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9 janvier 2016 6 09 /01 /janvier /2016 10:39

     Cet ouvrage qui veut couvrir les réalités de l'armée et de la guerre romaines de 58 avant J-C. à 235, fait surtout le point des études à ce jour concernant ce vaste domaine.

Il le fait en examinant tour à tour, dans des détails parfois inédits, les dimensions, les fonctions, les compositions des armées, les tactiques - où la construction des camps prend une grande importance -, les stratégies et les buts politiques et économiques de la guerre menée par l'Empire romain contre des adversaires divers et variés. Yann Le BOHEC, professeur émérite à l'université de Sorbonne, donne la synthèse de quarante années de recherches sur l'armée romaine : il met en évidence ses forces et ses faiblesses, et il le fait surtout en regard de caractéristiques des différents ennemis, parfois négligées par les historiens. Prenant appui sur les études stratégiques de Clausewitz à Mao Tse Toung, il analyse ce que les Romains savaient faire : de la tactique et de la stratégie. Il nous fait mieux comprendre ce qu'était la guerre antique et comment l'Empire, malgré toutes ses tares, pouvait se maintenir pendant ces longs siècles. Le développement de l'archéologie, certaines belles découvertes, l'ampleur des études réalisées sur des aspects partiels, tout cela favorise une grande synthèse sur la guerre romaine.

Si peu de textes nous sont parvenus sur la tactique et la stratégie romaines, en tant que telles, il ne faudrait pas, comme le fait un peu vite peut-être notre auteur, en conclure que les Romains n'ait rien écrit d'élaborer sur le sujet : tant de destructions pendant le déclin de l'Empire, sans compter celles systématiquement organisées pour réduire à néant le paganisme (je pointe les groupes chrétiens fanatiques), même sans compter l'usure "naturelle" des supports de l'information écrite, ont fait disparaitre une grande partie de la littérature gréco-romaine! Toutefois, le grand mérite de l'auteur est, à partir de ce qui nous reste, de dresser un tableau convainquant des usages tactiques et des pratiques stratégiques, qui se retrouvent inchangées pendant de longues décennies, pour s'adapter ensuite le long des siècles aux alés sociaux, économiques et politiques (sans compter les catastrophes naturelles et les épidémies...). 

 

      Dans des chapitres dynamiques et pourtant aux données très détaillées, sont examinés successivement l'armée comme institution, l'environnement de la guerre (entendre les causes, les mentalités, le droit, les philosophies...), les conditions du combat (notamment l'exercice, la discipline, le train qui accompagne l'armée, le service de santé...), la tactique et la stratégie. Dans un épilogue, il énonce globalement, avec autant de précisions, la force et les faiblesses de l'armée romaine et son... décès. Des très riches notes accompagnent le texte et on pourrait écrire à l'intention de tout étudiant, avant même de consulter les manuels consacrés in fine, le conseil de lire le livre, ne serait-ce que pour repérer les références indispensables à l'étude de la guerre romaine...

Pour chaque aspect, il se réfère directement aux sources de l'information que nous possédons, notamment les écrits épars consacrés à la guerre chez de nombreux auteurs antiques. Pour se garder de tout anachronisme, Yann Le BOHEC explicite toujours d'où il parle (des concepts modernes ne peuvent pas s'appliquer parfois au cas romain), comme on en vient à questionner les théories et pratiques impériales pour répondre en s'appuyant sur ce que l'on sait réellement, et cela suivant la trame historique elle-même pour chaque aspect. Ainsi, l'évolution de la marine, domaine souvent négligé par les auteurs contemporains, à travers les pratiques des différents empereurs, suivant l'ordre chronologique des règnes. Il énonce par le menu les forces et les faiblesses du commandement impérial lui-même.

     L'auteur insiste souvent sur l'importance aux yeux des citoyens romains de la pax romania, la guerre étant régie par un droit et des pratiques cérémonielles strictes. Une fois la guerre déclarée, les troupes romaines se révèlent cruelles, mais pas plus finalement, sauf pour l'échelle de certains massacres et destructions, que l'ensemble des pratiques des peuples de l'Antiquité. Si les vaincus sont soumis ainsi, c'est aussi parce que la propriété du vaincu est partagée entre la légion et Rome, les centurions et les légionnaires, suivant des règles strictes et sans concessions, l'esclavagisme romain étant une des bases de l'économie et... de leur style de vie. Les nombreuses guerres civiles, faites de désertions parfois massives et de soldats passés à l'ennemi extérieur, forment un des éléments principaux de la diffusion des techniques de combat. Une des conclusions de l'auteur est que si les "barbares" ont finalement eu raison de l'empire romain, outre les facteurs internes de sa décadence, c'est qu'ils ont fini par se battre sur le terrain "à la romaine"! Effet de ces multiples défections et de la présence d'auxiliaires barbares au sein de l'armée, la tactique romaine s'est diffusée à l'ensemble du "monde connu". Les principales forces de l'armée romaine (sa masse, sa discipline, la disposition des troupes, la dimension, la disposition et la protection des camps, et pour finir sa tactique) ne jouait plus vers la fin... Mais l'auteur indique bien que l'ensemble des qualités de l'armée romaine ne fut pas perdu à la dernière chute de Rome au Ve siècle, l'Empire Romain d'Orient perdura bien plus longtemps... 

 

Yann LE BOHEC, La guerre romaine, Collection L'art de la guerre, Éditions Tallandier, 2014, 449 pages.

 

Relu le 4 mars 2022

 

 

 

 

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9 décembre 2015 3 09 /12 /décembre /2015 12:41

     Comme de nombreux autres ouvrages du journaliste Pierre PÉAN, celui-ci provoque plus de réactions et de polémiques bienvenues qu'il ne constitue une approche réellement globale du conflit qui agite les Balkans, ici au Kosovo, notamment depuis la chute de l'URSS.

Même si le pavé qu'est ce livre (mais pas en petits caractères...) apporte des éléments d'interrogations légitimes quant au soutien apporté par l'Occident à certains régimes sur place, il est surtout intéressant par la problématique, qui n'est pas propre au Kosovo, qu'il soulève. Trop souvent en effet, pour mettre fin à des exactions, les organisations internationales et des États ne sont pas trop regardants sur la nature des forces politiques dont ils s'aident et qu'ils laissent trop souvent ensuite accaparer tout le pouvoir politique. Il y a là toute une expérience que l'ONU notamment capitalise, interventions après interventions, afin, cahin caha, car ce n'est pas un processus continu et toujours progressif, d'élaborer de véritables stratégies de paix, qui tienne en compte de nombreux paramètres économiques, sociaux, ethniques et politiques. 

   La période étudiée couvre de la première guerre de l'OTAN en 1999 au détachement de la Serbie et du Kosovo en 2008. Où en est aujourd'hui le Kosovo "démocratique" et "pluriethnique" soutenu par la Coalition? C'est un véritable droit de suite que veut faire revendiquer l'auteur, car en dépit des proclamations d'autosatisfaction, il estime que la communauté internationale a failli. Il entend démontrer la duplicité de la communauté internationale, États-Unis en tête face aux trafics qui s'y développent. Au centre de ces trafics se trouve les leaders issus des rangs de l'UCK, l'ancien mouvement indépendantiste armé, "hier encore présentés comme les "combattants de la liberté" et aujourd'hui connus pour leurs liens avec le crime organisé. 

  L'auteur ne craint pas le sensationnalisme en débutant par la mise en scène d'un trafic d'organe, à commencer par les opérations chirurgicales d'un médecin, témoin aujourd'hui devant les organisations internationales. Ce qui se présente comme une enquête se centre sur les coulisses de l'entrée en guerre des puissances occidentales, dont la France, sur la guerre elle-même, entachée d'irrégularités juridiques, sur les campagnes d'information (de désinformations) dans les médias, sur l'organisation de la "paix" et les agissements des mafieux et des criminels. C'est sans doute sur le plan de l'analyse de l'information (souvent à sens unique) et sur la description du fonctionnement de ces mafias que l'auteur est le plus convainquant. Convainquant dans l'apport d'informations mais il n'est pas sûr que se le soit dans le tableau global de la situation du Kosovo. Nombreuses de ces informations sont disponibles déjà avant la parution du livre : l'auteur s'est beaucoup inspiré du rapport de Dirk MARTY, adopté par le Conseil de l'Europe en décembre 2010, des mémoires de l'ancien procureur général du Tribunal Permanent Internationale pour le Kosovo (TPIY) Carla del PONTE (La traque. Les criminels de guerre et moi, Héloïse d'Ormesson, 2009) et du rapport de 2003 de la MINUK à Patrick Lopez TERREZ, chef des investigations du TPIY. De larges extraits de ces rapports et mémoires figurent à la fin de son livre. Son enquête de "terrain", menée en 2012 ne semble couvrir pas beaucoup de régions du conflit (des enclaves serbes...) et des critiques (Lucien Pons, http://balkans.courriers.info et Laurent Duhesmes, www.linternaute.com par exemple) mettent ce point en avant pour parler parfois "d'enquête bâclée". L'intérêt de ce livre reste, car hormis le reportage sur Canal+ (5 mars 2012) et quelques autres, très peu d'informations circulent, en Europe notamment, sur la criminalité dans les Balkans ou sur la situation au Kosovo. 

 

      La rédaction journalistique laisse aussi de côté une analyse systématique et sociologique, mais ce n'est pas le propos de Pierre PÉAN. Ce qui importe sans doute, c'est le manque de "suite" dans les interventions dans des zones touchées par des guerres civiles (traduction d'un manque de moyens étatiques et d'organisations inter-étatiques?). Après des campagnes militaires dans l'ensemble plutôt bien menées, mais qui laissent songeur sur le choix des alliés sur place (ici les tendances les plus militarisées de la résistance à l'oppression du peuple kosovar, au détriment d'organisations plus démocratiques et combattantes de longue date), les États semblent ne pas pouvoir mettre en place une reconstruction économiques et sociale qui se passerait du soutien de pouvoirs criminels, ceci nonobstant dans ce cas les efforts de l'envoyé spécial des Nations Unies. 

 

Pierre PÉAN, Kosovo, Une guerre "juste" pour un État mafieux, Fayard, 2013, 500 pages. http:// balkans.courriers, un site Internet que nous recommandons.

 

Relu le 23 février 2022

 

 

 

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21 novembre 2015 6 21 /11 /novembre /2015 09:17

    La globalisation s'impose autant dans les domaines économiques que militaires. Les deux coordinateurs de cet ensemble d'études, produites à l'occasion d'un colloque tenu à Sciences Po Aix les 30-31 mai et 1 juin 2012, estiment que "historiquement, cette densification des réseaux de dépendances s'est caractérisée par l'affirmation des normes, des techniques et des représentations des sociétés dites occidentales. Les analyses de la globalisation se sont cependant surtout attachées à mettre en lumière les facteurs économiques comme éléments structurants de l'expansion occidentale.

Respectivement maitre de conférences HDR Cherpa-Sciences Po Aix et directeur des études à la section moderne et contemporaine à l'École française de Rome, les coordinateurs de ce colloque croisent plusieurs études dans une perspective transdisciplinaires aujourd'hui pour beaucoup la règle dans les études de défense ou plus largement des questions de sécurité.

         Le terme de globalisation a ainsi tendance à désigner, dans certains courants de pensée, non seulement le processus d'intensification des échanges commerciaux et culturels, mais aussi une supposée convergence des formes de gouvernance vers la généralisation des principes démocratiques et la pacification des relations internationales, dans la lignée des théories économiques de Montesquieu ou Adam Smith. Les effets "doux commerce" mondialisé marquerait-ils donc, après les violences des expansions impériales, puis les guerres mondiales et enfin les conflits de décolonisation, la fin ou la transformation des pratiques militaires, désormais réduites à des opérations de maintien de l'ordre. Inversement, le développement des appareils militaires des États au cours des deux siècles précédents a pu être vu comme la conséquence de concurrences économiques accrues, qui nécessitaient un contrôle toujours plus ample des matières premières et des marchés.

Dans les deux cas, ces deux méta-récits ont en commun de placer la focale de l'analyse moins sur les agents de ces transformations que sur l'économie, prise comme un tout doté de sa logique propre. Dès lors, les armées sont souvent étudiées comme de simples instruments au service de cette expansion, à partir de l'étude de la force de frappe et du potentiel technologique, mettant en avant la puissance des armées européennes et nord-américaines sur le long terme. A cela s'est ajouté jusqu'il y a peu en France une approche demeurée très centrée sur les études de défense, avec, par conséquence, un fort cloisonnement national. L'historiographie française n'a que tardivement pris en compte les approches culturelles ou anthropologiques." Pour les auteurs, l'enjeu est de "proposer une relecture de la place et du rôle des forces armées dans le processus de consolidation des États nations et d'expansion impériale, puis dans celui des nouvelles stratégies de projection militaire et de guerres périphériques qui naissent avec la Guerre froide, avant que la diffusion des conflits asymétriques ne conduisent à repenser leur usage à la fin du XXe siècle."

        Les auteurs des contributions s'interrogent sur les changements majeurs dans les pratique militaires et les rapports entre territoires et sociétés en Europe, depuis le modèle de guerre révolutionnaire issue de la Révolution française, à travers les guerres napoléoniennes, les deux guerres mondiales, les guerres coloniales et anti-coloniales, puis la Guerre froide, pour effectuer pour certains d'entre eux des projections sur l'avenir, notamment dans le nouveau contexte de globalisation. Chacun dans son domaine historique, c'est des perspectives sociologiques qui sont tracées et des questionnements posés sur, par exemple, une uniformisation des pratiques de combat, les manières d'administrer et de contrôler des territoires et des populations, les formes de circulations, transferts et formations au sein des armées considérées comme espaces de reformulation des normes culturelles... Au delà de la diversité des expériences, "se pose la question de l'existence d'une culture militaire commune", en tenant compte de l'apport de nombreux courants historiques et de sciences humaines. 

    Pour ce qui concerne les méthodes de combat dans la globalisation, on note entre autres les contributions de Bernard GAINOT (Historiographie de la "totalisation " de la guerre et de ses mutations dans le champ colonial au tournant XVIII-XIXe siècles), de Julie Le GAC (Guerres d'Afrique et guerres d'Europe : le recours aux goums lors de la campagne d'Italie) et de François COCHET (Les évolutions des armes du fantassin et les dangers perçus du champ de bataille de 1870 à nos jours). Sont analysés de plus les implications de la guerre des Boers (Fabrice SERODES), du modèle de contre-insurrection algérien et de sa transposition en Afghanistan (Jean-Charles JAUFFRET) et du génie au combat en Afghanistan (Christophe LAFAYE).

      Pour ce qui est de la globalisation et de l'élaboration de pratiques militaires normées, des éclairages sont opérés par les contributions de Nicolas CADET (Du corsetage à la libération des corps, l'évolution des uniformes militaires européens du Congrès de Vienne au Second Empire), de Claire MIOT (Rentrer dans le rang? L'intégration des combattants issus de la Résistance intérieure dans la Première Armée française (1944-1945)), de Hervé MAZUREL (Grecs et philhellènes, le choc des cultures combattantes,19821-1930), de Patrick PUIGMAL (l'internationale napoléonienne au service des indépendances de l'Amérique Latine - 1830-1935), de Hubert HEYRIÈS (les garibaldiens, vecteurs de la globalisation spatio-temporelle et d'acculturation politico-militaire, 1843-1945) et de Elic TENEBAUM (Marginalité militaire et circulation des savoirs stratégiques, le cas de la contre-insurrection pendant la guerre froide).

         Sur la globalisation, administration militaire et transferts culturels, on lit les contributions de Luc CHANTRE (Contrôle maritime des flux de pèlerinages à la Mecque), Patrick LOUVIER (Les puissances européennes et la crise crétoise de février-mars 1897), Hanh-Kieu Florence NGUYEN (Dominer et administrer : le cas des tirailleurs annamites durant les années 1830), Aurélien LIGNEREUX (Des artisans et des produits de la globalisation impériale : les gendarmes dans les départements annexés (1796-1814)), Camille EVRARD (De l'armée coloniale à l'armée nationale en Mauritanie - Transmission, nature du leg et pertinence) et de Arthur BANGA (Le rôle des conseillers militaires français dans l'élaboration de l'outil de défense ivoirienne de 1960 à 1980). 

      Même si les contributions paraissent éclatées (éclairage large dans le temps oblige), la constitution d'une manière de penser les pratiques militaires qui ne soient pas cloisonnées dans les différents ensembles nationaux ni même régionaux, et qui prend en compte le contenu d'une globalisation pas uniquement économique (et peut-être n'est-ce pas cette forme qui dominera dans le futur) ne peut qu'aider à comprendre les évolutions dans le monde militaire et au-delà. On parle suffisamment dans ce blog de militarisations, sous ses formes multiples, pour que ce livre mérite notre attention. 

 

Sous la direction de Walter BRUYÈRE-OSTELLS et François DUMASY, Pratiques militaires et globalisation, XIXe-XXIe siècles, Bernard Giovanangeli Editeur, 2014.

 

Relu le 10 février 2022

Note : une fois que les gesticulations militaires et diplomatiques de la crise russo-urkrannienne et des menaces de guerre (Poutine sera t-il le Hitler d'une troisième guerre mondiale? oserions-nous...) seront passées, on pourra évaluer cette convergence mondiale des pratiques militaires...

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3 novembre 2015 2 03 /11 /novembre /2015 12:58

Les actes de ce colloque organisé par Participation et progrès, Alliance géostratégique et l'Ecole de guerre économique à l'Ecole de guerre économique le 1er juillet 2011 à l'Ecole militaire (Paris), a le mérite, après les années 1990 où une impulsion, non suivie d'effets, à l'inverse de ce qui se passe dans les pays anglo-saxons, avait été donnée à des études concernant ces domaines, de faire le point sur des interrogations que nous partageons, sur ce blog, depuis un certain nombre d'années.

- L'économie est-elle en guerre? Cette guerre économique recouvre-telle seulement la concurrence exacerbée, non exempte de coups bas, entre les entreprises? S'agit-il de l'effet d'une mondialisation plus poussée qu'avant, qui verrait l'apparition de nouveaux acteurs? Faut-il évoquer la compétition accrue pour les ressources rares (énergie ou minéraux comme les terres rares concentrées en Chine) actuelles ou en devenir? On a de même l'impression que l'espace économique s'est compliqué avec le cyberespace. Y-a-t-il un nouvel espace conflictuel distinct ou intégrant l'espace "matériel"? Quel est le rôle des Etats, des entreprises dans cette mondialisation, qui semblait réduire l'importance des premiers, avant que la crise financière de 2008 en rappellent l'importance?

- La guerre n'est-elle dorénavant qu'affaire d'économie? Quelles sont les modifications actuelles des systèmes de production et d'accumulation économique et quelles en sont les conséquences sur la conduite de la guerre? Comme la complexité de l'économie affecte t-elle déjà le déroulement de la guerre? Quels sont les mutations qui conduisent à introduire l'espace économique comme un des nouveaux espaces lisses de la guerre? Y-a-t-il une relation de cause à effet (simple ou compliquée...) entre une crise économique et une crise stratégique? Comment les stratégies contemporaines utilisent-ils les outils économiques?

Les contributions de Christian SCHMIDT (la crise économique peut mener à une crise stratégique), Jacques SAPIR (l'avenir de l'économie de guerre), Olivier MARCOTTE (convergence des macro et des micro économique et stratégique-tactique), et de Nicolas MAZZUCCHI (pages de l'économie se traduisant par des formes de guerre) aident à penser économiquement la guerre. Celles de Stéphane DOSSÉ (concept de la guerre en termes contemporains), François CHAUVANCY (intérêts économiques dans une guerre irrégulière), Bénédicte TRATNJEK (le cas de la ville dans une guerre irrégulière), de Georges-Henri BRICET DES VALLONS et de Sébastien LE GAL (mercenariat), livrent leurs réflexions sur le rôle de l'économie dans la conduite de la guerre. Jean PUJOL (rôle de l'Etat dans l'élaboration d'une grande stratégie), Christian HARBULOT (Puissance, marché, territoire), Ali LAÏDI (pays en guerre économique), Sonia Le GOUREILLEC (piraterie maritime), Jacques HOGARD (la guerre économique vue de l'entreprise) et Guillaume TISSIER (cyberguerre économique) abordent l'économie en guerre. Nicolas BOUZOU (guerre des monnaies), Florent de SAINT-VICTOR (guerre des normes par l'interopérabilité et la standardisation), Olivier KEMPF (sécurité des approvisionnements), Matthieu ANQUEZ (stratégie des approvisionnements) et Edouard CHANOT (la question des terres rares) abordent certains procédés de la guerre économique.

La diversité des contributions, qui collent avec les réalités du monde d'aujourd'hui (pour reprendre les termes de la conclusions de Pierre PASCALLON), indiquent quelles sont les thèmes qui pourraient devenir cruciaux voire dominants jusque dans les années 2030 même si les voir globalement en conduit qu'à la banalité des relations obligatoires entre guerre et économie dans plusieurs directions. Même si le ton général de l'ouvrage est plutôt celui d'une perspective positive et de la guerre et de la guerre économique (dont les conséquences seraient globalement bénéfiques) et n'abordent pratiquement pas les aspects politiques et humains d'une telle perspective, on peut recueillir, à la lecture des différents compte rendus d'intervention, des données intéressantes. Nous ne pensons toutefois pas que de telles contributions puissent réalimenter le filon des années 1990, rappelé dans cet ouvrage (les études de Christian SCHMIDT, Nicole CHAIX, Jean-Paul HÉBERT, Jacques ABEN, Jacques FONTANELLE. Lui-même peu pourvu en analyses politiquement porteuses et porté plus sur la description (ce qui est déjà beaucoup...) de ce qui se passe, il lui manquait et lui manque toujours une perspective politique qui tende vers une maitrise du monde économique, aujourd'hui par trop livré à lui-même et échappant même aux acteurs (économiques compris). Se gardant précisément d'aspects prescriptifs, ces analyses restent limitées. Il est vrai qu'on ne peut pas demander à ce colloque d'aller plus loin que des exposés de situation, qui ont le mérite de fixer les idées et d'éclairer sur des aspects qui ne peuvent être débattus uniquement entre experts.

Sous la direction d'Olivier KEMPF, Guerre et économie : De l'économie de guerre à la guerre économique, L'Harmattan, 2013.

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14 octobre 2015 3 14 /10 /octobre /2015 11:37

    Texte relativement court et demandant un certain effort de lecture (certains l'accusent d'un peu de pédanterie littéraire...), d'abord publié dans Le Monde du 2 novembre 2001 puis en édition, L'esprit du terrorisme constitue une mise en relation de la mondialisation libérale et du terrorisme, après les attentats de septembre 2001 aux États-Unis. Ne s'arrêtant pas à la spécificité du terrorisme islamique - cela aurait pu en être un autre - l'auteur s'élève, en intellectuel sur le long terme, contre une certaine frénésie médiatique.

Contrairement aux prophètes de "la fin de l'histoire" qui se confondrait avec la victoire définitive d'un certain capitalisme, Jean BAUDRILLARD estime que les événement du 11 septembre signale d'abord l'évidence que l'histoire continue.

"Tout le jeu de l'histoire et de la puissance, écrit-il, en est bouleversé, mais aussi les conditions de l'analyse. Il faut prendre son temps (rejoignant ainsi Paul VIRILIO en ses réflexions sur les relations entre la vitesse et la politique). Car tant que les événements stagnaient, il fallait anticiper et aller plus vite qu'eux. Lorsqu'ils s'accélèrent à ce point, il faut aller plus lentement. Sans pourtant se laisser ensevelir sous le fatras du discours et le nuage de la guerre, et tout en gardant intacte la fulgurante inoubliable des images."

"A la limite, c'est eux qui l'on fait, mais c'est nous qui l'avons voulu. Si l'on ne tient pas compte de cela, l'événement perd toute dimension symbolique, c'est un accident pur, un acte purement arbitraire, la fantasmagorie meurtrière de quelques fanatiques, qu'il suffirait alors de supprimer. Or nous savons qu'il n'en est pas ainsi. De là tout le délire contre-phobique d'exorcisme du mal : c'est là qu'il est, partout, tel un obscur objet du désir. Sans cette complicité profonde, l'événement n'aurait pas le retentissement qu'il a eu, et dans leur stratégie symbolique, les terroristes savent sans doute qu'ils peuvent compter sur cette complicité inavouable. Cela dépasse de loi la haine de la puissance mondiale dominante chez les déshérités et les exploités, chez ceux qui sont tombés du mauvais côté de l'ordre mondial. Ce malin désir est au coeur même de ceux qui en partagent les bénéfices. L'allergie à tout ordre définitif, à toute puissance définitive est heureusement universelle, et les deux tours du World Trade Center incarnaient parfaitement, dans leur gémellité justement, cet ordre définitif. "

        L'auteur met en parallèle les innombrables films catastrophes qui pulvérisent le box-office et cette catastrophe réelle montrée en boucle par les médias. Ces attentats révèlent également la vulnérabilité de cette mondialisation où les concentrations des décisions, des puissances (financière directement, mais plus globalement économique et idéologique) sont légions. Plus le monde s'uniformise, plus tous les pouvoirs se concentrent entre les mains de moins en moins de gens. Le terrorisme intervient alors comme "l'onde de choc" du refus diffus et général de cette mondialisation-là. Cette quatrième guerre mondiale (la troisième étant la guerre froide) est une guerre entre ces pouvoirs-là - qui prônent une vague civilisation du consomme vite, vit vite et ne t'arrête jamais pour comprendre le sens de ta propre vie et surtout ne pense pas à la richesse qui s'accumule à tes dépens - et l'ensemble de toutes ces rancoeurs, qu'elles soient le vécu des déshérités ou des exploités ou celui des bénéficiaires du système. L'auteur veut voir face aux événements du 11 septembre, par delà les manifestations superficielles d'horreur convenues, une sorte d'ambivalence. On voit bien dans le texte, dans cette problématique un peu alambiquée de la lutte entre le Bien et le Mal, que l'auteur recherche sur ce qui fonde réellement le terrorisme et la sorte de fascination qu'il exerce sur les esprits. Mais il ne convainc que très partiellement. Même en décortiquant un texte parfois difficile car des phrases mêlent plusieurs plans d'analyse - psychologique, moral, politique, matériel - abondent (des considérations sur les Lumières, le Bien et le Mal, les types de civilisation, le genre de vécu... sans être obscures, demanderaient à être plus explicitées), il est réellement compréhensible que lorsqu'il ramène aux choses concrètes : la vulnérabilité du système mondial, top centralisé, la politique du chaos, autant mise en oeuvre par les "terroristes" que par les "contre-terroristes", la "réussite" d'un terrorisme qui use sur le terrain du minimum de moyens pour un méga-maximum d'effets, aidé en cela par la machine médiatique du système mondial lui-même, la sorte de boomerang dont "bénéficient" les "terroristes", avec l'opération militaire Tempête du Désert en Irak, la motivation profonde des terroristes-suicides cherchant le paradis dans le martyr, l'impossibilité de répondre alors à leur propre mort. C'est ce dernier aspect qui termine le texte : le déchainement incontrôlable de la réversibilité qui est la véritable victoire du terrorisme. "Victoire visible dans les ramifications et infiltrations souterraines de l'événement, non seulement dans la récession directe, économique, politique, boursière et financière, de l'ensemble du système (là l'auteur est pris au piège sur la surestimation des dégâts matériels causés au système...), et dans la récession moral et psychologique qui en résulte, mais dans la récession du système de valeurs, de toute l'idéologie de liberté, de libre circulation, etc, qui faisait la fierté du monde occidental, et dont il se prévaut pour exercer son emprise sur le reste du monde."

Là, effectivement se trouve une réussite de terroristes qui fondamentalement sont opposés aux valeurs de liberté, d'égalité et de fraternité directement issus des Lumières : la réaction qu'ils suscitent entraine une véritable militarisation des corps et des esprits, à coup de mesures sécuritaires de toutes sortes. Pour protéger un système qui prône soit-disant la liberté, les "autorités", occidentales notamment mais pas seulement, suppriment peu à peu les espaces de liberté, à commencer par Internet. Là se déchaînent les initiatives pour restreindre les libertés de penser et les libertés des moeurs, fruit d'une véritable alliance objective entre des bords opposés, les pseudos-chrétiens (qui jurent plus par l'Ancien Testament que par le Nouveau...) d'une Amérique puritaine et répressive (mais ils sont aussi ailleurs) et les pseudo-musulmans qui n'ont plus pour se justifier qu'un Coran désossé, ceux-là mêmes cousins d'un régime autoritaire que les circonstances géo-économiques ont érigés en gardiens des Lieux Saints. Mais peu importe que les uns soient chrétiens et les autres musulmans, le terrorisme dont parle Jean BAUDRILLARD trouve sa source et ses aliments dans un système mondial dont la caractéristique est d'être dominé par des mentalités apatrides et des égoïsmes les plus assoiffés de richesse et d'honneurs. On pourrait effectivement, au milieu des lamentations sur l'horreur des attentats, émotions dont veut se départir l'auteur, l'accuser d'apologie du terrorisme, parce qu'il formule l'hypothèse agaçante que ce terrorisme-là serait en train de gagner sur le plan des valeurs. Nous estimons que de toute façon la réponse aux attentats de septembre n'était absolument pas adaptée : au lieu de gesticulations diplomatiques et d'opérations militaires (à buts détournés d'ailleurs), il aurait fallu une réponse contre des actes qui relèvent plus de la criminalité pure et simple, policière et financière. Mais la réponse qui y fut apportée allait bien dans le sens d'appétits économiques liés aux complexes militaro-industriels.

      Mais l'apport de ce texte est surtout de nous interroger sur l'ambivalence à propos des images de catastrophes, rejointes par la réalité, sur le sentiment réel que nous avons sur la mondialisation, sur cette mondialisation-là où l'impuissance et la passivité dominent chez ceux qui la subissent et parfois chez ceux qui y participent... De ce sentiment mitigé envers la mondialisation découlerait peut-être un sentiment partagé sur les attentats, bien qu'il ne soit pas si sûr que le citoyen "ordinaire" fasse le lien entre cette mondialisation et ceux-ci. Il y a plutôt dans les esprits un lien entre la puissance des Etats-Unis, la politique occidentale en Palestine.

Le mérite sans doute de Jean BAUDRILLARD est de faire pousser là la réflexion sur les véritables enjeux des relations internationales, et d'abord d'interroger les profonds sentiments enfouis dans les esprits face à ces nouvelles facettes du monde où, qu'on le veuille ou non, nous vivons. Le lien entre les conflits (intérieurs aux personnes et entre nations) qui semblent appartenir à des niveaux non reliés ne font pas si souvent que ça l'objet de la pensée.

      Jean BAUDRILLARD, philosophe français, (1929-2007) développe ses travaux de sociologie, surtout depuis les années 1980, alors qu'il était resté longtemps sur la critique de l'économie des signes, vers des considération sur la médiation et la communication des masses, et ce texte sur le terrorisme, pendant un véritable déchainement médiatique, trouve tout à fait sa place dans son oeuvre.

Jean BAUDRILLARD, L'esprit du terrorisme, Le Monde du 2 novembre 2001 ; Éditions Galilée, 2002 (56 pages).

 

Relu le 30 janvier 2022

 

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13 mai 2015 3 13 /05 /mai /2015 16:37

    Numéro 17 d'Alternatives Sud paru en 2007, Evasion fiscale et pauvreté est un livre à voix multiples, points de vue du Sud de la planète sur les problèmes économiques et sociaux engendrés par la fraude fiscale.

Comme l'éditorial de Mike LEWIS le présente, il s'agit d'analyser "comment la libéralisation financière et l'idéologie économique dominante ont favorisé la prolifération de paradis fiscaux et de mécanismes permettant aux grosses fortunes et aux multinationales d'échapper à leurs responsabilités envers les Etats." Bien plus sans doute que pour le Nord, "pour le Sud, les effets de l'évasion et de la fraude fiscale sont désastreux. L'alternative réside dans la coopération internationale face au détricotage des systèmes de redistribution de l'impôt."

  Bien que le chiffrage de l'évasion fiscale à l'échelle internationale soit difficile à établir - précisément, c'est une caractéristique des phénomènes cachés et illégaux... - les évaluations se font à l'échelle de centaines de milliards de dollars par an. Son ampleur est telle que même des États qui se disent libéraux entreprennent des actions tardives pour "récupérer" les capitaux perdus pour l'économie mondiale. Car l'ensemble des "produits" de cette fraude n'est que partiellement réintroduit dans la production de biens et de services et sert plutôt à alimenter le circuit de l'économie financière à vocation spéculative. 

  Le numéro d'Alternatives Sud se compose de deux parties, l'une abordant de manière générale l'évasion fiscale et la mondialisation, l'autre précisant les gagnants et les perdants de l'injustice fiscale au Sud, avec des éclairages sur les cas du Brésil, du Chili, de l'Afrique, du Nigeria, de l'Afrique du Sud. un glossaire de la fiscalité facilite la lecture des aspects techniques exposés, même si la lecture des différentes contributions est relativement aisée. Ils mettent bien en relief la nature des conflits qui opposent ainsi multinationales et États, contributeurs malhonnêtes et services fiscaux, l'enjeu est de bien connaitre les mécanismes d'évasion fiscale afin de pouvoir bien les combattre.

   A travers les contributions de John CHRISTENSEN (Paradis fiscaux, argent sale et marché global), de Sony KAPOOR et John CHRISTENSEN à nouveau (Evasion et concurrence fiscale dans un monde globalisé), de Alex COBHAM (Evasion fiscale et financement du développement) et de Peter WAHL (Légitimation par la mondialisation de l'idée de taxe internationale), on peut mesurer certains contours, très peu pointés par les médias de masse, de ce véritable fléau des temps modernes pour la grande majorité de la population de cette planète. On peut mesurer aussi combien sont urgentes la mise en oeuvre d'une fiscalité à la hauteur de la mondialisation. Parmi les mesures à mettre en oeuvre, citons-en trois, avancées par Mike LEWIS :

- l'échange automatique d'information entre États sur le paiements d'intérêts, les dividendes, les royalties, les droits de licence et autres revenus payés par des banques et des institutions financières à des citoyens d'autres pays ;

- un accord international sur une base commune d'imposition des entreprises et de taxation des bénéfices dans les pays où ils ont été obtenus ;

- un principe général contre l'évasion, consacré par des lois nationales ou internationales, qui mettrait fin à la course effrénée des experts fiscaux qui vise à profiter des lacunes des législations et à s'engouffrer dans de nouvelles brèches au fur et à mesure que d'anciennes sont colmatées par les autorités.

Les articles, aussi approfondis, d'Unafisco Sindical, Forum citoyen brésilien et François GOBBE, de Manuel RIESCO, d'Alvin MOSIOMA, d'Owolabi M BAKRE, de Maeve KOLITZ et Sheila KILLIAN et de Tax Justice Network for Africa fournissent des illustrations précises du phénomène et des manières de le combattre.

   Rappelons que cette revue est animée par le Centre Tricontinental (CETRI) dont l'équipe veut donner un écho aux différents débats qui ont lieu au Sud, permet l'expression de nombreux acteurs du Tiers Monde sur une vaste palette de sujets.  La raison d'être d'Alternatives Sud est de remédier au déficit d'écho aux travaux critiques d'auteurs du Sud (Afrique, Amérique Latine, Asie) dans les sociétés du Nord. La co-édition trimestrielle depuis 1994 d'ouvrages portant sur les grands enjeux sociopolitiques de l'heure entend y pallier. Éditée en français, Alternatives Sud fait aussi régulièrement l'objet d'éditions dans d'autres langues : espagnol, italien, arabe... Les auteurs sont souvent des responsables d'Organisations Non Gouvernementales. Ainsi Mike LEWIS est-il responsable du Réseau international pour la justice fiscale (Tax Justice Network - TJN, www.taxjustice.net) au moment où il écrit dans ce numéro d'Alternatives Sud.

 

Alternatives Sud, Evasion fiscale et pauvreté, Points de vue du Sud, Centre Tricontinental et Éditions Syllepse, 2007.

 

Relu le 18 janvier 2022

  

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4 mai 2015 1 04 /05 /mai /2015 17:08

   L'anthropologue, sociologue et spécialiste de la formation des prix en économie Paul JORION, auteur déjà de La Survie de l'espèce : un essai incisif, humoristique et pas complètement desespéré (Futuropolis, 2012), Le Capitalisme à l'agonie (Fayard, 2011), L'Argent, mode d'emploi (Fayard, 2009) et Comment la vérité et la réalité furent inventées (Gallimard, 2009), enfonce ici fortement le clou sur l'état de la réflexion en économie.

Il fait partie de ces économistes qui ont annoncé la crise des subprimes en 2005 et qui dénoncent depuis un certain temps déjà la financiarisation du capitalisme. Après ses précédents ouvrages surtout descriptifs, il se risque à une réflexion prospective plus ambitieuse sur cette crise qu'il présente comme particulièrement "toxique" : "une crise due au fait que notre espèce se conduit comme un malpropre à la surface de la planète qui l'accueille ; une autre due au fait que la maîtrise de la complexité nous a désormais totalement échappé (c'était déjà le cas avant l'invention de l'ordinateur, mais celui-ci a magnifié le problème de plusieurs ordres de grandeur) ; enfin la crise financière et économique actuelle est la conséquence de la "machine à concentrer la richesse" qui constitue le coeur de nos sociétés et dont nous sommes en général très fiers, du moins jusqu'à ce qu'elle nous explose au visage, comme aujourd'hui." L'auteur s'élève contre l'absence de réflexion globale sur la société qui sévit actuellement dans le monde intellectuel, absence que prolonge l'absence totale de projet de société de la part des partis politiques comme des mouvements sociaux d'ailleurs.

C'est cette pseudo "science économique" qu'il attaque dans ce véritable pamphlet, non sans faire de nombreuses propositions - parfois très précises - pour en sortir. Devant toutes les questions laissées en suspens justement, dont il série de nombreuses, dont beaucoup faisaient pourtant au siècle dernier l'objet de nombreuses propositions globales, pointe une inquiétude forte : "il reste un nombre considérable de questions à résoudre, mais le temps presse, car pendant que nous réfléchissons, c'est notre environnement global qui se dégrade inoxérablement. Parviendrons-nous à sauver notre "bouclier social"? Sans doute, mais à condition que nous sauvions notre civilisation. Et pour sauver celle-ci, il faut d'abord que nous sauvions notre espèce. Ce que nous ne pourrions faire sans sauver notre planète."

      Devant l'ampleur de la crise catastrophique que nous vivons, alors même que les élites continuent de vivre sur des schémas antérieurs quasiment périmés et consomment ce qui reste à consommer avec une insouciance (et une naïveté) qui laisse parfois pantois, l'auteur ne peut pas en rester aux évolutions récentes et en anthropologue qu'il est, remonte très loin, dans les soubassements biologiques de notre espèce. Prenant comme point de départ parfois la réflexion, si injustement méprisée aujourd'hui, de Jean-Jacques ROUSSEAU, sur l'espèce humaine, passant en revue les pensées de Graffon Elliot SMITH (1871-1937), de William PERRY (1887-1949) et de W. H. R. Rivers (1864-1922), qui réfléchirent de leur temps sur l'hyper-diffusionnisme (sur les réalités et les effets de contacts entre cultures), rappelant les réflexions de Benjamin LIBET (1916-2007) sur les décalages entre actions et pensées (l'action précédant souvent la pensée, qui justifie et "explique" ensuite l'action) et entreprenant la même démarche pour la linguistique, la sociologie, la psychanalyse, il dénonce notamment les effets néfastes de ce que l'on appelle communément l'"individualisme méthodologique", véritable défi à l'intelligence des actions collectives. Un des effets de cet "individualisme méthodologique" est de rendre très difficile ce que Paul JORION aimerait faire : aider les financiers à devenir vertueux. Il s'attache à comprendre comment on en est venu à l'existence de cette sphère financière qui parasite l'économie après s'être rendue indispensable, au point qu'ils (les financiers) recherchent à tout pris le plus fort taux de profit de l'investissement financier, au mépris de leur fonction originelle d'aider les entreprises productrices de biens et de services tangibles. 

    Très vite, l'auteur aborde les caractéristiques de ce système financier qui s'est éloigné des réalités économiques. Il met en relief la mise en oeuvre d'algorithmes qui remplace la pensée stratégique humaine dans les opérations financières, mise en oeuvre illusoire d'une méthode pour tenter de maitriser la complexité des événements économiques par des automatismes dont peu de personnes sont aujourd'hui capables à leurs origines et à leurs logiques. Pour avoir vécu de l'intérieur cette vaste machine d'informations, il a constaté des dysfonctionnements fatals entre grands cadres financiers d'experts et directions des organismes financiers. Parce qu'elle favorise précisément la concentration de richesse, le système ne "questionne" pas ces dirigeants sur les différentes crises à répétition qui secoue pourtant le système économique. 

  Son expérience personnelle de consultant le pousse à poser la question : "Où était la science économique quand on a eu besoin d'elle?" Après avoir constaté que le projet très médiatisé de refonder le capitalisme a échoué, notamment d'ailleurs à cause de l'emprise (qui n'est plus, depuis longtemps un support fructueux...) du secteur financier sur l'ensemble de l'économie, il entend aller plus loin au fond des choses, sur ce vide constaté chez les économistes même lorsque les grands argentiers leur demandèrent comment la crise des subprimes avait-elle pu avoir lieu. Il remonte alors aux débuts de l'histoire de l'économie politique, celle qui débute avec les réflexions d'Adam SMITH et se poursuit avec l'oeuvre de David RICARDO pour finir d'être critiquée par Karl MARX. Au corps défendant de ce dernier auteur, cet outil de critique de l'économie politique, qui ne devait qu'être un support à l'activité révolutionnaire, a tellement eu de succès que des générations anti-marxistes d'économistes se sont détournés de tout ce qui pouvait ressembler à une analyse de politique économique ET d'économie politique, sous peine d'être soupçonner de vouloir renverser le capitalisme...

   L'auteur a sa propre interprétation de cette crise financière mondiale, mais le principal intérêt de son ouvrage n'est pas dans la description (même si nous la recommandons!) des fourvoiements intellectuels des "économistes", mais dans ses propositions. Leur fond est d'empêcher une fuite de capitaux dans le cycle de la spéculation en intervenant de manière législative sur l'organisation des marchés financiers et notamment pour fixer des plafonds de taux de profit. Comme tout connaisseur d'analyse marxiste (mais pas seulement...), l'argent a tendance fâcheuse de s'investir là où le taux de profit est le plus élevé et il l'est surtout sur les marchés financiers, avec la créations de multiples supports de valeurs qui finissent par avoir un rapport plutôt lointain avec les biens et services, lesquels se trouvent de plus en plus démunis de liquidités et d'investissements. Aussi Paul JORION énumère un certain nombre de mesures immédiates :

- Accorder à nouveau la priorité aux salaires plutôt que favoriser l'accès au crédit, lequel est nécessairement cher et se contente de renvoyer à plus tard la solution du problèmes qui se posent d'ores et déjà ;

- Bannir la spéculation en rétablissant les articles de loi qui l'interdisaient dans la plupart des pays jusqu'au dernier quart du XIXe siècle. L'auteur fait référence pour la France à la l'article de loi 1965 du Code civil, abrogé en 1885. Celui-ci mettait fin à presque deux millénaires de prudence financière, inscrite depuis bien plus longtemps dans la Bible par exemple... ;

- Mettre hors d'état de nuire les paradis fiscaux en interdisant aux chambres de compensation de communiquer avec eux dans un sens comme dans l'autre. Les mesures doivent concerner l'ensemble des paradis fiscaux, y compris ceux que les États tolèrent dans des enclaves de leur propre territoire ;

- Abolir le privilège des personnes morales par rapport aux personnes physiques, privilèges qui ont permis de transformer de manière subreptice dans nos démocraties, le suffrage universel en suffrage censitaire. L'auteur fait ici référence à la pratique américaine d'intervention des trusts dans le financement des compagnes électorales ;

- Redéfinir clairement, dans les textes légaux, l'actionnaire d'une société comme étant l'un de ses créanciers (un contributeur d'avances, autrement dit un prêteur) et non comme l'un de ses propriétaires ;

- Établir les cours à la Bourse par fixing journalier ou hebdomadaire, notamment pour empêcher cette fameuse volatilité des cours, favorisée d'ailleurs par l'informatisation ;

- Éliminer le concept de "prix de transfert", qui permet aux sociétés d'échapper à l'impôt par des jeux d'écritures entre maison mère et filiales. Mettre fin en somme à toute l'inventivité comptable dont font preuve les cabinets financiers... ;

-Supprimer les stock options pour instaurer une authentique participation universelle ;

- Ré-imaginer les systèmes de solidarité collectifs en lieu et place des dispositifs spéculatifs voués à l'échec, en raison de leur nature pyramidale, que sont l'immobilier ou l'assurance vie, par quoi on a cherché à les remplacer... C'est, entre autres, tout le débat entre système de retraite par répartition et système de retraite par capitalisation... ;

- Enfin, dans un monde où le travail tend à se raréfier, la question des revenus doit être mise à plat et faire l'objet d'un véritable débat. C'est tout un programme qui vise à substituer, comme nous l'appelons de nos voeux (ce sont les animateurs de ce blog qui parlent ici) depuis longtemps, le fameux débat sur le travail, sur la répartition du travail, alors qu'il se raréfie sous les coups de butoir de l'automation, par celui sur la répartition des richesses...

 

Paul JORION, Misère de la pensée économique, Flammarion, Champs actuel, 2015.

 

Relu le 21 janvier 2022

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1 mars 2015 7 01 /03 /mars /2015 14:25

  A l'heure où le capitalisme donne des signes de plus en plus inquiétants de dérives socio-économiques dangereuses (chomage massif, concentration des richesses entre de moins en moins de mains, endettement financier inextricable dont on peine à identifier les acteurs...), le livre de Steve KEEN, professeur australien d'économie et de finance et spécialiste de la modélisation macroéconomique monétaire et directeur du département Économie, Histoire et Politique à l'Université de Kingston (Londres), indique la mesure des fausses routes de la science économique officielle.

Un certain nombre d'idées d'auteurs aux grandes erreurs mathématico-économiques sont détaillées dans son livre. Se situant dans la lignée montante d'économistes voulant refonder la "science économique" (dont d'ailleurs ils contestent souvent le caractère strictement scientifique s'appuyant en référence en sciences physiques), et rompre avec le néo-libéralisme, autant critiques vis-à-vis des libéraux que des marxistes (notamment sur la notion de valeur...), Steve KEEN reprend à gros frais l'ensemble des théories fondées sur la notion d'équilibre, au coeur des théories économiques dominantes.

C'est un livre à la lecture dont l'auteur averti d'emblée qu'elle exige un certain nombre de volume de café fort. Pédagogique mais n'épargnant pas la démonstration logique et mathématique, le pionnier qui a prévu (avec d'autres) l'effondrement de la finance mondiale des années 2000, livre pas à pas pourquoi l'ensemble des économistes orthodoxes n'ont ni vu ni compris les crises financières contemporaines. 

   Ce livre, qui n'exige pas d'avoir une maitrise en mathématiques, dans lequel d'ailleurs il fait l'économie des formules mathématiques pour s'attacher au sens des équations utilisées usuellement (avec tout de même un certain nombre de pages de logique mathématique...) est écrit, selon l'auteur lui-même "pour des lecteurs enclins à adopter une attitude critique envers l'économie, mais qui sont intimidés par son arsenal intellectuel. Je pars du principe que, bien que vous soyez sans doute familier des conclusions de la théorie économique, vous n'avez pas connaissance de la manière dont ces conclusions sont obtenues."

Au fil des chapitres, ce sont tous les principes, soit-disant bien fondés sur des mathématiques solides, qui sont démantelés au sens propre. Toutes les hypothèses de base de l'économie officielle sont exposées, parfois jusqu'à leur absurdité même, alors qu'on passe généralement assez vite dans les manuels pour étudiants, de quelques niveaux que ce soit, aux conséquences de ces hypothèses, alors même que des travaux des économistes de référence eux-mêmes, indiquent la nature erronée de ces hypothèses. La grande majorité des économistes officiels ignore ou fait semblant d'ignorer ces travaux-là, menés par exemple par des sommités comme HICKS ou LUCAS, auto-critiquant leurs propres approches une fois que les faits leur ait donné tort.

Une des raisons avancées de l'aveuglement général réside selon Steve KEEN, non dans une sorte de conspiration mais plutôt dans une "vision téléologique que les économistes ont adoptée depuis la première formulation par Adam Smith de l'analogie de la "main invisible", pour expliquer le fonctionnement d'une économie de marché. La vision d'un monde si bien coordonné qu'aucun  pouvoir supérieur n'est nécessaire pour le diriger et qu'aucun pouvoir individuel n'est suffisant pour le corrompre, a séduit l'esprit de nombreux jeunes étudiants de la discipline. Je devrais le savoir, car j'ai été l'un  d'entre eux ; si Internet avait existé à l'époque où j'étais étudiant, quelqu'un, quelque part, aurait pu mettre en ligne l'essai que j'avais écrit durant ma dernière année d'université, prônant l'abolition tant des syndicats que des monopoles. Aucune entreprise ne m'avait payé le moindre centime pour écrire ce papier (bien que désormais, si on avait accès à cet article, je serais heureux de payer une entreprise pour le dissimuler). Ce qui m'a permis de rompre avec cette analyse délirante fut ce que les Australiens appellent un "détecteur de foutaises". A un moment, l'absurdité des hypothèses requises pour soutenir la vision de la main invisible m'a conduit à rompre avec cette approche et à devenir l'économiste critique que je suis aujourd'hui." 

L'interprétation sociale, poursuit-il "un peu exagérée des raisons pour lesquelles les économistes néoclassiques ont prospéré constitue une part de l'explication de leur domination. Un grand nombre des chercheurs les plus fameux de l'économie académique américaine ont vécu au croisement entre l'académie, le gouvernement et les milieux d'affaires, la finance en particulier. Bien qu'effectivement à des années-lumière du monde réel, leurs théories ont fourni un écran de fumée derrière lequel a pris place une concentration sans précédent de la richesses et du pouvoir économique. Pourtant, elles sont devenies des outils utiles pour les riches financiers, même si elles sont inutiles - et en fait largement nocives - pour le capitalisme lui-même.(...)".

  L'auteur reste dans le cadre du fonctionnement du capitalisme et attaque autant les théories marxistes que les théories néo-libérales (notamment dans leur explication de l'évolution économique). Il estime que l'économie marxiste est bien plus solide une fois débarrassée de la théorie de valeur travail, et que bien de ses éléments cadrent plus avec le réel que bien d'autres théories. Analysant l'apport de bien de théories alternatives au l'économie néo-libérale (les écoles autrichienne, post-keynésienne, sraffienne, de la complexité et évolutionnaire), partisan plutôt de l'approche post-keynésienne, le professeur d'économie et de la finance estime qu'il existe bien des alternatives à l'économie officielle.

 

Steve KEEN, L'imposture économique, Les éditions de l'atelier, 2014, 520 pages environ.

 

 

 

    Relu le 28 décembre 2021

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7 janvier 2015 3 07 /01 /janvier /2015 14:12

    L'homme de télévision Jean-Louis MISSIKA (né en 1951), rédacteur en chef de la revue MédiasPouvoirs et enseignant de la sociologie des médias à l'Institut d'Études Politique de Paris, traite dans ce petit livre de la fin des chaînes de télévision, et de la télévision telle que nous l'avons connue jusqu'ici.

Le flot d'images et de sons va s'accroitre mais les télévisions n'en seront plus les principaux producteurs, et même pourraient-elles disparaitre tout à fait. Dans une époque (le livre date de 2006) où Internet bouleverse tout le paysage audio-visuel en France, dans une direction déjà prise aux États-Unis, le sociologue français décrit d'abord les étapes de l'histoire de la télévision, s'inscrivant dans la même démarche que Umberto ECCO (La Guerre du faux, Grasset, 1985). Pour ensuite se livrer à une réflexion assez profonde, reliée à celle sur l'évolution de la société en général, pour indiquer des lignes de force qui préfigurent l'univers sonore et visuel de demain.

Il réfléchit également sur l'évolution concomitante - tant la télévision et la politique paraissent liées - du système politique, via la représentation que se font l'opinion publique, les citoyens, de la politique telle qu'elle se présente dans les médias. Il sort de cette manière d'un débat qui oppose les analyses de la diffusion des analyses de la réception qui dominent encore la sociologie des médias. Il opère en tout cas, sans trancher, une mise en perspective très intéressante.

La perception des conflits véhiculée par la télévision change et celle des "téléspectateurs" aussi, qui eux-mêmes changent de mentalité (vers un individualisme marqué entre autres). Son analyse se situe bien entendu dans le cadre d'une société où les aspirations à des changements radicaux, voire révolutionnaires, sont plus que jamais éloignées, où la véritable chute des idéologies "communistes" et socialistes induit une certaine vacuité politique. Il n'y a plus de débats fondamentaux mobilisateurs et porteurs, pour la très grande majorité des citoyens.

 

  On retient de ce livre à la fois une rare analyse historique de l'histoire de la télévision en général, entre paléo-télévision, néo-télévision et post-télévision qui tient à la fois des éléments de la production des émissions et de leur programmation par les chaînes de télévision et de la réception, changeante, de ces émissions. Le téléspectateur comme le producteur d'émission change d'une époque à l'autre, dans le choix des oeuvres comme dans leur visualisation.

La disparition de la télévision, au sens d'émissions de toutes sortes programmées, avec leurs horaires et leur habillage, par des chaînes bien personnalisées pour faire place à des flots d'images, éclatés entre des producteurs et distributeurs toujours plus nombreux et plus spécialisés, et répartis sur quantité de supports, du plus grand au plus petit format. La consommation télévisuelle devient éclatée, dé-fidélisée dans beaucoup de sens du teme, individualisée au sens où sont privilégiés de plus en plus la proximité psychologique, l'empathie affective, l'immédiateté et l'éphémère, tout cela dans une parcellisation croissante des centres d'intérêts, dans le temps comme dans l'espace. A des périodes où la télévision pouvait être source de savoirs et d'éveil au monde succèdent des périodes sans doute au contraire de rétrécissement des intérêts.

L'auteur se livre aussi à une analyse sociale de l'audiovisuel, parallèlement à son évolution économique, dans une présentation assez fine du destin des chaînes d'une époque à l'autre. Internet prend une place centrale dans cette évolution, le nouveau paysage audiovisuel étant économiquement celui des diffuseurs des télécommunications. Les nouveaux assoiffé d'images (plus nombreux et plus "éparpillés" niveau attention qu'avant) se veulent souvent eux-mêmes producteurs, inondant l'espace des images de leur image et de leurs images, dans une convivialité qui vire souvent à la banalité ennuyeuse...

 

   C'est surtout sur le volet politique, de l'évolution de la télévision par rapport aux luttes politiques et de l'évolution des luttes politiques sous l'effet de l'omniprésence de la télévision, et aujourd'hui, de l'omniprésence d'un flot d'images, très redondantes par ailleurs, que ce petit livre nous donne des clés pour comprendre ses évolutions, notamment institutionnelles, entendons ici les scènes électorales et les présentations publiques. C'est d'ailleurs sur l'évolution de nos démocraties que l'auteur termine son ouvrage. 

"Un jour ou l'autre, écrit-il, Internet deviendra le média dominant, celui auquel la télévision sera asservie en termes de ressources politiques, comme la presse a été asservie par la télévision à la fin du XXe siècle. 

Alors, on pourra mesurer les conséquences de la marginalisation de cet outil de synchronisation et de condensation du débat, pour l'espace public et la vie politique. Pour le moment, nous vivons une sorte de période de transition où les initiatives se multiplient sur Internet et ailleurs pour expérimenter les possibilités nouvelles d'organisation du débat politique et de production d'une information d'intérêt général. Des idées intéressantes, originales, sont mises en oeuvre et explorées. Aucune pensée conceptuelle, semblable, à l'invention de la penny press au début du XIXe siècle, ne pointe à l'horizon - mais quel visionnaire aurait pu percevoir, lors de la parution du premier numéro du New York Sun, en 1830, le potentiel révolutionnaire qu'il véhiculait?

On sent bien que ces nouveaux méga-médias mondiaux qui s'appellent MSM, Google ou Yahoo devraient jouer un rôle éminent ; mais lequel? Sommes-nous face à des institutions politiques privées dont la mission sera de fournir l'information politique de base et d'organiser la délibération dans tous les pays? Auront-elles la légitimité pour le faire? Comment seront-elles régulées? Comment s'articuleront le global et le local? Quelle forme prendra le re-professionalisation de l'information dans le nouvel espace public? Comment se construiront les réputations? Toutes ces questions sont encore en gestation parce que la deuxième révolution Internet est en cours, et qu'elle n'a pas encore connu son événement fondateur, révélant sa puissance politique, comme le face-à-face Kennedy-Nixon a révélé, en 1960, celle de la télévision. Dans cet océan d'incertitudes, quelques intuitions semblent tenir à titre provisoire : la télévision, telle que nous l'avons connue, s'éteint doucement, l'information d'intérêt général n'est plus rentable, et de jeunes entrepreneurs s'emparent des technologies pour expérimenter de nouveaux services. On doit espérer que les citoyens auront encore assez de ressources et de vertu pour reconstruire l'espace public dont ils auront besoin. Un espace public décloisonné où information, délibération et mobilisation politiques pourront à nouveau nourrir la vie démocratique.

 

Jean-Louis MISSIKA, La fin de la télévision, Seuil, Collection La République des idées, 2006, 110 pages.

 

 

Relu le 18 décembre 2021

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21 octobre 2014 2 21 /10 /octobre /2014 13:57

       Voilà un ouvrage qui à notre avis marque d'une pierre blanche la réflexion de fond sur l'Empire. L'étude des conditions de leur surgissement, de leur maintien et de leur effondrement dans l'Histoire permet de dégager des constantes qui nous éclairent sur leur nature et leur apport à la civilisation. Le professeur d'histoire médiévale du monde musulman à l'université Paris Ouest Nanterre La Défense, spécialiste de l'Islam classique, nous propose un essai à la fois de philosophie de l'histoire et de synthèse historique. Sa lecture originale place au coeur les questions de la violence et de la paix et oppose le centre pacifique de l'empire et ses marges violentes. Inspirée du grand théoricien siècle Ibn KHALDÛN (1332-1406), cette brève histoire des empires a le grand mérite de nous faire sortir d'une vision trop étatique moderne et occidentale de l'histoire, qui nous fait trop oublier ce qu'elle a de trop récent pour fonder une analyse de longue ampleur.

Le système (de conception de l'Empire) né au XVIIIe siècle surtout n'est qu'une construction bien précise née dans une région du monde (l'Extrême Occident) qui précisément n'a pas connu véritablement d'Empire centré sur elle. L'auteur indique bien que cet Occident échappe à la théorie d'Ibn KHALDÛN, qui connait surtout de grands empires dont il tente de comprendre le fonctionnement et de prédire - pour ce qui est de son époque - leur destin. 

      Pour comprendre comment se forment et s'écroulent les empires, il faut d'abord se départir de la vision d'un monde partagé en États-nations. Les empires (d'avant le XIXe siècle en tout cas), et là on utilise une sorte d'anachronisme, sont par essence multinationaux, en fait pour être plus historiquement exact, formés de multiples ethnies et tribus qui peuvent être, d'un bout à l'autre de leurs territoires, être très différents, ce qui se reflète d'ailleurs dans la composition que nous pouvons juger hétéroclite de leurs armées. In fine, le lecteur pourra se détacher des désignations officielles : l'Empire n'est pas Empire parce que ses dirigeants temporaires l'ont défini comme tel.

 

     L'auteur prend en compte deux mille ans d'empires - au Proche ou en Extrême Orient, soit ceux formés en Chine, en Mongolie, dans l'ancienne Mésopotamie, en Afrique du Nord (Égypte), On y retrouve les empires assyrien, perse, grec, romain, byzantin, chinois (des Han par exemple), mongol, indien... jusqu'à l'Angleterre impériale.

Se dégagent des caractéristiques communes dont l'évolution fonde précisément le destin des empires :

- des bassins de populations sédentaires, relativement denses, qui concentrent d'ailleurs une grande partie de la population mondiale d'alors ;

- le lien entre une 'asabiya tribale aux pratiques violentes et un bassin de sédentarité. Les empires naissent aux marges immédiates des grandes concentrations productives et des provinces les plus brillantes ;

- l'étendue sur lequel s'exerce une même autorité politique et fiscale, la religion n'étant pas selon l'auteur un élément déterminant. On a compris qu'un empire musulman n'existe que dans l'esprit de leaders agressifs pour mobiliser leurs compatriotes...

    Il s'agit essentiellement de l'exercice d'une violence sur des population pacifiées, sur lesquels on exerce une fiscalité, tout juste suffisante pour entretenir les armées et ne pas tarir la source des richesses, tout un équilibre dont dépend la vie et la survie des empires. Trop de pression fiscale épuise la puissance que l'on en tire. Les empires qui durent les moins longtemps sont, à l'image de l'empire mongol, ceux qui se contentent de piller et détruire ce qu'ils ne peuvent emporter dans leur capitale... Éminemment destructeurs, ils ne survivent pas à l'émiettement... Une évolution remarquable, toujours selon l'auteur, est la tendance à une pacification des populations auparavant conquérantes, qui s'acclimatent la plupart du temps à une culture bien plus florissante que la leur (Rome et les Mandchous en sont des exemples frappants). Cette pacification tarit l'agressivité des marges conquérantes et affaiblit la résistance aux agressions d'autres ensembles impériaux... qui les remplacent et subissent à leur tour la même évolution...

  "S'il faut n'assigner qu'une seule conclusion à cette courte histoire des empires, c'est sans aucun doute l'expulsion de la violence par le mécanisme impérial qu'il faut en retenir. Tout empire se compose d'une masse sédentaire et productive centrale et d'une marge bédouine - laquelle, surtout au début de l'histoire du processus impérial, peut être abritée par le territoire même de l'empire. Mais dès le Ier siècle à Rome, dès le IIe siècle avant notre ère en Chine, cette marge, aussi nécessaire pourtant à l'équilibre de l'empire que son coeur productif, est solennellement répudiée au-delà d'un limes ou d'une muraille. L'empire n'attaque pas, il défend la prospérité et la civilisation contre les barbares - du moins s'en persuade t-il. L'échange nécessaire qu'il entretient avec le monde barbare, richesse contre violence, est furtif, masqué de bulletins de victoire et maquillé de rituels augustes. (...) L'exaspération du mécanisme d'aliénation de la violence, quand il confine à la ségrégation ethnique, sert l'équilibre de l'empire (...). La séparation des sédentaires et des tribus qui les gardent ralentit ou empêche l'affaiblissement des violences tribales et conserve à leur 'asabiya un tranchant qui prolonge la vie d'une dynastie au-delà des cent à cent cinquante ans qu'Ibn Khaldûn lui assigne." Gabriel MARTINEZ-GROS effectue des comparaisons entre empires sur cette règle d'aliénation de la violence, qui vaut pour l'Islam comme pour la Chine, même si sa manifestation est un peu plus complexe. L'Islam précisément, là où éclot la théorie d'Ibn Khadûn, constitue une sorte de perfection impériale dans la subtilité de son fonctionnement, ce qui se confirme par la faiblesse des effectifs de la société militaire chargée de contrôler la masse sédentaire.

   L'Europe ne participe pas du système impérial et de cela, selon l'auteur, naît l'extrême originalité de son histoire. Si la Chrétienté européenne, prise globalement, est un empire, qui naît d'ailleurs de l'Empire romain, la réalité des rapports de force donne aux villes un pouvoir bien plus grand que les villes secondaires des empires. La désintégration du pouvoir central se prolonge dans la constitution de puissances rivales, où des dynasties mènent une longue lutte pluriséculaire pour, sans le pouvoir, reconstituer à leur profit, précisément une dynamique d'empire. L'extrême division du pouvoir, l'émergence de sociétés productives, bien au-delà de la simple subsistance, puis la fin de cette règle immuable selon laquelle il faut séparer les fonctions productrices et guerrières, donnent à l'Europe les formes étatiques que nous connaissons. "L'État européen, national, "démocratique" et populaire - dont le modèle s'étend désormais sur toute la terre - a aussi paradoxalement tiré de la modestie de ses origines et des limites autrefois posées à ses pouvoirs une puissance qu'aucun empire n'avait jamais atteinte - et que les totalitarismes du XXe siècle manifestent pleinement. Les révolutions techniques et l'énorme accumulation de richesse et de population ont ajouté leurs effets à l'armement des peuples et à l'éradication des poches tribales pour accroître la place de l'État dans nos sociétés dans des proportions impensables voici seulement deux siècles."  

    La mondialisation semble, pour l'auteur, revitaliser les théories d'Ibn Khaldûn sur les empires, avec d'immenses espaces sédentaires aux marges desquelles s'agitent de "nouveaux barbares". C'est même à l'intérieur même des pays industrialisés en crise constante que se créent des 'asabiya modernes, poches de pauvreté ou de misère dans lesquelles peuvent encore puiser des États, éléments violents qui peuvent les aider à conquérir, maintenir des positions bien au-delà de leurs frontières légales, dans un monde qui recrée d'une certaine manière la distinction entre producteurs et guerriers (avec notamment l'abandon quasi général de la conscription). Par là, les réflexions de Gabriel MARTINEZ-GROS peuvent être rapprochées de celles, différentes sans doute mais à bien des égards complémentaires, d'Alain JOXE sur la persistance de l'existence d'empires (à propos de l'empire américain notamment).

 

Gabriel MARTINEZ-GROS, professeur d'histoire médiévale du monde musulman à l'Université Paris Ouest Nanterre La Défense, est l'un des meilleurs spécialistes de l'Islam classique. Directeur avec Lucette VALENSI de l'Institut d'études de l'Islam et des sociétés du monde musulman (IISMM/EHESS) jusqu'en 2002, il a publié notamment Ibn Khaldun et les sept vies de l'Islam (Sindbad, 2006) et L'Islam en dissidence (Seuil, 2004, avec Lucette VALENSI) réédité sous le titre L'Islam, l'islamisme et l'Occident en "Points Histoire" en 2013.

Gabriel MARTINEZ-GROS, Brève histoire des empires, Comment ils surgissent, comment ils s'effondrent, Seuil, collection La couleur des idées, 2014, 220 pages.

 

Relu le 2 mars 2021. Relu le 26 novembre 2021.

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