Cet ouvrage qui veut couvrir les réalités de l'armée et de la guerre romaines de 58 avant J-C. à 235, fait surtout le point des études à ce jour concernant ce vaste domaine.
Il le fait en examinant tour à tour, dans des détails parfois inédits, les dimensions, les fonctions, les compositions des armées, les tactiques - où la construction des camps prend une grande importance -, les stratégies et les buts politiques et économiques de la guerre menée par l'Empire romain contre des adversaires divers et variés. Yann Le BOHEC, professeur émérite à l'université de Sorbonne, donne la synthèse de quarante années de recherches sur l'armée romaine : il met en évidence ses forces et ses faiblesses, et il le fait surtout en regard de caractéristiques des différents ennemis, parfois négligées par les historiens. Prenant appui sur les études stratégiques de Clausewitz à Mao Tse Toung, il analyse ce que les Romains savaient faire : de la tactique et de la stratégie. Il nous fait mieux comprendre ce qu'était la guerre antique et comment l'Empire, malgré toutes ses tares, pouvait se maintenir pendant ces longs siècles. Le développement de l'archéologie, certaines belles découvertes, l'ampleur des études réalisées sur des aspects partiels, tout cela favorise une grande synthèse sur la guerre romaine.
Si peu de textes nous sont parvenus sur la tactique et la stratégie romaines, en tant que telles, il ne faudrait pas, comme le fait un peu vite peut-être notre auteur, en conclure que les Romains n'ait rien écrit d'élaborer sur le sujet : tant de destructions pendant le déclin de l'Empire, sans compter celles systématiquement organisées pour réduire à néant le paganisme (je pointe les groupes chrétiens fanatiques), même sans compter l'usure "naturelle" des supports de l'information écrite, ont fait disparaitre une grande partie de la littérature gréco-romaine! Toutefois, le grand mérite de l'auteur est, à partir de ce qui nous reste, de dresser un tableau convainquant des usages tactiques et des pratiques stratégiques, qui se retrouvent inchangées pendant de longues décennies, pour s'adapter ensuite le long des siècles aux alés sociaux, économiques et politiques (sans compter les catastrophes naturelles et les épidémies...).
Dans des chapitres dynamiques et pourtant aux données très détaillées, sont examinés successivement l'armée comme institution, l'environnement de la guerre (entendre les causes, les mentalités, le droit, les philosophies...), les conditions du combat (notamment l'exercice, la discipline, le train qui accompagne l'armée, le service de santé...), la tactique et la stratégie. Dans un épilogue, il énonce globalement, avec autant de précisions, la force et les faiblesses de l'armée romaine et son... décès. Des très riches notes accompagnent le texte et on pourrait écrire à l'intention de tout étudiant, avant même de consulter les manuels consacrés in fine, le conseil de lire le livre, ne serait-ce que pour repérer les références indispensables à l'étude de la guerre romaine...
Pour chaque aspect, il se réfère directement aux sources de l'information que nous possédons, notamment les écrits épars consacrés à la guerre chez de nombreux auteurs antiques. Pour se garder de tout anachronisme, Yann Le BOHEC explicite toujours d'où il parle (des concepts modernes ne peuvent pas s'appliquer parfois au cas romain), comme on en vient à questionner les théories et pratiques impériales pour répondre en s'appuyant sur ce que l'on sait réellement, et cela suivant la trame historique elle-même pour chaque aspect. Ainsi, l'évolution de la marine, domaine souvent négligé par les auteurs contemporains, à travers les pratiques des différents empereurs, suivant l'ordre chronologique des règnes. Il énonce par le menu les forces et les faiblesses du commandement impérial lui-même.
L'auteur insiste souvent sur l'importance aux yeux des citoyens romains de la pax romania, la guerre étant régie par un droit et des pratiques cérémonielles strictes. Une fois la guerre déclarée, les troupes romaines se révèlent cruelles, mais pas plus finalement, sauf pour l'échelle de certains massacres et destructions, que l'ensemble des pratiques des peuples de l'Antiquité. Si les vaincus sont soumis ainsi, c'est aussi parce que la propriété du vaincu est partagée entre la légion et Rome, les centurions et les légionnaires, suivant des règles strictes et sans concessions, l'esclavagisme romain étant une des bases de l'économie et... de leur style de vie. Les nombreuses guerres civiles, faites de désertions parfois massives et de soldats passés à l'ennemi extérieur, forment un des éléments principaux de la diffusion des techniques de combat. Une des conclusions de l'auteur est que si les "barbares" ont finalement eu raison de l'empire romain, outre les facteurs internes de sa décadence, c'est qu'ils ont fini par se battre sur le terrain "à la romaine"! Effet de ces multiples défections et de la présence d'auxiliaires barbares au sein de l'armée, la tactique romaine s'est diffusée à l'ensemble du "monde connu". Les principales forces de l'armée romaine (sa masse, sa discipline, la disposition des troupes, la dimension, la disposition et la protection des camps, et pour finir sa tactique) ne jouait plus vers la fin... Mais l'auteur indique bien que l'ensemble des qualités de l'armée romaine ne fut pas perdu à la dernière chute de Rome au Ve siècle, l'Empire Romain d'Orient perdura bien plus longtemps...
Yann LE BOHEC, La guerre romaine, Collection L'art de la guerre, Éditions Tallandier, 2014, 449 pages.
Relu le 4 mars 2022