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14 janvier 2022 5 14 /01 /janvier /2022 08:17

    D'abord expression issue du combat politique, pays réel et pays officiel, elle gagnerait à faire l'objet d'études de philosophie politique et de sociologie.

 

Expression française fétiche de droite et d'extrême droite...

     Expression fétiche d'une droite nationaliste française, elle est devenue un cliché paresseux et peu approfondis,même par ceux qui veulent l'utiliser dans un combat politique. Les expressions n'appartiennent pas à ceux qui les forgent, mais - et nous combattons cet état de fait - et singulièrement la notion de "pays réel". Le terme apparait au XIXe siècle sous la plume de ceux qui dénoncent le suffrage censitaire, puis revient sous celle d'Antoine BLANC DE SAINT-BONNET, un théoricien contre-révolutionnaire (Légitimité, 1873) au moment de l'ultime tentative de restauration de la monarchie : "Ne l'oublions pas, écrit-il, ce que l'on nomme ici (en régime parlementaire) une représentation de la France n'est qu'une représentation de tous les ambitieux de France. Le pays réel disparaît."

Elle connait la célébrité seulement plus tard sous la plume de Charles MAURRAS, théoricien du "nationalisme intégral" devenu une inspiration du régime de Vichy après la "divine surprise" que constitua la débâcle de juin 1940.

Dans son Enquête sur la monarchie (1900) MAURRAS écrit : "Le pays officiel, qui s'identifie au gouvernement parce qu'il en retire l'aliment de sa vie, ce petit pays constitutionnel commence néanmoins à voir et à entendre l'émotion qio gagne le pays vrai qui travaille et qui ne politique pas (...) Nous venons d'assister à des élections dite "républicaines" qui n'ont été que des coalitions d'intérêts organisées par de petits fonctionnaire inquiets. (...) Ce sont (...) 20 000 à 30 000 (citoyens) qui, aux jours d'élection, à la faveur d'occasions fortuites, font embrigader tout le reste. Par rapport à ce clan actif et politiquant, tout le reste des quarante millions d'habitants du pays est passif et politique, naît, vit, meurt, comme s'il était le sujet de ce souverain épars en 20 000 ou 30 000 membres". Sous sa plume, ce "pays légal qui s'identifie au gouvernement" est occupé par "quatre États confédérés" : "juifs, protestants, maçons, métèques". Trois décennies plus tard, l'expression Pays réel allait donner son titre au journal du mouvement rexiste de Léon DEGRELLE; principale figure du fascisme et de la collaboration en Belgique.

Comme l'expliquait en 2013 l'historien Olivier DARD, spécialiste de l'oeuvre de MAURRAS, "une rhétorique typiquement maurrassienne, comme l'opposition entre le "pays légal" et le "pays réel", est aujourd'hui reprise par des acteurs ou des commentateurs politiques qui n'en connaissent manifestement pas l'origine". C'est tout-à-fait vrai, et nous sommes concernés au titre du précédent article écrit l'année dernière (n'est-ce pas Mordicus?). Pour autant, ceux qui sont à l'origine de cette expression ne sont pas forcément les meilleurs connaisseurs de ce pays réel, ni ceux d'ailleurs qui l'utilise au sens maurrassien... On ne peut pas dire, comme certains voudrait le faire accroire que la monarchie telle qu'on l'a connue en France soit représentative ou constitue le "payas réel"... (sinon comment y auraient eu lieu toutes ces révolutions?).

Autre considération : la distinction entre pays légal-officiel et pays réel n'est pas l'apanage de ceux qui ont popularisé cette expression. Les auteurs marxistes en général ont toujours souligné l'écart entre la représentation officielle du pays et sa réalité, ne serait-ce que par la prise en compte, bien plus que les officines officielles, des inégalités économiques et sociales, souvent niées par des pouvoirs publics sous l'emprise de puissances économiques privées. De même que l'expression lutte des classes n'est pas la propriété des marxistes, de même l'expression pays réel n'est pas la propriété des nostalgiques de l'ordre social ancien...

 

Le pays réel non pas distinct, mais plus large que le pays officiel...

   Deux questions fondamentales se posent quand on réfléchit sur la correspondance entre le pays officie relayé par des médias aux mains d'entreprises économiques et/ou financières et le pays réel :

- Quels sont les moyens déployés par les organisations gouvernementales ou les pouvoirs publics pour connaitre les réalités du pays? Les États et les pays sont traversés par l'idéologie néo-libérale. Ils mettent en avant des intérêts économiques puissants et leurs projets industriels et financiers, quitte à nier certaines réalités, pas seulement sociales, mais aussi économiques et physiques. A nier les dynamiques de l'environnement pour imposer des projets à logiques à court terme. Et par-dessus le marché, expression à la mesure de la caricature de la situation dans ce domaine, maints outils de connaissance sont privés de financement, même s'ils ont été créés en d'autres temps par les États... Les atteintes aux instruments de la connaissance de la réalité grèvent les éléments mêmes où s'est assis longtemps le capitalisme industriels ou la politique sociale. Certaines difficultés de la lutte contre l'épidémie du Covid sont directement liées à des politiques de santé guidées uniquement par les aspects financiers (politiques des hôpitaux, politiques d'éducation sur la santé, politiques scientifiques - voir les études brisées sur les virus et lesvaccins avant la crise). De même, des industries ont tenté d'éteindre toute connaissance sur les changements climatiques (industries pétrolières par achats de brevets d'énergie alternative et par dénigrement systématique des recherches sur l'évolution du climat).

- Quelle volonté s'exprime t-elle pour connaitre cette réalité? Et par quels acteurs? Historiquement, c'est du côté de l'émergence de la sociologie (et en même temps du mouvement socialiste) qu'il faut rechercher les acteurs qui tentent, en dehors des traditionnelles évocations de la légitimité royale ou impériale à gouverner les peuples (et qui se retrouve de manière indues à mon avis dans les manuels scolaires et universitaires!), de cerner la réalité du pays - sur le plan des moeurs, sur le plan des causalités et conséquences sociales, économiques, politiques d'un phénomène (par exemple le suicide pour DURKHEIM). C'est à la fois un mouvement d'ensemble de prises de conscience de ces phénomènes et de volontés de réforme et/ou de révolution qui amène en fin de compte la société d'un pays, ou d'un ensemble plus restreint ou plus vaste, à s'interroger elle-même. Et in fine, ce mouvement s'inscrit de manière critique dans le prolongement des contestations religieuses et sociales des périodes précédentes... Et c'est à l'heure où précisément recule cette volonté de connaissance et de changement que précisément les élites (un mélange de bureaucrates et de financiers), on le constate tous les jours, se centrent sur elles-mêmes dans leur action dans une bulle de plus en plus restreinte (nonobstant l'idéologie de la mondialisation), au point que le capitalisme lui-même en est menacé, dans son expression du renouvellement des forces de production - le système financier tourne sur lui-même, à coup de rachats d'actifs et de passifs - sans "trouver" les moyens de s'investir sur un domaine ou un autre (sauf dans le militaire et le spatial...). Avec un mélange de paresse intellectuelle et de morgue sociale, cette élite (mondialisée ou presque...) se tourne vers la réalisation immédiate de profits (financiers et physiques...), sans prendre la peine d'avoir une vues ensemble de la société. Cela ne l'intéresse pas au sens propre de l'expression. Et les médias - Internet compris -, dont ils sont en majorité propriétaires, désignent, commentent leurs activités, en laissant entendre qu'elle façonne elle-même cette vue d'ensemble...

Jean-Marie POTTIER, Le "pays réel" : une expression de la droite nationaliste qui plante le climat;  slate.fr,  24 novembre 2016. P.R., Le parisien.fr., "Pays légal" et "pays réel : Benjamin Grivaux reprend Maurras en pensant citer un résistant, 15 novembre 2018. Chloé LEPRINCE, "Pays réel" : quand le porte-parole du gouvernement cite Maurras, franceculture.fr, 15 novembre 2018

 

GIL

 

 

 

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11 juillet 2021 7 11 /07 /juillet /2021 12:11

   L'homme politique et théoricien marxiste allemand Karl KAUTSKY, prolifique écrivain, est considéré comme faisant partie des marxistes plutôt réformistes.

   Acquis au socialisme durant ses années d'étude, il entre en contact avec Karl MARX et Friedrich ENGELS. Devenu rapidement le secrétaire d'ENGELS, dont il est un des exécuteurs testamentaires, sa proximité avec les fondateurs du marxisme en fait un gardien rigoureux de la doctrine, attaché à lutter aussi bien contre les dérives qu'il juge droitières, comme le révisionnisme d'Eduard BERNSTEIN, que celles qu'il juge gauchistes comme le bolchevisme de LÉNINE. En fait, sous une phraséologie marxiste, son discours plaide plutôt pour des avancées progressives vers le socialisme que pour la révolution.

 

   Né à Prague, KAUTSKY milite tout d'abord au sein de la social-démocratie : exilé à Zurich, il devient marxiste sous l'influence de BERNSTEIN avec lequel il anime Der Sozial-Demokrat (1880-1881). Pendant deux ans, il est à Londres le secrétaire d'ENGELS, puis il adhère au Parti social-démocrate allemand et fonde à Stuttgart Le Temps nouveau (Die neue Zeit) qui devient très vite la revue théorique du parti. Après un nouvel exil à Londres (1885-1888), KAUTSKY est l'artisan de la défaite de BERNSTEIN au Congrès d'Erfurt (1891) : il dénonce en particulier les thèses révisionnistes sur la paupérisation et la question agraire. Il est un des premiers marxistes à définir une théorie de l'impérialisme. Cependant, en 1902, dans Die soziale revolution, KAUTSKY estime que la démocratie rend la révolution superflue et il montre la nécessité d'un passage graduel au socialisme. Il est alors à l'apogée de son influence politique et est considéré comme le "pape" du socialisme. Plus que tout autre, il contribue à masquer la pratique réformiste de la social-démocratie sous une phraséologie marxiste.

Pendant la Première guerre mondiale, KAUTSKY adopte une attitude pacifiste, à mi-distance des socialistes de gouvernement ralliés à l'Union sacrée et de la gauche radicale (de Rosa LUXEMBURG et Karl LIEBKNECHT). C'est pourtant avec cette dernière qu'il fonde en 1917 le parti social-démocrate indépendant (USPD), scission de la vieille social-démocratie allemande. Mais, dès 1918, il se rapproche de l'aile droite du parti, laissant les radicaux fonder le Parti communiste allemand : il est alors sous-secrétaire d'État aux Affaires étrangères et dénonce vigoureusement le pouvoir soviétique. Qualifié de "renégat" par LÉNINE et TROTSKI, il répond en 1919 par son livre Terrorisme et Communisme. En 1922, il publie La Révolution prolétarienne et son programme, ouvrage dans lequel il définit la dictature du prolétariat comme gouvernement de coalition. En 1927, il fait paraître La Conception matérialiste de l'histoire, dénoncée par les marxistes russes comme une trahison de la philosophie marxiste. En 1934, KAUTSKY doit fuir le nazisme et meurt en exil à Amsterdam. (Paul CLAUDEL)

   L'oeuvre de KAUTSKY ne laisse pas de surprendre plus d'un étudiant du marxisme, comme il l'a fait pour beaucoup de... marxistes! Non seulement par la multiplicité des thèmes qui s'y trouvent abordés, mais aussi par son étendue. Une bibliographie de guide de sa pensée doit se limiter au grand minimum, car sinon - même choisie - il couvrirait des pages et des pages? Tout ce qui eut quelque importance dans le mouvement socialiste, au cours de ces soixante dernières années, tout ce qui semblait en avoir aussi, trouve un écho dans son oeuvre... D'ailleurs, on peut conseiller à tout étudiant de l'oeuvre de MARX de prendre les livres importants de KAUTSKY, de les placer sur une ligne (pour chacun), de placer à gauche les ouvrages correspondant de MARX et ENGELS et à droite les ouvrages (pour ou contre) de tous les auteurs marxistes que l'on peut trouver... Cette oeuvre révèle que KAUTSKY est essentiellement un professeur et que, considérant la société du point de vue du maitre d'école, il est parfaitement qualifié pour le rôle d'inspirateur qui est le sien dans un mouvement dont le grand souci est toujours d'éduquer les ouvriers, KAUTSKY peut sembler plus révolutionnaire qu'il ne convient au mouvement qu'il sert. Il passe de son vivant pour un marxiste "orthodoxe" et s'efforce de sauvegarder l'héritage de MARX. Cependant, le côté "révolutionnaire" de son enseignement ne parait tel que dans la mesure où il fait contraste avec l'idéologie bourgeoise généralement professée avant la guerre. En revanche, par rapport aux thèses révolutionnaires élaborées par MARX et ENGELS, ses théories ne sont ni plus ni moins qu'un retour à des formes de pensée moins élaborées ainsi qu'à une conception moins nette du système capitaliste et de ses implications. Gardien du trésor marxiste, il n'en comprend pas toutefois tout ce qu'il contient. (Paul MATTICK)

 

Karl KAUTSKY, La révolution sociale, Paris, 1921 ; Programmes socialistes, Paris, 1947 ; Terrorisme et communisme. Contribution à l'Histoire des Révolutions, éditions Jacque Povolozky et Cie.

Paul MATTICK, Karl Kautsky : De Marx à Hitler, 1939, voir le site Internet left-dis.nl. Paul CLAUDEL, Karl Kautsky, dans Encyclopedia Universalis, 2014.

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10 juillet 2021 6 10 /07 /juillet /2021 13:17

   Le révolutionnaire russe Mikhaïl Aleksandrovitch BAKOUNINE, francisé en Michel BAKOUNINE, est reconnu comme le théoricien de l'anarchisme. Le philosophe a particulièrement écrit sur l'État et a posé dans ses écrits les fondements du socialisme libertaire.

   On peut écrire aussi qu'il est un révolutionnaire européen et à l'image de ses idées, il a parcouru le territoire de nombreux États pour en faire la subversion. Grand voyageur, en parti forcé par la répression de nombreuses polices, il occupe une place de premier plan dans le monde ouvrier, de la Première internationale au Congrès de La Haye.

   Aristocrate russe et révolutionnaire de formation hégélienne, Michel BAKOUNINE est le principal adversaire de Karl MARX au sein de la Ière Internationale. Il se pose comme le théoricien du socialisme libertaire opposé à l'autoritarisme marxiste, en défenseur de l'autogestion et de la liberté intérieure des organisations ouvrières. Son sens de l'homme lui fait prévoir les dangers de l'État bureaucratique.

 

Une débordante activité révolutionnaire

    Son activité révolutionnaire répond à un besoin quasi physiologique. Il se sent à l'étroit dans une civilisation qui n'est pas faite à la mesure de son tempérament primitif et brutal. Sa vie se divise en deux périodes, coupées par une longue captivité (de 1849 à 1861).

La première de ces périodes débute avec son arrivée à Berlin, où il poursuit ses études de philosophie commencées à Moscou après qu'il eut démissionné de l'armée. Elle est marquée par son adhésion au mouvement de la gauche hégélienne. Il s'attache surtout à la notion hégélienne de la négativité, qu'il interprète comme la nécessité absolue où se trouve l'humanité de promouvoir son avenir par la destruction totale de l'état des choses existant. Il écrit dans la conclusion de son célèbre essai La Réaction en Allemagne (1842) : "La joie de la destruction est en même temps une joie créatrice".

La seconde période de sa vie se situe après son évasion de Sibérie en 1861. Elle est marquée par son activité proprement anarchiste, tant du point de vue doctrinal que du point de vue de l'action politique.Tenant pour acquise l'idée de la négation totale, BAKOUNINE s'efforce d'explorer les aliénations, c'est-à-dire les multiples oppressions dont l'homme est victime. Dans Dieu et l'État, il écrit que "toute législation, toute autorité et toute influence, privilégiée, patentée, officielle et légale, même sortie du suffrage universel, convaincus qu'elle ne qu'elle ne pourrit jamais tourner qu'au profit d'une minorité dominante et exploitante, contre les intérêts de l'immense majorité asservie. Voilà dans quel sens nous sommes réellement des anarchistes." L'élaboration de la doctrine anarchiste s'accompagne d'une activité conspiratrice qui, si elle n'est pas toujours efficace (c'est le moins qu'on puisse dire), ne manque jamais de pittoresque. En 1868, il fonde l'Alliance internationales de la démocratie socialiste, et à Naples, à l'intérieur même de cette organisation, une société secrète sous le nom de Fraternité internationale, à laquelle il veut donner un rôle de très grande ampleur, la comparant à la Franc-maçonnerie pour la Révolution française. La même année, il adhère à la Ière Internationale, appelée alors Association Internationale des Travailleurs. En 1870, après avoir dirigé une tentative d'émeute communale à Lyon, il cherche refuge en Suisse. S'étant compromis, en 1869, avec le terroriste NETCHAÏEV, il est attaqué violemment par Karl MARX qui, en 1872, au congrès de La Haye, le fait exclure de la Iere Internationale. Mais comme la plupart des fédérations, en particulier, la fédération espagnole, la fédération italienne et la fédération jurassienne, donc les fédérations latines (la fédération française a été interdite après la Commun), demeurent fidèle à BAKOUNINE, MARX se voit contraint de saborder la Première Internationale. En 1874, deux ans avant sa mort à Berne, BAKOUNINE prend encore part aux préparatifs d'une insurrection à Bologne. Mais BAKOUNINE, outre son tempérament anarchiste et sa formation hégélienne, est russe, foncièrement russe. Rien n'est plus probant à ce sujet que son extraordinaire Confession, qui frappe (c'est une adresse au tsar Nicolas Ier) par son goût de la confession publique et du déchirement de soi-même que le roman russe permet d'identifier comme une des caractéristique essentielles de l'âme slave, selon Henri ARVON. (Henri ARVON)

   Il serait intéressant d'analyser cette "âme" russe, et d'abord de circonscrire la population (souvent d'aristocratie) sujette à cette "caractéristique essentielle de l'âme slave, de la relier d'abord certainement à l'éducation orthodoxe (l'Église orthodoxe y a longtemps eu le monopole de l'éducation, surtout de l'instruction primaire...).

 

Une oeuvre tournée entièrement vers l'action

Michel BAKOUNINE, issu d"une ancienne famille d'origine hongroise, a, a surtout subi l'influence juste après 18 ans, s'étant inscrit à l'université de Moscou après avoir refusé une carrière militaire préparée à l'École d'artillerie de Saint-Pétersbourg, de Nokolaï STANKEVITCH, son "créateur". Il y rencontre également Vissarion BELINSKI, sur qui il exerce une grande influence, Alexandre HERZEN et Nicolas OGAREV. Il vit alors en traduisant des philosophes allemands comme FICHTE et HEGEL. C'est par la gauche hégélienne que BAKOUNINE, tout comme MARX et bien d'autres, devient révolutionnaire.

Il devient d'ailleurs bien plus homme d'action, révolutionnaire "professionnel" qu'un homme de cabinet ou un philosophe et même qu'un écrivain. Aussi, il a donné la première place à la lutte, et n'a jamais pris le temps d'écrire une oeuvre. Ses textes sont toujours conçus dans l'urgence, pour répondre aux nécessités politiques du moment. Ils sont écrits au fil de la pensée, et partent au sens propre dans tous les sens, avec énormément de digressions qui prennent finalement plus de place que le propos initial. Et cela n'en fait pas une lecture facile pour le lecteur de nos jours, qui ne connait pas forcément leur contexte. BAKOUNINE n'a pratiquement jamais terminé un texte. Ceux qui ont été publiés ont souvent été remaniés - ajoutez à cela les approximations des traductions... - notamment par James GUILLAUME. Beaucoup d'inédits ont été perdus après son décès. Mais sa pensée politique et philosophique n'en garde pas moins une forte cohérence, notamment parce qu'il n'a pratiquement pas varié dans ses opinions au fil du temps. Il est resté très influencé par la philosophie hégélienne, même si très tôt sont abandonnés les thèmes favoris d'HEGEL. La liberté partagée, l'opposition à l'État, la violence révolutionnaire, l'athéisme radical, le collectivisme, L'égalité des sexes et l'amour libre, la franc-maçonnerie et son rôle... sont des thèmes récurrents de la pensée.

Si des textes, souvent récemment exhumés, montrent des propos controversés, antisémites, d'ailleurs bien moins forcés dans ses textes destinés au grand public, il se fondent dans des polémiques, notamment contre les marxistes. Dans État et Anarchie, publié pour la première fois en russe en 1873, il s'exprime sur l'origine juive de MARX et sur le caractère des Juifs. il faut savoir qu'à cette époque de bouleversements au XIXe siècle des communautés juives en Europe, la littérature abonde de traités contre et pour les Juifs, et il n'est pas étonnant de retrouver des points de vue dans la littérature anarchiste - et d'ailleurs marxiste, - et d'ailleurs dans toute la littérature politique, des commentaires sur la place prise par des Juifs dans l'arène politique et journalistique...

  

Une grande partie de sa pensée politique tourne autour de ces questions :

- La liberté partagée. L'idée centrale chez BAKOUNINE est la liberté, le bien suprême que le révolutionnaire doit rechercher à tout prix. Pour lui, à la différence des penseurs des Lumières et de la Révolution française, la liberté n'est pas une affaire individuelle, mais une question sociale. Dans Dieu et l'État de 1882, il réfute Jean-Jacques ROUSSEAU : le bon sauvage qui aliène sa liberté à partir du moment où il vit en société, n'a jamais existé. Au contraire, c'est le fait social qui créée la liberté.

- Opposition à l'État. L'hostilité de BAKOUNINE et de l'ensemble des anarchistes envers l'État est définitive. Contrairement au communisme de MARX ou de LÉNINE, il ne croit pas qu'il soit possible de se servir de l'État, même temporairement, pour mener à bien la révolution et abolir les classes sociales, et finalement l'État lui-même. Même lorsqu'il s'agit d'un État ouvrier ou d'un gouvernement de savants, comme il l'écrit dans sa polémique avec MAZZINI, l'État ne peut être qu'un système de domination qui crée en permanence élites, privilèges et bureaucratie. Logiquement, BAKOUNINE s'oppose également au patriotisme.

- La violence révolutionnaire. Pour BAKOUNINE, la révolution sociale a un caractère inévitablement violent, et dans sa phase initiale essentiellement destructeur. Il faut se livrer à une pandestruction de tout ce qui existe avant de parvenir au socialisme libertaire. Mais cette violence, il veut la réserver aux positions et aux choses, à l'ensemble des institutions étatiques ainsi qu'à la propriété. Il considère que cela permet d'éviter le massacre des hommes et de devoir recourir à la terreur. La révolution pourra être sanglante et vindicative dans les premiers jours pendant lesquels se fera la justice populaire. Mais elle ne gardera pas ce caractère longtemps. Il faut éviter à tout pris la révolution sanguinaire fondée sur la construction d'un État révolutionnaire puissamment centralisé. Mais si la violence dans le processus révolutionnaire apparait inévitable, elle n'en constitue pas le fondement, et n'est pas souhaitable : "la révolution, c'est la guerre et qui dit guerre dit destruction des hommes et des choses (...)" (voir entre autres, Pierre-Albert TAGUIEFF, Le Sens du progrès : une approche historique et philosophique. Flammarion, 2004).

- Athéisme radical. Son athéisme trouve lui aussi sa base dans la recherche de la liberté pour l'humanité. Elle repose sur une conception matérialiste du monde. Selon lui, l'Homme fait partie d'un univers gouverné par des lois naturelles. Les sociétés et les idées humaines - dont l'idée de Dieu - dépendent des conditions matérielles d'existence de l'Homme.

- Collectivisme. Pour BAKOUNINE, à la différence de certains marxistes, comme LÉNINE et ses successeurs qui préconisent l'intervention d'une avant-garde (le parti...) pour guider la masse populaire sur le chemin de la révolution, l'organisation des révolutionnaires, même si elle est secrète, se donne uniquement le droit de soutenir la révolte, de l'encourager, en favorisant l'auto-organisation à la base. Cette conception n'est pas très différente de celle défendue plus tard par les anarcho-syndicalistes au sein d'organisations de masse. Si les marxistes attribuent au prolétariat le rôle de la seule classes révolutionnaire, lui opposant une paysannerie par essence réactionnaire, BAKOUNINE estime au contraire que seule l'union entre les mondes rural et industriel est riche de potentialités, la révolte anti-étatique de la paysannerie trouve sa complémentarité dans l'esprit de discipline des ouvriers. Il s'oppose également à toute idée de transition, avènement d'un État socialiste temporaire créé en vue d'une société communiste  intégrale, sans classes ni État. (Étatisme et anarchie, 1873).

- Égalité des sexes et amour libre. Pour BAKOUNINE (Dieu et l'État, 1882), il n'y a de liberté pour soi que lorsque tous les êtres humains autour sont également libres. Il s'élève contre le patriarcat et la famille juridique autoritaire. La liberté sexuelle découle naturellement de l'égalité intégrale instaurée entre les hommes et les femmes.

   C'est surtout après la Commune (1871), alors que jusque là, il avait exprimé ses idées dans divers documents programmatiques (pas toujours rendus publics), que BAKOUNINE s'attache à rédiger ses principales contributions théoriques, avec la parution successive de L'Empire knouto-germanique et Étatisme et anarchie (1871-1873). Ce n'est que depuis lors qu'il est considéré comme un des principaux théoriciens du collectivisme anti-étatique. Après avoir été exclu de l'Internationale, il ne croit plus à une possible proche révolution en Europe. Il abandonne toute réelle activité politique pour tenter de s'adonner (sans succès) "aux joies de la vie campagnarde". (Le maitron)

   La postérité de ses idées se réparti chez de nombreux auteurs, chacun reprenant l'une ou l'autre...

 

BAKOUNINE, Oeuvres, P.V. Stock, 1895-1913. La bibliothèque sociologique, en 6 volumes. Les deux premiers ont fait l'objet d'une nouvelle édition en 1983, toujours chez Stock ; Archives Bakounine, publié par Arthur LEHNING (pour le compte de l'Institut international d'Amsterdam) en 1961-1981, en 7 volumes, aux éditions E.J. Brill. Réimpression en 8 volumes reliés sous le titre d'Oeuvres complètes aux éditions Champ libre, le fonds étant repris ensuite par Ivrea, en 1973-1982. Réimpression encore de certains volumes aux éditions Tops/Trinquier en 2003 ; Théorie générale de la Révolution, Les nuits rouges, 2001, réédition en 2008 et 2019 ; Confession, Éditions Rieder,  1932, réédité aux PUF en 1974, avec un avant-propos de Boris SOUVARINE, et par L'Harmattan en 2001 ; De la guerre à la Commune, Anthropos, 1972 ; Dieu et l'État, Éditions Labor, 2006 ; Le sentiment sacré de la révolte, Les nuits rouges, 2004 ; Fédéralisme, socialisme, antithéologisme, L'Âge d'Homme, 1971 ; Catéchisme révolutionnaire, L'Herne, 2009 ; Dans les Griffes de l'Ours!, Lettres de prison et de déportation, Les Nuits rouges, 2010 ; Principes et organisation de la société révolutionnaire, Éditions du Chat ivre, 2013.

Henri ARVON, Bakounine, Encyclopedia Universalis, 2014 ; Bakounine, Éditions Seghers, 1966. Fritz BRUPBACHER, Bakounine ou le Démon de la révolte, Édition du cercle, 1971. Arthur LEHNING, Anarchisme et marxisme dans la révolution russe, Spartacus, 1984.

Le site uqac.ca Les classique en sciences sociales proposent de nombreux textes de et sur BAKOUNINE.

On consultera avec profit le site Internet de Socialisme libertaire (socialisme-libertaire.fr) et celui de Le maitron.

 

 

 

 

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5 juillet 2021 1 05 /07 /juillet /2021 14:07

    L'homme politique prussien Ferdinand LASSALLE est socialiste de premier plan et écrivain. Membre de la Ligue communiste et fondateur en 1863 de l'Association générale des travailleurs allemands, il suit une autre ligne que Karl MARX qui n'y adhère pas. Même si plus tard en 1875, ce même ADAV fusionne avec les marxistes du Parti ouvrier social-démocrate pour former le SPD.

   Il suit des cours à l'Université de Breslau, puis à celle de Berlin, influencé surtout par FICHTE et HEGEL pour la philosophie et par LIST pour l'économie. Il est alors favorable à une sorte de socialisme d'État : c'est à l'État qu'il appartient de faire régner la justice sociale. Agitateur et homme d'action plus que théoricien, il devient célèbre en assurant la défense de la comtesse HATZFELD dans ses long démêlés avec son mari.

Arrêté en novembre 1848 à Düsseldorf et condamné à la prison à la suite de manifestations qu'il a organisées contre la dissolution du Parlement de Francfort, il fait la connaissance de Karl MARX, incarcéré comme lui. Leur amitié dure jusqu'en 1862, et LASSALLE aide matériellement MARX quand celui-ci est dans la misère à Londres. Pourtant, dès 1859, des désaccords naissent entre eux à propos de la politique étrangère de la Prusse. Pendant la guerre des Duchés et la guerre austro-italienne, LASSALLE  soutient la politique de BISMARK au nom des "intérêts nationaux prussiens". De plus, son patriotisme s'alimente d'une conception de l'État comme représentant de la nation toute entière, un État au-dessus des classes sociales. Il entretient d'ailleurs une correspondance avec BISMARK, dont il partage la sympathie pour un certain "sésarisme social".

En 1862, LASSALLE développe à Berlin, a cours d'un meeting, son "programme ouvrier" :il y propose la conquête pacifique du pouvoir d'État par le suffrage universel. Il y définit aussi sa célèbre "loi d'airain" combattue par MARX comme une aberration économique : le salaire perçu par l'ouvrier se borne dans le système capitaliste à ce qui lui est indispensable pour assurer sa subsistance et il décline inexorablement avec le progrès technique.

Il fait de ces idées, des axes politiques de l'Association générale allemande des travailleurs, lorsqu'il la fonde en mai 1863. Il préside alors le premier parti socialiste d'Europe. Son programme affirme donc l'autonomie du prolétariat face à la bourgeoisie, la nécessité du suffrage universel, la création avec l'aide de l'État de coopératives de production. Lorsque LASSALLE disparait à la suite d'un duel provoqué par une rivalité sentimentale, le développement de son parti est encore limité. Mais l'empreinte de ses idées est ensuite profonde sur le mouvement socialiste allemand. Mgr KETTELER, évêque de Mayence et inspirateur du catholicisme social allemand, reprend certaines propositions de LASSALLE. D'autre part, l'organisation centralisée et autoritaire du parti exerce une incontestable influence sur Karl MARX lorsque celui-ci aborde la question de l'organisation du prolétariat. Cependant, les disciples allemands de MARX dénonceront violemment les aspects antidémocratiques et prussophiles du lassallisme. (Paul CLAUDEL)

 

Ferdinand LASSALLE, Discours et pamphlets, Collection XIX, format kindle, 2015 ou broché BnF ; Capital et travail, suivi de Procès de haute trahison intenté à l'auteur (1904), collection Bibliothèque socialiste internationale, BnF ;  Qu'est-ce qu'une constitution? (1900) Éditions Sulliver, 1999 ou dans Marxists.org. La plupart de ses écrits, non traduits en français, sont en polonais ou en allemand.

Paul CLAUDEL, Ferdinand Lassalle, dans Universalis Encyclopedia, 2014. Eduard BERNSTEIN, Ferdinand Lassalle, Le Réformateur social. Sonia DAYAN-HERZBRUN, Mythes et mémoires du mouvement ouvrier, Le cas Ferdinand Lassalle, L'Harmattan, collection Logiques sociales, 2003.

    

Complété le 7 juillet 2021

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3 juillet 2021 6 03 /07 /juillet /2021 14:23

     Le philosophe bavarois Johan Kaspar SCHMIDT, dit Max STIRNER, qui se dit égoïste et antilibéral, appartient au groupe des Jeunes Hégéliens. Considéré comme un des précurseurs de l'existentialisme et de l'anarchisme individualiste, il est surtout l'auteur, en 1844, de l'Unique et sa propriété, livre qui connait un grand retentissement à sa sortie, chez Karl MARX par exemple, avant de tomber assez vite dans l'oubli. Certains considèrent que la polémique autour de ce livre permet de mieux comprendre l'oeuvre de... Karl MARX.

   Sa philosophie est un réquisitoire contre le libéralisme et de manière générale, contre toutes les puissances supérieures auxquelles on aliène son "Moi". STIRNER vise principalement l'esprit hégélien, l'Homme feuerbachien et la Révolution socialiste ou bourgeoise. Il exhorte chacun à s'approprier ce qui est en son pouvoir et de refuser d'obéir à une quelconque moral ou idéal.

 

La fin de l'hégélianisme et le début de l'anarchisme individualiste...

   Le renom du philosophe allemand Max STIRNER repose entièrement sur son oeuvre maîtresse L'Unique et sa propriété (alors qu'il a écrit bien d'autres ouvrages). Après avoir démontré que selon lui l'homme est unique, c'est-à-dire rebelle à toute intégration politique et sociale, à l'encontre d'ailleurs de toute une expérience et interprétation historique, il lui reconnaît le droit de tout considérer comme sa propriété. L'actualité intermittente (très intermittente...) de sa pensée s'est trouvée dépendre des différentes interprétations dont elle a été l'objet. Lors de sa parution, L'Unique et sa propriété semble sceller la fin de l'hégélianisme. Avec la notion de l'unicité, en effet, cet ouvrage voulait prouver que la dialectique hégélienne avait épuisé ses possibilités. En faisant dans L'idéologie allemande (1845), la critique détaillée de STIRNER, MARX et ENGELS soutiennent que le moment est venu de passer de la spéculation à la praxis. Un demi-siècle plus tard, L'Unique est glorifié comme le premier avatar du surhomme nietzschéen. Arraché à l'oubli total dans lequel il était tombé, le livre de STIRNER devient le bréviaire des anarchistes individualistes.

Après la seconde guerre mondiale, STIRNER apparait comme un des précurseurs de la philosophie existentielle. L'affirmation de l'unicité est rapprochée de la revalorisation de la personne tentée par l'existentialisme, puisque, chez lui, la particularité, loin de passer pour une tare, est tenue pour la marque la plus sûre de l'éminente dignité de l'homme. En mai 1968, l'oeuvre de STIRNER retrouve une nouvelle audience : par sa notion du néant créateur, il semble avoir frayé le chemin à celle de la créativité. Pour empêcher toute sclérose, il recommande, en effet, à l'Unique une mise en cause perpétuelle, un constant renouvellement, la plongée périodique dans une fontaine de jouvence." (Henri ARVON)

 

Une carrière littéraire perturbée

     Après des études universitaires à Berlin où il étudie la philologie, la philosophie et la théologie, suivant alors les cours de MARHEINEKE, SCHLEIERMARCHER et de HEGEL, il est habilité à enseigner, après des études laborieuses en raison de difficultés familiales, en 1834, les langues anciennes, l'allemand, l'histoire, la philosophie et l'instruction religieuse. En octobre 1838, il entre comme professeur dans une institution de jeunes filles à Berlin, et surtout fréquente à partir de fin 1841 les Freien ou "hommes libres", groupe constitué autour de Bruno BAUER, qui se réunit dans des établissements de boisson (ce qui n'est pas vraiment original en fait à l'époque). Les Freien se distinguent de bien d'autres groupements plus ou moins politisés, par leur critique de la religion révélée et de la politique de l'époque. STIRNER y côtoie Bruno BAUER, Ludwig BUHL, Arnold RUGE, Otto WIGAND, son futur éditeur, et ENGELS. Mais STIRNER participe peu aux échanges et débats, se contentant souvent d'observer avec distance.

Il commence sa carrière littéraire par des recensions d'ouvrages, notamment ceyx de Bruno BAUER et par des écrits de soutien aux thèses des jeunes hégéliens. Entre 1841 et 1843, il publie divers articles qui le situent dans la droite ligne des jeunes hégéliens, notamment Art et religion, Le faux principe de notre éducation, et un article sur Les Mystères de Paris, d'Eugène SUE.

Il fait publier en 1845 son livre L'Unique et sa propriété, lequel est immédiatement censuré, censure levée au bout de deux jours, le livre étant considéré comme "trop absurde pour être dangereux". L'Unique et sa propriété a un impact important sur la pensée littéraire et politique l'année de sa publication. Il émeut les hommes cultivés (en tout cas plus cultivés que les fonctionnaires des services de la censure...) car il s'attaque aux idoles et aux fondements de la société. Il suscite de vives polémiques et fournit des arguments contre le communisme et PROUDHON ainsi que contre la philosophie de FEUERBACH, à laquelle il participe au déclin. Il contribue à la destruction idéologique de la philosophie quasi-officielle de la Prusse et au-delà à la fin de l'influence de l'idéalisme allemand. Avant de retomber dans l'oubli, même si l'ouvrage circule clandestinement.

Juste avant la sortie de son livre, STIRNER quitte son poste de professeur. En 1845, il répond aux critiques de son livre dans un article du journal de WIGAND, intitulé Les critiques de Stirner. La même année, il écrit une traduction du Dictionnaires d'économie politique de Jean-Baptiste SAY, puis en 1846, une traduction de la Richesse des Nations d'Adam SMITH.

Alors qu'il se lance dans le commerce (crémerie à Berlin), il abandonne à la fois le suivi de la vie politique et sa carrière d'écrivain. Couvert de dettes, il ne publie ensuite qu'une compilation de différents textes, d'Auguste COMTE notamment, intitulée Histoire de la Réaction.

 

Le débat STIRNER-MARX

   Paradoxalement, la polémique engagée par Karl MARX à l'encontre de L'unique et sa propriété en fait une lecture incontournable pour qui veut comprendre les débuts du marxisme. La critique de STIRNER constitue près des trois quart de L'idéologie allemande de MARX. Ce dernier y confirme ses critiques à l'égard de la philosophie humaniste de FEUERBACH, rompt avec les thèses de PROUDHON et élabore la conception matérialiste de l'histoire. MARX critique de façon très serrée STIRNER et son livre. STIRNER est appelé "Saint Max" et "Don Quichotte", et MARX ne cesse de le ridiculiser, n'hésitant pas à utiliser des attaques ad hominen, qui préfigurent les mauvaises habitudes d'une grande partie de la littérature marxiste. L'Unique et sa propriété est critiqué presque page par page et la quasi-totalité des affirmations de STIRNER sont contestées.Entre autres choses, MARX reproche à STIRNER de ne pas critiquer suffisamment HEGEL, et parfois de le plagier. On trouve dans L'idéologie allemande à la fois une polémique très vive contre la personne et le livre de STIRNER, et des textes où sont exposés les bases de ce qui deviendra le matérialisme historique, et donc le marxisme.

Le débat entre MARX et STIRNER, et par voie de conséquence, entre le socialisme scientifique et l'anarchisme individualiste gravite autour des rapports réciproques de la conscience et de l'être. Selon la formule célèbre de MARX, la conscience est incapable de déterminer l'être. Aux yeux de l'auteur du Capital, la glorification par STIRNER de la conscience souveraine provient d'une double inaptitude à saisir le monde concret : STIRNER représenterait, d'une part, l'idéologique pur qui n'a jamais quitté l'univers factice de la philosophie hégélienne, d'autre part, le petit-bourgeois, victime de la vie allemande étriquée, sans ouverture sur les révolutions économiques qui se produisent en France et en Angleterre, condamné ainsi à accepter les illusions de sa classe, sans possibilité d'en entrevoir la base empirique. (Henri ARVON)

 

La postérité de son oeuvre...

   Il est probable que l'oeuvre de STIRNER ait eu une forte influence sur Friedrich NIETZSCHE. La proximité des thèmes et des thèses est assez frappante. Mais ce dernier n'en fait jamais mention ni dans ses livres ni dans sa correspondance.

Albert CAMUS évoque STIRNER dans L'Homme révolté. Pour CAMUS, STIRNER est un penseur nihiliste qui, n'ayant fondé sa cause sur rien, combat toutes les idoles qui aliènent l'unique et déclare en substance que tut est permis, tout est justifié. Il compare son nihilisme avec celui de NIETZSCHE, indiquant qu'au contraire de celui de NIETZSCHE, son nihilisme est satisfait, et que là où s'arrête STIRNER, la quête exténuante de NIETZSCHE commence.

Gilles DELEUZE se réclame de STIRNER lorsqu'il critique l'alternative traditionnelle entre le théocentrisme et l'anthropocentrisme.

Jacques DERRIDA confronte MARX et STIRNER dans Spectres de Marx, et estime que l'oeuvre stirnienne "hante" l'oeuvre marxienne, comme son double caché, son envers rejeté mais toujours présent. STIRNER aurait développé la critique la plus radicale de l'oeuvre de FEUERBACH, en l'accusant d'avoir simplement remplacé Dieu par l'Homme, et ainsi aliéné de nouveau l'homme, critique que reprendrait MARX. On trouve cependant cette critique chez MARX dès 1844. Au contraire, MARX assimile STIRNER à FEUERBACH en l'accusant d'avoir négligé le problème social économique, et d'avoir réintroduit la métaphysique et la religion sous la forme d'un culte du Moi (voir L'idéologie allemande et La Sainte Famille).

 

STIRNER, L'Unique et sa propriété, Paris, 1848 ; Le Faux Principe de notre éducation, Aubier-Montaigne, 1974 (le texte est suivi par Les lois de l'école, introduction de Jean Barrué dans l'édition - De l'Éducation : Le Faux principe de notre éducation, chez Spartacus, René Lefeuvre, 1974) ; Oeuvres complètes : L'Unique et sa propriété et autres essais, Éditions L'Âge d'homme, 2012.

Henri ARVON, Stirner, dans Encyclopedia Universalis, 2014 ; Marx Sirner, ou l'expérience du néant, 1973. Victor BASCH, L'individualisme anarchiste, Marx Stirner, 1904. Sous la direction de Olivier AGARD et de Françoise LARTILLOT, Max Stirner, L'Unique et sa propriété. Lectures critiques, Éditions L'Harmattan, collection De l'Allemand, 2017.

 

 

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25 mai 2021 2 25 /05 /mai /2021 12:17

  Le penseur politique allemand de la gauche hégélienne (jeunes hégéliens) Arnold RUGE est un chef de file à son époque (1846-1848) du libéralisme religieux et politique et un des organisateurs de l'extrême gauche au parlement de Francfort  dans le mouvements révolutionnaire de 1848. Sa trajectoire politique croise brièvement celle de Karl MARX.

  On distingue souvent dans sa carrière politique, une période hégélienne, débutée en 1837, avec la co-fondation avec E.T. EXHTERMEYER de la revue Hollesche Jahrbücher für deutsche Wessenschaft und Kunst puis une période révolutionnaire à partir de 1846. Son positionnement, plus clair dans ses oeuvres que dans l'action politique proprement dite, relève plus d'un libéralisme ainsi que d'un nationalisme (contre la Prusse et contre la France).

 

La période hégélienne

   On peut avoir des difficultés à bien cerner la situation intellectuelle de cette époque si on ne voit pas les diverses rencontres entre plusieurs auteurs qui l'ont marquée. Une biographie uniquement centrée sur l'un d'eux peut induire en erreur sur les dynamiques (une bonne situation de coopération/conflit intellectuelle...) que ces rencontres ont suscités dans leurs oeuvres respectives.

   Arnold RUGE s'affilie vite aux mouvements étudiants libéraux et son activité lui vaut d'être emprisonné de 1824 à 1830. Il fonde en 1838, à Halle, avec ECHTERMEYER, les Annales de Halle pour la science et l'art allemands (1838-1841), qui seront le principal organe de la gauche hégélienne. A la suite de l'opposition du gouvernement prussien, la revue est transférée à Dresde et devient Les Annales allemandes (Deutsche jahrbücher, 1841-1843) auxquelles collaborent STRAUSS, FEUERBACH, BAUER et le jeune MARX. Les autorités saxonnes ayant supprimé le journal, RUGE s'établit à Paris et fonde, en 1844, les Annales franco-allemandes qui, à la suite de sa rupture avec MARX et de la dispersion de ses collaborateurs, ne dépassera pas le premier numéro. Il fréquente à Paris dans les années 1840, en plus de MARX et ENGELS, Bruno BAUER, STIRNER et BAKOUNINE. Il publie des textes, entre autres de vulgarisation de l'oeuvre de HEGEL et y insiste sur les questions de l'histoire de la politique, partisan alors d'une révolution et d'une transformation de la société. Il n'a jamais eu de très grandes sympathies pour les théories de MARX sur le socialisme.

Après avoir quitté Paris en 1846 pour Lepzig où il tient une librairie, il salue en février 1848 la révolution parisienne et soutient le lancement d'une révolution en Allemagne. Après l'échec de la Révolution de Mars, le mouvement de la gauche hégélienne est discrédité. RUGE devient l'un des premiers critiques libéraux de ce qui allait devenir le marxisme.

 

La période du combat (empêché) dans les institutions parlementaires

    Sans contact avec la gauche française ni avec le milieu des émigrés allemands, RUGE voit son entreprise se solder par un échec. Après une étape à Zurich, il rentre en Allemagne en 1847 et fonde à Francfort le parti démocrate radical qui le porte, l'année suivante au Parlement.

L'échec de la révolution le contraint à s'exiler en Angleterre : il y sera en rapport avec les animateurs des courants démocratiques en Europe. Devenu bismarckien, il demeure néanmoins outre-Manche jusqu'à la fin de sa vie. A Londres, en compagnie de Giuseppe MAZZINI et d'autres politiciens, il forme un "comité des démocrates européens" dont il se retire rapidement et en 1850, déménage à Brighton pour vivre en tant que professeur et écrivain. Il y est président de la Park Crescent Residen's Association. Il soutient de loin le régime de BISMARCK à partir de 1866. Il appuie la Prusse contre l'Autriche dans la guerre austro-prussienne et en 1870 l'Allemagne contre la France.

 

Une oeuvre autour de l'art et de l'État

   Ses premiers articles et ses premiers livres sont consacrés à l'art : L'Esthétique platonicienne en 1832, Nouvelle introduction à l'esthétique en 1837. Puis RUGE aborde les questions historico-politiques. Se refusant à imiter les "vieux hégéliens" dans leur fidélité aux thèses du maître, il se livre,avant MARX, à une critique de la philosophie de l'État de HEGEL, philosophie, estime-t-il, qui détourne la gauche hégélienne de ses préoccupations religieuses et l'incite à mettre l'accent sur la réflexion politique. L'erreur de HEGEL est à ses yeux d'avoir construit un système a priori et clos, qui aboutit à renforcer les situations existantes et à faire de l'État prussien l'incarnation de l'État idéal. La rationalité du réel ne peut être posée en principe ; elle signifie seulement qu'on doit s'efforcer de rendre progressivement rationnelle la réalité, ce qui implique une praxis, une volonté agissante de modifier constamment le réel, en expurgeant du fait les éléments irrationnels.

Cette interprétation de la formule hégélienne explique que RUGE, après avoir célébré la Prusse comme "l'État de l'intelligence et du bien commun", se retourne contre elle et contre le roi FRÉDÉRIC-GUILLAUME IV, qu'il rend coupable de trahir l'esprit de la Réforme et celui des Lumières. Confiant dans une démocratie radicale qui, par le progrès de l'éducation nationale, réaliserait l'égalité, il récuse l'"humanisme unilatéral" de la doctrine socialiste et lui oppose l'"humanisme intégral" de son programme ; ainsi RUGE rompt avec MARX, à partir de 1844, comme en témoignent Deux Années à Paris (en deux volumes, 1846) et Les Lettres polémiques (1847). Outre différents ouvrages sur la religion et l'histoire, il a écrit une auto-biographie : Souvenirs du temps passé (1862-1867) en 4 tomes dont le dernier présente un panorama de l'histoire de la philosophie, depuis THALÈS jusqu'à lui-même. (François BURDEAU)

 

Arnold RUGE, La fondation de la démocratie en Allemagne ou l'État du peuple et la république sociale et démocratique, traduction par Lucien CALVIÉ, UGA Éditions, 2021 ; Aux origines du couple franco-allemand, Presses universitaires du Mirail, 2004. En fin de compte, peu de ses  textes sont traduits en français.

Voir aussi Annales franco-allemandes, souvent présentés avec en gros caractères de ENGELS et de MARX, mais où figurent bien d'autres auteurs, notamment les contributions de Arnold RUGE. Aux éditions sociales, en 2020. Il s'agit de divers textes parus faisant 448 pages et comprenant entre autres les 3 de MARX sur la question juive et la contribution à la critique de la philosophie hégélienne du droit.

François BURDEAU, Encyclopedia Universalis, 2014

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23 mai 2021 7 23 /05 /mai /2021 08:12

    Le journaliste; économiste, essayiste, écrivain et homme politique socialiste français, connu pour être le gendre de Karl MARX et par son essai Le droit à la paresse, est surtout un militant actif de l'Association internationale des travailleurs, de la franc-maçonnerie, du Parti ouvrier français, du Parti socialiste de France et de la Section française de l'Internationale ouvrière.

  

    Né à Santiago de Cuba, Français de souche bordelaise, Paul LAFARGUE se vante de réunir en lui le sang (sic) de trois races opprimées : les races (resic) juive, caraïbe et mulâtre. Pendant qu'il poursuit ses études à la faculté de médecine de Paris, il collabore au journal La Rive gauche, de tendance proudhonienne. Comme il participe au premier Congrès international étudiant (Liège, 1865), il est exclu de toutes les facultés de France ; il s'exile alors à Londres, où il rencontre ENGELS et MARX, dont il épouse la seconde fille, Laura, en avril 1868. Membre du Conseil général de la 1ère Internationale où il représente l'Espagne, il rentre en France à la chute du Second Empire et vit la période de la Commune à Bordeaux après avoir participé aux débuts de la Commune de Paris en 1871. Réfugié en Espagne, il y est le correspondant de MARX et anime la polémique contre les anarchistes. Avec Pablo IGLESIAS, il fonde la Nouvelle Fédération madrilène, amorce du futur Parti socialiste ouvrier espagnol. En 1872, il est de retour à Londres.

    L'amnistie lui permet de rentrer en France. Où il se lie avec Jules GUESDE et fonde avec lui le Parti ouvrier français (1880-1882). Le POF est le premier parti marxiste du pays. Il fonde avec GUESDE également la revue Le Socialiste (1885-1904). Tenu pour un des introducteurs du marxisme en France, il est considéré comme l'interprète autorisé de la pensée de MARX. Il publie plusieurs ouvrages d'analyse marxiste, mais son livre le plus connu est le pamphlet Le droit à la paresse (1883), dans lequel il dénonce l'aliénation ouvrière. Après le drame de Fourmies (1er mai 1891) où la troupe tire sur les ouvriers, faisant 9 morts et une soixantaine de blessés, LAFARGUE est condamné pour incitation au meurtre.    

  Le 8 novembre 1891, il est élu député à Lille. Artisan de l'unification des forces socialistes, il se présente à la députation contre MILLERAND, mais il est battu. Il siège à la Commission administrative permanente du POF, puis de la SFIO et au conseil d'administration de L'Humanité jusqu'à sa mort.

Le 26 novembre 1911, Paul et Paula LAFARQUE se suicident dans leur maison de Draveil, où ils vivaient de "manière hédoniste", tout en poursuivant leurs anciens combats (voir Archives de France, ministère de la culture, 2011) "avant que, selon les termes du dernier message de LAFARGUE, l'impitoyable vieillesse ne fasse de moi une charge à moi et aux autres". (Paul CLAUDEL)

  

    Paul LAFARGUE, d'abord proudhonien (comme beaucoup d'autres), devient marxiste, mais surtout anti-nationaliste. C'est pour avoir déclaré au premier Congrès international des étudiants à Liège en octobre 1865 qu'il souhaitait voir disparaitre les rubans tricolores au profit de la seule couleur rouge qu'il est exclu à vie de l'université de Paris. Alors qu'il est surtout connu aujourd'hui pour Le droit à la paresse, il est l'auteur de très nombreux textes, militants ou théoriques,sur de nombreux sujets, du Le Parti socialiste allemand, du 11 décembre 1881 à Le problème de la connaissance du 15 décembre 1910, en passant par Le Darwinisme sur la scène française (1890), Le mythe de l'Immaculée Conception, étude de mythologie comparée (1896) (LAFARGUE est aussi anti-religieux et combat le catholicisme espagnol) et La Question de la femme (1904)...

 

Le droit à la paresse

   Paru en 1880, puis en 1883 en nouvelle édition, ce petit livre est un manifeste social qui centre son propos sur la "valeur travail" et l'idée que les humains s'en font. Il se situe dans un ensemble de réflexions et de textes de la mouvance que fréquentait alors Karl MARX, sur l'idéologie et l'aliénation. Texte devenu classique, très riche car il contient une monographie sociale, économique et intellectuelle et analyse les structures mentales collectives du XIXe siècle, Le Droit à la paresse démystifie le travail et son statut de valeur. Il est publié d'abord en feuilleton, dans le journal fondé par Jules GUESDE, L'Égalité, avec lequel Paul LAFARGUE se lie d'amitié à partir de 1873. 

  Divisé en un Avant-propos et cinq chapitres, Le Droit à la Paresse, est écrit dans un style pamphlétaire et souvent ironique, tout en avançant des arguments puisés dans la meilleure culture de l'époque (notamment tirée des belles lettres de l'Antiquité). Il est sous-titré dans les premières éditions "Réfutation du droit au travail de 1848".

   Dans l'introduction de son ouvrage, il cite Adolphe THIERS dans sa diatribe contre l'influence du clergé, qui entonne   avec les économistes et les moraliste l'amour absurde du travail, oubliant avec le même élan le fait que la Bible, pourtant très chère à leurs yeux, définit précisément le travail sous toutes ses formes comme le châtiment imposé par Dieu à son peuple volant la pomme de la connaissance...

   Dans le premier chapitre, "Un dogme désastreux", LAFARGUE s'étonne de "l'étrange folie" qu'est l'amour que la classe ouvrière porte au travail alors qu'il est "la cause de toute dégénérescence intellectuelle, de toute déformation organique. Cet amour n'est pourtant pas universel et est le sentiment surtout d'une classe ouvrière à laquelle bien d'autres classes laisse aduler le travail. Ne serait-ce que dans les siècles antérieurs en Occident, le travail est le fait des classes inférieures travailleuses, en sont dispensés les seigneurs de toute sorte... Dans les sociétés antiques, rappelle le journaliste, les philosophes considéraient le travail comme une "dégradation de l'homme livre, alors seul digne d'être un citoyen participant à la direction de la Cité.

     Dans le chapitre "Bénédictions du travail, LAFARGUE s'attache à décrire les conditions de travail difficiles de la classe ouvrières et observe que les travailleurs s'appauvrissent alors qu'ils travaillent de plus en plus.

  Dans le contexte, de révolution industrielle et de progrès technique, la machine, au lieu de libérer l'humain du travail le plus pénible, entre en concurrence avec lui. LAFARGUE explique que du fait d'une surproduction, les bourgeois sont alors "contraints" d'arrêter de travailler et de surconsommer pour surmonter les crises économiques. On voit bien dans le texte ou entre les lignes que la valeur travail concerne surtout la classe ouvrière au profit des autres classes pour qui elle n'en est pas vraiment une, malgré un discours ambiant en sa faveur. Pour que la situation s'inverse, il faut clamer le droit à la paresse et que le prolétariat foule aux pieds les préjugés de la morale chrétienne.

    Ce petit livre a eu un succès important en France lors de sa réédition dans les années 1970. Il se rattache alors plus dans une acception libertaire et/ou anarchiste, plus que dans une problématique communiste, vu ce qu'ont fait de la valeur travail les régimes pseudos-communistes de l'Est.

 

Paul LAFARGUE, La Religion du capital, Éditions de l'Aube, 2013 ; Karl Marx, Le Capital - Résumé, 2011 ; Origine et évolution de la propriété, éditions Kobawa, 2011 ; Les luttes de classe en Flandre de 1336-1348 et 1379-1385, Aden, 2003 ; Le Droit à la paresse, Allia, 1999 ; De la paresse, Allia, 2012. (le texte est disponible sur marxists.org) Voir aussi les recueils de textes choisis : Gille CANDAR et Jean-Numa DUCANGE, Paresse et Révolution - écrits 1880-1911, Tallandier, 2009 ; Jacques GIRAULT, Paul Lafargue - Textes choisis, Éditions sociales, 1970 ; Jean FRÉVILLE, Paul Lafargue. Critiques littéraires, 1936.

Paul Lafargue Internet Archive, dans Marxists' Internet Archive, www.marxists.org. (MIA)

Paul CLAUDEL, Paul Lafargue, dans Encyclopedia Universalis, 2014.

 

Complété le 27 mai 2021

 

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22 mai 2021 6 22 /05 /mai /2021 09:19

   Cet article figure dans toute une série "Idéologie", aussi est-il intéressant de voir aussi ceux écrits antérieurement (vers 2016), en s'aidant de l'habituelle fenêtre de recherches.

    Avant d'aborder ce qu'est la méthode politique, ou le matérialisme dialectique de Karl MARX, Jean-Pierre DURAND veut faire dans son étude sur sa sociologie un retour sur ce qui n'est pas la connaissance scientifique. Même si nous préférons de loin, au lieu d'une sorte de dénigrement de l'idéologie, la concevoir justement comme un ensemble d'idées d'où partent présuppositions et questionnements sur la réalité, que ces idées soient fausses ou bonnes... il faut, pour comprendre ce qu'est l'idéologie chez MARX, procéder autrement. A commencer par la naissance de la notion d'idéologie.

Le terme "idéologie" a été forgé par Destroit de TRACY (1754-1836) et ses amis qui entendaient constituer une "science des idées", mais sa signification a peu à peu dérivé jusqu'à contenir une connotation péjorative. Dans la démarche critique de MARX er d'ENGELS, l'idéologie n'est plus la "génétique des idées", mais devient objet de l'analyse elle-même lorsqu'il s'agit d'étudier les représentations caractéristiques d'une époque et d'une société. MARX cherche à fonder une théorie des représentations sociales. "L'idéologie est alors le système des idées, des représentations, qui domine l'esprit d'un homme ou d'un groupe social" (ALTHUSSER, Positions sociales, éditions sociales, 1976). D'où par exemple, son étude de l'idéologie allemande, pour caractériser les idées des philosophes allemands du début du XIXe siècle. 

Dans cette perspective, il existe, à l'inverse de la doxa de médias, d'ailleurs peu soucieux des inégalités sociales et à la recherche d'effets d'effrois rétrospectifs par rapport à des "puissances communistes", il existe autant une idéologie ouvrière qu'une idéologie patronale, une idéologie impérialiste américaine qu'une idéologie autoritaire russe...

   Une grande partie des oeuvres de jeunesse de MARX porte sur l'idéologie et sur la puissance des idées dans le mouvement historique. Selon ANSART (Idéologies, conflits et pouvoir, PUF, 1977), "Pour Marx, l'analyse des idéologies est beaucoup plus qu'un domaine privilégié du matérialisme historique, elle constitue la véritable introduction à la connaissance scientifique des formations sociales. Plutôt  que de démonter patiemment les contradictions économiques et de suivre, par voie de déduction, l'émergence ds systèmes intellectuels, il s'attarde à recomposer et à analyser l'imaginaire collectif, ainsi qu'à utiliser les idéologies comme des symptômes privilégiés des contradictions sociales. Mais insatisfait de sa démarche, MARX n'utilise plus ce terme après 1852 et lui préfère celui de fétichisme qui donnera lieu au fameux développement du Capital sur le "caractère fétiche de la marchandise et son secret"." Dans le Tome 1, MARX cherche à dissiper le nuage mystique qui voile la nature sociale des échange entre capital et travail. La critique du fétichisme de la marchandise est bien la poursuite dans un champ plus restreint, mais plus important stratégiquement, du même objet : la genèse ou la production de représentations sociales qui rendent compte de façon imparfaite ou erronée du mouvement du réel.

 

La problématique de l'idéologie dominante

   L'idéologie "serait donc, pour l'essentiel, une théorie de la méconnaissance ou de l'illusion, l'envers d'une théorie de la connaissance (BALIBAR, La philosophie de Marx, La Découverte, 1993). Pourtant, écrit encore Jean-Pierre DURAND, l'idéologie s'impose à l'individu et au groupe social : c'est une puissance de l'idéologie qui a préoccupé MARX très tôt avec la volonté d'en comprendre le fonctionnement et l'émergence. IL en trouve l'explication dans les rapports de domination qui correspondent aux rapports d'exploitation d'une classe par une autre.

Pour l'écrire plus crûment, les classes sociales dominantes imposent aux autres classes sa vision des choses et du monde, tout en l'adoptant, en partie, comme la réalité elle-même. Bien que MARX ne l'écrivent pas lui-même, on peut penser qu'elle relève aussi, cette vision, d'une ignorance réelle du fonctionnement de la société et du monde. Seulement, cette "fausseté" arrange bien les classes dominantes, à l'image de ces groupes religieux qui prennent comme dogmes dans les textes fondateurs de leur propre religion, les passages qui les arrangent...

Dans L'idéologie allemande, on peut lire : "Les pensées de la classe dominante sont aussi, à toutes les époques, les pensées dominantes, autrement dit la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est aussi la puissance dominante spirituelle. La classe qui dispose des moyens de la production matérielle dispose, du même coup, des moyens de la production intellectuelle, si bien que, l'un dans l'autre, les pensées de ceux à qui sont refusés les moyens de production intellectuelle sont soumises du même coup à cette classe dominante".

 

De la "fausse conscience" au relativisme

  Si l'idéologie est l'expression de la domination, le concept d'idéologie devient d'un usage difficile car il conduit à deux thèses opposées : ou bien l'idéologie signifie l'illusion, la représentation erronée (celle de la classe dominante qui a érigé ses représentations particulières en valeurs universelles), ou bien la tentative de transformation de la classe dominée en classe dominante produit une autre idéologie (plus "vraie" parce qu'elle est porteuse d'histoire) et la diversité des idéologies conduit au relativisme.

Depuis MARX, les deux théories ont eu leurs adeptes. Georg LUKACS (Histoire et conscience de classe, Minuit, 1960) et Joseph GABEL (La fausse conscience, Minuit, 1962) ont vu dans l'idéologie la "fausse conscience", tandis que Raymond ARON (Les étapes de la pensée sociologique, Gallimard, 1967) y découvrait la "conscience fausse" ou la "représentation fausse". A l'opposé; l'idéologie prolétarienne est pensée comme vraie à partir des conditions matérielles du prolétariat dans le capitalisme et de son rôle universel dans la révolution (LUKACS). Cette conception de l'idéologie prolétarienne prend ses racines dans les écrits de MARX qui à la fois font de toute classe révolutionnaire le vecteur de l'universalité et mettent en garde contre le caractère momentané de cette universalité. Pour éviter le relativisme dû à cette diversité des idéologies et des représentations du réel, un certain marxisme a opposé l'idéologie à la science et plus particulièrement l'idéologie bourgeoise (erronée et trompeuse) à la science prolétarienne (vraie et libératrice), ou bien a fait de la science bourgeoise une sorte d'idéologie (BOGDANOV, La science, l'art et la classe ouvrière, Maspéro, 1977 (1904-1918) ; LECOURT, Lyssenko, Histoire réelle d'une "science prolétarienne", Maspéro, 1976).

Par ailleurs, le communisme faisant disparaitre l'antagonisme de classes, il met fin à l'idéologie en tant que manifestation de la domination d'une classe? ET ce d'autant plus que l'universalité est réalisés : en général. "le reflet religieux du monde réel ne pourra disparaitre que lorsque les conditions du travail et de la vie pratique présenteront à l'homme des rapports transparents et rationnels avec ses semblables et avec la nature. La vie sociale, dont la production matérielle et les rapports qu'elle implique forment la base, ne sera dégagée du nuage mystique qui en voile l'aspect que le jour où s'y manifestera l'oeuvre d'hommes librement associés agissant consciemment et maîtres de leur mouvement social" (Le Capital, tom 1). Non seulement, on trouve dans cette citation le rôle de la raison dans la mise en oeuvre du communisme, mais les rapports sociaux deviendront transparents. Henri LEFEBVRE insiste lui aussi sur les rapports entre le caractère mystique de la marchandise (son fétichisme) et l'opacité des rapports sociaux dans le capitalisme pour faire de la praxis révolutionnaire la condition du rétablissement de la transparence (Socilogie de Marx, PUF,  1966). Ainsi raison et transparence s'opposent à idéologie et opacité.

 

L'idéologie "interpelle les individus en sujets"

  L'État, en tant qu'appareil de domination d'une classe sur les autres, occupe une place privilégiée dans la production et la diffusion de l'idéologie. En effet, l'État étant la forme "dans laquelle se résume toute la société civile d'une époque, il s'ensuit que toutes les institutions communes passent pas l'intermédiaire de l'État et reçoivent une forme politique." Il faut entendre par là l'école, de la maternelle à l'université, le discours dominant des médias (presse et cinéma, télévision), et aussi toutes ces institutions publiques ou semi-publiques, qui diffusent la même musique, même à doses homéopathiques, de la poste aux timbres... sans oublier les institutions religieuses à l'origine ou relais d'un discours dominant sur la société, sur l'homme, la nature... "De là l'illusion que la loi repose sur la volonté et, qui mieux est, sur une volonté libre, détachée de sa base concrète" (L'idéologie allemande). C'est Louis ALTHUSSER qui a le mieux montré la fonction idéologique de l'État à travers sa thèses sur les appareils idéologiques d'État (Positons, Éditions sociales, 1976 - Pour Marx, Maspéro, 1973). Il  questionné à nouveau la définition de l'idéologie, non pas seulement du point de vue de la domination, mais du fonctionnement. Pour cet auteur, "l'idéologie est une représentation du rapport imaginaire des individus à leurs conditions réelles d'existence". C'est-à-dire que ce n'est pas leurs conditions réelle d'existence qu'ils se représentent dans l'idéologie, mais que c'est le rapport à ces conditions d'existence qui leur est représenté. Autrement dit, les hommes trouvent dans l'idéologie des représentations toutes faites, déjà constituées, de leur rapport au monde réel. Or ces représentations, en tant que constructions imaginaires, sont déformées et acceptées comme vraies. ALTHUSSER, comme KOFMAN (Camera obscura. De l'idéologie, Galilée, 1973), estiment que dans l'idéologie se réfracte, avec toutes les déformations inéluctables à la la domination, une certaine image erronée de cette même domination et du monde réel.

   Si l'image est fausse, en raison même du travail de l'imaginaire, pourquoi les hommes y adhèrent-ils? Selon l'argumentation de Louis ALTHUSSER, "l'idéologie interpelle des "individus et sujets" : "Nous suggérons alors que l'idéologie "agit" ou "fonctionne" de telle sorte qu'elle "recrute" des sujets parmi les individus (elle les recrute tous) ou "transforme" les individus en sujets (elle les transforme tous) par cette opération très précise que nous appelons l'interpellation, qu'on peut se représenter sur le type même de la plus banale interpellation policière (ou non) de tous les jours : Hé, vous là-bas! (1976). Dans l'interpellation, les individus se reconnaissent comme sujets. Jouant sur la double acception  du terme "sujet" (d'abord une subjectivité libre, un centre d'initiatives et un responsable de ses acte), Louis ALTHUSSER considère que l'individu concret interpellé en sujet l'est principalement pour être assujetti (deuxième sens du terme "sujet" qui signifie soumis à une autorité extérieure, donc dénué de toute liberté, sauf d'accepter librement sa soumission). Le sujet n'est pas à proprement parler assujetti à l'idéologie, mais au Sujet avec un grand S qui sera Dieu dans la religion, le Devoir dans la morale, le Droit dans la société, la Réussite à l'école, etc. Ce sujet domine l'idéologie et en organise les moindres détails de fonctionnement, y compris pour favoriser l'interpellation et l'assujettissement ; ce qui fait dire qu'il n'y a pas d'idéologie sans pratique (prière, procès, salle de classe...).

A l'assujettissement des sujets au Sujet succèdent leur reconnaissance mutuelle, la reconnaissance des sujets entre eux (les fidèles, les condamnés, les écoliers...), puis la reconnaissance du sujet par lui-même : le sujet se reconnait comme sujet du Sujet. Alors cette triple reconnaissance universelle et de garantie absolue, les sujets "marchent", ils "marchent tout seuls" dans l'immense majorité des cas, à l'exception des "mauvais sujets" qui provoquent à l'occasion l'intervention de tel ou tel détachement de l'appareil (répressif) de l'État. Mais l'immense majorité des (bons) sujets marchent bien "tout seuls", c'est-à-dire à l'idéologie (dont les formes concrètes sont réalisées dans les appareils idéologiques d'État, dits AIE). Ils s'insèrent dans les pratiques, gouvernées par les rituels des AIE. Ils "reconnaissent" l'état des choses existant, que "c'est bien vrai qu'il en est ainsi et pas autrement", qu'il faut obéir à Dieu, à sa conscience, au curé, à de Gaule, au patron, à l'ingénieur, qu'il faut "aimer son prochain comme soit-même, etc. Leur conduite concrète, matérielle, n'est que l'inscription dans la vie de l'admirable mot de leur prière : Ainsi soit-il!)"

Cette théorie de l'idéologie a été largement débattue : simpliste ou mécaniste pour les uns, "vraie" pour les autres parce qu'elle incorpore la conscience de l'individu-sujet ou bien parce qu'elle emprunte implicitement aux travaux de FREUD et de LACAN (jusqu'à la forme du langage utilisé...). La problématique du fonctionnement des idéologies ne répond pas aux interrogations relatives à leur constitution ou à leur production sociale. Si la thèse marxienne de la domination vaut pour expliquer ce nuage mystique qu'est l'idéologie, les médiations qui la rendent opérationnelle à tout instant et en tout lieu de l'existence des hommes constituent un vaste champ scientifique à peine élaboré. (Jean-Pierre DURAND)

 

Idéologie et aliénation

  Comme le concept d'idéologie, le concept d'aliénation subit des fluctuations dans l'oeuvre de MARX, dès les Manuscrits de 1844. Son ses le plus strict est celui utilisé dans Le Capital quand il s'agit de montrer que le résultat du travail de l'ouvrier lui est étranger en raison de la séparation de l'ouvrier de ses moyens de travail qui le contraint à l'échange salarial. Il lui est étranger (aliéné) puisqu'il ne peut plus en disposer. La force de travail étant payée à sa valeur, que la valeur du travail fourni soit supérieure à la valeur d'échange de la force de travail n'a pas d'importance : la survaleur ou plus-value reste propriété du capitaliste.

La caractéristique essentielle qui fonde l'aliénation du rapport entre capitaliste et ouvrier réside dans le fait que l'ouvrier est chaque jour contraint d'aller vendre sa force de travail, car il ne dispose pas des moyens de travail objectifs (les moyens de travail) et subjectifs (les moyens de subsistance) qu'il trouve toujours face à lui chez le capitaliste. C'est donc la thèse de l'exploitation inscrite dans les travaux de maturité de MARX qui fonde scientifiquement le concept d'aliénation déjà présent dans les oeuvres de jeunesse. A noter que nombre d'auteurs refusent d'entendre parler de distinction franche entre ces deux types d'oeuvres de MARX et préfère discuter de la critique économico-sociale du capitalisme telle qu'elle figure notamment dans Le Capital, même si les premiers thèmes abordés par le fondateur du marxisme sont encore tout imprégnés de la pensée d'HEGEL (pour la philosophie), puis de RICARDO et SMITH (pour l'économie).

Deux renversements dialectiques

  Jean-Pierre DURAND écrit qu'après avoir défini l'aliénation et de dessaisissement du travail de l'ouvrier, MARX procède à un premier renversement dialectique en montrant que, nécessairement, si le produit du travail est l'aliénation, la production elle-même est l'aliénation en acte. Autrement dit, tout comme l'idéologie n'était pas le résultat de la domination mais lui était inhérente, l'aliénation n'est pas seulement le produit du travail, elle est intrinsèque au processus productif, c'est-à-dire à l'acte de travail lui)même dans le capitalisme. Alors, il peut soutenir que l'acte de travail est "extérieur à l'ouvrier, que le travail dans lequel l'homme s'aliène est un travail de sacrifice de soi, de mortification. Enfin, le caractère extérieur à l'ouvrier du travail apparait dans le fait qu'il n'est pas son bien propre, mais celui d'un autre, qu'il ne lui appartient pas, que dans le travail, l'ouvrier ne s'appartient pas lui-même, mais appartient à un autre" (Manuscrits de 1844).

Dire que "l'ouvrier appartient à un autre", c'est décrire le servage ou l'esclavagisme et non le capitalisme. En 1844, MARX n'avait pas encore distingué la force de travail de l'ouvrier : le capitaliste n'achète pas le travailleur, mais l'usage de la force de travail de l'ouvrier durant un temps défini. Quoi qu'il en soit, nous sommes ainsi passés de l'aliénation de la chose à l'aliénation de soi. En effet, il le processus de production ou l'acte de travail dans le capitalisme aliène la chose (le résultat du travail), il aliène aussi le support de la force de travail (l'ouvrier) qui ne peut construire librement son oeuvre puisqu'il ne dispose pas des moyens de travail.

MARX opère ensuite un second renversement en passant du travail aliéné, nécessaire à la vie physiologique de l'homme, à l'aliénation de l'homme à l'égard du genre humain : le travail aliéné rend l'homme étranger à la nature (puisque son produit lui est confisqué) et le rend étranger à lui-même pour la même raison. Alors "la vie elle-même n'apparait que comme moyen de subsistance". Une telle conclusion conduit à rapprocher l'existence humaine de la vie animale : "Tandis que le travail aliéné arrache à l'homme l'objet de sa production, il lui arrache sa vie génétique, sa véritable objectivité générique et il transforme l'avantage que l'homme a sur l'animal (l'élaboration de son oeuvre) en ce désavantage que son corps non organique, la nature, lui est dérobé".

Cette analyse philosophico-économique pourrait-on dire est une analyse qui pousse au bout l'édifice intellectuel de MARX, et n'est pas toujours partagée, ni prolongée ensuite, par les marxistes successeurs. Mais de son vivant, elle peut être partagée par nombre de penseurs de son entourage.

 

De l'aliénation à la jouissance

   Le régime de la propriété privée des moyens de production entraine d'autres formes d'aliénation (bien plus explorées par ses successeurs), cette fois dans la consommation : la création de nouveaux besoins ou l'appel à la jouissance constituent la dernière signification du concept d'aliénation que les critiques de la "société de consommation" et de l'"embourgeoisement de la classe ouvrière" ont repris dans les années 1960. La dimension est ici plus morale qu'économique. Il reste que celle-ci évoquée dans les Manuscrits de 1844 contient en germe tous les développements du capitalisme du XXe siècle, avec le rôle stratégique de la publicité dans la constitution des besoins et l'excitation des désirs.

D'une certaine manière, ce passage (dans les Manuscrits de 1844) invalide aussi les conséquences avancées dans Le Capital à propos de l'appauvrissement de la classe ouvrière dans le processus de création de la plus-value relative. En effet, l'allégorie du palais et de la chaumière, c'est-à-dire le maintien de leur inégalité, peut conduire non pas à la révolte, mais tout aussi bien à la satisfaction des individus des classes sociales les moins favorisées, chaque famille possédant de nos jours plus de biens qu'hier. Si la domination trace la voie au travail aliéné, l'aliénation peut s'accommoder de la domination quand la majorité des besoins issus de la propriété sont satisfaits (voir les travaux de HABER - L'aliénation. Vie sociale et expérience de dépossession, PUF, Actuel Marx, 2007 - et RENAULT, Reconnaissance, conflit, domination, CNRS Éditions, 2017 et l'ensemble du numéro d'Actuel Marx de mai 2006). C'est bien à cet ouatage ou feutrage des rapports de classes et d'exploitation que conduit le travail aliéné, en particulier lorsque l'idéologie contribue à en voiler la nature. D'où une sorte d'aliénation de "second niveau".

Jean-Pierre DURAND se fonde sur l'évolution historique du XXe siècle, mais n'oublie pas, je présume, qu'il s'agit là sans doute d'une évolution toute relative. N'oublions pas les écarts immenses persistants de richesses dans le monde entre classes sociales, même s'il peut y avoir des améliorations notables de niveau de vie (les luttes ouvrières plus importantes en fait que du temps de MARX y sont pour quelque chose...). N'oublions pas non plus cette chasse effrénée de la force de travail la moins coûteuse, proche de celle des bénéficiaires (des classes dominantes) du servage et de l'esclavage d'antant, qui constitue encore un des moteurs du capitalisme actuel (voir les conditions de la mondialisation)

 

Jean-Pierre DURAND, La sociologie de Marx, La Découverte, collection Repères, 2018.

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3 mai 2021 1 03 /05 /mai /2021 08:28

     Le philosophe, historien, économiste, journaliste, théoricien de de révolution, socialiste et communiste allemand Karl Heinrich MARX est le fondateur avec Friedrich ENGELS du marxisme. Connu pour sa conception matérialiste de l'histoire, son analyse des rouages du capitalisme et de la lutte des classes, comme pour son activité révolutionnaire au sein du monde ouvrier, il marque l'ensemble des acteurs des mouvements socialistes de l'empreinte de sa pensée. Membre dirigeant de l'Association Internationale des Travailleurs (Première Internationale), il a une grande influence à la fois sur la manière de mener l'action révolutionnaire et sur le développement ultérieur des sciences humaines et sociales. Ses travaux ont marqué de façon considérable le XXe siècle, au cours duquel de nombreux mouvements révolutionnaires et intellectuels se sont réclamés ou appuyés sur sa pensée.

    Plus d'un siècle après sa mort, Karl MARX apparait bien comme le premier théoricien du "socialisme scientifique" (expression utilisée avant lui par PROUDHON) et, à ce titre, comme l'initiateur du mouvement ouvrier international contemporain. Toutefois, la présentation de sa théorie (comme de sa vie d'ailleurs) n'a cessé d'être l'enjeu de luttes idéologiques, donc, en dernières instance, politiques. Ces luttes apparaissent dès la période de sa propre activité ; elle continuent dans la deuxième période de l'histoire du mouvement ouvrier, celle de la formation des partis socialistes de masse et de la IIe Internationale ; dans la troisième période , celle du développement de l'impérialisme et de la révolution soviétique ; et dans la quatrième, la période actuelle, celle de la généralisation des luttes révolutionnaires à l'échelle mondiale, des scissions du mouvement communiste international et de la crise du "socialisme réalisé". Cette périodisation en vaut sans doute une autre ; une chose est sûre, c'est que les luttes portées par le marxisme de manière général ont encore une histoire devant elles...

Il importe, pour comprendre ces luttes, de remonter à leur signification pratique.

Ainsi en est-il des controverses qui portent sur la nature et le sens de la philosophies qi "fonderait" la théorie et la pratique du marxisme : hégélienne? anti-hégélienne? Matérialisme naturaliste, où l'histoire humaine apparait comme le prolongement de l'évolution biologique et même géologique, où les lois de l'histoire sont des cas particuliers d'une dialectique universelle de la nature? Ou bien philosophie humaniste, fondée sur la critique de toutes les aliénations de la société bourgeoise, sur l'idéal éthique d'une libération de l'homme, sur l'irréductibilité créatrice de la pratique historique? Mais la théorie de Marx est-elle au juste fondée sur une philosophie?

Ainsi est-il également des controverses qui porte sur le rôle de Marx dans l'histoire du mouvement ouvrier, et en particulier dans la Première Internationale, donc sur le sens des luttes de factions qui s'y sont déroulées et les circonstances de sa dissolution. Marx a-t-il été en quelque sorte l'invité du mouvement ouvrier? A-t-il introduit de l'extérieur dans le mouvement ouvrier une théorie forgées en tant qu'observateur (et non participant) des événements historiques? A-t-il su, par une tactique souple, faire triompher dans le mouvement ouvrier sa tendance contre d'autres, en attendant que leur conflit conduise à la scission? Ou bien a-t-il été le véritable créateur de l'Internationale, a-t-il exprimé les tendances profondes du mouvement, en facilitant le processus, en se faisant l'interprète de l'histoire pour instruire et guider les dirigeants de la classe ouvrière?

En fait, dans ces questions philosophiques comme dans ces questions historiques, il s'agit d'un même paradoxe : ce que Marx semble apporter du dehors du mouvement du prolétariat, c'est en réalité une idéologie prolétarienne de classe, autonome. Au contraire, les porte-paroles autochtones du prolétariat n'ont d'abord été, en fait que des représentants de l'idéologie petite-bourgeoise. C'est en ce sens très particulier que le marxisme a été importé dans la classes ouvrière par l'oeuvre d'un intellectuel : cette importation est le même processus que celui par lequel le prolétariat trouve les formes d'organisation qui commandent son rôle historique dans la lutte des classes. Et, par conséquent, ce sont, pour chaque époque, les conditions pratiques permettant ou empêchant la fusion de la théorie révolutionnaire et du mouvement ouvrier qui sont en jeu dans l'interprétation de l'oeuvre de Marx et de son rôle. (Étienne BALIBAR, Pierre MACHEREY)

 

Des études séculières au cercle des hégéliens de gauche

    Issu d'une famille (hollandaise) respectueuse de sa tradition juive et observant après conversion la foi luthérienne, mais ne recevant pas une éducation religieuse ni n'entrant dans une école juive ou chrétienne, Karl MARX, baptisé en 1824 dans le luthérianisme, n'est pas élevé de façon religieuse et ne subit donc pas, sauf de manière indirecte,  dans une société imprégnée du religieux. Il entre au Gymnasium Friedrich-Wilhelm de Trèves en 1830. Après avoir obtenu son Abitur, il entre à l'université, d'abord à Bonn en octobre 1835 pour étudier le droit et reçoit un certificat de fin d'année avec mention de "l'excellence de son assiduité et de son attention", puis à Berlin à l'université Friedrich-Wilhelm à partir de mars 1836 où il se consacre davantage à l'histoire et la philosophie. Il finit ses études en 1841 par la présentation d'une thèse de doctorat : Différence de la philosophie de la nature dans Démocrite et Épicure. Marx est reçu in absentia docteur de la faculté de philosophie de l'Université d'Iéna en avril 1841.

A Berlin, il s'engage auprès des "hégéliens de" gauche", ou "jeunes hégéliens" aux relations diverses quoique attentives avec la philosophie de HEGEL, qui cherchent à tirer des conclusions athées et révolutionnaires de celle-ci.

L'hégélien de gauche Ludwig FEUERBACH s'était lancé dans une critique de la théologie à partir de 1836 et avait commencé à se tourner vers le matérialisme (par opposition à l'idéalisme religieux). En 1841, cette orientation matérialiste prend le dessus dans sa philosophie (L'essence du christianisme) et se combine avec la dialectique dite idéaliste de HEGEL pour lui donner un caractère scientifique et historique saisissant le réel dans la logique de son évolution. Cette position se heurte à la politique du gouvernement prussien qui avait enlevé à FEUERBACH se chaire en 1832, puis lui avait interdit de revenir à l'université en 1836. Pour finir, les mêmes autorités interdisant à Bruno BAUER, autre grand e figure de l'hégélianisme de gauche, d'enseigner à Bonn en 1841. MARX, après avoir obtenu son diplôme universitaire, part pour Bonn avec l'espoir d'y devenir professeur. Mais face à cette politique du gouvernement, il abonne l'idée d'une carrière universitaire.

 

Au journal d'opposition Rheinische Zeitung

   Au début de 1842, certains bourgeois libéraux de Rhénanie, au contact avec les hégéliens de gauche, créent à Cologne un journal d'opposition au clergé catholique, le Rheinische Zeitung (Gazette Rhénane). Il s'agissait au départ, dans l'intérêt de la Prusse protestante, de faire pièce à la Gazette de Cologne et à ses points de vue ultra-montains, mais les rédacteurs développent en fait une "tendance subversive", beaucoup plus indépendante et radicale. Ils proposent à MARX et Bruno BAUER d'en devenir les principaux collaborateurs. MARX s'installe dans un premier temps à Bonn, et écrit plusieurs articles pour défendre la liberté de la presse. Moses HESS participe également au journal. En octobre 1842, MARX en devient le rédacteur en chef et s'installe à Cologne.

La tendance démocratique révolutionnaire du journal s'accentue sous la direction de MARX. Le gouvernement réagit en lui imposant une double, voire une triple censure avant de l'interdire le 1er janvier 1834. MARX est contraint de démissionner avant, mais cela ne sauve pas le journal, obligé de suspendre sa publication en mars 1843.

L'un des principaux articles de MARX dans le Reinische Zeitung est celui consacré aux conditions de vie des vignerons de la vallée de la Moselle. Ce reportage, ainsi que l'ensemble de ses activités journalistiques, lui fait prendre conscience de ses insuffisances en matière d'économie politique et le pousse à se lancer dans une étude en profondeur de celle-ci.

 

Annales franco-allemandes

    Après son mariage en 1843, MARX, fuyant la censure prussienne gagne Paris à l'automne. L'histoire étant aussi l'histoire de familles, on mentionnera que le frère de son épouse, amie d'enfance, Jenny von Wesphalen, appartient à la noblesse rhénane. Ce frère aîné devient ministre de l'intérieur du royaume de Presse au cours d'une des périodes les plus réactionnaires que connut ce pays, de 1850 à 1858. Paul LAFARGUE, socialiste français, montre dans son Souvenirs de Karl MARX, combien les relations entre certains leaders du socialisme européen sont liées à des rencontres non seulement professionelles ou politiques, mais aussi personnelles et intimes. Se croisent ainsi les parcours de Paul LAFARGUE (fondateur avec Jules GUESDE du parti socialiste de France, parti qui fusionne plus tard le parti du même nom de Jean JAURÈS, pour former avec d'autres petits partis, la SFIO). Une des filles de MARX, Jenny CAROLINE (1844-1883), épouse en 1872 Charles LONGUET, personnalité de la Commune de Paris, dont l'union donne naissance à Jean LONGUET, qui eut un rôle déterminant dans le Congrès de Tours de 1920, dans l'opposition à LÉNINE et au SFIC, futur PCF. MARX entretient des relations parfois conflictuelles avec ces deux gendres. On imagine l'ambiance, entre convictions politiques et obligations familiales... Les relations, plus tard, entre MARX et ENGELS sont marquées elles aussi par des croisements d'ordre autant intimes (d'amitié) que littéraires et politiques.

C'est en pleine amorce de ces relations familiales qu'en 1843, il s'installe avec sa femme en novembre, rue Vaneau à Paris, près d'autres réfugiés allemands. Son projet est de publier un journal radical à l'étranger avec Arnold RUGE (1802-1880). Un seul numéro des Annales franco-allemandes est édité. La publication s'interrompt du fait des grosses difficultés dans la distribution clandestine du journal en Allemagne et aussi par suite de désaccords entre MARX et RUGE. Les articles de MARX montrent que celui-ci se positionne déjà comme un révolutionnaire défendant une "critique impitoyable de tout l'existant" comptant sur les masses et le prolétariat pour changer l'ordre des choses, et non plus sur quelques dirigeants éclairés. La publication des Principes de la philosophie de Ludwig FEUERBACH lui fait une forte impression.

 

Rencontre avec ENGELS

    En septembre 1844 à Paris il revoit Friedrich ENGELS qu'il n'avait fait que croiser auparavant. Début d'une grande amitié et d'un grand travail intellectuel commun. Étudiant par lui-même la philosophie, ENGELS était devenu partisan de HEGEL tout en rejetant le soutien que celui-ci avait apporté à l'État prussien. En 1842, il avait quitté Brême pour prendre un poste dans une firme commerciale de Manchester dont son père était l'un des propriétaires. Là, il avait rencontré la misère prolétarienne dans toute son ampleur et en avait étudié systématiquement les conditions (La conditions des classes laborieuses en Angleterre, 1845).

Peu après leur rencontre, MARX et ENGELS travaillent de concert à leur première oeuvre commune, La Sainte Famille, dans laquelle ils s'attaquent à la philosophie critique de Bruno BAUER dont ils avaient été proches. Vient ensuite L'idéologie allemande (essentiellement écrite par MARX), principalement axée autour d'une critique très virulente de Max STIRNER intitulée "Saint Max" et qui occupe près des deux tiers de l'ouvrage. Le livre défend une conception matérialiste de l'Histoire qui dépasse la conception du matérialisme de FEUERBACH. Par une critique sévère de STIRNER, les deux auteurs marquent une rupture non seulement avec FEUERBACH, mais également avec PROUDHON. Mais l'ouvrage ne trouve pas d'éditeur, et il ne sera publié que près d'un siècle plus tard, éclairant du coup le parcours intellectuel de MARX. Dans ses Thèses sur Feuerbach, court texte retrouvé dans le même manuscrit, MARX écrit (Thèse IX) : "Les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde de diverses manières ; ce qui importe, c'est de le transformer".

 

Misère de la philosophie : critique de PROUDHON

  MARX et ENGELS prennent une part active dans la vie alors bouillonnante des groupes révolutionnaires parisiens. Une majorité d'entre aux étaient particulièrement influencés par les doctrines de PIERRE-Joseph PROUDHON qui est alors une sorte de conseil juridique d'une entreprise de péniches que d'anciens amis de collège avaient créé à Lyon. MARX, comme beaucoup d'autres, étaient admiratif pour ce philosophe, comparant son ouvrage illustre Qu'est-ce que la propriété, (1840) à celui de SIEYÈS Qu'est-ce que le Tiers-État? Ils se rencontrent fin 1844 ou début 1845 lors d'un séjour de PROUDHON à Paris. Mais MARX doit quitter la France le 1er février 1845, suite à un décret d'expulsion. Dans une lettre du 5 mai 1846, il invite PROUDHON à se joindre à un projet d'association internationale d'intellectuels socialistes, mais ce dernier émet des réserves au son d'une fin de non-recevoir. Lorsqu'en octobre parait le Système des contradictions économie ou Philosophie de la misère, MARX en fait une critique très sévère dans son Misère de la philosophie. L'avant-propos montre le caractère polémique et ironique du style de MARX, qui sera dépassé d'ailleurs par toute une cohorte d'écrivains communistes au siècle suivant, mélangeant avec bonheur attaques personnelles et propos politiques. De retour, PROUDHON juge sévèrement Misère de la philosophie, comparant MARX à un parasite (Marx est le ténia du socialisme), sentiment tiré directement des tentatives de MARX et d'ENGELS (et de leurs amis) à donner à leurs réflexions une portée supérieure avec son soutien. Chassé de France, MARX arrive alors à Bruxelles. Dans sa maison, à Ixelles, qu'il occupe d'octobre 1846 à février 1848, il accueille presque tous les opposants politiques. Il participe à l'Association démocratique de Bruxelles, dont il est élu vice-président.

Au printemps 1847, MARX et ENGELS rejoignent un groupe politique clandestin, la Ligue des communistes. Ils y prennent une place prépondérante lors de son second Congrès à Londres en novembre 1847. A cette occasion, on leur demande de rédiger le Manifeste de la Ligue, connu sous le nom de Manifeste du Parti communiste, qui parait en février 1848.

 

Révolutions de 1848

   A l'éclatement de la révolution française de février 1848, MARX quitte la Belgique pour revenir à Paris. Avec l'extension de la révolution à l'Allemagne, il part pour Cologne pour y devenir rédacteur en chef de la Neue Rheinische Zeitung (La Nouvelle Gazette rhénane) publiée du 1er juin 1848 au 19 mai 1949. Avec la victoire de la contre-révolution, MARX est poursuivi devants les tribunaux, notamment pour avoir publié dans la Gazette une proclamation du révolutionnaire en exil Friedrich HECKER.  Il revendique devant les jurés "le premier devoir de la presse" (miner toutes les bases du système politique actuel). Acquitté en février 1849, il est expulsé de France le 16 mai, bien qu'il soit prussien.

Il retourne à Paris dont il est de nouveau chassé après la manifestation du 13 juin. Il part ensuite pour Londres où il réside le restant de ses jours. La vie de MARX en exil est extrêmement difficile comme en témoigne sa correspondance. Le soutien financier d'Engels, également installé en Angleterre, lui permet de survivre. Malgré ce soutien, MARX et sa famille doivent faire face à une extrême misère (maladie, sous-alimentation). Il reste toutefois acharné au travail et écrit encore une série de 7 articles, rassemblés sous le titre Le 18 brumaire de Louis Bonaparte, décrivant les débuts de la Deuxième République française et son évolution vers le coup d'État du 2 décembre 1851 aboutissant au Second Empire. Jusqu'à la fin de l'année 1862, alors qu'il entame la rédaction du Capital, sa situation reste critique malgré l'aide d'ENGELS, lui-même en difficulté financière en raison de la crise américaine, et de son oncle Lion PHILIPS qui lui consente une avance sur héritage. En 1864, sa situation s'améliore grâce à l'héritage de sa mère, mais le train de vie de la famille MARX reste d'un niveau modeste.

 

New York Tribune

   Il consacre une grande partie des années 1850 à rédiger des centaines d'articles "alimentaires" pour des journaux comme le New-York Tribune, tout en se livrant à des recherches approfondies en économie, histoire, politique, etc. Les articles du New-York Tribune étaient toute une "guerre secrète" contre Henry Charles CAREY. Dans le même temps, il reste en correspondance avec les révolutionnaires du continent et rédige des brochures politiques en lien avec l'actualité. Il passe aux yeux des gouvernants prussiens pour le chef d'une organisation de conspirateurs, alors que la Ligue des communistes n'existe plus depuis son auto-dissolution en 1852. En fait, il est isolé. Sa situation économique précaire ralenti son travail.

 

Retour aux écrits politiques

   Ce n'est pour cela d'ailleurs qu'il achève et ne publie sa Contribution de l'économie politique qu'en 1859. Y sont présents tout les éléments essentiels, en particulier la loi de la valeur, du Capital. MARX écrit à cette époque : "Je ne pense pas qu'on ait jamais écrit sur l'argent tout en en manquant à ce point".

En 1859, il sort de son isolement politique pour participer au journal germanophone Das Volk, en lien avec les regroupements qui s'opèrent dans le mouvement ouvrier allemand et qui vont déboucher sur la constitution par Ferdinand LASSALLE du premier véritable parti ouvrier allemand (l'ancêtre du SPD). En 1867, il publie enfin, après plus de vingt ans d'un travail harassant, la première partie de son ouvrage Le Capital. Il part à Hambourg à cet effet. Mais le livre sort dans l'indifférence, les mille exemplaires publiés mettront 4 ans à être écoulés. Il continue son travail pour achever les deux tomes prévus suivants, mais malade et manquant de temps, il ne laisse que des brouillons inachevés, qui sont ensuite mis en forme, achevés et publiés par ENGELS.

 

L'Internationale des travailleurs

   En 1864, il rédige l'Adresse inaugurale de l'Association Internationale des Travailleurs, qui se fonde alors. Cette adresse devient l'âme de cette Première Internationale. Tout l'effort de MARX dans la rédaction de cette inauguration tend à unifier le mouvement ouvrier qui connait toutes sortes de formes de regroupements se réclamant du socialisme sur des bases diverses et contradictoires (MAZZINI en Italie, PROUDHON en France, plus tard Michel BAKOUNINE en Suisse, syndicalisme britannique, lassaliens en Allemagne...). C'est pour interduire le cogrès de Genève de l'AIT que MARX rédige ce qui reviendra plus tard son livre Salaire, prix et profits.

La Commune de Paris est écrasée en 1871. MARX rédige un texte qui est adopté par l'Internationale : La Guerre civile en France. Karl MARX tire la conclusion que le prolétariat ne peut pas se contenter de s'emparer de la machine d'État pour la faire fonctionner à son profit : il devra la détruire de fond en comble. Marx salue la nouvelle démocratie apparue avec la Commune : le principe de l'éligibilité et la révocabilité des responsables à tous les niveaux de la société (exécutif, législatif, judiciaire). Ce texte fait grand bruit, et le nom de l'auteur est alors révélé : Karl MARX acquiert pour la première fois une certaine renommée, y compris au sein du mouvement ouvrier dans son ensemble.

Dès l'année suivante, d'importantes divergences apparaissent au sein de l'Internationale. La dégradation des relations entre MARX et BAKOUNINE se manifeste par des exclusions. Une scission se dessine. S'y ajoute la quasi-disparition du mouvement ouvrier en France du fait de la violente répression de la Commune. L'AIT cesse pratiquement d'exister en Europe (une partie importante des militants de l'Internationale préfère suivre les principes fédéralistes prônés notamment par BAKOUNINE). Le Conseil général de l'AIT passe de Londres à New York et une internationale ouvrière fédéraliste se constitue la même année.

 

Retour de nouveau au travail d'écriture

    Sa santé déclinante oblige MARX à laisser ENGELS s'occuper à suivre les développements du SPD, et à se concentrer sur l'achèvement du Capital, même si en 1875, il écrit une critique très sévère du programme de Gotha du parti. Pour cela, il collecte une masse considérable de nouveaux matériaux, et, en plus des langues vivantes qu'il maitrisait déjà (français, anglais, italien et allemand) apprend le ruse. Toutefois, il ne peut l'achever.

Les idées de MARX gagnent en notoriété et en influence dans les milieux socialistes, grâce entre autres au travail de vulgarisation accompli par Paul LAGARGUE, gendre de MARX. Même si lui-même n'est pas très convaincu par le messianisme révolutionnaire et utopiste des disciples du marxisme, au point de considération que si ces textes sont du marxisme, alors il n'est pas marxiste. Il continue d'écrire et apporte son soutien à cette vulgarisation jusqu'à sa mort.

 

Une influence multiforme, tant dans le domaine politique que dans les disciplines scientifiques

     Les notions et les développements accordés à autant de sujets comme la critique de l'économie politique, les origines du capitalisme, le travail et la propriété privée, la consommation et la production et leurs cycles, la consommation des différentes productions, la théorie de la valeur, l'argent, la monnaie et la richesse, l'idéologie et la domination, la religion (MARX se revendique athée), la démocratie bourgeoise, l'aliénation dans le travail, l'argent et la morale, la théorie du prolétariat... font partie d'un corpus que nombre d'auteurs s'approprient ou rejettent. Durant tout le long du XXe siècle notamment, toutes ces réflexions forment une grande partie des discussions dans les partis et mouvements politiques, dans le monde académique et dans l'opinion publique en général... avant de connaitre une éclipse due à l'examen des résultats produits par des régimes politiques qui se réclamaient ou qui se réclament encore du marxisme ou qui se disaient ou se disent communiste.

 

       Pourtant, il n'existe pour le moment pas encore d'édition exhaustive des écrits de Karl MARX. Il semble que tous ne soient pas encore au jour. L'édition la plus complète en allemand est la "MEGA" (Marx-Engels-Gesamtausgabe), initiée par David RIAZANOV, toujours en cours (notamment sur Internet).

L'édition la plus complète en français, bien qu'inachevée et même faisant l'objet de critiques à divers niveaux, est constituée des quatre tomes publiés dans la Bibliothèque de la Pléiade par Maximilien RUBEL.  Ces critiques portent sur un certain manque de rigueur philologique "manifeste" de cette édition (GRANJONC, BLOCH...), RUBEL coupant et choisissant des extraits suivant des préférences politiques, même si il a permis de connaître des textes oubliés ou censurés jusqu'alors. C'est ce genre de travers que s'efforcent d'éviter les artisans d'une vaste édition disponible sur Internet, la MEGA, toujours en cours. (Jean-Numa DUCANGE, préface de Vie de Karl Marx, de Franz MEHRING (1918), édition traduite, annotée et commentée par Gérard BLOCH, Page2/Syllepse, 2018). Les éditions sociales, sous le pilotage du Parti Communiste Français, n'ont pas réalisé le projet d'une édition complète des oeuvres de Karl MARX.

On partage habituellement son oeuvre entre les ouvrages écrits avec ENGELS et ceux qu'il a écrit seul.

 

Karl MARX, Oeuvres philosophiques, Paris, A. Costes, "Oeuvres complètes de Karl Marx", 1929-1931, en 9 volumes, réédition Paris, Champ libre, 1981, en 2 volumes ; Oeuvres politiques, (Riazanov éditeur), "Oeuvres complètes de Karl Marx", 1929-1931, en 8 volumes ;  Oeuvres, (Rubel éditeur), Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1956-1994, en 4 volumes.

A propos de la question juive, édition bilingue, Paris, Aubier Montaigne, "Connaissance de Marx, 1971 ; Contribution à la critique de l'économie politique, Paris, Éditions sociales, 1957 ; Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, Paris, Aubier Montaigne, 1971 ; Critique de l'État hégélien/ Manuscrit de 1843, Paris, Union Générale d'Éditions, 10/18, 1976 ; Fondements de la critique de l'économie politique (Grundrisse), Ébauche de 1857-1858, Paris, Anthropos, 1967-1968, en 2 volumes ; La guerre civile en France, 1871 (la commune de Paris), édition nouvelle accompagnée des travaux préparatoires, Paris, éditions sociales, 1968 ; Le Capital, Critique de l'économie politique. Livre premier. le développement de la production capitaliste, Paris, Éditions sociales, 1948-1950, réédition 1971 ; La Capital, critique de l'économie politique. Livre deuxième. Le procès de circulation du capital, Paris, Éditions sociales, 1952-1953, en volumes (ENGELS éditeur) ; Le Capital, Critique de l'économie politique. livre troisième. Le procès d'ensemble de la production capitaliste, Paris, Editions sociales, 1957-1960 (ENGELS éditeur) ; Le Capital, Critique de l'économie politique, Paris, Éditions sociales, 1976, en 3 volumes ; Manuscrits de 1844, Économie politique et philosophie, Paris, Éditions sociales, 1962 ; Misère de la philosophie. Réponse à la Philosophie de la misère de M. Proudhon, Paris, Éditions sociales, 1968, réédition en 1977 ; Théories sur la plus-value. Livre IV du Capital, Paris, Editions sociales, 1974-1976.

Avec ENGELS, Écrits militaires, Violence et constitution des États européens modernes, Paris, L'Herne, "Théorie et stratégie", 1970 ; L'idéologie allemande. Critique de la philosophie allemande... Paris, Éditions sociales, 1967-1971, en 3 volumes ; Manifeste du Parti Communiste, édition bilingue, Paris, Aubier Montaigne, , 1971, une des nombreuses rééditions : éditions sociales, 1983 ; Anti-Dühring, 2e édition, Paris Éditions sociales, 1956, 3e édition en 1971.

Cette liste n'est évidemment pas exhaustive : outre les éditions en langues diverses, il existe en édition une abondante correspondance MARX-ENGELS, des anthologies de différents textes des deux fondateurs du marxisme (notamment sous la direction de RUBEL ou de DANGEVILLE) et une mutitude d'ouvrages reprenant ces textes...

On consultera avec profit le livre de Franz MEHRING, Vie de Karl Marx (re)publié  aux éditions Syllepse et Pages2, en 2 volumes. Et indispensable, le site MEGA sur Internet...

Étienne BALIBAR et Pierre MARCHEREY, Karl Marx, Encyclopedia Universalis, 2014.

 

   

 

 

 

 

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13 mars 2021 6 13 /03 /mars /2021 12:46

     Le philosophe américain John RAWLS est l'un des plus étudiés des philosophes politiques du XXe siècle. Professeur dans les universités de Princeton, Oxford, Cornell et Harvard jusqu'en 1995, il s'est rendu célèbre par son oeuvre majeure, à laquelle il travaillait depuis les années 1960, Théorie de la justice, paru en 1971. Sa pensée aborde notamment à peu près toutes les questions politiques, n'hésitant pas à faire des incursions dans le domaine du droit, domaine de plus en plus abordé au fur et à mesure des années. Les questions de légitimité et de légalité, de désobéissance civile occupent naturellement une partie de son oeuvre.

Il élabore sa théorie de la justice durant une période marquée par la guerre du Vietnam et la lutte pour les droits civiques, où les États-Unis sont traversés par de profonds mouvements culturels et sociaux. Axée sur les notions d'éthique et de justice, son oeuvre renoue avec une tradition contractualiste délaissée, et prolonge la réflexion libérale en cherchant à articuler rationnellement liberté individuelle et solidarité social. Sa pensée est largement commentée et critiquée dans le monde anglo-saxon, beaucoup moins en Europe.

    John RAWLS dut interrompre ses études de philosophie à l'université de Princeton en 1939 à cause de la guerre. Celle-ci, et en particulier son expérience directe des conséquences du bombardement sur Hiroshima a une profonde influence sur lui. En 1946, il retourne à Princeton pour travailler à son doctorat qu'il obtient en 1950 et qui est consacré à la question de la justification morale. Mais à partir de 1950, lors de son séjour à Oxford, puis à l'université Cornell et enfin à Harvard où il fait toute sa carrière à partir de 1962, en compagnie de philosophes de premier plan comme Thomas NAGEL, Robert NOZICK, Machael WALZER ou Tim SCANION, il modifie son orientation. Il se consacre dorénavant à la question de la justice dans tous ses aspects moraux, psychologiques même, politiques, économiques, juridiques et sociaux. (Catherine AUDARD)

 

Philosophie politique : un contractualisme et un libéralisme

    John RAWLS n'est pas influencé principalement par la tradition analytique anglo-saxonne ; il se situe plutôt dans le contractualisme des libéraux classiques, de LOCKE à KANT.

Selon lui, chaque individu tend consciemment à opter pour des décisions collectives qui maximisent l'intérêt général. L'homo oeconomicus singulier et égoïste ne se retrouve pas complètement chez RAWLS. En effet, il considère l'homme comme un être se réalisant personnellement tout en pensant à l'intérêt collectif. En ce sens, l'argumentation théorique ralwsienne s'écarte du concept de la "main invisible" souvent attribué (à plus ou moins bien escient) à SMITH, selon lequel cette visée naturelle serait naturelle?

Cependant, pour RAWLS, dans la morale utilitariste, une action peut être considérée comme "bonne" si, et seulement si, elle permet d'accroître "le plus grand bonheur pour le plus grand nombre", et ce, même au prix du sacrifice du bien être de certains. Avant de devenir le célèbre théoricien d'une conception déontologique de la justice, RAWLS est très marqué par l'utilitarisme qui est, dans le monde anglo-saxon, la doctrine morale à laquelle l'on se réfère le plus fréquemment. Dans son article Two concepts of rule, il défend une version originale d'un "utilitarisme de la règle". Cette conception ne fait pas pour autant consensus dans ce monde anglo-saxon et par exemple, Francesco VERGARA lui reproche de donner une version biaisée de l'utilitarisme consistant à confondre "bonheur" avec "satisfaction des désirs". Il remarque, en s'appuyant sur ce que disaient les fondateurs de l'utilitarisme eux-mêmes, que la satisfaction de certains désirs n'apporte pas le bonheur (par exemple la drogue) et qu'il existe dans la vie une multitude de situations qui procurent du bonheur sans satisfaire un quelconque désir. Cette question joue directement sur le rôle de l'intervention de la puissance publique.

 La justice étant pour RAWLS la première vertu des institutions sociales comme la vérité est celle des système de pensée, il compare explicitement le principe essentielle de la pensée spéculative à celui du politique. Il bâtit une théorie politique fondée sur la recherche de règles de justice, tout en n'analysant pas la structure du système politico-social. Sa théorie de la justice est construite à partir d'une expérience de pensée selon laquelle l'ignorance de notre situation réelle, à la fois biologique et sociale, serait la condition sine qua non d'une neutralité nécessaire à l'adoption de règles équitables, pour l'organisation des structures fondamentales de la société. Sous ce voile d'ignorance, on serait à même de dégager un consensus capable de fonder une idée raisonnable de la justice? Celui-ci porterait sur deux principes rationnellement appliqués selon un ordre de priorité. En 1993, dans Libéralisme politique, RAWLS énonce ainsi ses deux premiers principes de justice :

- Chaque personne a droit à un système pleinement adéquat de libertés de base égales pour tous, compatible avec un même système de liberté pour tous ;

- Les inégalités sociales et économiques doivent satisfaire à deux conditions :

1. Elles doivent d'abord être attachées à des fonctions et à des positions ouvertes à tous, dans des conditions de juste égalité des chances.

2. Elles doivent procurer le plus grand bénéfice aux membres les plus désavantagés de la société.

   Après sa Théorie de la justice, RAWLS se consacre surtout à la question de la stabilité possible (ou non) de sociétés partagées entre les deux principes de la justice. Il développe ainsi l'idée d'un "consensus général", soit un accord implicite entre citoyens sur une justice "équitable" entre différents citoyens qui possèdent des vues philosophiques (ou religieuses) différentes. Il introduit ainsi le concept de "raison publique", soit une raison se prêtant à la critique dans le cadre d'un espace public de discussion.

La conception politique de la justice que développe RAWLS dans Libéralisme politique montre que des individus avec des opinions conflictuelles, mais raisonnables et conciliables par compromis, se mettent d'accord pour réguler les structures de base de la société. Ainsi, la conception politique de la justice ne serait rien d'autre qu'un consensus "par recoupement", qu'il abrège en "consensus R".

RAWLS modifie aussi les principes de la justice de la façon suivantes, le premier ayant priorité sur le second :

1. Caque personne peut invoquer la possession d'un ensemble de droits et libertés fondamentales, qui sont les mêmes pour tous. Et dans cet ensemble, seules les libertés politiques sont garanties de façon générales.

2. Les inégalités économiques et sociales doivent remplir deux conditions pour être acceptables : d'abord, elles ne doivent pas empêcher l'égale opportunité de mobilité sociale. Ensuite, elles doivent se faire au plus grand bénéfice de l'ensemble de la société.

 

Théorie de la justice

     Le défi normatif que relève RAWLS avec son monumental ouvrage Théorie de la justice (1971) est de découvrir les principes de justice que devrait adopter tout société "juste" ou "bien ordonnée", la question institutionnelle venant ensuite. Dans cette quête, l'influence décisive va être celle de l'économie du bien-être ou économie normative (welfare economics), selon laquelle seule une redistribution "rationnelle", c'est-à-dire qui a pour conséquence d'augmenter le bien-être de tous, est moralement défendable ou juste.

Il construit donc une théorie de la justice en réaction à cette idée, en évitant certains aspects inacceptables de l'utilitarisme, en particulier l'idée qu'il puisse être légitime de sacrifier ou de réduire les droits fondamentaux si, par là, on augmente le bien-être général. La priorité de la justice sur l'utilité sociale est la thèse fondamentale de sa doctrine qui se rapproche ainsi de la grande tradition du contrat social : LOCKE, ROUSSEAU, KANT. Mais ce qui le différencie aussi bien du libéralisme de LOCKE que de la philosophie de KANT est son souci de faire une place à l'intérêt et à la rationalité économique dans la notion de justice. Et comme l'utilitarisme, il cherche à justifier des principes premiers en dehors de toute référence métaphysique ou religieuse à un droit naturel ou à un ordre transcendant.

La réponse originale de RAWLS à ces difficultés consiste à transformer la question de la justice en une question de choix rationnel dans des conditions d'incertitude et de risque. Ces conditions sont modélisées dans la célèbre "position originelle", équivalent du contrat social originaire, où nous nous trouverions chargés de choisir des principes de justice pour gouverner notre vie en commun, dans l'ignorance de notre situation particulière, et donc confrontés au risque d'occuper non pas n'importe quelle position dans la société, mais la position du plus défavorisé. Les meilleurs principes sont alors logiquement, selon lui, ceux qui protègent les droits fondamentaux de tous de manière égale (premier principe de justice) et qui n'autorisent des inégalités économiques et sociales que si elles bénéficient aux plus désavantagés (second principe, dit principe de différence). C'est au double nom de l'équité et de la rationalité que la situation des plus désavantagés doit être la pierre de touche de la justice dans une société démocratique. (Catherine AUDARD)

 

Libéralisme politique

  Si Théorie de la justice est le résultat de près de 20 ans de gestation, le second livre publié par RAWLS en 1993, Libéralisme politique, est lui aussi le résultat d'une longue série d'articles. A partir de 1978, il réfléchit en profondeur à la notion du "plus désavantagé" pour en intégrer le contenu culturel, soit la dimension d'exclusion, sexuelle, raciale, ethnique, qu'il avait laissée de côté. Il cherche ici, contrairement à des commentaires qui y voient un deuxième RAWLS, à renforcer le caractère universel de sa conception de la justice.

L'idée de la justice comme équité doit pouvoir être comprise ou interprétée à partir d'une multitude de langages et de contextes culturels différents qu'elle ne transcende pas. Elle peut seulement être, comme dit RAWLS, l'objet d'un "consensus par recoupement" dont les principes sont formulés en termes purement politiques, sans faire intervenir une philosophie, une religion ou une vision du monde, particulières et historiquement situées. Il tente ainsi de mieux ancrer sa théorie de la justice dans les difficultés propres au monde contemporain. (Catherine AUDARD)

 

Influences

  Ses influences sont multiples, tant dans le monde anglo-saxon qu'ailleurs, en Europe notamment. Des auteurs comme Catherine AUDARD, Ronald DWORKIN, Jurgen HABERMAS, Will KYMLICKA, Alasdair MacINTYRE, Thomas NAGUET; Robert NOZICK, Martha NUSSBAUM, Alain RENAULT, Michael SANDEL, Amartya SEN (particulièrement critique), Charles TAYLOR, Michael WALZER, Matthew KRAMER et Carol GILLIGAM nouent avec John RAWLS un dialogue fourni sur la justice et la démocratie. Après la publication de Théorie de la justice, RAWLS devient un auteur de référence dans l'enseignement de la philosophie morale, sociale et politique, surtout aux États-Unis et en Grande Bretagne. 

 

John RAWLS, Théorie de la justice, Seuil, 1987 ; Le Droit des gens, Esprit, 1996 ; Libéralisme politique, PUF, 1995 ; Leçons sur l'histoire de la philosophie morale, La Découverte, 2002 ; La justice comme équité : une reformulation de "Théorie de la justice", La Découverte, 2003 ; Débat sur la justice politique, avec Jürgen Habermas, Cerf, 1997 ; Paix et démocratie. Le droit des peuples et la raison politique, La Découverte, 2006 ; Le péché et la foi. 2crits sur la religion, Éditions Hermann, Collection L'Avocat du diable, 2010.

Catherine AUDARD, Rawls, dans Encyclopedia Universalis, 2014. B. GUILLARME, Rawls et l'galité démocratique, PUF, 1999. V. MUNOZ-DARDÉ, La justice sociale : le libéralisme égalitaire de John Rawls, Nathan, 2000. S. WUHL, L'Égalité, nouveaux débats : Rawls et Walzer, les principes face aux pratiques, PUF, 2002 ; Une conception kantienne de l'égalité, dans La pensée américaine contemporaine, PUF, 1991.

  

 

 

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