaucoup d'études sur la géopolitique de l'Islam sont en fait des études sur la géopolitique arabe. Nous voulons entendre par là que, alors que le centre démographique de l'Islam se situe en Asie, une certaine tendance existe à vouloir analyser différentes configurations politiques influencées par la géographie (en Malaisie, au Pakistan, en Inde...) - même lorsque ce sont d'autres institutions que les États qui semblent mener un jeu géopolitique - à partir d'une pensée intégrée à une réalité arabe.

A cet égard, ni l'ouvrage de Aymeric CHAUPRADE, ni la présentation de l'anthologie de Jean-Paul CHARNAY ne dissipent cette impression. Prenant des stratégies souvent iraniennes et irakiennes, qui de nos jours, accaparent beaucoup d'analystes, leur géopolitique est souvent qualifiée d'islamiste, comme si l'on voulait sacrifier à une tendance unificatrice bien présente dans tous les territoires peuplés de musulmans, alors que l'on devrait, à notre avis, plutôt parler de géopolitique turque (en ce sens avoir l'oeil sur l'histoire ottomane), iranienne, irakienne, de la péninsule arabique, du Maghreb...

 

         Cela est d'autant plus fortement ressenti lorsque nous lisons les passages justement consacrés par Aymeric CHAUPRADE, à la dynastie, aux tribus, aux confédérations tribales, en terre d'Islam, qui concernent en fait principalement le Moyen Orient. 

"Comme nous le verrons dans notre chapitre consacré à la religion, l'Islam est une civilisation sédentaire urbaine qui a trouvé sa force militaire dans les sociétés nomades bédouines et par là-même, sa capacité de renouvellement dynastique. Son idéal politique est l'État urbain et cet État est créé par une dynastie, laquelle dispose d'un centre - d'une capitale (une ville où le prince peut faire dire son nom à la grande mosquée la prière du vendredi, selon les termes de X. de PLANHOL, dans Les Nations du Prophète. Manuel géographique de politique musulmane, Fayard, 1993). Dès que le pouvoir urbain est trop affaibli, la relève vient du monde instable des tribus." L'auteur cite alors l'exemple du Maroc (Almoravides sortis du désert), de presque toutes les dynasties iraniennes, avant celle des Pahlavi au XXe siècle, à la fin du XVIIIe siècle des tribus nomades qui fondèrent l'État afghan, des principautés turques d'Anatolie au XIVe siècle, puis de l'empire ottoman, de l'État saoudien, modèle de pouvoir lignager poussé à son extrémité. "Dans le monde turco-iranien, à la différence du monde arabe, se mirent en place de grandes confédérations de tribus. Le pouvoir central, qui parvenait difficilement à contrôler directement les nombreux groupes nomades, par ailleurs denses en populations qui s'appuyant sur les ressources de montagnes bien arrosées et fertiles - par opposition au désert arabe pauvre en nourriture et qui ne permet pas des regroupements nomades importants -, avaient intérêts à voir se former une structure supra-tribale organisant et hiérarchisant les relations entre les tribus, leur occupation des territoires, et la consommation des ressources. Ainsi le pouvoir central acceptait-il, faute de pouvoir exercer lui-même l'administration d'espaces trop reculés, trop vastes et trop turbulents, de voir se créer de vastes États dans l'État : les confédérations tribales."  

L'Islam, pourtant, s'il est un lien qui peut transcender les réalités géographiques, n'homogénéise pas pour autant des perspectives fortement guidées par des configurations géopolitiques bien précises et assez permanentes dans l'histoire.

 

      Jean-Paul CHARNAY distingue déjà bien, même si son chapitre sur la géohistoire laisse parfois une impression d'homogénéité, les constructions islamiques des constructions arabes de la géopolitique.

Il cite plusieurs exemples de constructions arabes, pris surtout dans la période contemporaine :

- Manifeste du Chérif HUSSEIN de La Mecque à l'encontre des ottomans (1916) ;

- Califat islamique ou État-Nation politique, selon Ali Abd al-RÂZEQ (1888-1966) ;

- Califat, panislamisme et État-Nation, selon Rachîd RIDA (mort en 1935) ;

- Ligue ou Nation arabe, selon la Charte de la Ligue des États arabes du 27 mars 1945, selon la Constitution du Parti socialiste arabe BA'ATH (Résurrection) (1969) ;

- La doctrine des trois cercles, selon Gamal Abdel NASSER (1953) ;

- La guerre sacrée du nationalisme et le panarabisme, selon Muammar KADHAFI (1973) ;

- État national et Maghreb, selon la charte d'Alger et selon Houari BOUMEDIENNE ;

- Critique de la notion de nation arabe selon des marxistes tunisiens (1968) ;

- Convention sur la défense commune et la coopération économique entre les États de la Ligue arabe (1950).

 

      Une représentation géo-idéologique de l'islam, clamée mais sans doute peu appliquée par les dirigeants des États qui se qualifient d'arabe ou d'islamique, est présentée par jean-Paul CHARNEY, belle construction sans doute inscrite dans bien des mentalités, mais dont le caractère opérationnel apparaît bien aléatoire : "Au centre, au foyer de l'ellipse que constituent sur la planète les terres musulmanes, de l'Atlantique à l'Indonésie, du Centre Asie au Golfe de Guinée, se trouve, à la Mecque, la Kaaba : la Pierre Noire. Autour, le territoire Haram est le territoire sacré entourant les villes saintes de la Mecque et de Médine, interdit aux non-musulmans. Elles sont situées dans le Hedjaz où aucun polythéiste ne peut être enterré. Au-delà la péninsule arabique où, selon les puritains, il ne peut être édifié aucune église, aucune croix, car elle constitue une vaste mosquée à ciel ouvert. Ensuite s'étend l'ensemble du Dar al Islam (territoire d'Islam) ou Dar as Salam (territoire de paix) qui comprend Al Qods la Sainte, Jérusalem, troisième ville sainte de l'Islam : y peuvent vivre sous un statut diminué les kitabiyum (gens du livre : juifs, chrétiens, mazdéens). Au-delà, s'étend  le Dar Al Kharadj regroupant les principautés vassales, les pays voisins ou acceptant de payer un tribut afin de conserver leur liberté de culte. Ensuite les territoire Dar al Çolh, avec lesquels l'autorité musulmane a passé des traités plus ou moins égalitaires. On admet même des traités inégalitaires à l'encontre des Musulmans pour protéger ceux vivant sous domination non musulmane : durant les Croisades, en Andalousie reconquise, durant la période coloniale. L'immigré en un État non musulman peut invoquer la notion de dar al Ahd, pays du pacte que conclurait, à titre personnel, le croyant musulman avec le pays d'accueil et par lequel accepterait, contre le respect de son observance et sa foi, de se plier au droit civil de ce pays. Mais pour lui ce pays peut être un territoire de mission, le Dar ad Dawa. Le Dawa est l'appel à la conversion vers le Message coranique selon une persuasion agissant sur le coeur et l'esprit. Au-delà, se trouve le Dar al Harth : territoire de guerre ; il comprend les territoires sous domination infidèle hors  accord express ou tacite. Ce qui peut justifier le passage du dawa au jihâd guerrier, défensif ou offensif." Le tout est de savoir comment concrètement les États musulmans appliquent ou peuvent appliquer cette représentation, débats qui font l'objet des quelques textes précédemment cités. "Sur cette vision abstraite se sont superposées les notions de limes, de zone de parcours, de terre de pacage, de voies caravanières coupées par des douanes, centralisées par des capitales. En pratique, les notions de rupture de souveraineté, de frontières ont été développées en terre musulmane".

 

          Il faut remarquer également que cette représentation est une manière commode de justifier la levée des impôts (pour les infidèles dans des territoires musulmans) ou de tributs (dans des territoires proches). Une des conséquences de cette représentation est fiscale, entrainant d'ailleurs des problèmes de délimitation des tactiques de conversions : là où résident de nombreux infidèles, peuvent se lever de gros impôts ; à l'inverse, ce qui peut être dommageable pour le financement de l'expansion extérieure, les populations converties ne peuvent être soumises qu'à de plus maigres impôts.... A l'intérieur de chaque État arabe, des dispositions fiscales s'inspirent plus ou moins strictement de cette représentation, mais celles-ci ne forment guère de guide pour une géopolitique opérationnelle, d'autant que les rivalités entre chiismes et sunnismes, lesquels tendent à vouloir s'établir comme dominant à l'intérieur d'un même territoire, prennent le pas sur une distinction fidèle/infidèle. Surtout à l'époque contemporaine où les deux religions rivales - le christianisme qui en tant que force politique n'existe pratiquement plus ; le judaïsme réduit au seul Israël - ne forment pas, du point de vue des États arabes (mais pas de l'État ou des populations palestiniens!) des rivaux directs sur le plan stratégique. L'alliance géostratégique entre les États-Unis, la puissance la plus "mécréante" qui soit et l'Arabie Saoudite, la puissance la plus "sainte" qui soit, est là pour en témoigner...

 

Aymeric CHAPRADE, Géopolitique, Ellipses, 2003. Jean-Paul CHARNAY, Principes de stratégie arabe, L'Herne, 2003.

 

STRATEGUS

 

Relu le 3 novembre 2020

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25 février 2012 6 25 /02 /février /2012 09:15

          Autant la géographie modèle l'histoire des populations qui vivent dans un certain relief, autant l'histoire, l'expérience historiques de ces populations influent sur leur vision de la géographie. Cette banalité n'en est plus une si une discipline scientifique comme la géohistoire permet de prendre conscience des différentes échelles du cadre de vie et si elle permet de comprendre qu'aucun territoire ne peut se considérer comme isolé ou isolable d'autres territoires sur une planète où les moyens de communication et de transport rendent visibles les différentes relations entre eux.

Au moment où la mondialisation devient une réalité de plus en plus prégnante, traversant et bousculant toutes les cultures, une approche géo-historique permet de replacer les groupes humains dans le temps et dans l'espace, permet ou doivent permettre à ces groupes humaines de maitriser leur destin. A condition qu'à cette géohistoire corresponde une compréhension de la distribution géographique des différents pouvoirs, y compris idéologiques.

 

La géohistoire comme discipline scientifique

           Le mot géohistoire, inventé par Fernand BRAUDEL en 1949, puis finalement non retenu par lui, recouvre une discipline, entre géographie et histoire, qui s'intéresse aux interrelations entre les espaces et les hommes dans le temps long. C'est bien plus qu'une géographie historique ou une histoire géographique, mais au minimum, il s'agit d'une géographie du temps long qui invite à se méfier de tous les déterminismes historiques et géographiques. Même si Fernand BRAUDEL abandonne cette notion, il entend discuter d'économie-monde (morceau de la planète économiques autonome, capable pour l'essentiel de se suffire à lui-même) et d'économie mondiale (qui s'étend à la terre entière), bien avant que la mode soit aux réflexions sur la mondialisation (Civilisation matérielle, économie et capitalisme).

      Nicolas JACOB-ROUSSEAU, en introduction d'un numéro de la revue Géocarrefour en 2009 sur la Géohistoire, écrit que "les approches géo-historiques caractérisent divers courants de la géographie mais aussi de disciplines connexes qui prennent en considération l'espace : l'archéologie, l'écologie du paysage, l'aménagement. Il est possible de les définir dans un premier temps comme une tentative de restituer à la fois la dynamique et la structuration des milieux ou des territoires sur le temps long. A cet égard, les archives recèlent le principal matériau de travail, familier aux géographes par la formation historique qu'ils reçoivent.

Les documents les plus sollicités et dont la production a été de plus en plus abondante et diverse depuis le XVIe siècle vont des estimes aux enquêtes et aux statistiques, des terriers et cadastres aux cartes et aux plans, des gravures aux photographies, ou encore des textes et rapports administratifs aux écrits de la presse. Les chercheurs se saisissent très différemment de ce matériau et, à lui seul, le nombre d'auteurs, qui exposent leurs démarches et leurs méthodes dans deux dossiers successifs de Géocarrefour, montre la vitalité et le foisonnement des angles d'attaque. Si l'exhaustivité n'était pas de mise dans ce cadre resserré, il a paru néanmoins de pouvoir faire le point sur les derniers développements de ce type de réflexions ou des pratiques géographiques. Quelques essais récents nous y incitaient (Grataloup, 2007 ; Chouquer, 2007). D'autres aiguillons ont joué : le constat d'un regain d'intérêt pour les sources anciennes, notamment de la part de disciplines traditionnellement peu familières de ce matériau, comme l'écologie, le nombre croissant de programmes de recherches pluridisciplinaires remettant en contact les spécialistes du passé et ceux de l'environnement (Burnouf et Leveau, 2004) ; puis, plus récemment, l'ouverture de perspectives temporelles dans des courants géographiques longtemps dominés par l'analyse d'interactions et de mécanismes strictement contemporains comme les risques (Bravard, 2004 ; Combe, 2007). Enfin, la large diffusion de la notion de patrimoine - qu'il soit architectural, paysager ou naturel - suscite elle aussi un retour vers les témoins du passé. En d'autres termes : qui collecte et interprète les archives, et avec quels projets de restitution spatio-temporelle?"

 

Porosité de la Géohistoire....

    Derrière la notion de Géohistoire se profile en définitive bien des acceptions un peu différentes. C'est ce que cet auteur nomme la "porosité des acceptions" : "On considère généralement que l'insertion du temps dans les problématiques géographiques s'étire entre deux pôles : la tentative de mettre en ordre un récit des dynamiques de l'espace sur le temps long, conformément au voeu de F. Braudel, et des approches marquées par des analyses sectorielles cherchant à préciser les rapports entre des sociétés du passé et leur territoire.

C. Grataloup (2005) établit à ce titre une claire distinction entre la géohistoire et la géographie historique. A la première revient de montrer les permanences, l'inertie ou les trajectoires imposées par des configurations spatiales, d'en faire un récit, bref, d'en montrer le sens dont le temps actuel est le terme. On note une prédilection pour une petite échelle d'analyse (région, territoires nationaux, civilisation). La seconde applique ses méthodes géographiques à des époques révolues. La situation apparaît plus complexe, cependant, car la pratique scientifique rend ses frontières poreuses : nombre de géographes-historiens adoptent des questionnements géo-historiques, notamment au contact de l'écologie ou de la biogéographie, car la connaissance des états antérieurs d'un système permet d'en définir les trajectoires évolutives et de mettre en évidence des effets d'héritages.

Rien d'étonnant, dans ces conditions, si le terme de géohistoire conserve une acception large et que persistent certains flottements dans les contours de ce type de démarche, ce qui a été assumé ou souligné par plusieurs auteurs (Droulers, 2001 ; Chouquer, 2007). Enfin, on assiste depuis quelques années à une diffusion des termes géohistoire et géo-historique, désignant désormais une exploitation de documents anciens qui n'est pas nécessairement sous-tendue par un projet historique ou de mise en récit des faits. Cette géohistoire consiste alors en une valorisation géo-référenciée d'informations datées, démarche de plus en plus fréquente dans l'aménagement, l'hydraulique, la paléohydrologie ou la climatologie historique par exemple. A notre sens, l'évolution récente ajoute un peu plus d'indécision aux termes. Il serait sans doute préférable d'utiliser géo-histoire ou géo-historique si l'on souhaite désigner sans plus de précision une démarche qui exploite l'information historique en la replaçant dans l'espace. Derrière cette gamme terminologique, les pratiques et les champs disciplinaires apparaissent très divers (...)".

        Comme pour toute discipline scientifique nouvelle, en devenir sans que l'on sache si elle va perdurer, en un temps où la globalisation des problèmes à l'échelle planétaire devient la règle, la terminologie et les contours restent à définir.

 

La géohistoire de la mondialisation....

     Sans doute, une de ces possibilités d'évolution de cette nouvelle discipline, dans la perspective qui est la nôtre, est approchée par les contributions de Christian GRATALOUP, sur la Géohistoire de la mondialisation, tout en sachant que ce n'est pas forcément celle-là qui va constituer son principal apport.  

Dans sa Géohistoire de la mondialisation, sur le long temps du monde, il détaille l'historicité du monde en rappelant qu'en tant que tel "le monde fut longtemps inexistant". Il rappelle que cette historicité est effectuée par une partie bien précise de l'Europe. Et que d'autre part, le handicap de cette Europe-là, réduite à certains schémas politico-culturels, à l'origine des frénésies coloniales où elle se fera soufflé le premier rôle par les États-unis et le Japon, produit longtemps après une mondialisation, qui produit elle-même sans doute ses propres "antidotes", pour ses effets les plus pervers : idéologies, religions qui, dans un constant rappel à l'identité, ramènent aux réalités crues. On rappelle tout de même que son Essai, alors que cette discipline est vraiment encore très très jeune, constitue.. . un Essai! Qui n'a d'autre but que nous obliger à réfléchir aux ressorts et aux perspectives d'une mondialisation qui s'annonce comme irréversible;

 

     A parcourir les contributions des différents auteurs sur la géohistoire, le champ et les perspectives sont encore vastes...et floues!

 

Fernand BRAUDEL, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, 3 tomes, Armand Colin, Le livre de poche, 1979. Christian GRATALOU, Une géohistoire de la mondialisation. Le temps long du monde, Armand Colin, 2007. Sous la direction de BOULANGER P. et TROCHET J-R., Où en est la géographie historique? entre économie et culture, L'Harmattan, 2005. CHOUQUER G., Quels scénarios pour l'histoire du paysage. Orientations de recherche pour l'archéogéographie, Coimbra-Porton, CEAUCP, 2007. BURNOUF J. et LEVEAU P., Fleuves et marais, une histoire au croisement de la nature et de la culture. Sociétés pré-industrielles et milieux fluviaux, lacustres et palustres : pratiques sociales et hydrosystèmes, CTHS, 2004.  DROULERS M.., Brésil, une géohistoire, PUF, 2001. COMBE C., La ville endormie.? Le risque d'inondation à Lyon, Approche géo-historique et systémique du risque de crue en milieu urbain et périurbain, Thèse de doctorat de géographie, aménagement et urbanisme, Université Lumière - Lyon II, 2007.  BRAV ARD J-P., le risque d'inondation dans le bassin du Haut Rhône : quelques concepts revisités dans une perspective géo-historique, dans BURNOUF et LEVEAU, titre précédent. LE ROY LADURIE E., Histoire du climat depuis l'an Mil, Flammarion, 1996.

 

STRATEGUS

 

Relu le 9 octobre 2020

 

 

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16 février 2012 4 16 /02 /février /2012 14:35

         Comme l'analysent Aymeric CHAUPRADE et François THUAL, la réflexion géopolitique, par le passé, a une tendance à minimiser les facteurs religieux.

"Aujourd'hui, avec la nouvelle crise balkanique (Ils écrivent en 1999) et la montée des islamismes, l'attitude inverse risque de s'instaurer, avec la tentation d'une lecture de la scène géopolitique réduite à la composante religieuse". En tout cas, il existe un risque de surestimer la composante religieuse dans la géopolitique, en témoigne la floraison d'études, dans les revues notamment, sur la "géopolitique vaticane" ou une géopolitique musulmane. Avec les révoltes de la rue arabe actuelle, le phénomène risque de se poursuivre, d'autant qu'il existe réellement entre les étudiants marocains et les étudiants égyptiens, pour ne prendre que ces cas une affinité culturelle pensée, et peut-être aussi d'une certaine manière rêvée. 

 

     Que ce soit pour le catholicisme ou pour l'Islam, la question est posée, d'autant que cette problématique remonte loin sous une forme ou une autre, à l'orientalisme du XIXe siècle par exemple, la question doit être posée. Les religions constituent-elles des facteurs géopolitiques?

"Si oui, répondent les mêmes auteurs, sont-elles des facteurs premiers - à l'origine des processus géopolitiques - ou bien second - ne faisant qu'amplifier des phénomènes géopolitiques trouvant leur explication première ailleurs que dans le fait religieux".  L'exemple du Pakistan, formé à cause de dissensions entre hindous et musulmans lors de la lutte d'indépendance de l'Inde, tendrait à l'affirmative. Mais, "il convient de rappeler que les religions, du point de vue de leur organisation interne - existence ou non d'un clergé, organisation centralisée ou au contraire décentralisée - et de leur enseignement - religion du salut, vision du monde -, diffèrent profondément entre elles et fonctionnent donc de façon différente sur la scène internationale." 

 D'autres questions se posent aussi, selon eux : "les religions s'insèrent-elles dans les dispositifs géopolitiques des États? Les religions poursuivent-elles des objectifs géopolitiques spécifiques? Peut-on parler de nos jours de guerres de religion, ou ne s'agit-il pas de conflits dans lesquels la référence religieuse sert à légitimer des objectifs géopolitiques classiques : nationalismes, problèmes de frontières...?" Dans le cas de l'ex-Yougoslavie, cas qui occupe les esprits et mobilise la diplomatie mondiale au moment où ils écrivent et qui les amènent à pencher plutôt pour une réponse négative, "ce qui fonde en premier lieu le conflit serbo-croate ou serbo-bosniaque, ce sont les nationalismes serbe, croate et bosniaque qui sont certes indissociables de l'orthodoxie, du catholicisme et de l'islamité, mais qui, pour autant, ne sont pas les produits du seul facteur religieux."

 "D'autre part, sorties des contextes identitaires spécifiques et territorialisés, les religions poursuivent-elles des objectifs géopolitiques qui leur sont propres? Il est clair que certaines religions sont organisées de manière à pouvoir défendre une géopolitique propre.

En dépit de son acceptation de l'oecuménisme, l'Église catholique n'a pas abandonné sa mission originelle : parvenir à l'unité du monde dans le christianisme. Disposant d'un État et de nombreuses représentations diplomatiques, l'Église catholique nourrit une vision géopolitique et établit une définition des objectifs politiques et diplomatiques susceptibles de servir son objectif d'évangélisation du monde.(...)

Un autre exemple d'objectif géopolitique poursuivi par une religion semble être celui du chiisme iranien. Depuis la Révolution islamique, le clergé chiite iranien aspire, au travers de ses discours à "chiitiser" l'Islam, pour islamiser le monde. Dans les faits cependant, et tout en privilégiant les minorités chiites, l'Iran mène une politique extérieure de puissance régionale moyenne, contrainte à beaucoup de prudence. La politique de l'Iran reste au fond en retrait par rapport aux ambitions géopolitiques du chiisme iranien officiel." 

 

       Il faut tout de même réaliser, que hormis les exemples du catholicisme et de l'Islam, sous doute pour ce dernier plus théorique que pratique, peu de religions peuvent être analysées comme ayant des objectifs géopolitiques. Quid du judaïsme, profondément divisé à vrai dire, sur la politique d'Israël, quid des religions non monothéistes, tels le bouddhisme, l'hindouisme... En fait, s'il existe des politiques de conversion, elles relèvent de conceptions largement déterritorialisées, les aires culturelles ayant plutôt tendance à se chevaucher sur les différents continents, et ceci de plus en plus, au gré de l'augmentation des flux migratoires. S'il existe des tactiques d'instrumentalisation d'État au service de religions, la géopolitique relève encore largement du domaine des conflits interétatiques. On peut d'ailleurs se poser la question si les formations étatiques n'interfèrent souvent avec les intentions religieuses proclamées. Du coup, l'étude de l'évolution dans l'espace des religions aurait de moins en moins affaire, dans un monde où les transports et les moyens de communication dépassent les obstacles géographiques, avec une géopolitique... qui est précisément l'analyse des contraintes géographiques sur les évolutions socio-culturels et politiques. Il existe sans doute toutefois encore des prégnances qui seraient alors plutôt des représentations issues d'une longue histoire, prégnances dont serait encore tributaire nombre de dirigeants ou des leaders politiques et religieux.

 

    Ce qui n'empêche pas Aymeric CHAUPRADE de consacrer une partie importante de son ouvrage Géopolitique à la religion. Car dans l'interpénétration du religieux et du politique, l'importance des États et encore plus des Empires dépendent souvent de leur homogénéité culturelle. 

    Ainsi dans l'explication de l'émergence d'une civilisation arabo-islamique, il mentionne des raisons à la fois d'ordre endogène et exogène :

- facteur ethnique : la montée en puissance des Arabes fondée sur l'épuisement de la lutte entre Byzance et les Perses ;

- facteur linguistique : le recul du grec comme langue unificatrice du Moyen-Orient et héritage de la puissance politique romaine ; au début du VIIe siècle, le Moyen-Orient attend une nouvelle langue d'unification politique et économique ;

- facteur religieux : le Moyen-Orient du début du VIIe siècle est profondément divisé du point de vue religieux ; là encore le besoin d'unification religieuse se fait sentir ;

- facteur socio-économique et sa combinaison avec le facteur religieux ; la nouvelle religion doit être pilotée par les bourgeoisies citadines qui contrôlent le système économique du Moyen-Orient - nous voyons le lien entre la cité et l'agriculture et la domination d'un capitalisme de commerce et de rendement du sol, mais non d'entreprise ;

- la combinaison du facteur ethnique et religieux fait de l'Islam la religion des Arabes.

   "Ces facteurs qui déterminent l'émergence de l'Islam sont augmentés au moins par deux facteurs surdéterminants favorisant d'autant mieux l'expansion de l'Islam : le système de conversion de l'Islam et la complicité des Églises orientales dans le développement de la nouvelles religion. Les raisons d'émergence de l'Islam sont ensuite liées au contexte géopolitique global de la Méditerranée. il existe un débat historique sur le maintien de l'unité méditerranéenne jusqu'aux Arabes, débat qui débouche sur la question de la naissance de l'idée de civilisation européenne comme contrecoup à l'expansion de l'Islam vers l'Occident. L'idée d'un bloc européen face à un bloc islamique, qui est celle que l'on retrouve de nos jours sous la forme du choc de civilisations, n'est-elle pas soulignée par l'historien médiéviste Henri Pirenne qui soutient que Charlemagne est le produit de Mahomet". (H. PIERRENE, B. LYON, A. GUILLOU, F. GRABRIELLI, H. STEUR, Mahomet et Charlemagne, Byzance, islam et occident dans le Haut Moyen-Age, Jaca Books, 1986).

 

    Yves LACOSTE, en introduction d'un numéro de la revue Hérodote sur la Géopolitique des religions définit ce que l'on peut entendre par là.

"La géopolitique telle que nous l'entendons étant l'analyse des rivalités de pouvoirs sur des territoires, compte tenu des rapports de force mais aussi des arguments que met en avant chacun des protagonistes de ces conflits, que faut-il entendre par "géopolitique des religions"? Il s'agit principalement de rivalités territoriales entre des forces politiques qui se réclament de façon explicite ou implicite de représentations religieuses plus ou moins différentes. L'analyse géopolitique de phénomènes religieux peut aussi porter sur le dispositif spatial d'un pouvoir religieux ou sur l'organisation religieuse d'une société." Dans ce numéro, il est surtout question de "rivalités territoriales de plus ou moins grande envergure entre des ensembles politiques désignés, à tort et à raison, par des appellations religieuses, chacun d'eux légitimant ses positions ou revendications territoriales, ses craintes ou ses ambitions démographiques, par l'idée qu'il détient la seule vraie religion, la plus valable des civilisations, et qu'il peut tout craindre des fanatiques de la religion rivale. S'il est surtout question aujourd'hui des conflits géopolitiques entre le monde musulman et l'Occident "judéo-chrétien", comme disent les Arabes, c'est-à-dire l'Europe et l'Amérique, il est à noter que les rivalités religieuses se développent aussi en Afrique tropicale, au Nigeria, au Soudan, au fur et à mesure de l'expansion de l'Islam. La population de cet ensemble géopolitique qui s'étend de l'Atlantique au Pacifique est de plus en plus nombreuses - plus de 1 milliard de personnes -, et il recèle les plus riches gisements de pétrole de la planète. Aussi les champions du monde musulman ne craignent-ils pas pour l'avenir la confrontation avec l'Occident, notamment autour de la Méditerranée. Mais à l'Est, à propos du Cachemire, il va leur falloir envisager le risque d'une confrontation brutale avec 1 milliard d'hindous." 

 

     Yves LACOSTE entre ailleurs dans une réflexion sur les "embrouillements géopolitiques des centres de l'Islam", pour comprendre l'entrecroisement - parfois fortement médiatisé - "de proclamations contradictoires en faveur de l'unité et d'intrigues destinées à saper ceux avec qui il faudrait la faire", référence directe à l'antagonisme Iran-Irak. Dans une période où la question palestinienne constitue une des questions-clés du Moyen-Orient, le géopoliticien, après s'être livré à une description de l'état des États et des sociétés du Maghreb et du Machrek, analyse les desseins et les représentations géopolitiques des chefs d'État.

"Ces desseins géopolitiques qui orientent les rapports de forces, compte tenu des péripéties de la conjoncture, se fondent, pour chacun de ces chefs d'État, sur une représentation plus ou moins explicite, faite d'un assemblage d'arguments choisis de façon partisane parmi les cartes établies par les historiens pour des temps plus ou moins anciens. Il s'agit en fait d'arguments de géohistoire, de souvenirs de situations géopolitiques anciennes, bref de raisonnements qui ont pour fonction de justifier les droits d'un État ou d'un futur État sur des territoires et sur tout ou partie de la population qui s'y trouve. Ces représentations géopolitiques fondées sur des évocations relevant de la géohistoire ne sont pas le seul fait des dirigeants d'État qui sont actuellement constitués, elles sont aussi le fait de leaders de certains mouvements politiques qui ont pour but la création d'un nouvel État, en se fondant sur les aspirations d'un certain groupe d'hommes, quitte à susciter de telles aspirations. Mais de tels projets sont plus ou moins contradictoires et la réalisation de l'un a souvent pour effet d'en faire naitre d'autres plus ou moins antagonistes. Il en a été ainsi en Europe autrefois durant plusieurs siècles, mais sur ce continent, l'ère de formation des États-Nations et de leur politique des "nationalités" semble aujourd'hui révolue. Il n'en est pas de même dans certaines parties du tiers monde et c'est particulièrement le cas dans les pays du Mackrek, en raison non seulement de leur diversité culturelle et religieuse, mais aussi en raison des configurations géopolitiques imposées au début du XXe siècle par des puissances étrangères. Ces partages arbitraires ont établi des frontières "artificielles" délimitant des territoires au sein desquels se sont développés certains appareils d'État. Mais leurs chefs n'ont pas oublié des configurations géopolitiques plus anciennes et ils s'y réfèrent pour justifier leurs projets d'expansion. Ceux-ci sont plus ou moins contradictoires avec le dessein d'unification politique de l'ensemble des peuples arabes. Ce fut celui de Nasser. Parmi les desseins géopolitiques dont l'entrecroisement détermine la complexité des situations au Machrek, il faut évidemment évoquer celui qui s'est matérialiser par la création en 1948 de l'État d'Israël et qui oriente les projets de ceux qui sont encore partisans de son expansion. Le projet de Théodore Herzl (1860-1904), le promoteur du sionisme, se réfère typiquement aux évocations les plus anciennes de la géohistoire, aux espaces où nomadisaient il y a trois mille ans les douze tribus dont le judaïsme était devenu la religion. Il pouvait sembler délirant à la fin du XIXe siècle d'espérer regrouper au Proche-Orient des juifs disséminés, depuis des siècles, en Europe centrale et orientale (...), mais c'est ce qui s'est produit au moins pour une notable partie d'entre eux, par l'esprit manoeuvrier autant que visionnaire de dirigeants d'une organisation. Ils ont su tirer parti aussi bien des rapports de forces internationaux, des persécutions et du génocide dont les Juifs ont été victimes en Europe que des contradictions des sociétés arabes au milieu desquelles ils allaient s'établir au proche-Orient. Entreprise de colonisation d'autant plus originale qu'elle  n'émanait pas d'une métropole." S'entrechoquent des visions géopolitiques de divers partis israéliens et notamment ceux d'extrême droite qui sont des partisans du "Grand Israël", l'espace considérable occupé dans l'Antiquité par des populations plus ou moins tributaires des royaumes d'Israël et de Juda. "Face à cette expansion, il faut envisager les représentations politiques des dirigeants arabes et surtout de ceux qui sont les plus directement concernés par le problème des Palestiniens qui ont dû quitter leurs terres en raison des expansions israéliennes, soit en 1948, soit en 1967, soit plus récemment encore sous l'effet d'une politique qui chercher à les faire émigrer."

 

     Jean-Paul CHARNAY présente des "constructions géopolitiques islamiques", dans son Principes de stratégie arabe :

- Distribution de la terre en climats, selon MAS'UDI (896-956) ;

- Puissance des empires, selon IBN HAUQAL, dans un texte de 977, le Visage de la Terre ;

- Puissance des empires, également, selon BOKHARI (810-870), auteur du principal et du plus prestigieux recueil de la Sunna (hadiths) ;

- Naissance, fiscalité et défense des frontières de la terre d'islam , selon ABOU YOUSOF (731-798) et selon MAWERDI (972-1058) ;

- Islamité et arabité aux origines, selon ABOU YOUSOF et selon MAWERDI.

 

 

Yves LACOSTE, Questions de géopolitique, l'Islam, la mer, l'Afrique, La Découverte et Librairie Générale Française, Le livre de poche, biblio essais, 1988 ; Introduction à Géopolitique n°106, 2002/3, Géopolitique des religions. On lira avec intérêt dans ce même numéro l'entretien avec Jean-Luc RACINE sur Le cas de l'inde. Aymeric CHAUPRADE, Géopolitique, Constances et changements dans l'histoire, Ellipses, 2003 ; Aymeric CHAUPRADE et François THAL, Dictionnaire de Géopolitique, Ellipses, 1999. Jean-Paul CHARNAY, Principes de stratégie arabe, L'Herne, 2003.

 

STRATEGUS

 

Relu le 16 octobre 2020

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28 septembre 2010 2 28 /09 /septembre /2010 07:11

  Halford John MACKINDER est un géographe britannique généralement considéré comme le père fondateur de la géopolitique. Comme beaucoup de géographes de son époque, c'est également un explorateur (il accomplit en 1899 la première ascension du mont Kenya).

 

Homme politique et de relations publiques, développeur de la géographie comme discipline

   Halford John MACKINDER, fils de médecin, entre en 1880 à la Christ Church d'Oxford où il étudie les sciences naturelles et plus particulièrement la biologie? Après un brillant parcours, il devient président de l'Oxford Union. Après avoir quitté Oxford, il s'inscrit à l'Inner Temple, l'une des principales facultés de droit de Londres, et obtient un diplôme d'avocat en 1886. En tant que conférencier pour l'Oxford Extension Movement - une institution créée pour dispenser un enseignement aux personnes ne pouvant suivre, faite de moyens financiers, les cours à l'université -, il voyage à travers toute l'Angleterre, en particulier auprès des ouvriers du nord du pays, exposant ce qu'il appelle la "nouvelle géographie". Ses idées particulièrement originales et argumentées, qui font de la géographie un pont entre les sciences naturelles et les humanités, attirent l'attention. Son Britain and the Britain Sea (1902, réédité en 1930), écrit avec style et conviction, fait date dans l'histoire de la littérature scientifique.

  A cette époque, des membres de la Société royale de géographie s'efforcent de promouvoir la géographie au rang de discipline universitaire et de lui ménager une place adéquate dans le système éducatif anglais. Informés du succès remporté par MACKINDER, ils l'invitent à venir exposer ses thèses. Il relève le défi, exposant d'une façon très persuasive ce qu'il entende par "le but et les méthodes de la géographie". En 1887, il devient chergé d'enseignement de géographie à Oxford, le premier poste attribué à cette discipline dans une université britannique. Quand en 1899, la société royale de géographie et l'université créent le Collège de géographie d'Oxford, il en prend naturellement la direction. La même année, il organise et conduit une expédition en Afrique de l'Est au cours de laquelle il devient le premier à réussier l'ascension du mont Kenya. Selon lui, l'esprit du temps exige que la géographe soit à la fois "un explorateur et un aventurier".

    MACKINDER, qui intervient aussi à Reading et à Londres, reste à Oxford jusqu'en 1904. A cette date, il est nommé directeur de la nouvelle faculté d'économie et de science politique de l'université de Londres. Là, pendant quatre ans, il se consacre à des tâches administratives. C'est notamment grâce à lui que le centre universitaire est installé à Bloomsbury, au coeur de Londres, et non à la périphérie de la ville. Tout en continuant à enseigner la géographie économique pendant 18 ans, il démissionne de son poste de directeur et entame la troisième partie de sa carrière. Membre du Parti unioniste (conservateur), il entre au Parlement en 1910 en tant qu'élu de la cicrocnscription de Camlachie à Glasgow. Partisan convaincu de l'idée impériale, il compte parmi ses intimes le politicien L. S. AMERY et l'administrateur impérial Lord MINER. Au Parlement, MACKINDER n'a guère d'influence. S'il conserve son siège lors des élections de 1918, après avoir qualifié son adversaire de "défenseur zélé des bolcheviks" (sans nuances...), il est battu en 1922.

   Étudiant les conditions nécessaires au règlement d'une paix durable pendant la Première Guerre mondiale, il affine une théorie géopolitique qu'il avait déjà exprimé devant la Société royale de géographie en 1904 dans une conférence intitulée "Le Pivot géographique de l'histoire". Il y soutenait que l'Asie et l'Europe de l'Est (heartland) étaient devenues le centre stratégique du monde, résultat du déclin relatif de la mer comme lieu de pouvoir par rapport à la terre, et du développement industriel et économique du Sud sibérien. Il expose cette thèse dans un bref ouvrage (Democratic Ideals and Reality) publié au début de l'année 1919, pendant que se tient la conférence de la paix à Paris. Selon lui, la Grande-Bretagne et les États-Unis se doivent de préserver l'équilibre entre les puissances en compétition pour le contrôle du heartland. Il propose ainsi la création d'une série d'États indépendants entre l'Allemagne et la Russie. Cet ouvrage contient également des considérations qui devaient se révéler prémonitoires sur la notion d'un monde unique, sur le besoin d'organisations régionales regroupant les puissances mineures et sur le fait que le chaos au sein d'une Allemagne vaincue conduirait inévitablement à la dictature. Ce livre passe presque inaperçu en Angleterre, moins aux États-Unis. Il a cependant une conséquence inattendue : le concept de heartland est employé par le géopoliticien allemand Karl HAUSHOFER pour justifier son grand projet de contrôle du monde. Pendant la Seconde guerre mondiale, certains se crurent en droit d'accuser MACKINDER d'avoir inspiré HITLER à travers HAUSHOFER. Des études plus objectives ont démontré l'absurdité (et le simplisme) d'un tel grief, et la théorie de MACKINDER a été reconnue comme particulièrement stimulante pour comprendre la stratégie au niveau mondial. Ayant retenu les leçons de la Grande Guerre, MACKINDER souhaite dès 1924 la création d'une communauté atlantique, qui devient une réalité après la Seconde guerre mondiale avec la naissance de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN). Il est en effet persuadé que le pouvoir de l'Eurasie pouvait être compensé par celui de l'Europe et de l'Amérique du Nord, lesquelles constituent à plus d'un titre une "communauté de nations unies".

   En 1919, MACKINDER, en tant que haut-commissaire anglais, se rend dans le sud de la Russie pour tenter d'unifier les troupes de l'armée blanch. Il est anobli à son retour, l'année suivante. Sa carrière universitaire achevée en 1923, il prend la présidence du Comité impérial économique, qu'il exerce de 1926 à 1931. Il est également nommé conseiller privée (charge honorifique) en 1926. (Gerard Roe CRONE)

   Halford John MACKINDER est un authentique représentant de l'impérialisme britannique, dans sa facette conservatrice, souvent teintée de racisme.

 

Une oeuvre féconde...

         L'amiral britannique enseignant la géographie développe une pensée géopolitique conforme aux inquiétudes anglaises. Depuis très longtemps, au moins depuis la stabilisation de la monarchie anglaise par rapport à la monarchie française, au sortir de la guerre de Cent ans, la Grande-Bretagne maintient une politique dite d'équilibre des puissances sur le continent européen afin de sauvegarder ses propres capacités d'extension impériales. Promoteur de l'enseignement de la géographie dans son pays, il est considéré comme l'un des principaux fondateurs de la géopolitique opérationnelle. Il considère la planète comme une totalité sur laquelle se distinguent une "île mondiale", le Heartland, des îles périphériques, au sein d'un "océan mondial". Pour dominer le monde, il faut essentiellement tenir ce Heartland, principalement la plaine s'étendant de l'Europe centrale à la Sibérie occidentale, qui rayonne sur la Méditerranée, le Moyen-Orient, l'Asie du Sud et la Chine. 

    Halford John MACKINDER expose sa thèse centrale dans un article du Geographical Journal de 1904, Le pivot géographique de l'histoire. Dans Democratics Ideas and Reality de 1919, il s'inscrit dans la lignée initiée par Theodore ROOSEVELT, par opposition aux idéaux de WILSON. C'est surtout dans The Round World and the Winnig of the Peace, de 1943, qu'il revient sur sa thèse centrale, en la complétant sur la base de l'expérience de la première guerre mondiale et du milieu de la deuxième. 

 

       Dans The Geographical Pivot of History, publié en 1904, il définit ce heartland (l'Allemagne) menaçant pour la puissance maritime (la Grande-Bretagne).

"Lorsque l'on considère cet examen rapide des courants généraux de l'histoire, une certaine permanence des liens géographiques ne devient-elle pas évidente? N'est-elle pas la région-pivot de la politique mondiale, cette vaste zone euroasiatique inaccessible aux navires, qui dans l'Antiquité était ouverte aux cavaliers nomades et qui, aujourd'hui, est en voie de se couvrir d'un réseau ferroviaire? Là ont été et sont les conditions d'une puissance économique et militaire mobile d'un caractère considérable bien que limité. La Russie remplace l'Empire mongol. La pression qu'elle exerce sur la Finlande, la Scandinavie, la Pologne, la Turquie, la Perse, l'Inde et la Chine, remplace les raids centrifuges des hommes de la steppe. Elle occupe dans l'ensemble du monde la position stratégique centrale qu'occupe l'Allemagne en Europe. Elle peut frapper dans toutes les  directions et être frappée de tous les côtés, sauf du nord. Le développement complet de sa mobilité ferroviaire n'est qu'une question de temps. (...) Le bouleversement de l'équilibre des puissances  en faveur de l'État-pivot, avec pour résultat son expansion sur les terres marginales de l'Eurasie, permettrait l'utilisation de vastes ressources continentales pour la construction navale, et l'empire du monde serait alors en vue. Cela serait possible si l'Allemagne s'alliait à la Russie." "En conclusion, il peut être opportun de souligner le fait que la substitution de quelque prédominance nouvelle dans la zone continentale à celle de la Russie ne tendrait pas à réduire l'importance politique de la position-pivot. Les Chinois, par exemple, organisés par les Japonais, en viendraient-ils à renverser l'empire russe et à s'emparer de son territoire, ils pourraient alors représenter le péril jaune pour la liberté du monde, ne serait-ce que parce qu'ils ajouteraient une façade maritime aux ressources du grand continent, avantage jusqu'ici refusé à l'occupant russe de la région-pivot."

 

         Dans The Round World and the Winning of Peace de 1943, l'amiral britannique affine sa perception géopolitique. Avec ce qu'il appelle la "première grande crise de notre révolution mondiale", il revient sur les contours du Heartland (pour lui la partie nord et l'intérieur de l'Eurasie), en justifiant les limites géographiques qu'il lui donne, et pense que ce Heartland "offre une base physique suffisante à la pensée stratégique" et prévient qu'on s'égarerait en simplifiant artificiellement la géographie, se démarquant en cela d'une géopolitique ratzélienne trop ancrée dans les déterminismes géographiques.

"Pour notre présent propos, il est assez exact de dire que le territoire de l'URSS équivaut au Heartland, sauf dans une direction. Afin de délimiter cette exception - d'une étendue considérable -, traçons une ligne d'environ 9 000 kilomètres allant, vers l'Ouest, du détroit de Béring à la Roumanie. A 5 000 kilomètres du détroit du Béring, celle ligne coupe le fleuve Iénissï qui, des frontières de la Mongolie, va vers le nord jusqu'à l'océan arctique. A l'Est du Iénisseï, on trouve un pays généralement accidenté de montagnes, de plateaux et de vallées presque entièrement couvert de forêts de conifères ; je l'appelerai Lenaland, du nom de son trait le plus caractéristique, la présence du fleuve Lena. la Russie du Lenaland s'étend sur environ neuf millions de kilomètres carrés, mais sa population n'excède pas six millions d'individus (...). A l'Ouest du Inisséï se trouve ce que j'appelerai la Russie du Heartland, une plaine s'étendant sur plus de 6 000 kilomètres du nord au sud et 6 000 kilomètres d'est en ouest. Sa superficie est de 10 millions de km2 et sa population, qui dépasse 170 millions, s'accroît au rythme de 3 millions par an. La façon la plus simple et probablement la plus efficace de présenter les valeurs stratégiques du Heartland russe est de les comparer à celles de la France. Dans le cas de ce dernier pays, cependant, l'arrière-plan historique à considérer doit être la Première Guerre mondiale, alors que c'est la Seconde dans le cas de la Russie." "Tout bien considéré, la conclusion s'impose : si l'Union Soviétique sort de cette guerre en conquérant l'Allemagne, elle se classera comme la première puissance terrestre du globe. Elle sera en outre celle dont la position défensive est la plus forte. Le Heartland est la plus grande forteresse naturelle du monde. Pour la première fois de l'histoire, cette forteresse a une garnison suffisante à la fois en effectifs et en qualité."

 

      Aymeric CHAUPRADE et François THUAL estiment que plutôt que géopolitique, la pensée de Halford John MACKINDER doit être considérée comme géohistorique, car il donne à son Heartland des changements qui tiennent compte de l'histoire et de leurs grandes découvertes.

"Mais en même temps, alors même qu'elle installe la compréhension des dynamiques géopolitiques dans la ligne droite des mutations de l'Histoire, elle fait abstraction de l'histoire des États eux-mêmes. Ainsi l'idée centrale de Heartland, si l'on admet la puissance gigantesque qu'elle impliquerait, porte à s'interroger sur la possibilité même de son existence. Y-a-il eu, en effet, un seul moment de l'Histoire durant lequel, les géopolitiques de l'Allemagne et de la Russie ont pu durablement - c'est-à-dire plus durablement que l'éphémère pacte germano-soviétique de 1941 - converger jusqu'à permettre la formation cohérente d'une immensité terrestre, dont on peut imaginer qu'elle n'aurait pu alors être autre chose qu'un empire allemand dominant le slavisme, ou qu'un empire slave dominant le germanisme, et s'avérer être qu'un épiphénomène dans le temps?" La question mérite bien entendu d'être posée, mais n'oublions pas qu'il s'agit-là de géopolitique opérationnelle qui tend à empêcher par tous les moyens, précisément, qu'une telle puissance devienne effective. Halford John MACKINDER veut indiquer les dangers possibles pour la Grande Bretagne.  Les deux auteurs poursuivent : "Mackinder eut raison durant le contexte bipolaire : il y avait alors un pivot, le bloc soviétique encerclé par des nations maritimes - États-Unis, Grande-Bretagne - s'appuyant sur les coastlands - France - dans le cadre d'une alliance atlantique destinée à endiguer - doctrine du containment - le Heartland communiste. L'existence de ce pivot russe étendant son influence dans sa périphérie Ouest fut rendue possible par la coupure géopolitique de l"Allemagne." Ils concluent que "la théorie du Heartland stimule sans conteste la réflexion géopolitique ; mais en postulant que l'ensemble des phénomènes géopolitiques résulte d'un seul épicentre moteur, et faisant, du même coup, fi des géopolitiques propres aux États eux-mêmes, la pensée de Mackinder présente le risque de construction aussi fantasmatiques que l'Eurasie, parce que n'ayant aucune réalité ni historique, ni géographique."

 

      La pensée de Harold John MACKINDER stimule nombre de réflexions géopolitiques, effectivement, et notamment celle du journaliste Nicholas John SPYKMAN (1893-1943). Celui-ci théorise la doctrine américaine de l'endiguement - containment - appliquée par les États-Unis au début de la Guerre froide (Géographie et politique étrangère, in American Political Science Review, 1938 ; Objectifs géographiques dans la politique étrangère, in Political Science Review, 1938, America's strategy in World Politics, 1942 ; The geography of space, 1944).

Cette filiation n'est pour Aymeric CHAUPRADE, toutefois que partiellement fondée : "la géopolitique de Spykman est essentiellement centrée sur le comportement extérieur des Etats. Elle se veut critique de la pensée d'HAUSHOFER, trop marquée par le déterminisme, et de MACKINDER, à laquelle elle conteste la centralité du Heartland comme coeur des dynamiques géopolitiques." Critiquant cette théorie en s'appuyant sur l'histoire des deux guerres mondiales (il ne s'est pas réalisé...), sa démarche est toutefois proche de celle de l'amiral britannique : elle s'attache à comprendre la géopolitique en donnant à celle-ci une centralité, mais la zone-pivot est pour lui le Rimland. Soit la région intermédiaire entre le Heartland et les mers riveraines. C'est dans cette zone du Rimland que se jouerait le vrai rapport de forces entre la puissance continentale et la puissance maritime.

 

Halford John MACKINDER, The geographical pivot of history, The Geographical journal, 1904 ; Democratic Ideals and Reality, Holt, 1919 ; The Round World and the Winnig of the peace, Foreign Allairs, 1943. Dans Anthologie mondiale de la stratégie sont traduites The geographical pivot of History  et The Round World and the Winning of Peace (Traductions de Catherine Ter Sarkissian), Sous la direction de Gérard CHALIAND, Anthologie mondiale de la stratégie, Robert Laffont, collection Bouquins, 1990.

Aymeric CHAUPRADE, Géopolitique,  Constantes et changements dans l'histoire, Ellipses, 2003. Aymeric CHAUPRADE et François THUAL, Dictionnaire de géopolitique, Etats, Concepts, Auteurs, Ellipses, 1999. Gerard Roe CRONE, dans Encyclopedia Universalis, 2014.

 

Relu et complété le 17 février 2020

 

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23 septembre 2010 4 23 /09 /septembre /2010 15:51

 Le géographe français Paul Marie Joseph Vidal de LA BLACHE est, à la fin du XIXe siècle, avec son disciple Lucien GALLOIS, le fondateur d'une géopolitique française, notamment à travers le rayonnement des Annales de géographie.

 

Un historien devenu géographe, apôtre de l'enseignement universitaire et scolaire

   Très brillant élève du lycée Charlemagne, il entre en 1863 à l'école normale supérieure (à l'âge de 18 ans) où il est reç premier en 1866 à l'agrégation d'histoire et de géographie. Nommé à l'École française d'Athènes, il profite de cette affectation pour voyager dans le bassin méditerranéen, en Italie, en Palestine, en Égypte... De retour en France, il enseigne notamment à Angers. Juste après la Commune, il présente sa thèse en 1872 en Sorbonne, puis la publie sous le titre Hérode Atticus. Étude critique sur sa vie. Cette thèse prélude à une réorientation de son parcours vers une discipline universitaire encore secondaire en France, qui connait alors un développement considérable, la géographie.

   Après la défaite dans la guerre contre la Prusse, un mouvement s'élève en France pour développer l'étude et l'enseignement de la géographie à l'université et dans le système scolaire. Très peu défendue au XIXe siècle, la géographie est encore balbutiante quand on considère ses succès en Allemagne. Les géographes d'Outre-Rhin, Alexander von HUMBOLDT, RITTER, RATZEL, Von RICHTHOFEN... sont des modèles enviés qui servent d'exemple à la rénovation universitaire de la géographie française, élément de la reconquête scientifique nationale. Quant à Élisée RECLUS, plus vieux de 15 ans et le plus célèbre géographe français dans la seconde moitié du XIXe siècle, il est alors à bien des égards l'antithèse de Vidal de LA BLACHE : comme anarchiste, il se place délibérément en dehors de toute institution universitaire (en revanche, il est lelbre de nombreuses sociétés savantes), vit banni (1872-1879) puis expatrié (1879-1890) en Suisse et par la suite en Belgique (1894-1905), préfère s'adresser directement au grand public, ne défend aucune visée nationaliste ni aucun canon disciplinaire et n'a pas l'intention d'être un "maître" faisant "école". Jugé trop jeune de LA BLACHE ne devient professeur qu'en 1875, titulaire d'une chaire de géographie "débarrassée" à sa demande, de son association traditionnelle avec l'Histoire. C'est progressivement qu'il devient "incontournable" au sein de cette discipline. Maitre de conférences puis sous-directeur de l'École Normale Supérieure de la rue d'Ulm (1877-1878), professeur à la Sorbonne (1898-1909), maître direct de nombreux historiens et géographes normaliens, éditeur de matériel scolaire, il publie tout au long de sa vie de nombreux écrits - ouvrages ou articles - qui constituent autant de références pour les chercheurs, y compris aujourd'hui.

   Surtout, en 1891, VIDAL fonde, avec Marcel DUBOIS et Lucien GALLOIS, la revue Annales de géographie. En 1894; il publie le monumental Atlas d'histoire et de géographie, un des premiers ouvrages constitués essentiellement de cartes accompagnées de courts commentaires synthétiques. Il présente ensuite le célèbre Tableau de la géographie de la France en 1903. Celui qui sert d'introduction à l'Histoire de France de LAVISSE, volume qui a un grand retentissement dans l'opinion publique. Il se sépare en 1895 de son élève Marcel DUBOIS, partisan de la géographie coloniale et adversaire d'une géographie régionale trop naturaliste selon lui. Dès lors la communauté des géographes est traversée par la rivalité de LA BLACHE/DUBOIS, ce dernier, antidreyfusard, attirant nombre d'entre eux tandis que l'attachement à de LA BLANCHE est un facteur d'unité au sein de la profession.

     Le géographe français, historien de formation, écrit en 1917 ce qui est considéré comme le premier ouvrage de géopolitique en France (La France de l'Est), marque surtout encore les mentalités dans l'hexagone par sa contribution aux idées de France aux frontières naturelles. Nationaliste convaincu, ardeur partisan du retour de l'Alsace et de la Lorraine dans le giron français, il fonde l'École française de géographie. Il développe en France, par son influence immense dans l'enseignement (c'est l'éditeur des fameuses cartes murales affichées dans toutes les écoles) et dans les milieux universitaires, la géographie telle qu'on la conçoit dans notre pays jusqu'à la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Paul Vidal de LA BLACHE fonde avec Lucien GALLOIS, les Annales de géographie en 1891. Il présente un célèbre Tableau de la géographie de la France en 1903, qui sert d'introduction à l'Histoire de France de LAVISSE, et établit dès 1910 le plan de la Géographie universelle publiée après sa mort durant plus de 20 ans (1927-1948).

 

Une oeuvre prégnante

          C'est tout à fait de manière symétrique à l'oeuvre de RATZEL et de Karl HAUSHOFER, qu'il inscrit sa réflexion qui aboutit à La France de l'Est en 1917. La géopolitique français à ses débuts prend donc une orientation non seulement bien entendu antagoniste au nationalisme allemand, mais également inverse dans la conception des relations entre la géographie et la société. Il tente de bâtir une géographie aux contours humains et éloignée des seuls déterminismes physiques. Lucien FEBVRE, dans La Terre et l'Evolution humaine de 1922 qualifie son approche de possibilisme, un même élément naturel (fleuve, mer, montagne) recélant des potentialités d'obstacles et d'échanges qui peuvent être exploitées par les sociétés humaines de manières très différentes. Alors que la tradition allemande exploite facilement le thème de l'espace vital, reliefs géographiques à l'appui, la tradition française souligne la fluidité de ceux-ci.

La conception de Paul Vidal de LA BLACHE est tellement prégnante dans la société française que cela retarde la prise en compte en France de la géopolitique proprement dite, telle qu'elle se développe en Allemagne, en Grande Bretagne et aux États-unis. C'est surtout une cartographie de détail que son oeuvre favorise, et d'ailleurs le Service géographique des armées fait appel à lui pour préparer l'action de géographes comme Emmanuel de  MARTONNE à la future Conférence de paix qui doit dessiner la nouvelle carte de l'Europe politique.

 

            Aymeric CHAUPRADE et François THUAL soulignent une autre tradition "issue de la géographie française, la propension à la micro-géographie, la tendance à définir des unités minimales géographiques, la région, le pays, une petite patrie aux horizons multiformes, où le paysage monotone encadre en tous ses recoins des oeuvres humaines similaires". Ces sortes de cellules de civilisation, que Paul Vidal de LA BLACHE appelle les "genres de vie". Cette conception apparait bien dans une contribution publiée en 1902 dans la revue Annales de géographie. Dans Les conditions géographiques des faits sociaux, l'auteur cite différents climats, différentes végétations, en Europe ou en Asie qui influent sur la forme des sociétés qui y vivent. Si le lien est plus délicat à saisir dans les sociétés industrialisées d'Europe, il insiste sur les formes prises par des sociétés rurales fortement dépendantes des conditions du relief.

Un des reproches qui lui est d'ailleurs fait est d'éviter souvent de discuter des effets de l'industrialisation sur les sociétés humaines, ayant tendance à mettre surtout en valeur les permanences des paysages qui forgent jusqu'aux caractères des habitants, qui fixent les styles de vie, plutôt que les bouleversements opérés par l'activité intense des hommes sur précisément ces paysages.

Selon les deux auteurs du Dictionnaire de géopolitique, "cette tendance atomistique que l'on retrouvera chez certains refondateurs, Yves LACOSTE en particulier, tend à surestimer la réalité géopolitique des régions au détriment des nations et des espaces plus vastes - ces derniers intéressant au contraire les Geoplitiker allemands." Il est frappant de constater toujours selon eux que, "tandis que les écoles de géopolitique allemande et américaine souligneront l'essor des panismes (...) voués à étirer l'espace - conception continentale, voire impériale -, les géographes français de la première moitié du XXe siècle, si républicains furent-ils, construisirent une géopolitique des féodalités ; à cet égard, la centralité du concept d'aménagement de l'espace dans la réflexion lacostienne marquera un certain retour à la géographie des "genres de vie" de Vidal de La Blache."

 

       Contrairement à d'autres géographes, notamment allemands, de LA BLACHE, conscient du relatif et du contingent, ne généralise pas. il laisse davantage des modèles d'analyse et de description, difficilement imitables en raison de ses qualités remarquables d'écrivain, que des théories. Le livre de l'historien Lucien FEBVRE, La Terre et l'évolution humaine, conçu avant la Première Guerre mondiale, mais publié seulement en 1922, dresse un excellent bilan de cette géographie moderne parvenue à maturité à travers des tendances diverses : ridiculisant le déterminisme rigide de certains géographes anglo-saxons, il crédite Vidal de LA BLACHE d'une doctrine "possibiliste".

 

Paul Vidal de LA BLACHE, La terre, géographique physique et économique, Delagrave, 1883 ; Etats et Nations de l'Europe autour de la France, Delagrave, 1889 ; Atlas général Vidal de La Blache, Histoire et Géographie, Armand Colin, 1894 ; Tableau de la géographie de la France, Hachette, 1903 ; La France de l'Est, Armand Colin, 1917. A noter que le site de l'UQAC continue la reproduction électronique des oeuvres du géographe. 

Sous la direction de Paul CLAVAL et de André-Louis SANGUIN, la Géographie française à l'époque classique (1918-1968), L'Harmattan, 1996. Aymeric CHAUPRADE et François THUAL, Dictionnaire de géopolitique, Ellipses, 1999.

 

Complété le 20 février 2020

 

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