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19 juin 2013 3 19 /06 /juin /2013 09:10

            Mikhaïl Aleksandrovitch BAKOUNINE (1814-1876), révolutionnaire, théoricien et philosophe de l'anarchisme, bien plus militant révolutionnaire que penseur théorique de la Révolution, pose par son action et son oeuvre les fondements du socialisme libertaire.

Comme l'anarchiste russe donne toujours la primauté à l'action plutôt qu'à l'écrit, il ne prend jamais le temps, même s'il en formule le projet et dresse des plans d'écriture, d'élaborer une oeuvre proprement dite. Ses textes sont toujours conçus dans l'urgence, pour répondre aux nécessités politiques du moment. Il n'a d'ailleurs jamais terminé un texte, et pourtant ceux qui sont publiés (souvent d'ailleurs remaniés avant publication (par James GUILLAUME, par exemple) inspirent encore de nos jours la pensée politique anarchiste. Malgré que des écrits sont perdus après sa mort (destructions policières et aléas des événements...) et malgré cette emprise de l'urgence, sa pensée politique et philosophique garde une grande cohérence, et surtout, beaucoup d'entre eux sont très lisibles, si l'on saute les passages trop datés. Lesquels entrent souvent dans le cadre d'une polémique que travers la première partie du XIXe siècle entre les membres d'un trio MARX/BAKOUNINE/PROUDHON, polémique dont l'enjeu n'est pas uniquement intellectuel/doctrinal (la définition du socialisme...), mais également très concret, à l'intérieur des organisations ouvrières, notamment la Première Internationale.

   Athée, libertaire au sens fort (tout pour la liberté, rien pour l'État), activiste pour soutenir les révoltes et l'auto-organisation à la base, le philosophe politique russe se distingue notamment par son appui à une union entre les mondes rural et industriel riche de potentiels révolutionnaires, contrairement aux marxistes qui attribuent au prolétariat ouvrier seul le rôle de classe révolutionnaire, en lui opposant une paysannerie par essence rétrograde.

 

       La publication de ses oeuvres suit très peu la progression chronologique et s'effectue surtout par thèmes. Ainsi ses oeuvres publiées chez stock entre 1895 et 1913 s'échelonnent sur 6 volumes, selon des thèmes qui vont du Fédéralisme, socialisme et anti-théologisme, plus Lettres sur le patriotisme, plus Dieu et l'État (Volume I) à Protestations de l'Alliance. Réponse d'un International à Mazzini. L'Internationale et Mazzini. Lettre à la section de l'Alliance de Genève. Rapport sur l'Alliance. Réponse à l'Unita Italiana. Circulaire à mes amis d'Italie à l'occasion du congrès de Rome (Volume VI).

Dans l'édition originale reprise par Arthur LEHNING, et publiée par les Éditions E. J. Brill, en 1961-1981, elles sont réparties en 7 volumes :

- Volume I (1) : Michel Bakounine et l'Italie (1871-1872). La polémique avec Mazzini.

- Volume I (2) : Michel Bakounine et l'Italie (1871-1872). La Première Internationale en Italie et le conflit avec Marx.

- Volume II : Les conflits dans l'Internationale (1872).

- Volume III : Étatisme et Anarchie (1873).

- Volume IV : Relations avec Serge Netchaïev (1870-1872).

- Volume V : Michel Bakounine et ses relations slaves (1870-1875).

- Volume VI : La guerre franco-allemande et la révolution sociale en France (1870-1871).

- Volume VI : L'empire knouto-germanique et la révolution sociale (1870-1871).

 

      Écrit et publié en 1873, en Italie, Étatisme et Anarchie se présente comme un Fragment d'un Fragment d'un livre. Il serait la première partie d'une Introduction, la seconde étant perdue. C'est le seul livre paru du vivant de son auteur. L'ouvrage ne se distingue pas fondamentalement des quelques autres textes publiés ou inédits, antérieurs à Étatisme et Anarchie, dont aucune n'a été mené à terme. Le terme Anarchisme est quasiment absent du texte proprement dit de cette Introduction et n'apparaît que dans l'Appendice A, au coeur d'un raisonnement caractéristique de l'idiosyncrasie "anti-étatique" de l'auteur. C'est cet Appendice A, qui couvre une dizaine de pages (non titrées ou sous-titrées), qui nous renseigne le mieux et de la manière la plus concise sur la pensée profonde de son auteur. 

Cet Appendice A commence en précisant et finalement plus qu'en précisant sur ce que l'auteur entend par Étatisme et Anarchisme :

"Pour qu'il n'y ait pas malentendu, nous tenons à bien préciser que ce que nous appelons idéal du peuple n'a aucune analogie avec les solutions, formules et théories politico-sociales élaborées en dehors de la vie de celui-ci par des savants ou demi-savants qui en ont le loisir et généreusement offertes à la foule ignorante comme la condition expresse de son organisation futures. Nous n'avons pas la moindre foi dans ces théories et les meilleures d'entre elles nous font l'effet de lits de Procuste par trop exigus pour enserrer le cours large et puissant de la vie populaire populaire. 

La science la plus rationnelle et la plus profonde ne peut deviner les facteurs négatifs qui découlent logiquement d'une rigoureuse critique, en est arrivée à la négation de la propriété individuelle héréditaire et, par conséquent, au concept abstrait, et pour ainsi dire négatif, de la propriété collective comme condition nécessaire du futur système social. De la même manière, elle en est venue à nier la notion même de l'État et du système étatique, c'est-à-dire de tout système consistant à gouverner la société de haut en bas au nom d'un prétendu droit théologique ou métaphysique, divin et scientifique, et, par suite, à émettre le concept diamétralement opposé et partant négatif, à savoir, l'anarchie, c'est-à-dire l'organisation libre et autonome de toutes les unités ou parties séparées composant les communes et leur libre fédération fondée, de bas en haut, non sur l'injonction de quelque autorité que ce soit, même élue, pas plus que sur les formulations d'une théorie savante quelle qu'elle soit, mais en conséquence du développement naturel des besoins de toutes sortes que la vie elle-même aura fait apparaître. Aucun savant n'est donc en mesure d'enseigner au peuple, ou de définir pour lui-même, ce que sera ou devra être le mode de vie du peuple au lendemain de la révolution sociale. Ce mode de vie sera déterminé, en premier lieu, par la situation de chaque peuple, et, en second lieu, par les besoins qui naîtront en chacun d'eux et se manifesteront avec le plus de force, donc pas du tout par des directives ou des notes explicatives venues d'en haut et d'une manière générale par des théories quelles qu'elles soient conçues la veille de la Révolution."

  Le titre dissimule, passée la définition du thème central de sa pensée, le conflit féroce qui l'oppose à Karl MARX, conflit qui aboutit notamment à son exclusion par les marxistes de la Première Internationale en septembre 1872.

Le fondateur du marxisme y est malmené en raison de sa triple qualité négative d'Allemand, d'Hégélien et de Juif. BAKOUNINE traduit en russe, dans ce texte, les idées germanophobes et antijuives qu'il développe en français, notamment dans un autre ouvrage, L'Empire knouto-germanique et la Révolution sociale. Dans ces écrits, il soutien des thèses qui vont à l'encontre des analyses marxiennes du rôle comparé des politiques allemande et russe sur l'échiquier européen avant et après l'épopée napoléonienne. Il dépasse la russophobie de Karl MARX par sa germanophobie. Ils s'opposent fondamentalement  sur la valeur et le rôles des institutions communautaires paysannes.

Alors que BAKOUNINE se trouve dans une position de disciple lors de sa rencontre avec Karl MARX en 1844, alors que de nombreux passages du Capital l'inspirent dans ses propres textes, il souligne l'influence qu'a PROUDHON sur MARX tout en passant sous silence l'influence qu'a MARX sur lui... Derrière le conflit idéologique, il y a aussi le conflit entre hommes se partageant le même territoire idéologique, le socialisme naissant... Cela rappelle par trop les luttes d'éditorialistes et d'écrivains très proches par leurs activités et leurs sensibilités politiques qui pour se démarquer les uns des autres le plus sûrement possible, se jettent anathèmes sur anathèmes...

Si les propos sont si véhéments de part et d'autre, c'est que le conflit renvoie aussi à une différence d'appréciation sur le fond sur les conditions de réalisation d'une révolution socialiste. Si BAKOUNINE croit aux chances d'une révolution paysanne en Russie, avant même qu'une révolution prolétarienne n'éclate dans les pays occidentaux, MARX estime que les masses paysannes ne sont même pas en mesure de partager avec le prolétariat la direction de la révolution socialiste. "

    "Le marxisme apparait, écrit Maximilien RUBEL, dans Étatisme et Anarchie, aussi bien sous l'aspect d'anticipations peu réalistes quant aux "instincts révolutionnaires" attribués aux peuples moins corrompus par les bienfaits trompeurs de la civilisation bourgeoise, que sous la forme de critiques prémonitoires dont la justesse se révélera dans tout le processus des événements révolutionnaires et réactionnaires qui vont marquer l'histoire de la première moitiés du XXe siècle : l'idéologie baptisée "marxiste" n'y sera que l'épiphénomène nécessaire et trompeur engendré par des réalités sociales dans lesquelles ni Marx ni Bakounine ne reconnaîtraient aujourd'hui la moindre trace des efforts d'une humanité maîtresse de son destin".

L'oeuvre de BAKOUNINE, tardivement, apparaît comme l'illustration pratique d'une théorie des minorités révolutionnaires.

 

    A la fin de cet Appendice A, nous pouvons lire également la conception du révolutionnaire anarchiste sur la classe intellectuelle :

"La classe que nous appelons notre prolétariat intellectuel et qui, en Russie, est déjà dans une situation franchement socio-révolutionnaire, autrement dit dans une situation impossible et désespérée, doit être imbue maintenant d'une passion raisonnée pour la cause révolutionnaire-socialiste, si elle ne veut pas succomber honteusement en pure perte ; c'est elle qui désormais est appelée à l'être l'organisateur de la révolution populaire. Pour elle, il n'y a pas d'autre issue. Certes, elle aurait pu, grâce à l'instruction qu'elle a reçue, chercher une petite place plus ou moins avantageuse dans les rangs déjà bien encombrés et très peu accueillant des détrousseurs, exploiteurs et oppresseurs du peuple. Mais tout d'abord ces places se font de plus en plus rares, si bien qu'elles ne sont accessibles qu'à un tout petit nombre. La plupart des bénéficiaires ne récoltent d'ailleurs que la honte de la trahison et terminent leur vie dans le besoin, la platitude et la bassesse. Notre appel ne s'adresse donc qu'à ceux pour qui la trahison est inconcevable, voire impossible. Ayant rompu sans retour tout lien avec le monde des exploiteurs, des assassins et des ennemis du peuple russe, ils doivent se considérer comme un précieux capital exclusivement réservé à la cause de l'affranchissement du peuple, capital qui ne devra être dépensé que pour développer la propagande dans les masses populaires et pour préparer graduellement, tout en l'organisant, le soulèvement du peuple entier."

Ce passage indique une autre facette de l'antagonisme avec Karl MARX, sur le rôle de la classe intellectuelle, antagonisme qui se prolonge sur le rôle de l'État. Si BAKOUNINE conçoit la classe intellectuelle comme support des masses en lutte, MARX estime qu'il est de son devoir de s'emparer de l'État, pour le transformer en État populaire. Si ce dernier veut utiliser le changement du statut de la propriété pour mettre en place une société communiste, BAKOUNINE estime qu'une fois ce statut changé, la propriété collective sera dirigée par d'anciens travailleurs, et que le problème restera le même, et qu'il faut faire confiance en la capacité des communautés rurales, auxquelles précisément MARX n'accorde que peu d'importance...

             Le Manifeste communiste s'oppose point par point à la philosophie d'Étatisme et Anarchie. Alors que pour l'un l'État, quels que soient ses dirigeants, reste l'État oppresseur et accapareur, l'État prolétarien, pour l'autre, est en mesure d'accomplir la révolution socialiste... Mais pour autant, le fondateur du marxisme ne prône pas un "communisme d'État". Ses remarques sur Étatisme et Anarchie, dont il se charge d'ailleurs d'une traduction pour publication (pratique courante : pour réfuter les idées de l'adversaire, il faut parfois faire oeuvre de traduction d'une langue à l'autre...). On peut retrouver ces remarques dans les Oeuvres de Karl MARX sous le titre de : Bakounine, qui indiquent des positions plus nuancées que la présentation qu'en fait BAKOUNINE.

Maximilien RUBEL restitue ces joutes  par un dialogue (reconstitution) dans le Dictionnaire des idées politiques...

Citons en un seul passage :

MARX : Une fois établie la propriété collective, la soit-disant volonté du peuple disparaît pour faire place à la volonté réelle de la coopération.

BAKOUNINE : Ainsi, ... on arrive au même résultat... ; une minorité privilégiée assume la direction de l'immense majorité de la masse du peuple. Mais cette minorité, disent les marxistes...

MARX : Où?

BAKOUNINE : se composera de travailleurs. Oui, certes, d'anciens travailleurs, mais qui, dès qu'ils seront devenus des gouvernants ou des représentants du peuples, cesseront d'être des travailleurs...

MARX : Pas plus qu'un industriel cesse aujourd'hui d'être capitaliste du fait qu'il devient conseiller municipal...

BAKOUNINE : et se mettront à regarder le monde prolétaire du haut de l'État, ne représentant plus le peuple, mais eux-mêmes et leurs prétentions à le gouverner. Qui en doute ne connaît pas la nature humaine.

 

   Si Karl MARX s'oppose sur le fond à BAKOUNINE, ses piques contre l'État et la forme de la révolution sociale, l'oblige à approfondir davantage ses propres notions, notamment dans La critique de l'économie politique de 1895. 

 

    Mais la postérité de ce texte n'en reste pas là. L'historiographie du bolchevisme le présente comme le précurseur de LÉNINE (Iouri M. STEKLOV, éditeur des oeuvres de BAKOUNINE en Russie), mais de manière un peu superficielle, sans doute à cause des développements sur les méthodes d'activités révolutionnaires aux origines du Parti bolchevik.

Plus tard, avec la ruine de l'Empire soviétique, une grande partie de l'oeuvre de BAKOUNINE est redécouverte, lui donnant raison sur bien des points, mais le problème de la révolution socialiste reste bien entier....

 

 

Mikhaïl BAKOUNINE, Appendice A d'Étatisme et Anarchie, Fondation Pierre Besnard (www.fondation-besnard.org)

Maximilien RUBEL, Étatisme et Anarchie, dans Dictionnaire des oeuvres politiques, PUF, 1986.

 

Relu le 12 mai 2021

 

 

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23 mai 2013 4 23 /05 /mai /2013 16:35

             Oeuvre philosophique phare et pourtant peu citée, connaissant un grand retentissement lors de sa publication en 1844, avant de vite tomber dans l'oubli, l'écrit de Max STIRNER (1806-1856) (de son vrai nom Johann Kaspar SCHMIDT), réquisitoire contre toutes les puissances supérieures auxquelles on aliène son "Moi" est considéré comme précurseur de l'anarchisme individualisme et de l'existentialisme. Beaucoup d'auteurs se sont inspirés de cette oeuvre (dont NIETZSCHE) sans le citer.

 

Une oeuvre de précurseur... à influence intermittente

     Le renom du philosophe allemand repose d'ailleurs entièrement sur celle-ci. Après avoir démontré que l'homme est unique, c'est-à-dire rebelle à toute intégration politique et sociale, l'auteur lui reconnaît le droit de tout considérer comme sa propriété. L'actualité intermittente de cette pensée s'est trouvée dépendre des différentes interprétations dont elle a été l'objet. Lors de sa parution, L'Unique et sa propriété sembla sceller la fin de l'hégélianisme.

Avec la notion de l'unicité, en effet, cet ouvrage voulait prouver que la dialectique hégélienne avait épuisé toutes ses possibilités. En faisant dans L'idéologie allemande (1845), la critique détaillée de ce livre, MARX et ENGELS soutiennent que le moment est venu de passer de la spéculation à la praxis. Un demi-siècle plus tard, cette oeuvre est glorifiée comme le premier avatar du surhomme nietzschéen. Arraché à l'oubli total dans lequel il était tombé, le livre de STIRNER devient alors le bréviaire des anarchistes individualistes. Après la seconde guerre mondiale, le philosophe allemand apparaît comme un des précurseurs de la philosophie existentielle. L'affirmation de l'unicité est rapprochée de la revalorisation de la personne humaine tentée par l'existentialisme, puisque, chez cet auteur, la particularité, loin de passer pour une tare, est tenue pour la marque la plus sûre de l'éminente dignité de l'homme. En mai 1968, STIRNER retrouve une nouvelle audience ; par sa notion du néant créateur, il semble avoir frayé le chemin à celle de la créativité. Pour empêcher toute sclérose, il recommande, en effet, à l'Unique une mise en cause perpétuelle, un constant renouvellement, la plongée périodique dans une fontaine de jouvence. (Henri ARVON).

 

Une critique forte du libéralisme politique, social et humain

     Dans un univers universitaire allemand où l'hégélianisme est devenu comme une atmosphère intellectuelle, Max STIRNER, qui fréquente alors avec beaucoup de Jeunes-Hégéliens, le groupe des Freien (Afranchis de Berlin) publie son oeuvre L'Unique et sa propriété. Les Freien est précisément le titre d'une importante section du livre, où il étudie et critique le libéralisme politique, social et humain.

     L'ensemble de son livre est partagé en deux parties qui s'opposent : L'Homme et Moi ; la première dont fait partie la section sur les Freien vise sans cesse l'anthropologie de FEUERBACH ; on voit combien le livre, critiqué d'ailleurs par MARX dès sont apparition, tient aux discussions du temps. Il attaque impitoyablement les Jeunes-Hégéliens ; il est pourtant un accomplissement de l'hégélianisme.

C'est ce que l'on voit surtout par son attitude envers Bruno BAUER : le criticisme du directeur de la Litteraturzeitung consistait à pousser à l'extrême la dialectique hégélienne, et, considérant comme réalité unique le "processus de pensée", à faire voir que toute affirmation quelconque en matière morale ou politique était fausse et devait disparaître et se dissoudre devant le progrès souverain de la pensée. Comme l'écrit ironiquement STIRNER, c'est le "combat du possédé contre la possession" ; les possédés, selon lui, ce sont ceux qui croient comme à des réalités, à Dieu, à l'État, au droit ; Bruno BAUER voit parfaitement que "l'attitude religieuse existe non seulement envers Dieu, mais envers le droit, l'État, la Loi. Mais ces idées, il veut les dissoudre par la pensée, et alors je dis : "Une seule chose me sauve de la pensée, c'est l'absence de pensée." ". Ainsi l'hégélianisme à son point extrême, après en être arrivé à la relativité de toute pensée, doit enfin passer dans son contraire. Max STIRNER l'avait déjà dit en style hégélien, dans un article de 1842, publié par Karl MARX, dans la Rheinische Zeitung (Le principe factice de notre éducation, ou Humanisme et réalisme) : "Il faut que la Science elle-même meure pour refleurir dans sa mort comme volonté. La liberté de pensée, de croyance, de conscience retomberont dans le sein maternel de la terre pour qu'une liberté nouvelle, la liberté de la volonté, se nourrisse de ses plus nobles sucs (traduction de V. BASCH, dans L'individualisme anarchiste, Marx Stirner). " L'absence de pensée, c'est la volonté pure, l'immédiat, l'unique, tel qu'il est en dehors de toute comparaison : "Je ne me tiens pas pour quelque chose de particulier, mais pour quelque chose d'unique. J'ai certes de la ressemblance avec d'autres ; mais cela ne vaut que pour la réflexion ; en fait, je suis incomparable, unique. Ma chair n'est pas leur chair, mon esprit n'est pas leur esprit ; si vous les placez dans les cadres généraux, chair, esprit, ce sont là des idées à vous qui n'ont rien à faire avec ma chair, mon esprit."

Devant ce nominalisme agressif s'évanouissent non seulement les vieilles croyances, mais ces nouveaux universaux que les modernes y avaient substitués depuis la Révolution : l'État, la Société, l'Humanité. C'est en cela que l'on peut considérer sa pensée comme une attaque de tout ce qu'ont pu généré les Lumières. Sur l'État se fonde le libéralisme politique du bourgeois ; la liberté en question est-elle un affranchissement. Nullement, puisqu'elle est obéissance aux lois ; simplement l'individu y est en rapport direct avec la loi ; elle l'affranchit des personnes interposées, exactement comme le protestantisme a affranchi l'individu non pas des obligations envers Dieu, mais des prêtres qui étaient entre Dieu et lui : c'est l'État qui est libre, et non moi : "sa liberté est mon esclavage". 

      Mais le libéralisme social du communisme n'est pas davantage un affranchissement : il supprime la propriété individuelle, fondement de l'esclavage du travailleur, pour le remplacer par la propriété collective ; la société, seule possédante, me donne tout et m'impose en échange des obligations ; mais "que la société n'est pas un moi qui puisse prêter, donner, ou garantir, mais un instrument ou moyen dont nous pouvons tirer parti... et que nous ne devons nul sacrifice à la société, les socialistes n'y pensent pas, parce que, comme les libéraux, ils sont prisonniers des principes religieux et cherchent une Société qui leur soit sacrée, comme autrefois l'État ; ... leur société est encore un fantôme, un "être suprême"".

Enfin, dans sa critique du "libéralisme humain", Max STIRNER veut abattre l'idole qu'avaient laissée FEUERBACH et BAUER, l'Homme. BAUER, se séparant des socialistes, voyait dans la "masse" "le produit le plus significatif de la Révolution, la foule trompée que les illusions de la philosophie des Lumières ont livré à une mauvaise humeur sans limite" : aux idées libérales de 1789, il oppose une doctrine de libération intérieure du moi ; il faut, selon lui, anéantir l'égoïsme de l'individu pour faire place à l'homme : ainsi BAUER réclame la séparation de l'Église et de l'État, parce que les intérêts religieux sont considérés comme égoïstes et touchent seulement l'homme privé. Mais en réalité, l'homme tel qu'il le conçoit est un idéal impossible à atteindre, et il reste pour l'individu "un au-delà sublime, un être suprême, un Dieu" qui ne mérite pas plus d'égards que celui qu'a rejeté l'athéisme de BAUER. 

"Tous ces libéralisme ne sont que continuation du vieux mépris chrétien pour le Moi... La religion de l'Homme n'est que la dernière métamorphose de la religion chrétienne. Car le libéralisme est une religion puisqu'elle sépare de moi mon essence et l'élève au-dessus de moi, puisqu'il élève l'homme dans la même mesure qu'une autre religion fait son Dieu et ses idoles" ; idées assez justifiées lorsqu'on entendait GUIZOT, dans une séance de la chambre des pairs, vouloir que l'Université jouât le rôle de direction spirituelle anciennement dévolue à l'Église... Il faut se rendre compte, selon nous, qu'au moment de la dégradation des positions très anciennes des Églises chrétiennes maintenant divisées, l'État entend carrément prendre sa place, avec toutes leurs attributions... 

    L'idée toujours renaissante de la dialectique hégélienne, celle de l'antagonisme fécond et producteur, est poussée à bout par STIRNER. N'oublions pas, non plus, que dans les milieux socialistes de l'époque, c'était à qui était le plus révolutionnaire des autres, tellement l'idée dominante était bien de faire table rase de cet ordre multiséculaire oppresseur. "Notre faiblesse, écrit-il, ne consiste pas en ce que nous sommes en opposition avec d'autres, mais en ce que nous ne le sommes pas complètement, en ce que nous ne sommes pas séparés d'eux, nous cherchons une communauté, un lien, une seule foi, un seul Dieu, une seule idée, un seul chapeau pour tous... Mais l'opposition la dernière et la plus décisive, celle de l'unique contre les uniques, dépasse au fond ce qu'on appelle opposition... , comme unique, tu n'as rien de commun avec un autre, donc rien non plus de séparé ou d'hostile ; tu ne cherches pas ton droit contre lui devant un tiers... L'opposition disparaît dans la parfaite séparation ou unicité." Pousser l'antagonisme à un tel degré (il est conforme à l'esprit hégélien de l'accuser le plus possible), c'est le supprimer et le réduire à son contraire, la dissolution en Uniques.

A la société ou État qui annihile l'unicité du moi, STIRNER oppose, comme PROUDHON, l'association qui est mon oeuvre, ma création, un moyen d'accroître mon pouvoir par une entente avec les autres, union d'ailleurs complètement libre à laquelle je puis à volonté adhérer ou renoncer. Il semble que, pour lui, l'État ne soit qu'une association réalisée, figée, fixée et devenue indépendante de moi ; réintroduire plasticité et mobilité dans ces sociétés vieillies, telle parait bien être l'intention foncière de STIRNER (Émile BRÉHIER).

 

Un ouvrage sans plan... aux idées redondantes de plus en plus approfondies...

    L'Unique et sa propriété se présente sous une forme déroutante, sans plan et abordant divers sujets au hasard des pages. Mais on retrouve les mêmes thèmes repris au fur et à mesure du livre et de plus en plus approfondis. On peut comprendre que l'étudiant ordonné soit rebuté face à cet ouvrage, mais sa lecture ouvre sur des réflexions finalement très actuelles. Souvent écrit à la première personne, il s'ouvre dans une sorte d'introduction, qui n'est pas appelée comme telle d'ailleurs, qui donne le ton de l'ouvrage : Je n'ai basé ma cause sur rien. 

Il se compose en deux parties : Première partie :  l'homme ; Deuxième partie : moi. Apparemment, la table des matières pourrait servir de guide, mais il n'en est rien... 

Dans la première partie, divisé en deux, I - Une vie d'homme ; II - Les anciens et les modernes, ce deuxième (chapitre?) se subdivisant en trois : A - Les anciens, B - Les modernes (en 3 (sous-chapitres?) L'esprit, Les Possédés, La Hiérarchie), C - Les Affranchis (en 3 (sous-chapitres?) Le Libéralisme politique, Le Libéralisme social, Le Libéralisme humanitaire).

Dans la seconde partie, divisée en 3 : I - La propriété, II - Le Propriétaire (subdivisé en trois (sous-chapitres?) A - Ma puissance, B - Mes relations, C - Ma jouissance de moi), III - L'unique.

 

   Dans la première partie, il analyse les diverses formes de soumission que subit "l'individu". STIRNER proclame que les religions et les idéologies se fondent avant tout sur des superstitions. Ainsi,la religion, le nationalisme, l'étatisme, le libéralisme, le socialisme, le communisme, l'humanisme et même à certains égards la vérité et la liberté sont dénoncées comme des superstitions, des idées sans existence ni réalité auxquelles on se soumet contre son intérêt. STIRNER, comme le dit CAMUS, "fait place nette", et le Dieu chrétien, l'Esprit hégélien, l'État, l'Homme de FEUERBACH et des humanistes sont ainsi dénoncés comme autant de fantômes, comme des idées sans corps ni vie, toujours distinctes de l'Unique, comme des idoles s'opposant à la suprématie de l'Unique. STIRNER se dresse contre toutes les doctrines, tous les dogmes qui exigent le sacrifice de l'individu à une cause prétendue supérieure à lui-même.

La croyance en Dieu, ou en l'Homme tel que l'entend FEUERBACH, peut être comparée à la croyance aux fantômes, aux esprits. STIRNER joue d'ailleurs sur le mot esprit et raille HEGEL qui faisait de l'affirmation chrétienne "Dieu est esprit" une vérité philosophique. Il énumère les différents coupables de la soumission de l'homme, au premier rang desquels il range l'État, qui brime l'homme, même quand il se réclame des droits de l'homme. L'État a pour objectif de fonder une société médiocre, raisonnable. L'autorité de l'État est impersonnelle, hypocrite, diluée, ce qui la rend insaisissable et encore plus insupportable. La société institue, quant à elle, une dépendance entre les hommes, en organisant le travail : elle aussi, ce "nouveau maître", ce "nouveau fantôme", aliène l'homme. Dans sa polémique, il s'attaque aux "insurrections théologiques", qu'il voit dans la philosophie des hégéliens de gauche à laquelle il appartient ainsi que dans le communisme naissant. De même que les anciens, par les rites de purifications et dans le christianisme, ont oeuvré à idéaliser le réel, les modernes veulent réaliser l'idéal, l'incarnation.Et les modernes des modernes, les laïcs, après que le protestantisme eut intériorisé la morale qui était extérieure dans le christianisme (l'Église), veulent supprimer Dieu et conserver la morale sous une autre forme, et ainsi perpétuer une domination, une aliénation : nos athées, dit STIRNER, sont vraiment des gens pieux (en passant nous pensons que certains anarchistes individuels le sont également... révérant leurs auteurs fétiches!). le communisme, par exemple, est considéré comme une forme moderne de christianisme, une utopie faite de morale chrétienne.

   Dans la seconde partie, STIRNER veut rendre à l'homme sa liberté et restaurer la souveraineté et l'autonomie de l'Unique. Ainsi il prône l'égoïsme total, en faisant de tout sa propriété, en se plaçant au-dessus de tout : "pour Moi, il n'y a rien au-dessus de Moi". L'égoïsme, souvent condamné par la morale et notamment le christianisme selon lui, souvent employé péjorativement, est transformé par le philosophe allemand en quelque chose d'honorable et de sain dont on n'a pas à avoir honte. Par ailleurs, pour lui, l'"Homme" est encore une généralité abstraite qui n'épuise pas l'individualité de chacun, car chacun est unique, et par là, il est "plus qu'homme". Le Moi unique de STIRNER n'est pas une pensée, il est inaccessible à la pensée, il est indicible. On peut dire qu'il s'adresse directement à chacun, à l'ego pourrait-on dire également de chacun (et notamment aux egos surdimensionnés qui trouveront en lui un véritable théoricien). Ainsi, il ne faudrait pas dire "Le Moi est unique et indicible", mais "Je suis unique et indicible". Si l'Unique a souvent été compris et critiqué comme un concept, ce n'est pourtant pas ainsi qu'il l'entend. Pour lui, l'Unique n'est rien de plus qu'une formule qui désigne, pour chacun, lui-même, en tant que l'individu vivant et unique qu'il est. L'Unique est souverain, il ne s'aliène à aucune personne, ni aucune idée, et considère l'ensemble du monde comme sa propriété dans le sens où il s'approprie tout ce que son pouvoir lui permet de s'approprier ; ainsi, tout ce qui n'est pas lui, le reste du monde, n'a, pour lui, que la vocation d'être son "aliment".

     Il va s'en dire que STIRNER ne se pose même pas la question de l'effet de la confrontation entre les multiples Uniques existants sur Terre, avec une telle mentalité... Le conflit semble, finalement, tellement sa réflexion est centrée sur l'individu, absent de L'Unique et sa propriété. On a souvent vu, à raison d'ailleurs selon nous, dans l'Unique de STIRNER un individu incapable de toute vie en société. Certains notent cependant qu'il consacre un long chapitre sur ce point, où il aborde la question des rapports de l'Unique avec les autres. A la différence des rapports classiques de la société, rapports forcés et placés sous le signe de la soumission à la loi, à l'État, STIRNER envisage une forme d'association libre, auquel nul n'est tenu, une association d'égoïstes où la cause n'est pas l'association mais celui qui en fait partie ; cette association n'est pas, pour l'Unique, une soumission, mais une multiplication de sa puissance. De plus, l'association qu'il envisage est éphémère, ne durant que tant que ceux qui en font partie y trouvent leur compte. Ce qui ressemble un peu à l'association de malfaiteurs, associés uniquement le temps d'un cambriolage ou autre méfait... En tout cas, cette association doit être très éphémère, sinon de multiples conflits vont bientôt mettre aux prises ces égoïstes si parfaits. Il n'évoque pas du tout d'ailleurs le conflit en tant que tel, même si visiblement l'association est entourée de garanties qui font qu'il puisse être évité...

 

Une oeuvre, dans sa postérité,  qui sépare l'anarchisme du socialisme

    Cette oeuvre divise profondément l'anarchisme du socialisme par la suite. Il influe à la fois les uns et les autres en les obligeant, vu son succès immédiat même s'il est éphémère, à se positionner par rapport à cet individualisme parfait. Il est considéré par les marxistes, à commencer par Karl MARX (qui le critique de manière serrée dans les trois quarts de L'idéologie allemande), comme le chantre de l'envers de l'esprit collectif, et il leur permet, quasiment en ricochet, d'approfondir leur propre idéologie. Il influence des anarchistes individualistes qui diffusent et promeuvent son oeuvre tel que John Henry MACKAY, Victor BASCH (voir l'individualisme anarchiste, Max Stirner, Paris, 1904), Benjamin TUCKER, Émile ARMAND. Bien que l'auteur lui-même ait attaqué l'anarchisme en le confondant avec la philosophie de PROUDHON (encore un effet d'optique...), ce courant reprend nombre de ses conceptions, mais pas toutes, sur l'individu et son autonomie, sa puissance, ainsi que surtout son rejet de toute forme d'autorité supérieure, qu'elle soit religieuse, morale, sociale ou politique. 

 

Max STIRNER, l'Unique et sa propriété, dans Oeuvres complètes : L'Union et sa propriété et autres essais, texte en ligne sur Gallica, texte en ligne également, mais avec des différences dans la traduction (surtout des "coquilles") sur le site de l'UQAC. Cette dernière édition est réalisée en 2002 à partir d'une traduction française de l'Allemand, par R. L. RECLAIRE (décembre 1899, Stock Éditeur, 438 pages). Une autre traduction existe, réalisée par E. LASVIGNES et publiée en 1948. 

Henri ARVON, Stirner, dans Encyclopedia Universalis, 2004 (dont nous recommandons la lecture de l'ouvrage, Max Stirner, ou l'Expérience du néant, 1973). Émile BRÉHIER, Histoire de la philosophie, tome III, PUF, 2000.

 

Relu le 25 avril 2021

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31 mars 2013 7 31 /03 /mars /2013 09:40

      L'un des deux ouvrages de référence sur les camps de concentration nazis (avec Les Jours de notre mort, roman de 800 pages publié en 1947) de David ROUSSET (1912-1997), écrivain et militant politique français, auparavant un des secrétaire de Léon TROTSKY, écrit en août 1945 et publié l'année suivante, suscite dès sa parution un profond retentissement. Malgré les années passées, le texte est toujours aussi vivant et poignant, mêlant le témoignage cru et les considérations les plus générales que lui inspirent ses seize mois de camp.

       Relativement petit livre de 121 pages de 18 courts chapitres, il s'ouvre sur l'arrivée au sinistre camp de Buchenwald et se clôt sur un aperçu de bilan de l'expérience concentrationnaire. Il décrit à la fois l'organisation de ces camps, avec sa hiérarchie et son chaos, et l'impact des conditions de vie imposées sur les corps et les esprits, surtout sur les esprits. 

 

       Les chapitres s'organisent chacun autour de deux ou trois aspects fortement mis en valeur :

1 - Les portes s'ouvrent et se ferment. Nous pouvons lire entre autres : "Des hommes rencontrés de tous les peuples, de toutes les convictions, lorsque vent et neige claquaient sur les épaule, glaçaient les ventres aux rythmes militaires, stridents comme un blasphème cassé et moqueur, sous les phares aveugles, sur la Grand-Place des nuits gelées de Buchenwald ; des hommes sans convictions, hâves et violents ; des hommes porteurs de croyances détruites, de dignités défaites ; tout un peuple nu, intérieurement nu, dévêtu de toute culture, de toute civilisation, armé de pelles et de pioches, de pics et de marteaux, enchaîné aux Loren rouillés, perceur de sel, déblayeur de neige, faiseur de béton ; un peuple mordu de coups, obsédé des paradis de nourritures oubliées ; morsure intime des déchéances - tout ce peuple le long du temps."

2 - Les premiers-né de la mort.

3 - Dieu dit qu'il y aurait un soir et un matin.

4 - D'étranges hantises travaillent leurs corps.

5 - Il existe plusieurs chambres dans la maison du Seigneur. Ce chapitre débute par les phrases suivantes : "Cette vie intense des camps a des lois et des raisons d'être. Ce peuple de concentrationnaires connaît des mobiles qui lui sont propres et qui ont peu de commun avec l'existence d'un homme de Paris ou de Toulouse, de New York ou de Tiflis. Mais que cet univers concentrationnaire existe n'est pas sans importance pour la signification de l'univers des gens ordinaires, des hommes tout court. Il ne peut suffire de prendre une sorte de contact physique avec cette vie, si totalement séparée des structures courantes du XXe siècle. Mais faut-il encore en saisir les règles et en pénétrer le sens. Et tout d'abord, des erreurs naïves à éviter comme des poteaux indicateurs sur les nouvelles routes." Il décrit les différents catégories de camps.

6 - Il n'est pas d'embouchure où les fleuves se mêlent. l'auteur y précise la composition sociologique des prisonniers : les droits communs et les politiques, les différentes nationalités...

7 - Les ubuesques. "Dans ce dénuement sordide, une des plus surprenantes conséquences est la destruction de toute hiérarchie de l'âge. Toutes les conventions qui maintiennent une certaine civilité à l'égard du vieillard sont anéanties." "les positions sociales occupées dans la vie civile étaient sans équivalence dans les camps. Elles cessaient d'être et même paraissaient comme des caricatures ridicules sans commune mesure avec l'être concentrationnaire." 

8 - J'étends mon lit dans les ténèbres.

9 - Les esclaves ne donnent que leur corps.

10 - A quoi sert à un homme de conquérir le monde. A la fin de ce chapitre, nous lisons : "L'intimité du camp est faite de cette bureaucratie dirigeante, des passions qui la traversent, des intrigues pour le pouvoir, des aventures de son personnel supérieur dans le réseau compliqué des combinaisons SS. Il en résulte corruptions et violences pour le commun des concentrationnaires, exaspération des appétits et des haines, approfondissement des dissensions nationales et personnelles, aggravation sinistre des conditions de vie."

11 - Les dieux ne font pas leur demeure sur la Terre. David ROUSSET décrit l'organisation même du camp. "Ce système libère les SS de la plupart des contraintes et leur permet de s'occuper plus librement de leur propre bureaucratie et de leurs affaires. Mais les raisons en sont plus profondes et plus lourdes de conséquences. L'existence d'une aristocratie de détenus, jouissant de pouvoirs et de privilèges, exerçant l'autorité, rend impossible toute unification des mécontentements et la formation d'une opposition homogène. Elle est enfin  (et c'est dans l'univers concentrationnaire sa raison suffisante et définitive d'être) un merveilleux instrument de corruption. La métaphysique du châtiment propre aux SS impose comme une nécessité absolue l'existence de cette aristocratie."

12 - Les heures silencieuses. Il explique la philosophie des camps. "Cette philosophie seule explique le génial agencement des tortures, leur raffinement complexe les prolongeant dans la durée, leur industrialisation, et toutes les composantes des camps". 

13 - La théorie des pouvoirs. Cette théorie des pouvoirs s'analyse dans la structure bureaucratique des camps, selon trois secteurs distincts : "administration municipale", "Ministère de l'intérieur", imposante administration du travail. Un ouvrage presque ignoré, écrit en 1974, de Charles LIBLAU, décrit également bien cette organisation des pouvoirs qui octroient à une partie des déportés des tâches de gestion et de contrôle des camps (Charles LIBLAU, Les kapos d'Auschwitz, Éditions Syllepse, 2005).

14 - Les hommes ne vivent pas que de politique. 

15 - Le désir même s'est corrompu.

16 - Un nouveau visage de la lutte des classes.

17 - Les eaux de la mer se sont retirées.

18 - Les astres morts poursuivent leur course. Nous reproduisons ici une grande partie de ce chapitre : "L'univers concentrationnaire se referme sur lui-même. Il continue à vivre dans le monde comme un astre mort chargé de cadavres. Les hommes normaux ne savent pas que tout est possible. Même si les témoignages forcent leur intelligence à admettre, leurs muscles ne croient pas. Les concentrationnaires savent. Le combattant qui a été des mois durant dans la zone de feu a fait connaissance de la mort. La mort habitait parmi les concentrationnaires toutes les heures de leur existence. Elle leur a montré tous ses visages. Ils ont touché tous ses dépouillements. Ils ont vécu l'inquiétude comme une obsession partout présente. Ils ont su l'humiliation des coups, la faiblesse du corps sous les fouets. Ils ont jugé les ravages de la faim. Ils ont cheminé des années durant dans le fantastique décor de toutes les dignités ruinées. Ils sont séparés des autres par une expérience impossible à transmettre. La décomposition d'une société, de toutes les classes, dans la puanteur des valeurs détruites, leur est devenue sensible, réalité immédiate comme une ombre menaçante profilée sur toute la planète solidaire. Le mal est incommensurable aux triomphes militaires. Il est la gangrène de tout un système économique et social. Il contamine encore par-delà des décombres. Peu de concentrationnaires sont revenus, et moins encore sains. Combien sont des cadavres vivants qui ne peuvent plus que le repos et le sommeil!".

"Il est encore trop tôt encore pour dresser le bilan positif de l'expérience concentrationnaire, mais, dès maintenant, il s'avère riche. Prise de conscience dynamique de la puissance et de la beauté du fait de vivre, en soi, brutal, entièrement dépouillé de toutes les superstructures, de vivre même au travers des pires effondrements ou des plus graves reculs. Une fraîcheur sensuelle de la joie construite sur la science la plus complète des décombres et, en conséquence, un durcissement dans l'action, une opiniâtreté dans les décisions, en bref, une santé plus large et intensément créatrice. Pour quelques-uns, confirmation, pour le plus grand nombre, découverte, et saisissante ; les ressorts de l'idéalisme démontés ; la mystification crevée fait apparaître dans le dénuement de l'univers concentrationnaire, la dépendance de la condition d'homme d'échafaudages économiques et sociaux, les rapports matériels vrais qui fondent le comportement. Dans son expression ultérieure, cette connaissance tend à développer action précise sachant où porter les coups, que détruire et comment fabriquer. Enfin, la découverte passionnante de l'humour, non en tant que projection personnelle, mais comme structure objective de l'univers. Ubu et Kafka perdent les traits d'origine liés à leur histoire pour devenir des composants matériels du monde. La découverte de cet humour a permis à beaucoup de survivre. Il est clair qu'elle commandera de nouveaux horizons dans la reconstruction des thèmes de vie et de leur interprétation.

L'existence des camps est un avertissement. La société allemande, en raison à la fois de la puissance de sa structure économique et de l'âpreté de la crise qui l'a défaite, a connu une décomposition encore exceptionnelle dans la conjoncture actuelle du monde. Mais il serait facile de montrer que les traits les plus caractéristiques et de la mentalité SS, et de soubassements sociaux se retrouvent dans bien d'autres secteurs de la société mondiale. Toutefois moins accusés et, certes, sans commune mesure avec les développements connus dans le grand Reich. Mais ce n'est qu'une question de circonstances. Ce serait une duperie, et criminelle, que de prétendre qu'il est impossible aux autres peuples de faire une expérience analogue pour des raisons d'opposition de nature. L'Allemagne a interprété avec l'originalité propre à son histoire la crise qui l'a conduite à l'univers concentrationnaire. Mais l'existence et le mécanisme de cette crise tiennent aux fondements économiques et sociaux du capitalisme et de l'impérialisme. Sous une figuration nouvelle, des effets analogues peuvent demain encore apparaître. Il s'agit, en conséquence, d'une bataille très précise à mener. Le bilan concentrationnaire est à cet égard un merveilleux arsenal de guerre. Les antifascistes allemands internés depuis plus de dix ans doivent être de précieux compagnons de lutte."

 

David ROUSSET, L'univers concentrationnaire, 10/18, Union Générale d'Éditions, 1971, 125 pages. Il s'agit de la réédition de l'oeuvre publiée aux Éditions de Minuit en 1965, elle-même réédition du livre publié en 1946 aux Éditions du Pavois (Prix Renaudot 1946). 

 

Relu le 24 mars 2021

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6 mars 2013 3 06 /03 /mars /2013 16:38

        Moses MENDELSSOHN (1729-1786), philosophe juif d'Allemagne, du mouvement des Lumières, écrit ce livre phare sur la liberté de conscience et l'universalisme judaïque, publié en 1783, dans l'intention de formuler les principes de l'émancipation des juifs dispersés parmi les nations modernes. Il participe à un processus d'évolution du judaïsme et des Juifs dont des traits influencent encore aujourd'hui le monde juif et par ricochet l'ensemble de la vie philosophique moderne. Les pages de ce relativement petit livre composé de deux parties, directement né de pressions philosophiques pour la conversion au christianisme (venant de Johann Kaspar LAVATER, précisément), formulent la philosophie, l'idéologie ou la charte de l'émancipation.

Émancipation espérée et commencée aux approches de la Révolution française de 1789 et poursuivie avec confiance et exaltation pendant tout le XIXe siècle. Malgré les persécutions et l'Holocauste dans le siècle suivant, qui lui enlève sa portée optimiste, Jérusalem, Pouvoir religieux et judaïsme  porte encore une grande part des grands débats d'identité du monde juif. 

 

     Tranchant avec la majeure partie de la littérature juive de son temps, et sur un ton qui déconcerte les rabbins - et attire l'attention des philosophes français et allemands, Jérusalem ou du Pouvoir religieux et du Judaïsme est un livre de philosophie : une méditation sur une tradition intellectuelle et sur une situation sociale, et une relecture des textes et de l'histoire. C'est à l'appel de Herz Cerf BERR, grande figure de la lutte pour l'émancipation des Juifs en France, que Moses MENDELSSOHN rédige auparavant un mémoire pour les juifs d'Alsace en bute à une hostilité croissante (tel les Observations d'un Alsacien sur l'affaire présente des juifs d'Alsace de l'antisémite François HELL, publié en 1776), Mémoire élaboré avec l'aide (ou peut-être la rédaction la plus importante) d'un haut fonctionnaire prussien, Christian Wilhelm von DOMH (1751-1820). Dépassant l'attente initiale de membres de sa communauté, le philosophe veut livrer dans un texte le fond de sa pensée sur l'émancipation des Juifs et sur le judaïsme en deux temps : une préface à un opuscule qu'il fait traduire ensuite et Jérusalem... Sur le moment, l'auteur lui-même ne se fait pas beaucoup d'illusions sur la postérité de son livre, pourtant traduit en italien, en anglais et en hébreu. Il est attaqué, non sur le fond de sa pensée, par des adversaires (qui le lurent aussi très peu) se contentant de viser un symbole, des épigones ou un mouvement. (Dominique BOUREL).

 

Le concept de religion...

     Une bonne moitié de ce livre en deux parties est consacrée au concept du religieux. Pour l'auteur, il s'agit d'un domaine régi par la liberté de conscience où ne valent que les motifs intérieurs, domaine soustrait aux contraintes de l'État et même aux contraintes de l'Église, laquelle ne saurait agir légitimement sur les consciences que par l'éducation. Ce qui balaie au passage la valeur réelle des nombreux rites et obligations (circoncision, interdits alimentaires, prières obligatoires) qui sont le lot des juifs depuis des siècles. Les convictions religieuses ne justifieraient donc, dans un État, aucune exception de nature à retrancher une personne de la légalité et de l'égalité civiles et ne conféreraient à qui que ce soit un privilège politique. Des réflexions sur la liberté de conscience, sur ses rapports avec les pouvoirs, politiques et ecclésiastiques, sur le droit naturel et le contrat social, bref une philosophie politique en bonne et due forme et pas seulement un plaidoyer emplisse cette partie. Cette philosophie politique est très tôt reconnue comme telle par plusieurs des grands philosophes des Lumières, dont Emmanuel KANT, qui entame avec lui, par des voies indirectes, un dialogue ferme, et HEGEL qui de son côté demeure toutefois dans une attitude négative à l'égard du judaïsme. 

Par-delà ses considérations théoriques sur l'égalité des religions diverses devant l'État, et sa protestation contre le serment de fidélité à certaines vérités dogmatiques, que l'État serait en droit d'exiger des citoyens appelés à des fonctions publiques, Moses MENDELSSOHN préconise une notion de liberté plus radicale encore que celle propre à de nombreux légistes de son époque. Le professeur Alexander ALTMANN de Harward (éditeur des Oeuvres complètes de MENSELSSOHN) dégage les arrière-fonds du concept du droit naturel utilisés par le philosophe :

- La liberté du droit naturel ne saurait être limitée par aucun contrat social ; il y aurait là une impossibilité inscrite dans l'essence de l'Homme ;

- Pour l'Homme, la liberté serait à la fois un droit et une obligation, obligation qui prévaudrait en cas de conflit d'obligations ;

- Alors que l'individu peut restreindre ses droits naturels en vue de la paix et de la sécurité de l'ordre social, la liberté de la conscience ne supporterait pas de restrictions fondées sur de tels arguments. La paix et la sécurité ne seraient pas l'ultime motivation du contrat social et de l'État, contrairement à ce que pense par exemple Thomas HOBBES ;

- La vocation de l'État consisterait à favoriser la liberté en tant que précisément possibilité d'une vie plus active et plus créatrice ;

- Le souverain ne pourrait même pas prescrire aux citoyens, contrairement à ce qu'écrit Thomas HOBBES, les formes de culte. Jamais les lois positives ne sauraient contredire ni détruire la loi naturelle et les droits de l'homme qu'elle définit et délimite ;

- Des contrats et des accords ne peuvent pas créer des droits parfaits, des devoirs de contrainte, même là où il n'y en a pas au préalable. (Emmanuel LÉVINAS)

Vers la fin de cette première partie, nous pouvons lire : 

"Le droit de mettre au ban et d'expulser que l'État peut parfois se permettre, est complètement opposé à l'esprit de la religion. Excommunier, exclure, expulser le frère voulant participer à mon édification et voulant élever vers Dieu son coeur et le mien par communion bienfaisante! Si la religion ne se permet aucune punition arbitraire, elle ne peut surtout pas se permettre ce tourment de l'âme qui n'est sensible que pour celui qui est véritablement religieux. Voyez tous ces malheureux qui depuis longtemps auraient dû être améliorés par l'excommunication et la damnation... Lecteur! Quelle que soit ton appartenance à une Église visible, Synagogue ou Mosquée, cherche si tu ne trouves pas plus de véritable religion dans la maison des bannis que dans la plus grande maison de leurs juges! - Du bannissement résultent soit des effets civils, soit pas d'effets du tout. Considère la misère civile : elle ne gêne que le noble d'esprit qui croit devoir se sacrifier à la vérité divine. Celui qui n'a aucune religion serait fou de prendre le moindre risque pour plaire à une prétendue vérité. Doit-elle n'avoir, comme on veut s'en convaincre, que des suites spirituelles, alors elle opprime, encore une fois, celui qui a encore du sens pour ce genre de sentiment, et lui seul. L'irréligieux s'en moque et demeure entêté. Et où se trouve la possibilité de le séparer de touts les conséquences civiles? Je l'ai déjà dit autre part, et je le crois avec raison, qu'introduire une discipline religieuse et obtenir la fidélité totale en société est la même chose que l'injonction suivante, du juge le plus haut au tentateur : Il est en ton pouvoir ; seulement respecte sa vie! (...) Quelle exclusion de l'Église, quelle excommunication est-elle sans conséquence civile, sans aucune influence au moins sur le prestige social, sur la réputation de l'exclu et sur la confiance de ses concitoyens, toutes choses sans lesquelles personne ne peut exercer son métier et être utile à son semblable, c'est-à-dire être heureux civilement? (...)".

 

Des questions émises pour faire obstacle à ces principes....

     La deuxième partie de son ouvrage veut répondre à des questions émises très souvent pour faire obstacle à ces principes. Cette liberté de la conscience religieuse ne s'est-elle pas montrée étrangère à l'âme juive? La Torah, sans même parler des commentaires du Talmud, n'atteste-t-elle pas l'extrême rigueur des sanctions attachées aux transgressions religieuses et, par conséquent, l'inaptitude du judaïsme au régime de la liberté intérieure préconisée par MENDELSSOHN? 

Il avance quatre thèses pour répondre négativement à ces questions :

- Sa thèse générale est que les croyances religieuses ne sont l'effet d'aucune révélation surnaturelle orale ou écrite, ni pour le judaïsme ni pour aucune autre religion. Les vérités nécessaires au bonheur des être sont en fait communiquées à l'homme par la bonté divine d'une façon plus directe. Elles seraient, ces vérités, inscrites dans la conscience de tout homme et seraient l'évidence rationnelle elle-même, la lumière naturelle elle-même, le bon sens même. Avant toute métaphysique (MENDELSSOHN diffère en cela de SPINOZA), avant toute théologie rationnelle. Ces vérités nécessaires à la béatitude de l'homme sont de soi nécessaires. Elles n'ont pas besoin non plus de miracles pour les confirmer. Il s'agit là d'un monothéisme optimiste d'une Providence infiniment bienveillante, car il y aurait d'emblée des croyances, communes à tous les hommes, gage théologique d'un accord universel autour des vérités éternelles.

- Sa deuxième thèse est que ces croyances ont besoin d'expression, de symboles et de signes, pour être retenues et méditées et c'est là que, fixées dans des images et dans des lettres issues d'hiéroglyphes, elles sont trahies, perdent leur signification authentique pour se figer en idoles et pour rendre possibles toutes les idolâtrie du monde séparant les hommes de Dieu, opposant les hommes entre eux. Il s'agit là d'une philosophie de l'histoire religieuse grandement développée par l'auteur dans ce livre ;

- Du coup, troisième thèse, une révélation a été reçue par le peuple juif, révélation surnaturelle et accréditée par des miracles, enseignant une législation où le monothéisme trouve une expression qui le préserve des égarements de l'histoire. Révélation qui, surnaturellement encore et sur l'attestation des miracles, apporte aussi les vérités sur l'extraordinaire ou sainte histoire vécue par le peuple juif. Législation et vérités historiques qui comportent notamment une sage pédagogie : permanents rappels des croyances innées et explications renouvelées à l'occasion de la vie rituelle. Intervention incessante de la voix et de la raison vivantes contre l'aberration intellectuelle des images mortes et des signes immobilisés dans les systèmes. Joug de la loi libérant les esprits. Préserver dans sa pureté raisonnable le monothéisme inscrit dans les coeurs, tel serait l'unique privilège du peuple juif. Il devient sa missions parmi les gentils. Le judaïsme serait ainsi nécessaire au monothéisme inné dans l'homme : il n'est pas une foi révélée, il est une loi révélée (thèse influencée par MAÏMONIDE qui peut l'indiquer dans son Traité sur l'idolâtrie, chapitre premier). Mais entre la foi et la loi existe, selon l'expression de l'auteur, un rapport d'âme à corps.

- Quatrième thèse : la loi religieuse révélée au peuple juif aura été, dans l'antique Israël, érigée en loi politique. Non pas que la politique s'y soit mêlée à déterminer des croyances et des articles de foi, comme le supposent les objection qui servent de prétexte à tout un discours sur l'essence du judaïsme. la rigueur des sanctions attachées aux transgressions dans les récits du Pentateuque n'y aurait concerné que l'ordre politique que devait assurer la loi révélée. Ordre qui n'est pas le fait de croyances et d'idées, mais précisément de lois garantissant la liberté des idées qui anime les croyances. La répression n'aurait donc jamais visé des péchés d'opinion, mais des fautes purement politiques. Situations de niveau spirituel élevé où le politique n'aurait pas encore été admis comme principe distinct de celui qu'exige le maintien de la liberté de conscience religieuse. Situation instable et difficile aux hommes. Elle se défaisait déjà au cours de l'antique histoire juive. Elle appartenait définitivement au passé depuis la destruction de l'ancien État hébreu. La distinction serait désormais radicale dans le judaïsme entre loi religieuse et loi politique. Période définitivement révolue et dont la péremption se serait reflétée dans l'évangélique "Rendez à Dieu ce qui est à Dieu et à César ce qui est à César". Période révolue : rien ne s'oppose donc plus à l'entrée des juifs dans les États modernes. MENDELSSOHN déplore l'échec d'une noble ambition de l'Humain et la fin de l'État juif d'autrefois, mais se réjouit en même temps de la nouvelle fraternité désormais possible dans les États nationaux modernes entre les juifs et les gentils. (Emmanuel LÉVINAS)

Vers la fin de la deuxième partie, nous pouvons lire :

"Frères, la vraie piété est-elle votre souci? Alors ne créons pas d'harmonie là où la diversité est manifestement le plan et le but ultime de la providence. Aucun de nous ne pense et ne sent  complètement comme son semblable ; pourquoi voulons-nous nous tromper les uns les autres par des mots mensongers? Nous le faisons déjà dans nos relations journalières, dans nos conversations sans signification particulière. Pourquoi le faire encore avec des choses qui concernent notre bien-être terrestre, notre destination tout entière? Pourquoi nous rendre méconnaissables par des mascarades dans les affaires les plus importantes de la vie, puisque Dieu n'a pas marqué en vain chacun de ses propres traits du visage? Cela ne signifie-il pas s'opposer à la providence autant que nous pouvons le faire, faire échouer si cela est possible le but de la création, agir contre notre vocation, notre destination dans cette vie et dans l'autre? - Monarque de la terre! S'il est permis à un cohabitant insignifiant de celle-ci d'élever la voix jusqu'à vous, ne croyez pas vos conseillers qui veulent avec des paroles de miel vous entraîner à de si mauvaises actions. Soit ils sont eux-mêmes aveuglés et ne voient pas l'ennemi de l'humanité attendant en embuscade, soit ils cherchent à vous aveugler. Si vous les écoutez, c'en est fait de votre trésor le plus précieux, de la liberté de penser! Au nom de la félicité et de la vôtre, la réunion des confessions n'est pas la tolérance (...). Elle est radicalement opposée à la vraie tolérance (...). Au nom de notre bonheur et du vôtre, que votre puissant prestige ne cède pas à transformer n'importe quelle vérité éternelle, sans laquelle la félicité civile ne peut subsister, en une loi ; n'importe quelle opinion religieuse indifférente à l'État, en loi du pays! Tenez-vous en à l'agir de l'homme, traînez-le devant le tribunal de sages lois, et laissez-nous le penser et le parole, comme notre père nous les a légués en héritage inaliénable, nous les a donnés en droit immuable. La liaison entre droit et opinion est-elle trop surannés, et le moment trop lointain, qu'elle puisse être complètement supprimée sans dommage inquiétant. Cherchez au moins à atténuer son influence néfaste autant qu vous le pouvez, à mettre de sages limites aux sombres préjugés. Pour les héritiers futurs, tracez au moins la voie à cette hauteur de culture, à cette universelle tolérance de l'homme (...) vers laquelle la raison soupire en vain! Ne récompensez et ne punissez aucune doctrine, ne séduisez et ne corrompez aucune opinion religieuse. Celui qui ne trouble pas la félicité publique, qui agit bien envers les lois civiles, envers vous et ses concitoyens, laissez-le parler comme il pense, invoquer Dieu selon sa manière ou celle de son père, et chercher son salut éternel où il croit le trouver. Ne laissez personne dans vos États être le scrutateur des coeurs et le juge des pensées, personne s'arroger le droit que l'omniscient seul s'est réservé! Si nous devons à l'empereur ce qui est à l'empereur, donnez à Dieu ce qui est à Dieu! Aimez la vérité! Aimez la paix!"

 

    Emmanuel LÉVINAS se demande ce qu'il reste de cette philosophie du judaïsme aujourd'hui. Les épreuves subies par le peuple juif au XXe siècle, des persécutions à la Shoah, ne montrent-elles pas les limites de l'optimisme de MENDELSSOHN?

Mais "dans le désir de l'émancipation tel que Mendelssohn l'exprime n'est jamais oubliée la vocation d'Israël : être avec les nation, c'est aussi être pour-les-nations. Sans doute la conscience de cette singularité universaliste est ancienne et propre à la mentalité religieuse juive, c'est le génie hébreu lui-même. Mais l'oeuvre de Mendelssohn exprime une dimension nouvelle qui, sans se référer en tout aux coordonnées philosophiques du XVIIIe siècle, est actuelle et anime le judaïsme d'aujourd'hui. Cette oeuvre en effet inaugure une époque nouvelle dans l'histoire juive. Elle témoigne d'un judaïsme se voulant en symbiose avec le monde humain non juif par-delà l'universalisme mystique de l'être-pour-les-autres, qui lui a toujours été familier. Symbiose qui est présupposée par l'État d'Israël lui-même. Symbiose dont la structure ou l'organisation demande sans doute une élaboration philosophique plus complexe que celle de l'Aufklärung (les Lumières allemandes) - ne rendait possible : une théologie moins abstraite et une eschatologie moins simple dans son optimisme."

    Promoteur du mouvement des Lumières propre au judaïsme (la Haskalah), Moses MENDELSSOHN se situe au carrefour, en compagnie de Gotthold Ephraim LESSING (1729-1781), entre la culture juive et la culture allemande. Son Jérusalem ouvre le grand mouvement d'ouverture du judaïsme qui irrigue encore le monde entier, non sans conflits à l'intérieur même du judaïsme. L'universalisme juif non prosélyte se fonde pour lui sur la raison naturelle commune à tous, et sa rencontre avec le mouvement général des Lumières, ouvre une autre page de l'histoire des juifs en général. 

 

Moses MENDELSSOHN, Jérusalem ou Pouvoir religieux et judaïsme, Gallimard, 2007, 200 pages. Texte traduit de l'allemand, présenté et annoté par Dominique BOUREL. Préface d'Emmanuel LÉVINAS.

 

Relu le 2 avril 2021

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6 janvier 2013 7 06 /01 /janvier /2013 19:18

       L'Histoire des Trois royaumes, roman historique chinois sur la fin de la dynastie Han et la période des Trois Royaumes (220-265), écrite au XIVe siècle d'après l'oeuvre de CHAN SHOU, elle même écrite au IIIe siècle, constitue une oeuvre dense qui raconte l'épopée la plus populaire de la littérature chinoise. Inscrite dans le corpus de la pensée militaire chinoise, cette épopée se déroule sur un arrière-fond historique de luttes politiques et militaires pour le pouvoir et fourmille de stratagèmes, de ruses et de finesse tactique. Ce livre a eu une grande influence culturelle en Asie du Sud-Est et au Japon. 

   C'est également le premier roman divisé en chapitres distincts à apparaître en Chine. Aucune oeuvre de ce genre, toute époque confondue n'a eu un impact aussi profond et étendu sur la société chinoise. Cette influence peut-être comparée à celle qu'exerce les récits héroïques de la Conquête de l'Ouest aux États-Unis, récits qui font partie des mythes fondateurs de la nation américaine. La vertu est son thème principal, comme l'indique son titre en mandarin (Sango Yanyi). Les épisodes variés du roman ont été transmis à toutes les couches de la société chinoise, que ce soit directement ou indirectement, par le théâtre, la chanson ou par d'autres voies de la culture populaire, ce qui en fait une histoire connue dans tous les foyers du pays.

     Son auteur Luo GUANZHONG, ou Louo KOUAN-TCHONG (vers 1330-1400), écrivain de la dynastie Ming, reste peu connu, même si on lui attribue également la rédaction, avec SHI NAI'AN, d'Au bord de l'eau.

 

Une oeuvre épique populaire foisonnante contenant des éléments précis de morale et de stratégie....

   Sous couvert d'un simple roman historique, les Trois Royaumes est une oeuvre d'une qualité littéraire très forte. Chaque héros, de par son nom, sa description physique et ses actes, parvient à une dimension mythique de portée universelle. LIU BEi (Vertu Cachée) est le modèle de la générosité, de la vertu et de la droiture. GUAN YU (Long Nuage) devient le Dieu de la guerre. ZHUDGE LIANG (Dragon Caché ou Lumière de la Raison) apparaît comme le parangon du Grand Stratège omniscient. CAO CAO, personnage d'une psychologie très fouillée, peut atteindre des sommets de cruauté ou de générosité calculées. Esprit dévoyé et fourbe, CAO CAO a le destin qu'il mérite : une tumeur maligne au cerveau finit par le faire périr. De même que dans la mythologie grecque, les animaux eux-mêmes sont remarquables et surnaturels. 

    Si le Roman a gagné la culture populaire, il est aussi le reflet/description/illustration de tactiques très étudiés par les milieux militaires sous la dynastie de Song, puis des Ming. Car ce n'est pas seulement le jeu des héros qui submerge le récit qui en fait l'intérêt. Pour ceux qui s'intéressent à l'art de la guerre comme à l'art du gouvernement, il fourmille de détails techniques sur les armes et les tactiques, les multiples rapports des forces en présence.

  Histoire des Trois Royaumes se compose de quatre grandes parties, avec, dans chacun d'elles, plusieurs dizaines de parties, elles-mêmes groupées en chapitres. Ces quatre parties, qui suivent la chronologie des faits s'intitulent :

- Le début des troubles ;

- L'ascension de CAO CAO ;

- Un pays divisé ;

- La fin des Trois Royaumes. 

    Une des parties les plus populaires concerne la bataille de la Falaise Rouge (racontée dans le film de John WOO, de 2008, au titre éponyme).

 

    L'histoire politique du IIIe siècle n'est connue que grâce à trois sources faisant partie des histoires officielles que chacune des dynasties dominant la Chine fait rédiger. A la suite des Mémoires historique de SIMA QIAN, ces textes comportent la description d'événements ayant eu lieu dans un ordre chronologique sous la forme d'une chronique, ainsi que les biographies des grands personnages ayant vécu à la période concernée. Leurs rédacteurs émettent des jugements moraux sur les faits et les personnages qu'ils décrivent, effectuant un tri parmi des informations, mais s'appuient sur des documents officiels et des chroniques de l'époque, ce qui rend leur description relativement fiable en dépit de son caractère biaisé.

L'histoire des la dynastie Han postérieure est couverte par le Livre des Han postérieurs (Hou Han shu) rédigé par FAN YE (398-446) sous les Liu-Song. Elle est enrichie de commentaires des débuts de la dynastie Tang (première moitié du VIIe siècle), ainsi que de traités concernant notamment l'administration, qui se trouvaient à l'origine dans la Continuation du Livre des Han de SIMA BIAO (vers 300).

La principale source sur la période des Trois Royaumes est celle qui la concerne directement, la Monographie des Trois Royaumes (Sanguo zhi), rédigée par un seul auteur, CHEN SHOU, qui vécut de 233 à 297 et fut donc contemporain de la plupart des faits qu'il décrit. Cette histoire officielle est largement favorable à la dynastie des Cao-Wei, considérée comme étant la seule dans les Trois Royaumes à avoir la légitimité pour dominer la Chine, et à leurs successeurs, les Sima-Jin, sous lesquels le récit fut rédigé.

La Monographie des Trois Royaumes est divisée en trois parties, concernant chacun des trois royaumes, et a acquis en Chine une belle réputation en raison de ses qualités littéraires. Divers faits volontairement cachés par CHEN SHOU, notamment pour ne pas froisser la dynastie Jin, sont rapportés par un commentaire officiel de la Monographie, effectué par PEI SONGZI (372-451), actif sous les Song antérieurs. Cet historiens a ajouté également des biographies de personnages remarquables (notamment le penseur WANG BI), à partir de sources historiographiques disparus depuis. 

La troisième chronique historiographique documentant la période est l'histoire officielle de la dynastie Jin, le livre des Jin (Jin shu), rédigé durant la première moitié du VIIe siècle sous les auspices de l'empereur TAIZONG des Tang (626-649), qui en a surveillé la rédaction. Oeuvre collective de plusieurs historiens, favorable au clan Sima, fondateur de la dynastie, cette chronique présente les fondateurs de cette dynastie (SIMA YI, SIMA SHI et SIMA ZHAO) comme des empereurs légitimes.

 

   Le Roman et les Chroniques décrivent un épisode de l'histoire de la Chine qui va de la décomposition de la dynastie Han à la fin du IIe siècle, officiellement daté de 220, jusqu'à la reformation de l'unité nationale sous l'égide des Jin vers 265, en passant par un nouveau découpage des territoires en trois royaumes.

 

   André LÉVY présente le San Guo zhi yangi ou Amplification de la chronique des Trois royaume, comme l'élaboration d'une "matière traversée dès l'origine par un souffle épique. Il mérite la première place, celle que revendique l'oeuvre du XIVe siècle parachevée au XVIIe siècle, sans pour autant prétendre être la meilleure de la littérature d'imagination. En effet, il n'est pas de thème qui ait exercé depuis aussi longtemps un aussi puissant attrait sur les esprits que ces luttes de personnalités d'exception de 184 à 280, au moment où la Chine déchirée s'offrait aux ambitions guerrières. Le pouvoir, naguère disputé par les eunuques et les lettrés, se trouve désormais au bout de la lance-hallebarde. Mais la conjonction de l'audace et de la prudence ne peut rien sans la volonté du Ciel. Les voies obscures de sa justice laissent triompher la force du nombre : dans la rivalité qui oppose les Trois Royaumes affichant tour à tour des prétentions impériales de 220 à 229, celui de la "légitimité", Shu Han, sera le premier à succomber (262). Peut-être est ce là qu'il faut chercher la fortune du thème, dans cette atmosphère tragique, proscrite dans les oeuvres de la littérature "officielle", mais moins rare qu'on l'a fit dans les oeuvres anciennes proches de la veine populaire. L'expression d'aspirations que la réalité rend impossible à satisfaire avait de quoi toucher un large éventail de catégories sociales. Depuis plus de mille ans, que ce soit sous une forme dramatique, narrative ou picturale, les héros légendaires des Trois Royaumes n'ont cessé de marquer l'enfance des Chinois, y compris celle de Mao Zedong, qui dissimulait ces lectures interdites sous les livres d'école primaire. Rebelles ou conquérants ont puisé dans le roman des leçons de stratégie militaire. (...). Bien que ce roman-fleuve soit venu à bout de la patience de la plupart de ses traducteurs, le lecteur étranger ne saurait rester insensible à ses sortilèges. D'où vient une popularité telle qu'en 1925, H. Maspero écrivait encore que "tout Chinois a lu, lit et lira" cette oeuvre "autant que durera la Chine"."

 

    L'oeuvre de Luo GUANZHONG constitue un tournant dans le développement de la littérature romanesque : "(...) il est peu douteux que le San Guo shi pinghua ait directement servi de cadre à l'amplification de Luo Guanzhong, identifiable à un dramaturge du XIVe siècle originaire du Shaxi.

L'oeuvre primitive effectue un "grand bond" puisque, presque décuplée, elle passe au XIVe siècle à quelque 750 000 caractères. Les sources orales et les versions dramatiques ont été mises à contribution. Mais Luo a surtout voulu revenir aux données de la chronique officielle, n'assumant que le simple titre d'éditeur pour laisser à Chen Shou celui d'auteur, comme le montre la plus ancienne édition connue du grand roman, celle de 1522. Le romancier n'en renonce pas pour autant à ses droits. L'enflure épique du texte populaire est ramenée à des proportions raisonnables, elle n'est pas supprimée : ainsi, là où Zhang Fei, "à la voix de grosse cloche" brisait d'un cri le pont où l'attendaient ses ennemis, Luo se contente de la terreur s'emparant des chevaux et des hommes qui tombent morts, la rate éclatée. Certes le savoureux prologue du pinghua disparaît sans contrepartie : un lettré prend à partie le juge des enfers, le remplace et rétablit la justice par la loi de rétribution qui explique les événements des Trois Royaumes. Mais l'apocryphe serment de fraternité du jardin aux pêchers est conservé, réunissant dès les premières pages les trois héros : le vannier Liu Bei, le cabaretier-boucher Zhang Fei et Guan Yu en fuite pour avoir perpétré le meurtre d'un tyranneau de village. Les sociétés secrètes s'appuieront sur ce précédent fameux pour opposer la solidarité horizontale de leurs membres aux hiérarchies de l'ordre établi. Unis pour combattre une rébellion celles des Turbans Jaunes, les trois compagnons s'en montrent de curieux défenseurs : le bouillant Zhang Fei met en morceaux les mandarins qui traitent avec morgue ces sans-grades. La version populaire leur fait même prendre le maquis, d'où la cour ne les fera sortir qu'en leur présentant la tête d'eunuques détestés. Ces invraisemblances, Luo ne les élimine que pour tisser un récit plus complexe que celui auquel la forme orale pouvait prétendre. Il en résulte un glissement de perspective. Zhag Fei, celui du roman-fleuve serait le quatrième compagnon du trio, le prudent Zhuge Liang, encore qu'il n'apparaisse qu'au 37e chapitre, pour ne mourir, il est vrai qu'au 104e, longtemps après ses compagnons. Zhang Fei ayant disparu dès le 81e. Le récit des intrigues et combats ne s'en poursuit pas moins jusqu'à la réunification de la Chine au 120e et dernier chapitre."

 

Du texte littéraire au film...

  Des sources au roman et du roman au film, les variations se poursuivent et s'amplifient, d'autant que ce dernier ne relate qu'un épisode de l'Histoire des Trois Royaumes (La falaise rouge). Il s'agit en réalité de la bataille de Chi Bi, et le film s'éloigne du roman de manière importante, comme par exemple sur les relations entre les personnages principaux. John WOO et les scénaristes du film présentent des relations très cordiales, d'amitié, entre Zhou Yu et Zhuge Liang, alors que dans le roman Zhou Yu est jaloux à en mourir du talent de Zhuge Liang, au point de vouloir l'humilier durant la bataille.... A noter que dans le film Les Trois Royaumes : la résurrection du Dragon (Daniel LEE, 2011), l'ironie de l'histoire est bien rendue. Le film, focalisé sur Guan Yu, en particulier sa fuite pour rejoindre Liu Bei après avoir servi Cao Cao, montre bien qu'aucun des trois ne l'a emporté, la dynastie Jin succédant à ce conflit entre les trois prétendants. 

 

 

Les Trois Royaumes, en 7 tomes, Flammarion, 1987-1991, traduction moderne de Nighiêm Toan et Louis Ricaud, avec Robert Ruhlmann, En 3 volumes, Flammarion, 2009. L'épopée de Trois Royaumes, en 4 volumes, Editions You Feng, 2006-2011, traduction et annotations par Chao-Ying Durand-Sun.

La traduction de Théodore PAVIE en 1845-1851 est disponible sur Internet sur WIkisource.

La bataille de la falaise rouge, Les Trois Royaumes (XIVe siècle), dans Anthologie Mondiale de la stratégie, Robert Laffont, collection Bouquins, 1991. Traduction des chapitres 46 à 50, par Catherine Ter SARKASSIAN, à partir de "The battle of the Red Cliff", traduction de Hsien YI et Galdys YANG, Panda Books, 1976.

André LEVY, San Guo Zhi Yanyi, Encyclopedia Universalis, 2004.

 

Relu le 9 mars 2021

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26 décembre 2012 3 26 /12 /décembre /2012 10:36

         Martin Luther KING Jr (1929-1968), pasteur baptiste afro-américain, militant non-violent pour les droits civiques des Noirs aux États-Unis, rédige maints sermons tout au long de son combat. Parmi ses ouvrages, La force d'aimer, publié en 1963 (Strenght to Love), se situe vers le début de son activité politique, après Stride toward freedom : the Montgoemry story (1958) et The Measure of a Man (1959), avant Wy We Can't Wait de 1964 (traduit en 1969 en français sous le titre Révolution non-violente). Il se compose de seize sermons prononcés durant ou après le boycottage des autobus à Montgomery en Alabama.

Trois sermons : "L'amour en acte", "Aimer vos ennemis" et "Rêves détruits" sont écrits dans les prisons de Géorgie. "Pèlerinage vers la non-violence" chapitre qui clôt de livre, est une refonte et une mise à jour d'un sujet traité dans The christian Century et dans Stride Toward Freedom. Tous ces sermons, qui pour l'auteur s'adressent surtout à l'oreille de l'auditeur, sont rassemblés dans ce livre à la demande de l'éditeur et peuvent être lus séparément. 

     Ces sermons remontent aux sources de l'inspiration du combat du pasteur pour l'égalité des droits dans son pays et dans le monde, mais aussi de son combat contre la course aux armements, la guerre du Vietnam et la pauvreté.

 

Une rafale de sermons

    Ces dix-sept chapitres, qui suivent une courte préface, très inspirés par la lecture de l'Évangile, constituent autant d'exhortations à l'action contre toute résignation envers les injustices :

- Un esprit ferme et un coeur tendre ;

- Non-conformiste transformé ;

- Être un bon prochain ;

- L'amour en acte ;

- Aimer vos ennemis ;

- Minuit...quelqu'un frappe à la porte ;

- L'homme insensé ;

- La mort du mal sur le rivage de la mer ;

- Trois dimensions d'une vie achevée ;

- Rêves détruits ;

- Qu'est-ce que l'homme?

- Comment un chrétien voit le communisme ;

- Ce que peut notre Dieu ;

- Antidotes de la peur ;

- Réponse à une question embarrassante ;

- Lettre de Paul aux chrétiens d'Amérique ;

- Pèlerinage à la non-violence, postface.

 

    Le premier sermon reproduit dans La force d'aimer commence ainsi : "Un philosophe français (lequel?, l'auteur ne le dit pas et nous ne le retrouvons pas...) déclare : nul homme n'est fort s'il ne porte dans son caractère des antithèses fortement marquées." Largement auto-présentation de sa pensée, cette "citation" indique que les tensions et oppositions se trouvent non seulement autour de lui, mais aussi en lui. Dans la suite du texte, il décrit trois voies par rapport à l'injustice, qu'elle frappe son entourage ou lui-même, la passivité, (préférer l'oppression au combat), la violence (qui ne donne que des victoires passagères)  et la résistance non-violente. S'inspirant des Écritures (surtout l'Évangile selon St Mathieu), il présente cette troisième voie comme celle qui ouvre à l'espérance. "Lorsque les jours deviennent ténébreux, écrit-il, et les nuits lugubres, nous pouvons être heureux que notre Dieu combine en sa matière une synthèse créatrice d'amour et de justice, qui nous conduira par les vallées sombres de la vie jusqu'aux sentiers lumineux de l'espérance et de l'accomplissement. 

 

    En dépit de la tendance prédominante au conformisme, les chrétiens ont pour mission d'être non conformistes. Malgré l'appel des Évangiles à vivre différemment, "nous avons cultivé un esprit de masse et nous avons évolué de cet extrême qu'est l'individualisme farouche vers cet extrême plus grand encore qu'est le collectivisme farouche". Il se réfère à Thomas JEFFERSON lorsque celui-ci écrit : "J'ai juré sur l'autel de Dieu hostilité éternelle à toute forme de tyrannie sur l'esprit de l'homme". Contre les conformistes et les modeleurs de la mentalité conformiste, il appelle au renouvellement, à la transformation de l'esprit.

 

    "Être un bon prochain", pour Martin Luther KING, c'est non avoir une bonté fondée sur une confiance passive, en un credo particulier, mais sur une action salvatrice de vie. Il se livre à une très courte exégèse sur le notion de prochain, s'appuyant entre autres sur la parabole du bon Samaritain, cet homme capable d'un altruisme universel, capable d'une altruisme dangereux (sauver sa vis pour sauver celle de son frère, capable d'un altruisme excessif (faire plus que son devoir).

 

    "La grandeur d'âme de Jésus est rarement exprimée dans le Nouveau Testament avec plus de clarté et de solennité que dans ces paroles tombées de la crois : "Père, pardonnez-leur, car ils ne savent pas ce qu'ils font". C'est le sommet de l'amour." Mais il fait comprendre ces paroles en fonction d'un contexte situé auparavant, dans la mise au crucifix, entre deux condamnés à mort. Il s'agit là d'une "merveilleuse expression de l'habileté de Jésus à joindre parole et action, et c'est aussi une expression de la conscience qu'a Jésus de l'aveuglement intellectuel et spirituel de l'homme."

 

      "Aimer vos ennemis" est un des commandements les plus difficile à suivre. Comme aimer nos ennemis? "En premier lieu, nous devons développer et entretenir notre aptitude au pardon. Celui qui est incapable de pardonner est incapable d'aimer. Il est impossible de seulement commencer à aimer ses ennemis sans avoir accepté d'abord la nécessité, sans cesse renouvelée, de pardonner à ceux qui nous infligent le mal et l'injustice. (...) Pardonner, ne signifie pas ignorer ce qui a été fait ou coller une étiquette fausse sur un acte mauvais. Cela signifie plutôt que cet acte mauvais cesse d'être un obstacle aux relations. Le pardon est un catalyseur, qui crée l'ambiance nécessaire à un nouveau départ et à un recommencement. (...) En deuxième lieu, nous devons reconnaître que l'acte mauvais de notre prochain-ennemi, ce qui nous a blessé, n'exprime jamais adéquatement, ce qu'il est lui-même."

Ce qui ouvre la voie, disons-le ici, à la réconciliation, mais aussi au centrage de l'action sur le mal et non sur celui par qui vient le mal.

    Revenons à l'auteur : "A nos adversaires les plus farouches, nous disons : "A votre capacité d'infliger la souffrance, nous opposerons notre capacité d'endurer la souffrance. A votre force physique nous répondrons par la force de nos âmes. Faites-nous ce que vous voulez, et nous continuerons à vous aimer. Nous ne pouvons, en tout bonne conscience, obéir à vos lois injustes, car la non-coopération avec le mal est autant que la coopération avec le bien une obligation morale. Jetez-nous en prison, et nous vous aimerons encore. Envoyez à minuit dans nos communautés vos cagoulards perpétrer la violence et nous laisser à demi morts, et nous vous aimerons encore. Mais soyez assurés que nous vous conduisons à l'épuisement par notre capacité de souffrir. Un jour nous gagnerons la liberté, mais pas pour nous seuls. Nous lancerons à vos coeurs et à vos consciences un tel appel que nous  aurons gagnés en chemin et que notre victoire sera un double victoire".

 

    "Minuit... quelqu'un frappe à la porte" est un des sermons les plus dramatiques prononcés par le pasteur baptiste. Il y passe en revue tout ce qui ne va pas dans la société du temps : crise morale, sociale, psychologique, familiale, politique, internationale, dans une ambiance nocturne effrayante. Dans cette nuit, les Églises, les Églises noires en premier, faillissent : les hommes frappent à leur porte, mais elles restent sourdes. Puis tout se retourne, il y a l'espoir malgré tout. Il est minuit dans l'ordre social, puis sonne des déclarations comme celle de la Cour Suprême des États-Unis qui déclare anticonstitutionnelle la ségrégation dans les autobus à Montgomery en Alabama.

 

    Dans le sermon "L'homme insensé", il veut partager avec ceux qui l'écoutent "une petite histoire dramatique, dont les implications sont remarquablement pertinentes et les conclusions profondément significatives. "C'est l'histoire d'un homme qui, selon les normes modernes, serait considéré comme ayant réussi d'une manière éminente. Mais Jésus l'a traité d'insensé". Il s'agit d'un homme riche, l'homme riche en question étant insensé "parce qu'il permettait aux fins pour lesquelles il vivait de se confondre avec les moyens par lesquels il vivait. La structure économique de sa vie absorbait sa destinée".

Ce qui est finalement, pensons-nous, une attaque frontale contre l'homo economicus tant célébré dans la société capitaliste libérale.

"Notre espoir d'une vie créatrice repose sur notre aptitude à rétablir les fins spirituelles de nos vies dans le caractère personnel et dans la justice sociale. Sans ce réveil spirituel et moral, nous détruisons nous-mêmes par le mauvais usage de nos propres instruments. Notre génération ne peut éluder la question de notre Seigneur : Que sert à l'homme de gagner l'univers des choses extérieures - avion, lumière, automobile et télévision en couleurs - s'il perd la réalité intérieure : sa propre âme?"

 

  Dans "La mort du mal sur le rivage de la mer", l'auteur discute de l'existence et de l'origine du mal. Reprenant l'histoire des Égyptiens et du peuple hébreu qui traverse la Mer Rouge (Hébreux 12, 11), et la rapprochant d'autres textes plus récents : Hamlet, The Present Crisis, de LOWELL ou de In Memoriam, de TENNYSON, ou encore de GANDHI... suivant en cela une méthode que l'on retrouve beaucoup dans ses sermons. Il entend montrer l'ampleur de la présence du mal, mais aussi la présence de Dieu, de Dieu consolateur : "car Dieu a deux lumières : l'une pour nous guider dans la clarté du jour, lorsque nos espoirs sont réalisés et les circonstances favorables ; l'autre pour nous conduire dans l'obscurité de la nuit, lorsque nous sommes contrariés et que les géants endormis de la tristesse et du désespoir se réveillent dans nos âmes." C'est la foi qui soutient dans la lutte pour échapper à la captivité "de toute Égypte du mal".

 

  Dans "Trois dimensions d'une vie achevée", il expose les réflexions que lui inspirent le Livre de l'Apocalypse (de l'apôtre Jean). "Je crains, termine-t-il, que beaucoup d'entre nous tâtonnent encore dans des projets qui sont volumineux en quantité mais réduits en qualité, des projets qui s'étalent au plan horizontal du temps au lieu de s'élever au plan vertical de l'éternité. (...). Quelle est donc note conclusion? Aimez-vous vous-mêmes, si cela veut dire un intérêt propre raisonnable et sain ; vous avez reçu commandement de le faire ; c'est la longue de la vie. Aimez votre prochain comme vous-mêmes ; vous avez aussi reçu commandement de la faire ; c'est la largeur de la vie. Mais n'oubliez jamais qu'il y a un premier commandement, plus important encore : "Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme et de tout ton esprit" ; c'est la hauteur de la vie. Ce n'est que par un développement actif de chacune de ces trois dimensions que vous pouvez vous attendre à vivre une vie vraiment achevée.(...)".

 

   Dans "Qu'est-ce que l'homme?" il pose la question : "Toute la structure politique, sociale et économique de la société est largement déterminé par sa réponse à cette question vitale. En effet, le conflit dont nous sommes témoins entre le totalitarisme et la démocratie est fondamentalement centré sur ceci : l'homme est-il une personne ou un pion? Est-il une dent des rouages de l'État ou un être libre et créateur capable de responsabilité? Cette question est aussi vieille que l'homme et aussi récente que le journal de ce monde. Bien qu'il y ait accord très large sur la question, il y a désaccord aigu sur la réponse." Sa "réponse", en tant que bon pasteur, il la trouve dans une vision chrétienne, une certaine vision chrétien, puisqu'il affirme que l'homme est fondamentalement bon, mais que par sa trop grande inclination au mal, l'homme "a terriblement défiguré l'image de Dieu".  

    Après une "réponse" morale, il aborde dans le sermon placé juste après "Comment un chrétien voit le communisme", la question issue au coeur même de son combat, puisque les accusations de "communisme" n'ont cessé de fuser, avec l'attention particulière de grands médias et des services secrets américains (nous sommes alors en pleine guerre froide). Question importante puisqu'elle touche des milliards d'êtres humains, parce que le communisme est le seul rival sérieux du christianisme et parce "qu'il est incorrect et certainement non scientifique de condamner un système avant de savoir ce que ce système enseigne et pourquoi il se trompe." Il veut affirmer fortement en tête de ce sermon, que "le communisme et le christianisme sont fondamentalement incompatibles." Pourquoi ? Parce que "le communisme se fonde sur une vision matérialiste et humaniste de la vie et de l'histoire". Ceci dit "la théorie, mais sûrement pas la pratique du communisme, nous incite à nous vouloir davantage concernés par la justice sociale. et finalement "nous devons honnêtement reconnaître que la vérité ne se trouve ni dans le capitalisme traditionnel ni dans le marxisme."

"En dernier lieu, nous sommes mis au défi d'engager nos vies pour la cause du Christ, exactement comme les communistes engagent les leurs pour le communisme". 

 

Le parcours intellectuel de l'auteur de "Révolution non-violente"

    La postface, "Pèlerinage à la non-violence", retrace brièvement les étapes de son cheminement aussi bien intellectuel que spirituel : "pendant ma dernière année au séminaire de théologie, j'entrepris la lecture excitante de diverses théories théologiques. J'avais été éduqué dans une tradition fondamentaliste assez stricte ; il m'arriva donc d'être choqué, lorsque mon voyage intellectuel me faisait traverser des pays doctrinaux nouveaux pour moi et parfois complexes. Mais le pèlerinage fut toujours stimulant ; il me donna une estime nouvelle pour le jugement objectif et l'analyse critique, il me réveilla de mon sommeil dogmatique. Le libéralisme me procura une satisfaction intellectuelle que je n'avais jamais trouvée dans le fondamentalisme. Je m'entichais tellement de l'optique libérale que je faillis tomber dans le piège et accepter sans esprit critique tout ce qu'englobait le libéralisme. J'étais absolu convaincu de la bonté naturelle de l'homme et du pouvoir de la raison humaine." Tout en gardant l'ardeur dans la recherche de la vérité, l'insistance sur un esprit d'ouverture et d'analyse de la vérité et le refus de renoncer aux meilleures clartés de la raison, il remet en question la doctrine libérale de l'homme par la lecture notamment des oeuvres de Reinhold NIEBUHR qui le fait rendre compte "de la complexité des implications sociales de l'homme et de la réalité évidente du mal collectif".

Un des aspects un peu oublié lorsqu'on parle de Martin Luther KING est évoqué, alors qu'il reste insatisfait du libéralisme sur la question de la nature humaine : "Entre-temps, j'avais acquis une connaissance meilleure de la philosophie existentielle", avec les oeuvres de KIERKEGAARD et de NIETSZCHE, mais aussi de JASPERS, HEIDEGGER et de SARTRE, puis de celles de Paul TILLICH, alors très en vogue à l'époque."

"Mes études proprement dites avaient pour objet la théologie et la philosophie systématiques, mais je m'intéressai de plus en plus à la morale sociale." Déjà profondément concerné par le problème de l'injustice raciale, la lecture de Chrétienté et la crise sociale de Wlater RAUSCHENBUSCH précipite cet intérêt qui l'amène à prendre connaissance des écrits de GANDHI. Et bien entendu reprendre connaissance avec La désobéissance civile de David Henri THOREAU - auteur très lu à l'école aux États-Unis, mais pas pour les textes sur la désobéissance civile, plutôt pour ses écrits naturalistes - le conforte dans cette direction  En fin de parcours intellectuel (étant donné qu'il est assassiné à l'âge de 38 ans), "je ne suis pas un doctrinaire du pacifisme, mais j'ai essayé d'embrasser un pacifisme réaliste qui voit dans  dans la position pacifiste le moindre mal pour les circonstances actuelles. je ne prétends pas être libéré du dilemme moral auquel est affronté le non-pacifiste chrétien, mais je suis convaincu que l'Église ne peut rester silencieuse alors que le genre humain est sous la menace d'un anéantissement nucléaire. Si l'Église est fidèle à sa mission, elle doit réclamer la fin de la course aux armements."

 

La diffusion de l'oeuvre

  Très diffusé, traduit en de nombreuses langues, le livre de Martin Luther KING est l'objet de nombreuses lectures. Des auteurs estiment toujours valable son discours, même à presque cinquante ans de distance.

Frédérick de CONINCK estime par exemple qu'il est possible d'actualiser son message qui reste un appel très fort aux chrétiens. "Nous avons eu ou nous avons, écrit-il, autour de nous, plusieurs exemples de luttes non-violentes qui ont permis de faire avancer les choses. Un exemple majeur fut la chute du mur de Berlin en 1989. La transformation des pays de l'Est a obéi à une série de facteurs, mais, entre autres, vers la fin, à une action non-violente de protestation. Les Églises y jouèrent d'ailleurs, un rôle tout à fait actif. D'une manière générale dans les relations internationales, il y a une conviction assez générale qui veut que la négociation soit plus efficace que les conflits armés? Cela dit c'est une conviction qui fait son chemin lentement.(...). Dans les affaires intérieures, il y a aussi la conviction encore plus partagée que la démocratie vaut mieux que les pouvoirs militaires. Or la démocratie est une vaste organisation de confrontations, de combats non-violents. (...)". 

Bernice KING, fille de Martin Luther, fait le parallèle entre 1968 et 2008, entre la guerre du Vietnam et la guerre en Irak : "Trois maux, disait (mon) père, rongent l'Amérique : la pauvreté, le racisme et le militarisme. Je fais le même constat... Ce n'est pas par les "terroristes" que sont terrorisés la plupart des Américains. C'est par leur santé et la perspective de mourir isolés et sans soins médicaux, faute d'en avoir les moyens!".

Le chemin emprunté par Martin Luther King, dont La force d'aimer constitue une grande indication, "est toujours ouvert et nous invite. Sa leçon permanente ne concerne pas les seuls Noirs ni les seuls Américains mais nous concerne tous : elle est double :

- il n'est pas possible qu'une partie de l'humanité soit durablement humiliée, discriminée et soumise par les autres, il est toujours nécessaire que les opprimés se mettent debout et luttent pour leur vie et leur dignité ;

- L'injustice ne peut être vaincue par l'injustice, la violence par la violence. Dans la perspective évangélique, Dieu ne veut pas d'un monde domine par les riches et les puissants : il choisit les pauvres, comme l'exprime la version des béatitudes dans l'Évangile de Luc (Luc, 6, 20). Mais Jésus a pris un chemin de non-violence pour changer le monde en changeant les coeurs. Il appelle toutes les femmes et tous les hommes de bonne volonté à se faire les alliés des pauvres (Évangile selon Saint Mathieu).

     Vincent ROUSSEL résume les aspects souvent repris après lui dans maintes luttes non-violentes :

- La résistance non-violente n'est pas destinées aux peureux ; c'est une véritable résistance ;

- La non-violence ne cherche pas à vaincre ni à humilier l'adversaire, mais à conquérir sa compréhension et son amitié ;

- C'est une méthode qui s'attaque aux forces du mal, et non aux personnes qui se trouvent être les instruments du mal ;

- La résistance non-violente implique la volonté de savoir accepter la souffrance sans esprit de représailles, de savoir recevoir les coups sans les rendre. Le non-violent ne cherchera pas à éviter la prison ;

- La non-violence refuse non seulement la violence extérieure, physique, mais aussi la violence intérieure ;

- La résistance non-violente se fonde sur la conviction que la loi qui régit l'univers est une loi de justice

 

Martin Luther KING, La force d'aimer, Casterman, 1964, 235 pages. Avant-propos de Jean BRULS.

Vincent ROUSSEL, Martin Luther King, combats pour la liberté, Alternatives non-violentes, Les luttes non-violentes au XXe siècle (tome 1), n°119-120, Été-Automne 2001. Jean Marie FAUX, Documents d'analyse du Centre Avec, Le rêve de Martin Luther KING, Février 2008. Frédéric de CONINCK, Martin Luther KING, 40 ans après, Comment actualiser son message?, 1990. 

 

Relu le 16 février 2021

 

 

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3 décembre 2012 1 03 /12 /décembre /2012 09:29

    Axel HONNETH (né en 1949), rattaché à l'Ecole de Francfort et peut-être une figure d'une possible troisième génération de philosophes et de sociologues de cette école, entend renouer avec les aspects conflictuels d'une théorie critique toujours en construction. Sous-titré Vers une nouvelle Théorie critique, ce recueil de textes qui s'échelonnent des années 1980 aux années 2000, sont présentés par l'auteur lui-même comme tissant la perspective de celle-ci. Ils répondent en quelque sorte à son programme de renouvellement présenté dans La lutte pour la reconnaissance (1992). Il appartient à cette catégorie/génération de penseurs pour laquelle la question de la normalisation, de la rééducation, après la tragédie de la seconde guerre mondiale et du nazisme, ne constitue plus le défi central. Classé à gauche dans la mouvance habermassienne, inspiré par les oeuvres de Michel FOUCAULT et de Pierre BOURDIEU, il entend dépassé les limites du cadre de référence de la pensée d'HABERMAS. 

 

   La société du mépris se compose de onze textes : 

- Les pathologies du social. Tradition et actualité de la philosophie sociale (1994)

- Une pathologie sociale de la raison. Sur l'héritage intellectuel de la Théorie critique (2004)

- La critique comme "mise au jour". La dialectique de la raison et les controverses actuelles sur la critique sociale (2000)

- La Théorie critique de l'Ecole de Francfort et la théorie de la reconnaissance (2001)

- La dynamique sociale du mépris. D'où parle une théorie critique de la société? (1994)

- Conscience morale et domination de classe. De quelques difficultés dans l'analyse des potentiels normatifs d'action (1981)

- Invisibilité : sur l'épistémologie de la "reconnaissance" (2003)

- La reconnaissance comme idéologie (2004)

- Les paradoxes du capitalisme : un programme de recherche (2004)

- Capitalisme et réalisation de soi : les paradoxes de l'individuation (2002)

- Théorie de la relation d'objet et identité post-moderne. A propos d'un prétendu vieillissement de la psychanalyse (2003).

 

   Dans la Préface de Olivier VOIROL, qui situe l'ouvrage dans la démarche d'ensemble de l'auteur, nous pouvons lire qu'Axel HONNETH accorde, dans son examen de l'héritage intellectuel des générations précédentes de l'Ecole de Francfort, une place prépondérante à Theodor W ADORNO. "Il voit à l'oeuvre chez ce dernier une "philosophie négative de l'histoire", incapable à ses yeux non seulement de faire une place à ce domaine propre du "social", mais aussi de renouer avec un idée de théorie critique en lieu avec une pratique d'émancipation "intramondaine". Adorno, souligne-t-il, a substitué à la conception positive de l'histoire à l'oeuvre dans l'hégélianisme de gauche, qui postule la formation progressive d'une conscience éclairée dans l'histoire, une conception négative soulignant l'universalité du processus de réification. En considérant l'accomplissement de la domination de la raison instrumentale, Adorno opère une double restriction dont les conséquences sur l'avenir de la Théorie Critique sont de premier ordre." Il reproche à ADORNO d'écarter le domaine du "social", d'où pourraient émerger de nouvelles formes de résistance et de conflits, de rompre le lien de la théorie critique avec une pratique effective guidée par des motifs d'émancipation (par le rejet de l'idée d'un développement historique du capitalisme déployant une raison émancipatrice) et de voir uniquement dans ce développement le seul achèvement d'une conscience instrumentale gouvernée par un principe de domination. Son projet est de partir de la relance la plus sérieuse selon lui de la tradition de l'Ecole de Francfort, la théorie de la communication de Jürgen HABERMAS. Qui fait revenir sur le terrain du social par l'intersubjectivité : elle accorde une place éminente au projet d'identification des "pathologies sociales" de la modernité capitaliste et une attention forte au relations entre les processus potentiels d'émancipation et les processus destructeurs liés à ces potentiels dans cette société capitaliste. Ce double mouvement de modernisation fait remonter toute la pensée de l'Ecole de Francfort à HEGEL et à MARX. Il renoue avec la centralité du concept marxien du travail, abandonné pendant les périodes du libéralisme triomphant des années 1980-2000.

 

      Car si Alex HONNETH rejoint amplement le paradigme de la communication développé par HABERMAS, les points de désaccord sont importants. Ses principales objections apparaissent déjà dans Conscience morale et domination de classe. Il y montre que la théorie de son prédécesseur, en se focalisant sur les règles formelles de la communication réussie, reste aveugle aux expériences morales de l'injustice. Pour HABERMAS, explique toujours Olivier VOIROL, "c'est la violation des procédures de l'entente au moyen du langage qui incite les sujets dotés de compétences communicationnelles à réaffirmer les conditions normatives de la discussion publique. En s'appuyant sur la sociologie des classes dominées Honneth montre au contraire que les dynamiques de protestation trouvent moins leur origine dans la violation des règles de l'entente langagière que dans une expérience de l'offense liée à la violation des principes intuitifs de la justice." Il insiste, au contraire d'HABERMAS, pour qui l'intégration des classes sociales dans le système consensuel de légitimation du capitalisme avancé est un processus abouti, sur la permanence des attitudes conflictuelles au sein des groupes sociaux. Pour lui, la théorie de la communication de HABERMAS se montre incapable de restituer philosophiquement les expériences morales des sujets lésés dans leurs attentes morales. 

 

    Précisément, ces sujets lésés dans leurs attentes morales luttent pour la reconnaissance. C'est par le modèle de la lutte pour la reconnaissance développée par le jeune HEGEL (Avant la phénoménologie de l'esprit de 1807) qu'Axel HONNETH esquisse une alternative au modèle de la "lutte pour l'existence" qui prédomine dans la philosophie sociale depuis HOBBES et MACHIAVEL. En s'appuyant sur les acquis des sciences sociales, et notamment de la psychanalyses, il souligne combien la possibilité même de la formation de l'identité de la personne est tributaire de relations de reconnaissance dont la constitution est forcément de nature intersubjective. C'est lorsque cette reconnaissance (amoureuse, juridique, culturelle...) se réalise de manière dialectique dans la relation avec les autres, que la personne  est en mesure de réaliser la construction de la confiance en soi, du respect de soi, de l'estime de soi...

Plusieurs des textes de ce livre portent sur cette reconnaissance dont le concept est développé largement par Axel HONNET dans La lutte pour la reconnaissance (texte traduit par P RUSCH, Cerf, 2000), son ouvrage fondateur. Il argumente sur le fait que loin de constituer une menace pour l'ordre social comme dans la tradition hobbesienne, le conflit est au contraire le médium même de l'intégration sociale. C'est par les multiples luttes pour la reconnaissance sans cesse rejouées qu'une collectivité peut accroître les chances de réunir les conditions nécessaires à l'autoréalisation de ses membres. Ils permettent de voir plus loin que ce texte de 2000, car il y approfondit ce concept de la reconnaissance par une attention accrues aux '"pathologies du social". Ces "pathologies" sont liées à de véritables "déformations" de cette reconnaissance et plus loin encore à un invisibilité sociale, qui correspond à une modalité du mépris que la société capitaliste diffuse dans son ensemble.

Mépris pour les sujets que l'on dote de faux sentiments de reconnaissance, à partir du moment où ils suivent le mouvement général de la société. Mépris que l'idéologie managériale entretient en valorisant par leu discours leurs compétences et leur "autonomie", sans pour autant assurer les conditions matérielles d'une réalisation effectives de ces énoncés valorisants sous forme de véritable reconnaissance de leurs savoir-faire et de leurs aptitudes. La fausse reconnaissance opère comme une idéologie lorsque les conditions réelles et institutionnelles ne comblent pas les promesses faites par les énoncés valorisants à l'adresse des destinataires. 

 

    Alex HONNETH reprend un schéma de pensée propre à la tradition de l'Ecole de Francfort, dans l'étude des "paradoxes" du capitalisme contemporain, en en proposant une réactualisation. Ce schéma comprend les processus de développement des sociétés capitalistes modernes dans leurs ambivalences et leurs contradictions. Les changements intervenus au cours de ces dernières décennies sont vus,

- d'une part comme des progrès normatifs élargissant les possibilité d'autoréalisation pour les sujets humaines ;

- d'autre part comme des processus induisant de nouvelles contraintes qui contrecarrent l'extension des formes d'autoréalisation.

Ces transformations paradoxales s'observent notamment dans le processus d'individuation. 

Dans un texte rédigé avec Martin HARTMANN, l'auteur analyse le capitalisme néo-libéral comme un générateur de dynamiques paradoxales (2002). Les dernières décennies du XXe siècle sont ainsi marquées par une avancée des revendications de reconnaissance permettant une intégration normative dans quatre sphères d'activités institutionnalisées : un accroissement des possibilités d'autoréalisation au niveau du processus d'individuation, une extension vers une idée égalitaire de justice au niveau de la régulation juridique, un accès au statut social selon les capacités et les performances des sujets et moins selon leur origine sociale et une idée romantique de l'amour permettant de surpasser émotionnellement les contraintes instrumentales de la vie ordinaire. Or, au moment où se déploient ces possibilités, la "révolution néo-libérale" inverse ces idéaux pour en faire de nouvelles exigences.

La complexification du processus d'individuation fait penser que la psychanalyse devient obsolète dans l'analyse des relations psycho-sociales. Alex HONNETH estime au contraire que la psychanalyse peut encore dire quelque chose de très important, à condition qu'elle relève le "défi" de développer une conception de la vie psychique différente de celle du moi fort voué à contrôler rationnellement les pulsions. Il puise pour cela dans les courants non freudiens de la psychanalyse qui envisagent la vie intérieure comme un "dispositif communicationnel intériorisé". Notamment dans l'oeuvre du psychanalyste américaine Hans LOEWALD.

 

Axel HONNETH, La société du mépris, Vers une nouvelle Théorie critique, La Découverte, collection armillaire, 2006, 350 pages. Edition établie par Olivier VOIROL. Textes traduits par Olivier VOIROL, Pierre RUSCH et Alexandre DUPEYRIX.

 

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3 novembre 2012 6 03 /11 /novembre /2012 17:35

       Dans sa propre préface à l'édition française de son livre, rédigée en mars 1930, Léon TROTSKY (1879-1940), écrit que "la composition de ce livre, complexe et imparfait en son architecture, est l'image même des circonstances dans lesquelles il est né : l'auteur s'efforçait d'imposer une conception déterminée de la dialectique propre au processus révolutionnaire ; au cours de cette tentative, il complétait son ouvrage. Quiconque ne s'intéresse qu'aux aspects dramatiques d'une révolution fera mieux de laisser ce livre de côté. Mais celui qui, dans la révolution, voit autre chose et plus qu'un spectacle grandiose, celui qui la considère comme une crise sociale objectivement déterminée, régie par ses lois internes, trouvera peut-être à tirer quelque profit à lire les pages que nous lui soumettons. (...)".

      Ce livre, sans doute l'un des plus importants du courant marxiste dénommé trotskisme, constitue une étude fondamentale de la révolution en même temps qu'un élément du combat même des révolutionnaires. Au centre de la pensée de Léon TROTSY, la révolution permanente est l'objet central de trois ouvrages, Bilan et Perspectives, de 1905, notamment en son chapitre La révolution et le prolétariat, La révolution permanente, de 1928-1931 et La Révolution Trahie, de 1936. Le premier se situe dans la lutte pour la prise du pouvoir par les bolcheviks, le deuxième dans la lutte à l'intérieur du Parti communiste de l'URSS, d'où l'auteur sort vaincu et pourchassé, et le troisième dans la dénonciation de l'évolution du pouvoir soviétique.

 

    Après une introduction, le livre est subdivisé en 10 parties, plutôt que chapitres, portant chacune sur une problématique déterminée. Ainsi :

- Le caractère forcé et le but de cet ouvrage ;

- La Révolution permanente n'est pas un "bond" du prolétariat, mais la transformation de la nation sous la direction du prolétariat ;

- Trois éléments de la "dictature démocratique" : les classes, les tâches et le mécanisme politique ;

- Comment la théorie de la révolution permanene s'est-elle présentée en pratique?

- La "dictature démocratique" s'est-elle réalisée chez nous, et comment?

- A propos du saut par-dessus les étapes historiques ;

- Que signifie aujourd'hui pour l'Orient le mot d'ordre de la dictature démocratique?

- Du marxisme au pacifisme ;

- Qu'est-ce que la révolution permanente? (Thèses)

- Épilogue.

 

  Dans l'Introduction l'auteur indique que l'ouvrage ne traite pas la question sous tous ses aspects et reconstitue tout d'abord la théorie de la révolution permanente formulée en 1905. il veut montrer en quoi sa façon de poser la question différait de celle de LÉNINE et comment et pourquoi, aux moments décisifs, elle coïncida avec la sienne. Il veut répondre aux accusations qui se répètent à travers les "innombrables écrits et discours" de ZINOVIEV, STALINE, BOUKHARINE et d'autres. Il explique dans la première partie, qui intéresse aujourd'hui  plus les historiens que les théoriciens, dans le détail, pourquoi il est amené à écrire cet ouvrage. Il insiste sur l'aspect fondamental de processus progressif , de transformation de la nation sous la direction du parti, de la révolution permanente (deuxième partie).

   Dans la troisième partie, il écrit que "la différence entre ma conception du "permanent" et celle de LÉNINE consistait dans l'opposition entre le mot d'ordre de la dictature du prolétariat qui s'appuie sur la paysannerie, et celui de la "dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie". La discussion ne portait pas sur la possibilité de sauter par-dessus le stade bourgeois démocratique ou sur la nécessité de l'union des ouvriers et des paysans, mais sur le mécanisme politique de la collaboration du prolétariat et de la paysannerie dans la révolution démocratique".

    Les parties suivantes s'entendent sur le contenu de cette divergence et dans l'avant-dernière partie, rédigée fin 1929, il expose en 14 points ce qu'est selon lui cette révolution permanente :

- 1. ”La théorie de la révolution permanente exige actuellement la plus grande attention de la part de tout marxiste, car le développement de la lutte idéologique et de la lutte des classes a définitivement fait sortir cette question du domaine des souvenirs des vieilles divergences entre marxistes russes et l'a posée comme la question du caractère, des liens internes et des méthodes de la révolution internationale en général.

- 2. Pour les pays à développement bourgeois retardataire et, en particulier pour les pays coloniaux et semi-coloniaux, (cette) théorie signifie que la solution véritable et complète de leurs tâches démocratiques et de libération nationale ne peut être que la dictature du prolétariat, qui prend la tête de la nation opprimée, avant tout de ses masses paysannes.

- 3. Non seulement la question agraire mais aussi la question nationale assignent à la paysannerie (...) un rôle primordial dans la révolution démocratique. (...).

- 4. Quelles que soient les premières étapes épisodiques de la révolution dans les différents pays, l'alliance révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie n'est concevable que sous la direction politique de l'avant-garde prolétarienne organisée en parti communiste.(...).

- 5. Envisagé du point de vue historique, l'ancien mot d'ordre bolchevique, la "dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie", exprimait exactement les rapports (...) entre le prolétariat, la paysannerie et la bourgeoisie libérale. Cela fut démontré par l'expérience d'Octobre. Mais l'ancienne formule de Lénine ne préjugeait pas quels seraient les rapports politiques réciproques du prolétariat et de la paysannerie à l'intérieur du bloc révolutionnaire. En d'autres termes, la formule admettait consciemment un certain nombre d'inconnues algébriques qui, au cours de l'expérience historique, devaient céder la place à des éléments arithmétiques précis. Cette expérience a prouvé, dans des circonstances qui éliminent toute autre interprétation, que le rôle de la paysannerie, quel que soit son importance révolutionnaire, ne peut pas être un rôle indépendant et encore moins un rôle dirigeant. Le paysan suit ou l'ouvrier ou le bourgeois. Cela signifie que la "dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie" n'est concevable que comme dictature du prolétariat entraînant derrière lui les masses paysannes.

- 6. Une dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie, en tant que régime se distinguant, par son contenu de classe, de la dictature du prolétariat, ne serait réalisable que dans le cas où pourrait être mis sur pied un parti révolutionnaire indépendant, qui exprimerait les intérêts de la démocratie paysanne et petite-bourgeoise en général, un parti capable, avec l'aide du prolétariat, de conquérir le pouvoir et d'en déterminer le programme révolutionnaire. L'histoire moderne, notamment l'histoire de la Russie au cours de vingt-cinq dernières années, nous montre que l'obstacle infranchissable qui s'oppose à la formation d'un parti paysan est le manque d'indépendance économique et politique de la petite bourgeoisie (paysannerie) et sa profonde différenciation interne qui permet à ses couches supérieures de s'allier à la grande bourgeoisie lors d'événements décisifs, surtout lors de guerre et de révolution,tandis que ses couches inférieures s'allient au prolétariat, ce qui oblige ces couches paysanne à choisir entre ces deux forces. (...).

- 7. La tentative faite par l'Internationale communiste pour imposer aujourd'hui aux pays d'Orient le mot d'ordre de la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie, depuis longtemps dépassé par l'histoire, ne peut avoir qu'un sens réactionnaire. Dans la mesure où l'on oppose ce mot d'ordre à celui de la dictature du prolétariat, il contribue politiquement à la dissolution et à de la décomposition du prolétariat dans les masses petites-bourgeoises et crée ainsi des conditions favorables à l'hégémonie de la bourgeoisie nationale, donc à la faillite et à l'effondrement de la révolution démocratique. (...).

- 8. La dictature du prolétariat qui a pris le pouvoir comme force dirigeante de la révolution démocratique est inévitablement et très rapidement placée devant des tâches qui la forceront à faire des incursions profondes dans le droit de propriété bourgeois. La révolution démocratique, au cours de son développement, se transforme directement en révolution socialiste et devient ainsi une révolution permanente.

- 9. La conquête du pouvoir par le prolétariat ne met pas un terme à la révolution, elle ne fait que l'inaugurer. La construction socialiste n'est concevable que sur la base de la lutte de classe à l'échelle nationale et internationale. Cette lutte, étant donné la domination décisive des rapports capitalistes sur l'arène mondiale, amènera inévitablement des éruptions violentes, c'est-à-dire à l'intérieur des guerres civiles et à l'extérieur des guerres révolutionnaires. C'est en cela que consiste le caractère permanent de la révolution socialiste elle-même (...).

- 10. La révolution socialiste ne peut être  achevée dans les limites nationales. Une des causes essentielles de la crise de la société bourgeoise vient de ce que les forces productives qu'elle a créées tendent à sortir du cadre de l'État national. D'où les guerres impérialistes d'une part, et l'utopie des États-Unis bourgeois d'Europe d'autre part. La révolution socialiste commence sur le terrain national, se développe  sur l'arène internationale et s'achève sur l'arène mondiale. Ainsi la révolution socialiste devient permanente au sens nouveau et le plus large du terme : elle ne s'achève que dans le triomphe définitif de la nouvelle société sur toute notre planète.

- 11. Le schéma du développement de la révolution mondiale (...) élimine la question des pays "mûrs" ou "non mûrs" pour le socialisme, selon cette classification pédante et figée que le programme actuels de l'Internationale communiste a établie. Dans la mesure où le capitalisme a créé le marché mondiale, la division mondiale du travail et les forces productives mondiales, il a préparé l'ensemble de l'économie mondiale à la reconstruction socialiste. Les différents pays y arriveront avec des rythmes différents. (...).

- 12. La théorie du socialisme dans un seul pays, qui a germé sur le fumier de la réaction contre Octobre, est la seule théorie qui s'oppose de manière profonde et conséquente à la théorie de la révolution permanente. (...).

- 13. La théorie de Staline-Boukahrine oppose non seulement d'une façon mécanique la révolution démocratique à la révolution socialiste, en dépit des expériences des révolutions russes, mais elle détache aussi la révolution nationale de la révolution internationale. Elle place les révolutions des pays arriérés devant la tâche d'instaurer le régime irréalisable de la dictature démocratique, qu'elle oppose à la dictature du prolétariat. Ainsi, elle introduit en politique des illusions et des fictions, elle paralyse la lutte du prolétariat pour le pouvoir en Orient et elle freine la victoires des révolutions coloniales. (...).

- 14. Le programme de l'internationale communiste, oeuvre de Boukharine, est éclectique d'un bout à l'autre. C'est une tentative désespérée pour unir la théorie du socialisme dans un seul pays à l'internationalisme marxiste, qui est cependant inséparable du caractère permanent de la révolution mondiale. (...).

 

Lire La révolution permanente de nos jours.... (à la seconde moitié du XXe siècle)

    Dans une étude sur le troisième livre de TROTSKI sur la révolution permanente, Thierry MACLET pense que lire les oeuvres du leader marxiste possède encore un sens de nos jours, non seulement sur le projet lui-même, sur la critique du système totalitaire soviétique mais aussi sur le devenir même de la pensée marxiste sur la révolution. "Lire Trotski donc, tant pour la réflexion sur l'URSS que plus largement sur le léninisme et le destin du mouvement ouvrier socialiste. La Révolution trahie (De la révolution, Éditions de Minuit, 1967) s'impose comme la somme la plus ample des analyses de l'auteur sur l'ensemble de ces problèmes. Publié en un temps (1936) de tournants et de radicalisation des affrontements, l'ouvrage reflète les modifications qui en résultent dans la théorie de Trotski qui revêt alors sa forme à peu près définitive.".

     L'analyse de la situation mondiale et de la politique du Komintern conduit TROTSKI depuis quelques années (en 1935) à une évolution dans son interprétation de la nature du stalinisme et dans son attitude pratique envers le mouvement communiste, dont La Révolution trahie et les autres écrits de le période vont formuler les acquis. C'est surtout l'analyse de la bureaucratie qui connaît une inflexion, car sur la situation internationale, il pointe depuis un certain temps les contradictions dans la démarche soviétique.

"En 1929, résume Thierry MACLET, Trotski la caractérise comme un appareil "centriste" oscillant entre bourgeoisie et prolétariat ; mais il précise que la Russie est toujours un État ouvrier et que "Thermidor" n'a pas eu lieu : il n'y a pas eu restauration du capitalisme. Après 1933, la bureaucratie va apparaître comme une couche porteuse d'intérêts spécifiques. Sa politique internationale semble avoir constitué pour Trotski un symptôme décisif à ce sujet : elle va être interprétée désormais comme une démarche positivement contre-révolutionnaire, évidemment nécessaire à la bureaucratie pour se maintenir puisque son existence et son pouvoir sont un effet du retard de la révolution en Europe. Si elle acquiert ainsi une sorte de de spécificité, de "consistance" sociologique, la bureaucratie n'en conserve pas moins une nature fondamentalement transitoire et contradictoire, puisque, tout en défendant son pouvoir politique contre le prolétariat, elle doit défendre contre l'impérialisme les acquis sociaux de 1917 (l'économie étatisée et planifiée)." L'auteur de l'étude pointe la difficulté pour TROTSKI de critiquer l'ensemble de l'évolution soviétique, alors même que le virage stalinien (de 1928-1929) est la reprise de son propre programme : la collectivisation de l'agriculture et la priorité à l'industrialisation. Mais ce qu'il critique avant tout, c'est la manière dont est conduit ce virage. Improvisé et trop rapide, ce virage s'opère dans un déchaînement de violence faisant des millions de victimes et a des conséquences économiques désastreuses. Par sa critique, très près des données économiques, le leader marxiste vise deux objectifs : battre en brèche l'apologétique stalinienne et introduire le lecteur au problème central de la nature de l'URSS. L'ampleur du développement (permise par la nationalisation et la planification n'empêche pas d'être loin du niveau de productivité et de consommation des pays capitalistes ; et ce développement est conflictuel et contradictoire. Peut-on considéré alors que le socialisme, comme STALINE le déclare, est réalisé en URSS? En fait, on ne peut considérer, en reprenant les critères de MARX lui-même, l'URSS que comme en transition entre capitalisme et socialisme. L'État en URSS revêt une double nature : socialiste en tant qu'il défend la propriété collective, bourgeois en tant qu'il maintient des normes capitalistes de répartition (accroissement des inégalités sociales). Cette dualité inévitable de tout État ouvrier s'exerce d'autant plus durement qu'il s'agit d'une société pauvre. De là que l'État ne dépérit nullement, que la bureaucratie accroit son pouvoir. 

Au terme de son analyse, se maintient un certain nombre de contradictions :

- ce régime est issu d'une véritable révolution sociale, il porte en lui les bases du socialisme/mais il n'est pas le socialisme et ne pouvait pas l'être ;

- le prolétariat est la classe dominante/bien qu'elle soit exploitée ;

- la bureaucratie est le fruit de causes qui la rendaient inévitable/ elle n'est pas pour autant justifiée et doit être combattue ;

- elle n'est pas une classe dominante et elle défend contre l'impérialisme les acquis d'Octobre/mais elle est porteuse à terme d'une restauration capitaliste ;

- il faut donc défendre l'URSS/mais oeuvrer au renversement du régime stalinien.

     Sur chacun des termes de ces contradictions, de nombreux auteurs marxistes et non marxistes, et trotskistes ou pas, vont se combattre et défendre des positions antagonistes. L'histoire de la IVe Internationale est ainsi traversée de débats qui font évoluer les positions très vers la droite (le socialisme n'avait aucune chance...ou tout simplement il ne fallait pas faire la révolution...) ou très vers la gauche (le socialisme avait des potentialités gâchées par le développement de la bureaucratie, voire du stalinisme, voire du léninisme, voire de l'action de LÉNINE lui-même...), encore que les terme gauche/droite peuvent évoluer eux aussi.

Citons simplement ici les analyses de Jean-Jacques MARIE (Le trotskysme, Flammarion, 1972), Michel PABLO (1951), Jean-Paul SARTRE (Les communistes et la paix, dans Les temps modernes, juillet 1952, repris dans Situations VI), Claude LEFORT, MERLEAU-PONTY (Les aventures de la dialectique, Gallimard, 1955), CASTORIADIS (Socialisme ou barbarie), Ernest MANDEL (La longue marche de la Révolution, Galilée, 1976)...

Le développement de ces débats débouchent jusque dans les années 1980, sur des critiques sur la bureaucratie ou la démocratie elle-même dans leurs rapports avec la révolution. Thierry MACLET cite les analyses de CASTORIADIS (La société bureaucratique, 10/18, 1973) et de Claude LEFORT (L'invention démocratique, Fayard, 1981).

 

 

 

 

Léon TROTSKI, La révolution permanente, Gallimard, nrf, 1963, 377 pages. Le texte de La révolution permanente est suivi dans cette édition, d'appendices, d'autres textes de TROTSKI : La révolution étranglée (février 1931), De la révolution étranglée et de ses étrangleurs, Réponse à M André Malraux (juin 1931), La révolution espagnole et les tâches communistes (janvier 1931), La révolution espagnole et les dangers qui la menacent (mai 1931), Les problèmes de la révolution espagnole au jour le jour (1930-1931).

Thierry MACLET, Trotski, La révolution trahie dans Dictionnaire des oeuvres politiques, PUF, 1986.

 

Relu le 10 février 2021

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14 septembre 2012 5 14 /09 /septembre /2012 13:38

          Adressé à l'empereur Lucius VERUS quand il part en campagne contre les Parthes (162), ce recueil de ruses de guerre rassemble 900 récits d'historiens, principalement des périodes classique et hellénistique, comme autant de sources d'inspirations.

POLYEN (IIe siècle), orateur et écrivain grec venu de Macédoine, dont nous savons seulement qu'il est à l'époque peut-être rhéteur et avocat, compile en huit livres ces récits, plutôt dans l'ordre chronologique, sélectionnant ce qu'il lui semble, chez HÉRODOTE, THUCYDIDE, XÉNOPHON, POLYBE, DIODORE DE SICILE, PLUTARQUE, TITE-LIVE... , les plus instructifs. Il le fait dans une bonne connaissance des habitudes militaires des Parthes, que Rome combat sporadiquement alors depuis trois siècles. Des 900 récits, qui se centrent chacun sur un stratagème, 833 nous sont parvenus. Longtemps oubliés, ces textes ressortent (texte original du grec archaïsant si l'on considère l'époque à laquelle ils sont présentés) par la main de Michel APOSTOLIOS, copiste byzantin qui trouve refuge en Italie, vers 1422-1478. Après plusieurs passages de témoin, il est traduit en 1840 à la Bibliothèque Historique et Militaire dédiée à L'armée et à  la Garde Nationale de France, publiée par MM. Ch. LISKENNE et SAUVAN. Cette traduction est le fait de Don Gui-Alexis LOBINEAU, religieux bénédictin de la Congrégation de Saint-Maur, traduction qui sert encore de base de publication de nos jours. 

 

        Les huit livres comportent d'une dizaine à une centaine de chapitres (le livre 8 étant le plus long, le livre 3 le plus court), chaque chapitre étant la reprise des faits d'un stratège, qu'il soit légendaire ou ayant existé, en provenance d'un auteur ancien. 

 

        Le livre premier, par exemple, comporte des textes sur BACCHUS, PAN, HERCULE, THÉSÉE, DÉMOPHON, CRESPHONTE, CYPSÈLE, HELNÈS, TÉMÈNE, PROCLÈS, ACONÈS, THESSALE, MÉNÉLAÜS, CLÉOMÈNE, POLYDORE, LYCURGE, TYRTÉE, CODRUS, MÉLANTHE, SOLON, PISISTRATE, ARISTOGITON, POLYCRATE, ISTHIÉE, PITTAC, BIAS, GÉLON, THÉRON, HIÉRON, THÉMISTOCLE, ARISTIDE, LÉONIDAS, LÉOTYCHIDE, CIMON, MYRONIDE, PÉRICLÈS, CLÉON, BRASIDAS, NICIAS, ALCIBIADE, ARCHIDAME, GYLIPPE, HERMONCRATE, ETÉONIQUE, LYSANDRE, AGIS, TRASYLLE, CONON, XÉNOPHON.

    L'ensemble de ces textes est présente sur le site www.remacle.org. On peut trouver dans l'Anthologie mondiale de la stratégie, les textes sur EPAMINONDAS (livre 2, chapitre III), ALEXANDRE (livre 4, chapitre III)  et CÉSAR (livre 4, chapitre XXIII).

 

    Tout récemment, Benoit CLAY remanie la présentation des textes, inventoriant et compilant tous les paragraphes et toutes les anecdotes en trente leçons, en invitant un titre à chaque fois. Afin de sortir le texte du cercle des spécialistes d'histoire militaire de l'Antiquité, lesquels estiment souvent que leur valeur est parfoIs au moins égale à ceux que l'on peut ailleurs dans la littérature qui nous est parvenue, et de les rendre lisible auprès du public non spécialiste, Benoît CLAY rassemble ces textes en deux grandes rubriques, Stratagèmes politiques, puis Ruses diplomatiques.

Dans sa présentation, il constate que ces Stratagèmes "n'en finissent pas de déconcerter depuis trois siècles, car ils ne ressortissent pas au genre que devrait leur imposer le titre, celui du traité analytique et technique, comme l'ont fait avant lui plusieurs (...)". Il n'existe pas de démarcations bien franches entre la ruse et la tromperie la plus immorale, tant à la guerre, la seule règle est de gagner, et cela d'autant plus qu'il s'agit de Rome, qui n'admet pas de défaite, sous peine de mettre en danger toute sa structure impériale.

La totalité de l'ensemble est bien rendue par la préface de POLYEN au Livre VII : "Empereurs sacrés, Antonin et Vérus, je vous offre un septième livre des Stratagemata, où vous apprendrez ce qu'ont aussi pensé les Barbares. Il ne fait pas s'imaginer qu'ils manquent d'esprit. Ils ont de l'inventivité, du vice et du talent pour la fourberie ; il est bon de vous avertir, tout comme les généraux que vous enverrez contre eux quand vous leur ferez la guerre, de ne pas les mépriser comme des hommes sans finesse ni malice. Au contraire, leur plus grande spécialité consiste à tromper et à chercher des prétextes pour se parjurer. Et tout Barbare s'appuiera plus sur ce type de ruse que sur le courage et les armes. La précaution la plus sûre qu'on puisse donc prendre contre eux, est la méfiance, qui nous fera prévoir et découvrir leurs ruses et leurs pièges, en même temps que nous leur opposerons la force des armes."

     Ces leçons se dénomment alors : Corrompre, Se jouer des lois, Bluffer, Manipuler, Anticiper, Piéger, Frapper en secret, Trahir, Persuader, Diviser, Instrumentaliser l'athlétisme et le théâtre, Exploiter l'insécurité, Impressionner, Donner l'exemple, Conditionner pour les Stratagèmes politiques. Dissimuler, Tricher, Choisir ses ennemis, Discréditer, Tromper, Équilibrer, Dissuader, Noyauter, Gagner du temps, Surpasser ses alliés, Ménager ses ennemis, Faire diversion, Jouer sur les mots, Se parjurer, Savoir communiquer pour les Ruses diplomatiques.

A chaque leçon, le compilateur moderne, indique, pour chaque paragraphe assemblé avec d'autres, l'origine (le livre et le chapitre) dans la traduction de 1840.

 

POLYEN, Ruses diplomatiques et stratagèmes politiques, Mille.et.une.nuits, 2011. Traduction du grec ancien par Dom Gui-Alexis LOBINEAU, Établissement de l'édition, notes et postface de Benoit CLAY.

www.remacle.org. pour l'édition de 1840, par la librairie pour l'art militaire, tome III.

Anthologie mondiale de la stratégie, Des origines au nucléaire, Robert Laffont, collection Bouquins, 1991.

 

Relu le 10 janvier 2021

 

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3 juillet 2012 2 03 /07 /juillet /2012 07:45

     L'oeuvre du sociologue américain Harold GARFINKEL (1917-2011) inspire un corpus impressionnant de travaux depuis sa première publication aux États-Unis en 1967. Assistant de Talcott PARSONS et élève de Aron GURVITSCH et d'Alfred SCHULTZ, il fonde de une nouvelle démarche pour décrire et comprendre un phénomène social. 

   Dans ce livre, publié en France seulement quarante ans après, il ne se réfère pas d'emblée à un corpus défini de connaissances. Il veut jeter au contraire un regard neuf et circonscrire d'emblée un phénomène, avec un vocabulaire propre, en définissant vraiment a minima le cadre théorique et l'outillage conceptuel utilisés. Ce phénomène, pour lui, est celui de la production, par les acteurs sociaux, dans leurs activités concrètes de la vie quotidienne, de la réalité objective des faits sociaux.

Au coeur de ce phénomène se trouve la rationalité pratique, la réalisation et la reconnaissance ordinaires du caractère rationnellement ordonné des pratiques et des conduites sociales. Les traits de cette rationalité sont saisis tant du côté des méthodes prosaïques mises en oeuvre par les personnes engagées dans la réalisation d'enquêtes aux fins pratiques de la gestion de leurs affaires courantes, que de celles utilisées par les sociologues professionnels (qui s'irritent d'ailleurs de cela...) dans leur travail de terrain et dans leurs pratiques de description, d'explication et de théorisation. Ces deux formes d'enquête, profane et professionnelle, se rejoignent sur un point : celui des opérations socialement organisées par lesquelles l'une et l'autre produisent concrètement, in situ et in vivo, les traits ordonnés, rationnels, objectifs, reproductibles des objets respectifs de leur attention, en honorant les exigences d'une description rationnelle satisfaisante compte tenu des circonstances concrètes de son effectuation. (Michel BARTHÉLÉMY et Louis QUÉRÉ). 

Si Harold GARFINKEL opère ainsi, c'est parce que les textes qui exposent les concepts, théories, méthodes et outils d'une discipline sont eux-mêmes des "produits" d'une activité pratique complexe. 

 

Un assemblage raisonné de textes

      Recherches en ethnométhodologie réunit des textes rédigés à des périodes différentes (de 1954 à 1967) et dont certains ont déjà alors fait l'objet de publications séparées. L'ouvrage comporte une Préface de l'auteur et huit chapitres abondamment eux-mêmes sous-titrés, tant l'auteur a conscience de la nouveauté et d'une certaine aridité de son argumentation. Pour faciliter la compréhension, le dernier chapitre de l'ouvrage restitue le point de départ de sa réflexion tandis que le premier indique son point d'arrivée, aussi les présentateurs français proposent-ils de lire le dernier chapitre en premier...  Ceux-ci ont ajoutés à l'édition française un large Appendice sur Les structures formelles des actions pratiques.

       Dans la Préface, l'auteur définit les objectifs qu'ils se fixe : 

- apprendre comment les activités ordinaires réelles des membres sont faites de méthodes pour rendre analysables les actions pratiques, les circonstances pratiques, la connaissance de sens commun des structures sociales, et le raisonnement sociologique pratique ;

- découvrir les propriétés formelles des actions pratiques courantes "de l'intérieur" de situations réelles, en tant que réalisations continues de celles-ci.

       Le Chapitre 1, intitulé Qu'est-ce que l'ethnométhodologie? présente les principaux outils élaborés pour effectuer son analyse. Il part du constat que, dans n'importe quelle situation de la vie sociale, la saisie du sens de ce qui est dit ou fait requiert des participants qu'ils s'appuient sur ce qui n'est pas formulé pour l'établir à des fins pratiques. Il s'agit d'un phénomène observable et descriptible qui fait un avec le caractère familièrement intelligible et ordonné des actions et des structures sociales. cependant ce phénomène présente la particularité d'échapper en tant que tel à toutes les analyses menées jusqu'ici pour l'appréhender. Ce n'est pas à cause de la mise en oeuvre d'une logique de dissimulation, mais au contraire, c'est son caractère familier, inévitable, omniprésent, nécessaire, évident, naturel, qui le fait échapper à l'attention de tous, même si tout le monde table sur lui pour mener à bien ses activités, qu'elles soient courantes, ordinaires ou professionnelles.

      Comment faire alors pour que cet ordre social localement produit puisse être soumis à interrogation? Ce chapitre introduit une problématique des propriétés rationnelles des expressions indexicales, des expressions dont le sens dépend du contexte d'usage et varie donc d'un emploi situé à un autre. Cette propriété, par laquelle la signification précise et opératoire d'un terme ou d'une action dépend d'un grand nombre d'autres aspects entourant les conditions et circonstances de son usage ou de sa production, à commencer par sa validation intersubjective, est cela même qui pose un problème à toute entreprise visant à extraire de la vie sociale des définitions stables, des lois générales, des invariants.

Pour démontrer l'existence d'un ordre au sein même des pratiques de la vie courante, qu'elles qu'en soit le domaine, la finalité, les participants, les circonstances, l'auteur emploie des chemins variés. Il met en cause, dans ses exemples, les explications classiques en termes de partage d'un savoir culturel, de référence à des règles connues en commun ou d'accord sur un contenu.(Michel BARTHÉLÉMY et Louis QUÉRÉ)

      Entre les membres d'une société donnée qui font ensemble une tâche précise, existe une correspondance dans les comportements et les jugements, mais non seulement l'ensemble des présupposés qui permettent leur action n'est pas "mise sur la table", mais il peut exister des ambiguïtés, des confusions, qui, elles-mêmes, n'entravent pas cette action, mais laisse sans doute des possibilités de changement dans les comportements et dans les actions elles-mêmes. 

"J'utilise le terme "ethnométhodologie", écrit Harold GARFINKEL, pour désigner l'étude des actions pratiques qui répond aux consignes suivantes, et pour référer aux phénomènes, aux questions, aux résultats et aux méthodes liées à leur mise en oeuvre :

- On peut repérer un domaine illimité de situations pertinentes si on applique la ligne de conduite suivante : examiner toute occasion, quelle qu'elle soit, en considérant avec attention le fait que, dans leurs actions, les membres projettent de "faire des choix" parmi des alternatives - de sens, de factualité, d'objectivité, de cause, d'explication, de communalité des actions pratiques. Une telle politique entraîne que n'importe quelle enquête, de quelque genre qu'on puisse imaginer, de la divination à la physique théorique, réclame notre attention en tant qu'elle met en oeuvre des pratiques ingénieuses socialement organisées. Le fait que les structures sociales des activités de la vie de tous les jours fournissent des contextes, des objets, des ressources, des justifications, des thèmes problématiques, etc., pour les pratiques d'enquête et pour ce qu'elles produisent, justifie que nous acceptions de porter de l'intérêt à toutes manière sans exception de faire des enquêtes. (...)".

- Les participants à un dispositif organisé sont sans cesse amenés à juger, à reconnaître, à prouver, à rendre évident le caractère relationnel - cohérent, conséquent, choisi, intentionnel, efficace, méthodique ou bien informé - de ce qu'ils font dans leurs enquêtes (...). Pour décrire comment ils procèdent de fait aux investigations qu'ils font pour organiser leurs affaires ordinaires (...) il ne suffit pas de dire qu'ils invoquent des règles pour établir le caractère cohérent, conséquent ou intentionnel, c'est-à-dire rationnel, de leurs activités réelles. Il ne suffit pas non plus de rapporter les propriétés rationnelles de leurs investigations au fait qu'ils se soumettraient à des règles d'enquête. Au contraire, des qualifications telles que "démonstration appropriée", "parler clair", "compte rendu adéquat", "preuve suffisante", "accorder trop d'importance à ce qui a été dit", "inférence nécessaire", "cadre d'alternatives restreintes", bref, toute question de "logique" et de "méthodologie", y compris ces deux intitulés eux-mêmes, désignent en raccourci des phénomènes organisationnels.

Ces phénomènes sont des réalisations contingentes d'organisations de pratiques communes et, en tant que tels, ils sont diversement disponibles aux membres comme normes, tâches, difficultés. C'est seulement de cette manière, et non pas comme catégories invariantes ou comme principes généraux, qu'ils définissent "une enquête et un discours approprié" .

- Dans ces conditions, on adoptera le principe suivant comme ligne de conduite directrice : refuser de prendre au sérieux le projet prédominant qui vise à évaluer, reconnaître, catégoriser, décrire les propriétés rationnelles ds activités pratiques (...) en se servant d'une règle ou d'un étalon défini en dehors des situations effectives où de telles propriétés sont reconnues, utilisées, produites et commentées par ceux qui sy participent.

Toutes les manières de procéder qui invoquent des règles pour évaluer sur un plan général les propriétés logiques et méthodologiques des pratiques d'enquête et de leurs résultats n'intéressent l'ethnométhodologie que comme phénomènes. Aussi diverses que soient leurs structures, les activités pratiques organisées de la vie de tous les jours doivent être recherchées et examinées en termes de production d'origine, de reconnaissance et de représentation de pratiques rationnelles. Toutes les propriétés "logiques" et "méthodologiques" de l'action, toutes les caractéristiques d'une activité - son sens, sa factualité, son objectivité, sa descriptivité, ce qu'elle a de commun avec d'autres - doivent être traités comme un accomplissement contingent de pratiques communes socialement organisées.

- Une autre ligne de conduite est de considérer toute situation sociale comme s'auto-organisant en considération du caractère intelligible de ses propres apparences, qu'il s'agisse de représentation ou de preuves-d'un-ordre-social. Toute contexte organise ses activités aux fins de rendre ses propriétés - en tant qu'environnement organisé d'activités pratiques - décelables, enregistrables, rapportables, dénombrables - bref observables-et-descriptibles. Les dispositifs socialement organisés consistent en méthodes variées pour rendre, par une entreprise concertés, les modes d'organisation d'un contexte d'action observables et descriptibles. Toute revendication d'efficacité, de clarté, de cohérence, d'intentionnalité, ou d'efficience élevée par les praticiens, de même que toute considération à l'appui de l'adéquation d'une preuve, d'une démonstration, d'une description ou d'une pertinence tirent leur caractère de phénomène de la poursuite coopérative de cette entreprise, et de la manière dont différents environnements organisationnels, du fait qu'ils constituent des organisations d'activités, "soutiennent", "facilitent", "résistent à", etc, ces méthodes pour faire de leurs affaires des choses-que-l'on-peut-observer-et-décrire-à-toutes-fins pratiques. pour autant qu'une situation est organisé selon des façons précises de faire et de dire, elle consiste en méthodes de membres pour faire apparaître ces façons de faire et de dire comme des connexions claires, cohérences, voulues, conséquentes, choisies, connaissables, uniformes, reproductibles, bref rationnelles. Pour autant que des personnes appartiennent à une organisation, elles sont engagées dans un travail, pratique et sérieux, de détection, de démonstration, de persuasion - qu'elles manifestent dans les occasions ordinaires de leurs interactions - de ce qui témoigne d'arrangements conséquents, cohérents, choisis, clairs, voulus. Pour autant qu'une situation est organisée selon des façons de faire et de dire, elle consiste en méthodes pour fournir aux membres des descriptions d'elle même en termes d'événements pouvant être comptés, racontés, commentés en forme de proverbes, comparés, mis en images, représentés, bref comme événements observables-et-descriptibles.

- Toute enquête sans exception, quel qu'en soit le genre, repose sur des pratiques ingénieuses organisées, qui révèlent et démontrent les propriétés rationnelles des proverbes, des conseils partiellement formulés, des descriptions partielles, des expressions elliptiques, des remarques en passant, des fables, des contes moraux, etc. Les propriétés rationnelles - leur rationalité peut être démontrée - des expressions indexicales et des actions indexicales sont une réalisation continue des activités organisées de la vie de tous les jours. C'est là le coeur de l'affaire. La production contrôlée de ce phénomène ne cesse, quelle qu'en soient l'aspect, la perspective ou le moment, de revêtir pour les membres le caractère de tâches sérieuses, pratiques, soumises à toutes les exigences d'une conduite située organisationnellement. Chacun des chapitres de ce volume, d'une manière ou d'une autre, recommande ce phénomène à l'analyse sociologique professionnelle."

 

   Le Chapitre 2, Le socle routinier des activités ordinaires, est l'un des plus importants de cet ouvrage. car l'auteur s'efforce, à travers une multitude de procédés, en particulier à travers des "expériences de perturbation" de situations de la vie courante, d'arracher certains de ses secrets de fabrication à l'opiniâtreté avec laquelle les scènes de la vie sociale apparaissent sous les traits de la naturalité, de l'évidence, bref de l'ordinaire qui défie toute interrogation.  Ce chapitre concerne la question du caractère moral de l'ordre social, qu'il faut appréhender depuis la perspective des acteurs, et pas d'un point de vue théorique. La définition de l'ordre moral renvoie alors aux activités de la vie de tous les jours en tant qu'elles sont gouvernées par des attentes normatives d'arrière-plan, qui sont relatives au fait de produire et de reconnaître des cours d'action comme "normaux", sans être thématisées pour elles-mêmes et extraites des situations dans lesquelles les membres les reconnaissent à l'oeuvre. 

 

   Le chapitre 3, La reconnaissance de sens commun des structures sociales. la méthode documentaire d'interprétation, aborde la question de l'ordre social à travers les opérations par lesquelles les membres de la société établissent de conserve le sens des objets et des événements de leur environnement social soumis à leur attention. 

 

     Le chapitre 4, Quelques règles respectées par les jurés dans leur prise de décision, porte sur la manière dont les jurés rendent compte à des enquêteurs de la façon dont ils sont parvenus collectivement à décider d'un verdicts approprié à la gravité des faits qu'ils avaient à juger. L'argument de l'auteur consiste à dire que la prise de décision dans la vie courante se fait à l'intérieur d'une situation, et a lieu dans le cadre d'un engagement réel dans un cours d'action ; elle ne correspond pas souvent à un choix délibéré fait à un moment bien déterminé. Ce n'est qu'après coup que le juré interprète sa propre décision, qu'elle apparaît comme choix entre des alternatives. 

 

    Le chapitre 5 examine le fameux cas Agnès où il s'agit suivant le titre de ce chapitre de "Passer" ou l'accomplissement du statut sexuel chez une personne "intersexuée". L'auteur s'interroge sur la pertinence de l'application de la théorie des jeux. Il se distingue de l'interactionnisme de GOFFMAN en ce sens que le modèle de la théorie des jeux s'avère tantôt pertinent, tantôt non pertinent, pour décrire la situation d'une personne réelle aux prises avec son environnement quotidien. Dans ce cas précis, Agnès ne joue pas à être ce qu'elle ne serait pas "réellement", "légitimement", mais agit de façon à être reconnue pour la personne du sexe de son choix, c'est-à-dire comme une femme, alors que biologiquement, elle est née garçon.  Le rôle de la norme est majeur, mais elle utilise des procédés comme manipulations d'une trame de pertinences. 

 

     Le chapitre 6, De "bonnes" raisons organisationnelles pour de "mauvais" dossiers cliniques et le chapitre 7, L'adéquation méthodologique dans l'étude quantitative des critères et activités de sélection des patients en consultation psychiatrique externe, portent d'avantage sur l'enquête sociologique professionnelle. 

 

       Le chapitre 8, les propriétés rationnelles des activités scientifiques et des activités ordinaires, décrit les différences d'orientation, et de mode d'attention à la vie, entre l'attitude de la vie quotidienne et l'attitude scientifique. Il en ressort que la rationalité tels que le conçoivent les praticiens des disciplines scientifiques - principalement, la rationalité comme adéquation des moyens aux fins - s'écarte considérablement de la façon dont les événements, les situations, les actions, les personnes, les comportements, etc, sont traités, d'une manière dont on ne peut pas nier qu'elle soit, elle aussi, rationnelle, par les membres engagés dans la réalisation de leurs activités de la vie quotidienne et adoptant l'attitude appropriée à celle-ci, soit celle des intérêts pratiques du raisonnement pratique et du jugement de sens commun. Cet écart est tel que l'on peut dire que les rationalités scientifiques sont contre-productives si elles sont employées "en tant que règles méthodologiques pour interpréter l'action humaine". Bref, nous ne pouvons pas gérer les affaires de la vie courante en adoptant "l'attitude de la théorisation scientifique".

SCHÜLTZ recommande alors logiquement aux sociologues de s'intéresser à la manière dont les activités ordinaires sont pourvues de leurs propriétés de clarté, de distinction, de cohérence et de sens, de l'intérieur de leur effectuation, en fonction de la logique d'intérêt pratique qui préside à leur accomplissement, à leur reconnaissance et à leur évaluation in vivo et in situ. C'est ce programme que GARFINKEL reprend à son compte en le transformant en un champ de recherches empiriques.

 

Sociologie de GARFINKEL et sociologie dite orthodoxe en conflit

   Dans leur présentation de l'oeuvre, Michel BARTHÉLÉMY et Louis QUÉRÉ, membres du Centre d'Etude des Mouvements sociaux (Institut Marcel Mauss) à l'EHESS, font état des vives attaques dans les années 1960-1970, de la part de la sociologie dite orthodoxe. Dans leurs critiques (et invectives) sur les liens entre cette ethnométhodologie et les mouvements contestataires, la plupart des sociologues n'ont pas vus (ou ont trop bien vus peut-être, selon nous...) qu'Harold GARFINKEL, reprend en sociologie, les réflexions de William JAMES, de John DEWEY, de Ludwig WITTGENSTEIN ou de Maurice MERLEAU-PONTY.

"Le programme sociologique de l'ethnométhodologie est volontairement conçu de manière restrictive. Il ne s'intéresse ni à la "question sociale", ni à l'évolution des rapports État/société, ni au diagnostic de l'état présent des sociétés occidentales. Par contre, il concerne très directement des questions que l'on peut considérer comme fondamentales pour les sciences sociales : comment faisons-nous société? Comment constituons-nous une collectivité de membres inconnus les uns des autres, en tant que fait social pour nous? Comment nous donnons-nous les repères communs nous permettant de coordonner nos actions? Comment assurons-nous la régularité de nos pratiques sans nous référer expressément à des règles, des normes, des modèles ou des standards? Comment prévenons-nous la complète dispersion des perceptions et des interprétations? Comment organiser nos interactions de l'intérieur même de leur effectuation? Comment parvenons-nous à une intelligibilité du monde environnant, et comment la maintenons-nous? Comment assurons-nous une forme d'"immortalité" de la société? On pourrait continuer longuement la liste des questions pertinentes pour l'ethnométhodologue, et dont on peut malheureusement constater qu'elles n'intéressent plus désormais qu'un nombre très limité de sociologues."

Les présentateurs réfutent la position qui considère l'ethnométhodologie comme une microsociologie, car la sociologie de GARFINKEL est bien une sociologie générale. Des applications peuvent d'ailleurs être faites fructueusement dans le domaine de la délinquance et de la criminalité.

 

Harold GARFINKEL, Recherches en ethnométhodologie, Traduction de l'anglais par Michel BARTHÉLÉMY, Baudoin DUPRET, Jean-Manuel de QUEIROZ et Louis QUÉRÉ. Présentation de Michel BARTHÉLÉMY et Louis QUÉRÉ, PUF, collection Quadrige, 2007, 474 pages. 

 

Relu le 28 décembre 2020

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