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26 mars 2014 3 26 /03 /mars /2014 17:44

    La démocratie constitue un concept, une idée, un ensemble de normes, dont la signification est de nos jours diluée dans un électoralisme qui fait office de valise idéologique, sans pour autant que ceux qui s'en réclament se donnent la peine d'expliciter ce qu'ils entendent par un régime démocratique, un fonctionnement démocratique, une société démocratie, un Etat démocratique... Tout un ensemble de critères existe sur la scène internationale, pour qu'on puisse qualifier un Etat de démocratique : des formes institutionnelles surtout, des processus électoraux, une certaine transparence dans le fonctions de la vie politique, l'existence de droits fondamentaux pour tout citoyen de cet État... Pourtant, au moment, où le statut de démocratie constitue une idéalité normative, cette notion recouvre une vérité d'usages et de théories politiques, référence commune aux projets politiques les plus divers. (Jean-François KERBÉGAN).

 

La démocratie, projet à géométrie variable...

    La multiplicité de projets politiques, qui tous ce réclament au moins d'un idéal démocratique, va des conceptions libérales aux conceptions marxistes, les unes et les autres se définissant, de manière variable dans le temps et l'espace comme dans les intentions et les actions des différents acteurs : démocratie libérale, démocratie socialiste, démocratie populaire, démocratie directe, démocratie représentative, démocratie nouvelle, démocratie avancée sont autant de formes politiques aux visées parfois antagonistes. Les auteurs clés de la théorie politique font tous référence à la démocratie antique comme d'un précédent prestigieux à la démocratie moderne, alors sans doute que pour les contemporains respectifs, les valeurs sociales ne sont pas du tout les mêmes. Par ailleurs, la démocratie est souvent perçue comme une notion politique plus ou moins détachée d'une sphère sociale et économique, avec à la chef une séparation entre secteur de la vie privée et secteur de la vie publique, avec de plus des distinctions fortes entre différents civils et politiques. Dans tous les cas le passage d'une société d'un autre "régime" à un "régime" démocratique est le fruit de (parfois très longs) conflits et le fonctionnement démocratique est lui-même en relation directe avec une manière pour les différentes fractions de la société de gérer ou de résoudre des conflits de toutes sortes, qui ne sont pas tous uniquement institutionnels-politiques, loin de là.

 

   Comme le rappelle Thierry MÉNISSIER, ce terme possède une signification issue de son étymologie grecque "qui interfère souvent avec sa signification moderne". La première signifie le "pouvoir du peuple", et correspond à l'expérience politique des cités grecques, en particulier Athènes. On entend par démocratie un système dans lequel les citoyens décident des lois et prennent les décisions au sein de l'Assemblée en votant à la majorité, mais aussi en tirant au sort lesquels d'entre eux seront plus précisément chargés de tel ou tel office pour une période déterminée. La possibilité de changer la loi en la regardant comme l'oeuvre de la communauté, la participation directe, l'égalité civique absolue (sans distinction du rang ou de la richesse) et la rotation des offices sont donc des caractères distinctifs de ce système."

Il faut ici s'arrêter avant de poursuivre avec l'auteur en précisant que le concept de citoyen comme de celui du peuple est extrêmement variable suivant la société antique (le système démocratique n'existe pas toujours seulement à Athènes et par ailleurs, il est limité dans le temps historique), caractérisée par une floraison de statuts sociaux très contrastés, d'où se distinguent notamment des hommes libres de l'ensemble des habitants d'une cité. Ces hommes libres peuvent ne constituer qu'une fraction minime (mais pas toujours...) de la population et de plus ils peuvent devenir ou rester libres suivant les circonstances économiques  : la masse des serviteurs et des esclaves est toujours considérable et l'existence du système de la dette généralisée fait fluctuer énormément le statut personnel du citoyen.

Souvent dans les théories politiques, nonobstant d'ailleurs les écrits des auteurs grecs de référence, PLATON et ARISTOTE, les commentaires contemporains ne se situent qu'un niveau politique alors que des éléments sociaux et économiques forment la dynamique même du fonctionnement de la société politique dans leurs écrits. La manière même dont continue notre auteur tranche avec cette présentation des choses. Il faut remarquer enfin que la manière de prendre référence aux deux auteurs antiques varient suivant les époques : elle n'est pas la même au XVIIe, au XVIIIe, au XIXe ou au XXe siècles. Si avant et pendant le XIXe siècle (et auparavant), on ne prend guère de précautions pour stigmatiser les populations pauvres qui sont parfois considérées comme de nature différente de celle des hommes libres, au XXe siècle, période d'intenses luttes sociales et de conquêtes démocratiques, il est plus avantageux pour les tenants du système capitaliste de présenter les choses de manière plus froide, en discutant de mécanismes, de dynamismes (parfois nommés comme "darwiniens"), (présentés sous forme mathématique...), comme si les hommes ne pouvaient de toute manière enfreindre certains lois d'airain économiques... Et en tout cas en dissociant soigneusement (chez les auteurs libéraux par exemple) les sphères politiques des autres sphères, notamment économiques. Encore aujourd'hui dans le monde, le statut de citoyen n'est pas entièrement reconnu partout (même sur le plan institutionnel). Il y a loin de la distinction courante dans l'Antiquité entre barbares et hommes libres, mais la mentalité constatée dans certaines classes sociales au sujet de populations de leurs propre pays laisse songeur...

"Or les excès démagogiques de la démocratie athénienne conduisirent les fondateurs de la philosophie politique, Platon et Aristote à considérer ce système comme l'un des pires qui soient (notons nous-mêmes qu'ils appartiennent, tous les deux, à la classe aristocratique...) (avec la tyrannie), à savoir comme le système où les pauvres dirigent en fonction de leur rancoeur et s'approprient collectivement le bien des gens aisés et de tout l'Etat ; derrière la participation civique élargie, l'égalitarisme forcené serait la réalité de la démocratie (La République de PLATON et La Politique d'ARISTOTE)."

 

Démocratie et évolution moderne

"La signification moderne de la notion se confond avec l'évolution historique de nos régimes occidentaux. Les théories philosophiques inspirées par le droit naturel, la construction de relations sociales basées sur l'économie de marché et l'émergence de la classe bourgeoise, l'indépendance des États-Unis à l'égard de la puissance coloniale britannique, sont autant de facteurs (l'auteur ne cite pas tous les facteurs parmi les principaux d'ailleurs) de nature différente qui permirent la constitution de la notion moderne de démocratie, fort éloignée du "pouvoir du peuple" des Athéniens, bien que l'idée selon laquelle la souveraineté appartient à l'ensemble des citoyens lui a été reprise. Ce régime est caractérisé par le caractère constitutionnel des lois et des décisions prises par le gouvernement (la Constitution domine de son autorité toute autre norme ou acte), par la séparation des pouvoirs (législatif, exécutif et judiciaire), et par son caractère représentatif (mise en oeuvre par l'élection, la plupart du temps au suffrage universel)."

 

   Daniel GAXIE définit la démocratie comme "une forme d'organisation politique traditionnellement définie, selon la formule d'Abraham Lincoln, comme le "gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple". Comme dans tout système politique, "le peuple", c'est-à-dire la population des citoyens regroupés dans le cadre d'un territoire, y est gouverné. La spécificité d'un système démocratique est que les gouvernés sont censés être en même temps des gouvernants, associés aux principales décisions engageant la vie de la cité. Et c'est parce que le peuple est à la fois sujet (c'est-à-dire soumis au pouvoir politique) et souverain (détenteur de ce pouvoir) que les systèmes démocratiques sont supposés agir dans l'intérêt du peuple.

La question de savoir comment et dans quelle mesure le "peuple" est associé à son propre gouvernement est évidemment centrale en ce qui concerne le caractère démocratique des systèmes politiques. De l'Antiquité grecque jusqu'au XIXe siècle, seul un régime que nous appelons aujourd'hui démocratie directe, où les lois sont débattues et votées par l'assemblée (ekklésia) des citoyens, pouvait être qualifié de démocratique." Ouvrons ici encore une parenthèse pour signaler que des procédés "démocratiques" pouvaient exister et ne pas être qualifiés de tels dans des congrégations religieuses par exemple ou même au sein des Églises chrétiennes naissantes... "La désignation des gouvernants par l'élection, en réservant le pouvoir à "quelques-uns" et non "à tous" étaient considérée comme un procédé aristocratique. Progressivement, le gouvernement représentatif (c'est-à-dire le gouvernement exercé par les représentants du "peuple", élus par les citoyens) va être reconnu comme une forme particulière, puis comme la seule forme de démocratie. Les formes contemporaines de représentation élective sont considérées comme démocratiques et, à l'exception de quelques cantons suisses, toutes les démocraties sont, aujourd'hui, représentatives.

 

Des représentations normatives de la démocratie

La démocratie comprend des institutions, des textes juridiques, des pratiques, une culture, mais aussi des représentations diffuses. Ces représentations sont normatives (au sens où elles prescrivent des normes à respecter ou à atteindre) et légitimatrices (au sens où elle justifie et "sacralise" un ordre politique). C'est en leur nom que diverses luttes politiques sont menées pour conserver ou modifier l'organisation politique existante. Des traditions intellectuelles relevant du droit et de la philosophie son centrées sur le commentaire et souvent la célébration de ces composantes juridiques, institutionnelles et idéologiques. Des traditions critiques recensent les limites ou les insuffisances des démocraties concrètes et proposent divers aménagements pour les rendre plus authentiques. Les sciences sociales (...) ne cherchent pas à juger ou à défendre la démocratie. Elles se proposent plutôt de comprendre et d'expliquer ses modalités de fonctionnement."

Ce qu'elles disent sur la manière dont les processus démocratiques régulent, avivent, révèlent, tentent de résoudre... les conflits, et pas seulement les conflits politiques, nous intéresse ici plus particulièrement.

 

Daniel GAXIE, Démocratie, dans Encyclopedia Universalis, 2014. Jean-François KERVÉGAN, Démocratie, dans Dictionnaire de philosophie politique, PUF, 2005. Thierry MÉNISSIER, Eléments de philosophie politique, Ellipses, 2005

 

PHILIUS

 

Relu le 8 octobre 2021

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3 février 2014 1 03 /02 /février /2014 12:49

       Dans cet ouvrage de 2005, d'une dizaine de contributeurs, se trouvent éclairés et discutés les fondements d'une grande partie de la philosophie politique européenne.  Dans leur introduction, les deux directeurs d'un Colloque organisé au Goethe Institut de Paris en novembre 1998, indiquent que "si la tâche des politiques est de garantir la compatibilité des éléments du corps social, sinon leur cohésion, elle implique que l'on prenne au sérieux le risque d'une anarchie des corps dans un état de nature qui n'est par hypothèses soumis à aucune règle."

Il faut remarquer en passant que dans note monde actuel, au moment où les États perdent la faculté de remplir cette tâche, aucun organisme (supranational ou de gouvernance "privée" mondiale) ne semble en mesure de s'opposer au développement de situations qualifiées précisément d'état de nature. Mû par une idéologie, finalement assez naïve, que le libre jeu des concurrences permettra le maintien de cette cohésion, les acteurs sociaux dominants semblent avoir "oublié" tout un pan de la philosophie politique européenne... Non qu'un débat ait lieu sur l'existence de cet état de nature qu'il faut maîtriser selon cette philosophie politique - de toute façon, les acteurs économiques dominants n'ont cure d'un tel débat, si même ils en connaissent l'existence... - mais qu'en définitive, tout se passe, comme si l'on désirait que le libre jeu économique permette à lui seul d'éviter des confrontations de plus en plus brutales...

"La pensée fait-elle autre chose, poursuivent nos auteurs, quand elle entreprend de connaitre la nature, que de la soumettre à des lois? La raison est confrontée à un monde fait d'incohérences, de querelles incessantes, que ce soit dans la société elle-même, avec les guerres civiles, ou entre les nations, qui n'ont de cesse de se faire la guerre, ou dans le domaine de la science, où l'on s'attendrait pourtant de voir triompher la concorde. Comment, dans de telles conditions, la raison n'aspirerait-elle pas à se donner à elle-même des lois pour faire régner la paix? Chez Hobbes comme chez Kant, le projet politique de mettre fin à la violence arbitraire n'est pas sans rapport avec le projet théorique d'un ordre du savoir : fonder la science, c'est en effet aspirer à garantir la connaissance face à l'arbitraire et à la contingence.

Comme Hobbes, Kant philosophe à partir du spectacle désolant de la guerre, non seulement celui des incessantes guerres lancées avec plus ou moins de succès par Frédéric II, qui entrainent des déplacements incessants de frontière entre les empires autrichiens, et russes (...), mais aussi celui du "champ de bataille" de la métaphysique dont les conflits semblent appelés à s'éterniser. A moins, peut-être, d'instaurer prochainement un "traité de paix perpétuelle en philosophie", comme Kant en a formé le voeu? Ce traité est-il toutefois séparable d'une "paix perpétuelle" entre les nations? Il y aurait de l'arbitraire à vouloir séparer les dimensions métaphysique et juridico-politique de philosophies qui font de la paix leur idéal régulateur, de l'établissement de limites leur condition de possibilité, et de la constitution de disciplines leur mode opératoire. la discipline permet, en effet, de diviser les difficultés, de séparer les pouvoirs et de civiliser les corps. Un même désir d'apaisement rationnel des forces violentes de la nature, - désir sans doute aveugle sur sa propre violence - s'exerce chez ces philosophes dits classiques.

La violence fait peur : sous la forme du sédie incessant de puissance, visible dès l'enfance, devenant une méchanceté adulte de puer robustus. Il y a là un excès que Hobbes a rigoureusement décrit, et dont Kant a méthodiquement pris la mesure, l'un et l'autre avec un égal effroi. Comment dès lors éviter le déchainement aveugle de la logique de puissance? Comment tirer parti de l'énergie ainsi déployée? Comment, à partir de cette "insociable sociabilité", tisser un lien social qui soit capable de ménager tout à la fois la sécurité et la liberté?"

     Dans cette perspective qui concerne tous les conflits possibles, pas seulement les guerres entre nations, mais aussi les guerres civiles engendrées par des pratiques économiques injustes, mais aussi les "dérives" de la puissance économique, il s'agit d'arbitrer et de critiquer. Arbitrer, c'est-dire médiatiser. l'arbitre est d'abord un médiateur, mais un médiateur qui assure (ou qui fait référence à quelque chose qui l'assure) et garantit la justice aux parties en conflit. Quelle justice?, quelle méthode d'arbitrage? C'est aussi l'objet de la pensée de Hobbes comme de Kant. Par d'arbitrage sans justice et pas de justice sans arbitrage... Une médiation qui réussit à maintenir simplement l'ordre social est-elle possible? Bien entendu, plus une société est injuste, plus elle a besoin de médiation pour se maintenir. Mais cette médiation-là est-elle viable sans la justice? La pensée de Hobbes comme de Kant ne semble-t-elle pas se centrer sur l'efficacité de l'arbitrage proprement dit, plutôt que sur une véritable justice? La pensée politique, surtout celle de Hobbes n'est-elle pas plus attentive aux conditions de garantie des jugements rendus, celle que seule peut assurer le souverain? N'y-a-t-il pas un choix sous-jacent qui préfère l'ordre à la justice? Comme pour contrebalancer ce choix, critiquer semble un impératif pour prévenir les dérives mêmes du souverain. Pour Kant, il semble que ce soit la cas (bien plus que pour Hobbes... même si Kant s'y réfère). Reproduisons ici, comme les deux auteurs de cette Introduction ce passage de la Critique de la raison pure :

"Sans (la critique et son tribunal) la raison demeure en quelque sorte à l'état de nature et elle ne peut faire valoir ou garantir ses assertions et ses prétentions qu'au moyen de la guerre. La critique, au contraire, qui tire toutes ses décisions des règles fondamentales de sa propre institution, dont personne ne peut mettre en doute l'autorité, nous procure la tranquillité d'un état légal où nous avons le devoir de ne pas traiter notre différend autrement que par voie de procédure. Ce qui met fin aux querelles dans le premier état, c'est une victoire dont se vantent les deux partis et qui n'est ordinairement suivie que d'une paix mal assurée établie par l'intervention de l'autorité publique, mais dans le second, c'est une sentence qui, atteignant à la source même de disputes, doit amener une paix éternelle. Ainsi, les disputes interminables d'une raison purement dogmatique nous obligent à chercher enfin le repos dans quelque critique de cette raison même et dans une législation qui s'y fonde. Ainsi que Hobbes l'affirme, l'état de nature est un état d'injustice et de violence, et l'on doit nécessairement l'abandonner pour se soumettre à la contrainte de la loi qui ne limite notre liberté que pour qu'elle puisse coexister avec celle de tout autre et par là même avec le bien général."

 

    Les différentes contributions, réparties en trois parties, Discipliner, Arbitrer et Critiquer, s'efforcent d'apporter des éléments à ce débat essentiel. 

Martine PÉCHARMAN examine le problème du principe des jugements pratiques : Kant critique d'un illusion de Hobbes. Denis THOUARD effectue une comparaison entre les anthropologies du rire et la subjectivité chez Hobbes et chez Kant. Michèle CRAMPE-CASNABET analyse le concept de discipline chez ces deux auteurs.

Reinhard BRANDT se penche sur la problématique du jus ommium in ommio et ommes de Hobbes et sur la théorie kantienne de la possession de l'arbitre d'une autre personne dans le droit du contrat. Tom SORELL analyse le châtiment dans une perspective kantienne. Ian HARRIS compare la communauté chez les deux auteurs. Simone GOYARD-FABRE examine les fondements rationnels du droit politique selon Hobbes et selon Kant.

Gérard RAULET discute du Contrat social, de la citoyenneté et de la souveraineté selon Kant. Pierre-Henri TAVOILLOT analyse L'insociable sociabilité et les principes de la nature humaine chez les deux penseurs politiques. Karlfriedrich HERB examine L'avenir de la République, Sur la lecture contractualiste de l'histoire chez les deux auteurs. Bernd LUDWIG analyse La critique de l'ontologie traditionnelle par Hobbes et Kant.

 

     Luc FOISNEAU, chargé de recherche au CNRS (Maison française, Department of Politic and International Relations, Université d'Oxford), spécialiste des questions de la souveraineté et de la mondialisation et Denis THOUARD, chargé de recherche au CNRS également (Lille, UMR "Savoirs et textes", Munich SFB "Frühe Neuzit"), spécialiste de la question de la subjectivité et de l'interprétation, offre là un éventail de réflexions presque incontournables dans le domaine de la philosophie politique.

 

Sous la direction de L. FOISNEAU et de D. THOUARD, Kant et Hobbes, De la violence à la politique, Librairie Philosophique J. Vrin, 2005.

 

Relu le 5 octobre 2021

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25 décembre 2013 3 25 /12 /décembre /2013 09:34

     Les premiers conflits ouverts avec les puissances étrangères en Chine précipitent l'évolution de la philosophie politique chinoise vers un réformisme de plus en plus radical, notamment en ce qui concerne les institutions. A la pointe de cette évolution, les disciples de LIU FENGLU, appliquant la doctrine de l'école de Changzhou à la critique des institutions, contribuent à diffuser l'idée d'une réforme progressive.

   Anne CHENG explique un aspect essentiel de cette évolution : cet esprit qui puise encore aux sources classiques se radicalise à partir de la seconde moitié du XIXe siècle. La première guerre de l'opium (1840-1842), l'accord de Nankin qui la "termine" et qui octroie aux puissances étrangères nombre de droits et de privilèges en territoire chinois, orientent les études de WEI YUAN, par exemple, vers l'élaboration d'une véritable stratégie de défense (Mémoire illustré sur les pays d'outre-mer). 

Dès 1850, la révolte intérieure des Taiping, dans le Sud, au Guangsix est alimentée entre autre par un sectarisme syncrétique intégrant des éléments chrétiens formulés par HONG XIUQUAN (1814-1864). Cette révolte qui puise son énergie dans un égalitarisme autoritaire qui rappelle celui des mouvements millénaristes et insurrectionnels qui contribuèrent à la chute de la dynastie Han (se réclamant d'une "Grande Paix"), écrasée en 1864, suscite une réaction orthodoxe qui prône un ordre moral néoconfucéen et un renouveau de l'ancienne école de Tongcheng, dans l'Aunhui. Ce renouveau est représenté notamment par FANG DONGSHU (1772-1851). Dans son Hanxue shangdui de 1824, il attaque (et foudroie en quelque sorte) les "études Han" en leur reprochant leur méthode trop exclusivement philologique, incapable de fournir une réflexion de fond sur les questions morales et les situations de crise.

Nous entrons alors dans un paysage intellectuel où il n'est presque plus nécessaire de faire référence aux Classiques pour proposer des solutions - orthodoxes ou réformatrices - à cette crise. Notons tout de suite que si le monde des lettrés est traversé par cette évolution-là, la grande majorité de la population vit encore avec les préceptes et les idées de ce que l'on pourrait appeler un "Ancien Régime", s'il ne perdurait pas dans toute sa force dans de nombreuses régions. Plus tard, en pleine guerre civile, au début du XXe siècle, de nombreux chefs de guerre s'appuient encore sur les anciennes mentalités pour rétablir à leur profit une autorité impériale. 

    Anne CHENG décrit une autre conséquence de la guerre des Taiping : un mouvement de modernisation, d'occidentalisation, dans les domaines scientifique et technique, théorisé par FENG GUIFEN (1809-1874). "La distinction qu'il introduit, explique-t-elle, entre les traditions chinoises à sauvegarder et les techniques occidentales à emprunter reprend la distinction classique entre constitution et fonction."

"Les enseignements de la Chine comme fondement constitutif, ceux de l'Occident comme pratique fonctionnelle", écrit ce théoricien. Cette formule est reprise à l'envi, notamment par ZHANG ZHIDONG (1837-1919) à la veille des réformes de 1898. 

 

Un mouvement interne à la bureaucratie impériale

   A partir des années 1860 se constitue à la tête de la bureaucratie impériale un mouvement en faveur de l'"auto-renforcement" (terme qui vient directement du Livre des Mutations). C'est à ce moment seulement que s'impose l'idée que le danger le plus direct pour la dynastie vient de l'extérieur, vient de l'Occident. En même temps se fait jour une certaine conscience "nationale", la conscience d'appartenir à la Chine comme entité, non plus comme centre de la civilisation par opposition aux "barbares" (l'Empire du Milieu). Cette prise de conscience tardive, qui provient d'une difficile reconnaissance de la supériorité objective de l'Occident, non seulement sur les plans scientifique et technologique, mais également dans la gestion des ressources humaines et matérielles, ouvre véritablement une nouvelle période à la philosophie politique chinoise. 

     Aux observateurs comme WANG TAO (1828-1897), fasciné par l'exemple de l'Angleterre et un temps collaborateur du sinologue écossais James LEGGE (1828-1897), il apparait nettement que rien ne sert d'adopter les techniques étrangères si les méthodes administratives sont inadaptées et les fondements même de l'État menacés de ruine.

    YAN FU (1853-1921), autre admirateur de l'Occident, est marqué par la philosophie et la pensée politique anglaises, empreinte de "darwinisme". Il applique la thèse de la survie des plus aptes aux sociétés humaines, dans ses essais publiés entre 1895 et 1898. (Quatre de ces essais, écrits en 1895, sont traduits par François HOUANG, Les manifestes de Yen Fou, Fayard, 1977. Voir aussi James R. PUSEY, China and Charles Darwin, Cambridge, (Mass.), Harvard University Press, 1983). Il traduit en chinois l'essai de Thomas HUXLEY, Evolution and Ethics, traduction publiée en 1896. Dans le monde humain, proclame YAN FU, la lutte perpétuelle pour la survie se passe d'abord entre les communautés qui, dans le contexte moderne, prennent la forme d'États-nations. Pour vaincre dans cette lutte, les communautés, sociales ou nationales, ne peuvent prospérer que si leurs membres sont individuellement forts. Il appelle à une régénération physique, intellectuelle et morale. Dénonçant leur apathie, leur hypocrisie, leur veulerie et leur manque de sens de l'honneur, il voudrait les voir transformés en citoyens dynamiques et responsables. Ce message "darwinien" représente une composante majeure de l'esprit réformiste des années 1890. Entre 1900 et 1910, YAN FU fait paraitre une série de traductions, accompagnées de commentaires personnels et rédigées dans une langue classique raffinée qui en font de véritables transpositions en terrain chinois : The Study of Sociology (Qunxue siyan) de Herbert SPENCER, The Wealth of Nations (Yuanfu) d'Adam SMITH, On Liberty (Qunjiquan jielun) de John Stuart MILL, L'esprit des Lois (Fayi) de MONTESQUIEU. (Anne CHENG)

     C'est là une véritable pénétration de la pensée philosophique occidentale, qui s'opère non par la voir religieuse - voie qui semblait logique vu l'ancienneté des tentatives de christianisation en Chine - mais par une voie très laïcisée. Mais sans doute cette pénétration perd-t-elle de sa force de conviction profonde sur la vision de la vie, en ne remettant absolument pas en cause la vision cosmologique ancestrale, et surtout pas chez les non lettrés. Mais elle constitue toutefois un bouleversement dans la vision de la relation entre les "réalités cosmologiques" et la vie "ici et maintenant", et ce d'abord sur les questions institutionnelles. Cela contribue à déconnecter la légitimité religieuse de la légitimité politique, cette dernière n'étant plus vérifiée que par l'efficacité des politiques menées, même s'il n'est absolument pas dans l'esprit des philosophes réformistes que s'effectue une telle déconnexion.

 

Une floraison de propositions modernistes

     Pendant toute la seconde moitié du XIXe siècle, avec l'intensification des échanges intellectuels avec les Occidentaux, des idées nouvelles commencent à faire leur chemin, notamment celle d'un principe parlementaire ou d'une participation du peuple au pouvoir par le truchement des journaux, véhicules de l'opinion publique appelée en Chine minqing, expression qui évoque les traditionnels "jugements purs", qingyi.

     Dans le même temps, les lettrés chinois font feu de tout bois pour étayer leurs idées réformistes, fouillant tous les recoins de l'héritage culturel dont bien des aspects avaient été occultés par l'orthodoxie impériale. Léon VANDERMEERSH écrit que "le confucianisme est alors en butte, dans les milieux progressistes, à la sévère critique de tous ceux - par exemple Yan Fu - qui le jugent responsable de l'arriération de la société chinoise laissant le pays livré sans défense à l'agressivité des impérialistes occidentaux et japonais ; ceux qui lui restent attachés ne peuvent donc pas ne pas sentir la nécessité de le rénover. Cependant, ceux-ci, d'autre part, pensent que la tradition chinoise est assez riche pour renfermer quelque part la source spirituelle qui pourra nourrir cette rénovation."

Cette volonté de mobiliser toutes les ressources du fonds traditionnel est illustrée par KANG YOUWEI (1858-1927), représentatif d'un véritable renouveau du bouddhisme Mahâyâna vers la fin des Qing, qui, paradoxalement, touche surtout les intellectuels laïques et progressistes. Assimilé depuis longtemps par la culture chinoise, le bouddhisme apparait en effet apte à faire pièce aussi bien à la morale chrétienne qu'à la spéculation philosophique dont se réclame l'Occident. Cependant, par défi à l'orthodoxie zhuxiste encore en vigueur officiellement à son époque, l'érudit de l'académie de l'Océan d'érudition, établie en 1820 par RUAN YUAN à Canton, puise aussi aux sources de l'antiquité chinoise une conception du monde vitaliste, naturaliste et cosmologique héritée de MENCIUS et de DONG ZHONGSHU, axée sur le qi, énergie première de l'univers, et l'unité du Ciel et de l'Homme.

 

Un radicalisme croissant

      Dans les dernières décennies du XIXe siècle, il est devenu urgent de réévaluer de fond en comble toute la tradition classique pour avoir une chance de sauver la nation d'une aliénation totale. Le renouveau des "textes modernes" de plus en plus radical, trouve une caisse de résonance dans les écrits de KANG YOUWEI. En 1891, en même temps qu'il ouvre une école à Canton où il a pour disciple LIANG QICHAO, parait son Étude critique des faux Classiques établis par les érudits de la dynastie Xin (l'interrègne de WANG MANG entre 9 et 23). Il accuse le courant des "textes anciens" dans son entier d'avoir été une constante entrave à tout esprit de réforme, une orthodoxie qui n'a fait que scléroser et stériliser toute la tradition intellectuelle chinoise. Devant les désastres de la dernière décennie en Chine, KANG YOUWEI estime être mis en demeure, et l'ensemble du monde intellectuel avec lui, de reconsidérer l'ensemble de la tradition culturelle chinoise, à commencer par sa source même, la "figure du père" qu'est CONFUCIUS. Dans son Étude critique de Confucius comme réformateur des institutions, de 1897, il puise dans le corpus des "textes modernes" pour le dépeindre sous les traits d'un progressiste avant la lettre. Son but, difficilement défendable en matière d'histoire textuelle - pour le moins! - est de recentrer toute la tradition chinoise sur la personne de CONFUCIUS, transfigurée de manière à rivaliser avec les figures de proue des autres grandes religions, le Bouddha, le Christ ou Mahomet. Dans son intention de faire pièce à l'influence chrétienne tout en reprenant sa vision d'un progrès de l'humanité vers sa libération définitive, en exaltant une figure de saint Confucius, puisant largement dans la littérature apocryphe, se voyant d'ailleurs lui-même en figure de "sage", salué par ses pairs de "Martin Luther du confucianisme", il participe grandement, en universalisant une nouvelle religion confucéenne, à une véritable déconfucianisation de la tradition... Aux première loges dans les sphères du pouvoir déclinant, il réussit avec ses collègues, enfin, à se faire entendre après la suprême humiliation chinoise face au Japon en 1895 et l'occupation en 1897 de la baie de Jiaozhou par l'Allemagne. L'application de la philosophie politique des "textes modernes" vient sans doute tardivement, lors des "cent jours", entre le 12 juin et le 20 septembre 1898. Il propose, avec LIANG QICHAO (1873-1929)  et TAN SITONG (1865-1898) l'instauration d'une monarchie constitutionnelle, notamment sur le modèle du Japon.

Si nous mentionnons ces dates, ce n'est pas parce que l'histoire de la Chine est assez mal connue des intellectuels occidentaux, mais parce que ces cent jours constituent, même si l'entreprise politique échoue en fin de compte, un véritable coup de tonnerre dans le paysage philosophique et politique chinois, qui laisse des traces pour la postérité. L'impératrice douairière CIXI reprend la situation en main en soutenant le mouvement des Boxers. Cette société secrète pro-mandchoue qui veut en finir avec les Occidentaux échoue lamentablement face aux puissances détentrices des concessions, la France, l'Angleterre, l'Allemagne et la Russie. Par cet échec, les partisans de l'orthodoxie la plus stricte justifient les vagues réformatrices et révolutionnaires futures...

     Figure de proue de l'opinion publique qui se forme et se développe dans une effervescence politique, économique et sociale, LIANG QUCHAO fonde en 1895 le journal Shiwu bao (en anglais The china Progress), véritable plate-forme du mouvement réformiste. Dans ses colonnes ses éditoriaux, le lettré réclame un régime parlementaire et des "droits pour le peuple", une refonte du système des examens et des cursus scolaires (notamment l'intégration de méthodes et de disciplines occidentales, l'égalité des sexes (ce qui est proprement révolutionnaire), l'ouverture d'écoles pour les femmes et l'abolition des pieds bandés. A propos de ces pieds bandés, qui en sociologie comme en anthropologie constitue une sorte de trou noir des recherches encore aujourd'hui, il s'agit d'une pratique généralisée et millénaire qui constitue un point clé pour la libération du peuple.

    Pendant les quelques années qui précèdent 1898, sous l'impulsion décisive de KANG et de LIANG, de multiples écoles et "associations d'étude" impatientes d'intégrer le "savoir occidental" fleurissent dans la Chine du Sud (Jiangsu, région de Shangaï et Guangdong, région de Canton, Hunan...).  C'est dans cette dernière province que LIANG QICHAO porte la "bonne parole" en 1897. Partie de WANG FUZHI, symbole de la résistance au despotisme mandchou, ainsi que (plus tard) de MAO ZEDONG. Elle est le théâtre de la première expérience grandeur nature d'organisation sociale sur des bases réformistes.

    TAN SITONG, dans son Nouveau journal du Hunan (Xiangxue xinbao) et dans son association d'étude du Sud en est une figure de proue. Son oeuvre la plus connue, l'Étude sur l'humanité, est très influencée par KANG YOUWEI : à partir d'une fusion de l'idéal néo-confucéen et du bouddhisme Mahâyâna, à laquelle s'adjoint des éléments de spiritualité chrétienne et de théories scientifiques occidentales, cet auteur réinterprète la vertu confucéenne d'humanité comme force dynamisante de l'univers et garante de l'égalité foncière entre les êtres humains. Dans un élan mystique, il y voit un état universel de sollicitude mutuelle et de compassion infinie où tous les êtres humains entreraient en nirvâna, rompant ainsi les relations hiérarchiques de la société traditionnelle. 

 

Entre universalisme et nationalisme

     Anne CHENG explique comment les tendances fortes de la philosophie politique chinoise évoluent entre universalisme et nationalisme. 

"Face à la tendance pragmatique fortement marquée par le darwinisme social d'un Yan Fu, Tan Sitong, comme Kang Youwei, intègre l'idée d'évolution  dans la cosmologie chinoise. De manière significative, à chaque fois que Kang s'efforce de traduire des emprunts à la théorie politique libérale de l'Occident, il se tourne tout naturellement vers la tradition des "textes modernes" : dans la vision Han de l'unité du Ciel et de l'Homme se trouvent ainsi replacées les notions de liberté individuelle, d'égalité et de démocratie. De la même façon, il interprète la vision jinwen de l'histoire, qui reste essentiellement cyclique, dans le sens d'une conception linéaire et évolutionniste, réorientant toute la perspective traditionnelle en un schéma de progrès tourné vers l'avenir. Dans son Livre de la Grande Unité, Kang assigne ce qu'il appelle - en reprenant une expression classique - l'"Âge de la grande Paix" comme but à l'évolution progressive de l'humanité, dont l'avènement passe par l'instauration d'un régime parlementaire et d'une monarchie constitutionnelle. 

  A partir du milieu du XIXe siècle, il semble que le "nationalisme ethnique", alimenté par le ressentiment contre la domination mandchoue, cède progressivement la place à un nationalisme d'un nouveau type en réaction contre les menées impérialistes des puissances occidentales. Du mot d'ordre qui appelle à "restaurer les Ming et renverser les Qing", on passe à celui des Boxers qui, en 1900, veulent "restaurer les Qing et renverser les étrangers". Dans la conception traditionnelle, la Chine n'est pas au centre du monde, elle est le monde, un tout cosmique et moral. Une telle représentation, dans laquelle la barbarie (sur la périphérie) n'a de rapports avec la civilisation (au centre) qu'en lui payant tribut, ne favorise guère a priori l'émergence d'un nationalisme fondé sur le sentiment d'appartenir à un pays parmi d'autres. La priorité pour les réformistes se réclamant des "textes modernes" était de reconstituer un ordre du monde cohérent qui était fondamentalement universaliste, et si nombre de penseurs de la période étaient conscients de la nécessité de créer le sentiment d'une communauté nationale, ils ne semblent pas avoir conçu le nationalisme comme une fin en soi. Dans le prolongement de l'interprétation donnée des Printemps et Automnes par Liu Fenglu, Kang Youwei oriente la vision culturaliste vers un idéal universaliste. (Mengzi wei (Signification cachée du Mengzi), édition Shanghaï, Guangzhi shuju, 1916). (...).

     Chang Hao rappelle qu'au plus fort du mouvement de réformes de 1898, Liang Qichao écrivit à son maitre pour lui rappeler que "leur souci d'agir politiquement ne devrait pas leur faire oublier leur objectif suprême, à savoir l'idée universaliste de répandre l'enseignement moral et spirituel de Confucius et de sauver le monde, préférable à l'objectif politique "particulariste" de défendre simplement la Chine en tant que nation".(Chinese Intellectuals in Crisis). Dans son essai De la communauté (sociopolitique), Liang reste dans l'universalité tout en mettant l'accent, non plus sur l'aspect humain comme le fait Kang, mais sur les problèmes cruciaux de participation et de légitimation. (...) Et Liang de citer à l'appui les mêmes sources classiques que Liu Fenglu et Kang Youwei (...).

A cet élan universaliste vient se joindre Tan Sitong. Pourvu que l'homme aborde les problèmes sociopolitiques dans un esprit d'amour - sous la forme confucéenne du sentiment d'humanité -, alors la "Grande Paix" envisagée dans les sources classiques comme le Gongyang pourrait advenir, dans la liberté et l'égalité, sans qu'il y ait plus de discrimination entre les peuples ni la séparation entre les nations."

      A la fin du XIXe siècle, il existait bien, cependant, des façons de combiner cet idéal d'universalité avec un nationalisme de l'ici-et-maintenant : bien des réformateurs "aspiraient à la réalisation future d'un monde universel rassemblant toutes les nations, tout en prônant pour le présent un État-nation chinois réformé. L'universalité restait le but ultime du schéma évolutif fait de changement graduel et de progrès envisagé par les réformateurs. (...) Il était parfaitement cohérent de reconnaitre la réalité présente de nations en guerre, tout en ayant la vision d'un monde meilleur de paix universelle à venir." (Wong Young-tsu, The ideal of Universality, dans le livre de Paul A COHEN et de John E SCHRECKER, Reform in 19th Century China, Cambridge (Mass.), East Asian Research Center, Harvard University, 1976). 

 

Savoir occidental pour la technique et savoir chinois pour la structure de la société...

    John FAIRBANK et Merle GOLDMAN, dans leur étude sur le début de la modernisation et le déclin du pouvoir des Qing, écrivent que le mouvement d'"auto-affermisation" prôné par une partie des élites, "s'incarnait dans la doctrine, aussi séduisante que trompeuse, "le savoir chinois pour la structure fondamentale ; le savoir occidental pour la pratique". Comme si les armes, les bateaux à vapeur, la science et la technologie occidentales pouvaient, d'une manière ou d'un autre, servir à préserver les valeurs confucéennes. Rétrospectivement, nous voyons bien que les canonnières et les aciéries apportaient avec elles leur propre philosophie. Mais la génération de 1860-1890 s'accrochait à l'idée que la Chine pouvait accomplir le saut qui la propulserait au beau milieu d'un fleuve en crue."

Les dirigeants chinois et la partie "réformiste" de l'élite intellectuelle se "trouvèrent pris dans un processus inexorable, où chaque emprunt conduisait à un autre emprunt : de la machinerie à la technologie, de la science à la totalité du savoir, de l'acceptation des idées nouvelles au changement des institutions, et, un jour, de la réforme constitutionnelle à la révolution républicaine. Le caractère erroné de cette semi-occidentalisation, qui s'en tenait aux moyens et laissait de côté les valeurs, n'avaient pas manqué d'apparaitre aux yeux des lettrés conservateurs, qui tentèrent d'y remédier en s'opposant à tout ce qui était occidental.

       Ceux qui étaient à la tête du mouvement d'"auto-affermissement" de la Chine étaient ceux qui avaient réussi à écraser les Taiping, comme Zeng Guofan, et son jeune coadjeteur Li Hongzhang (1823-1901), lequel avait créé un arsenal à Changhaï pour y fabriquer des armes à feu et des canonnières. Dès 1864, Li expliqua aux dirigeants de Pékin que la domination que les étrangers exerçaient sur la Chine était due à la supériorité de leurs armes, qu'il n'était pas possible de les expulser et, par conséquent, que la société chinoise faisait face à sa plus grande crise depuis l'unification conduite pat le premier empereur en 221 av JC. Li tirait la conclusion que, pour se renforcer, la Chine devait apprendre à se servir des machines occidentales, ce qui impliquait de former du personnel chinois. Ce raisonnement était évident pour les soldats japonais lorsque débarqua le Commodore Percy, en 1853. Mais le mouvement d'occidentalisation en Chine trouvait partout sur son chemin l'ignorance et les préjugés des lettrés confucéens. Dans les mêmes décennies, qui virent le Japon se moderniser à toute allure, la Chine faisait la preuve de son incapacité à réagir, et le parallèle entre les deux pays offre à cet égard l'un des plus grands contrastes de l'histoire." Les auteurs nous informent, que malgré toute une évolution de la philosophie politique chinoise, et sans doute à cause du chaos induit par l'accumulation des actions armées en maintes parties du territoire, "la modernisation de la Chine fut prise en main par un petit nombre de hauts fonctionnaires qui en avaient vu la nécessité, et qui s'efforçaient - malgré un environnement léthargique, si ce n'est hostile - de lever des fonds, de trouver du personnel et de lancer des projets." La Cour de l'impératrice douairière, valets politiques et lettrés bureaucrates compris, vivait encore sous l'emprise des notions anciennes et semblait croire, tout en se servant de ces modernistes et des conservateurs dans des équilibres sociopolitiques internes, que la Chine finirait par absorber l'influence étrangère, dans une méconnaissance colossale de la véritable géopolitique du monde.

Et aux yeux de la plupart des Chinois, les missionnaires chrétiens formaient le bras idéologique de l'agression étrangère, dans un conflit, commencé au XVIIe siècle, entre christianisme et confucianisme qui se déroule jusqu'à la fin du XIXe siècle sur les plans politique, intellectuel et social. 

 

John K FAIRBANK et Merle GOLDMAN, Histoire de la Chine, Des origines à nos jours, Tallandier, 2010. Anne CHENG, Histoire de la pensée chinoise, Seuil, 2002.

 

PHILIUS

 

Relu le 8 août 2021

 

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23 décembre 2013 1 23 /12 /décembre /2013 15:43

    Anne CHENG présente l'évolution de la pensée chinoise confrontée à l'Occident, à l'époque moderne, de la fin du XVIIIe au début du XXe siècle. Cette périodisation a l'avantage de montrer comment cette pensée évolue dans une période d'ouverture tolérée, acceptée, puis forcée de la Chine au reste du monde, ce qui mène aux soubresauts révolutionnaires qui dessinent un paysage intellectuel complètement différent, mais qui garde des traits permanents. Traits permanents qui marquent l'organisation politique de la société chinoise jusqu'à l'aube du XXIe siècle. Concernant cette période, l'historiographie récente met en garde sur une généralisation d'une vision de la situation, surtout vue en définitive du centre politique du pays, à toutes les régions de la Chine. Ce qui frappe les esprits dans une région peut finalement laisser indifférent une autre et chaque région de cet immense pays, malgré l'unité de celui-ci, possède sa propre histoire philosophique. C'est autant d'histoires différentes  de la philosophie chinoise qui pourraient prochainement être mises à jour. Pour l'heure, Anne CHENG nous livre un tableau d'ensemble des éléments qui, de toute façon, influent sur les lignes historiques fortes de l'ensemble du pays.

 

    Après un siècle et demi de stabilité relative, en tout cas marqué par l'absence de grandes guerres civiles ou extérieures, le pouvoir mandchou, après un apogée sous le long règne de QIANLONG (1736-1796), donne des signes de fatigue vers la fin du XVIIIe siècle. "En témoigne l'opposition d'une faction de lettrés et de bureaucrates à un Mandchou favori de l'empereur, Hershen (1750-1799). Elle ravive le douloureux souvenir des répressions menées par l'eunuque Wei Zongxian vers la fin des Ming en faisant éclater au grand jour la corruption de l'ensemble du système socio-économique et bureaucratique. Cet épisode, qui marque la transition entre le despotisme de l'ère Qianlong au XVIIIe siècle et la relative tolérance de l'ère Jiaqing au début du XIXe siècle, laisse entrevoir de nouveaux rapports de force entre le pouvoir impérial et les lettrés. Ceux-ci font de nouveau valoir leurs prérogatives et entendre leurs remontrances sous forme de "jugements purs" dont la tradition remonte aux Han et qui avaient connu une recrudescence chez les partisans du Donglin. Les critiques émanant de la base bureaucratique se radicaliseront tout au long du siècle jusqu'à la chute définitive de la dynastie mandchoue en même temps que du régime impérial à l'aube du XXe."

  Après avoir rappelé l'évolution antérieure, Anne CHENG poursuit : "... commence à se détacher de l'érudition "des vérifications et des preuves", historiciste et volontiers rationaliste, un courant qui prétend redonner aux Classiques leur valeur de textes porteurs de vérités atemporelles.

Le regain d'intérêt pour la tradition oubliée des "textes modernes" se focalise sur les Annales des Printemps et Automnes (Chunqiu) qui avaient été au centre de la "bataille des Classiques" sous les Han. Par leur double statut de Classique et d'ouvrage historique, elles étaient en effet à la jonction de la tradition canonique et de l'engagement politique. Déjà sous les Han, c'était le Classique le plus étroitement associé au thème de la légitimité de la dynastie. Selon les apocryphes, Confucius, prophète visionnaire et "roi sans couronne", l'aurait composé en prévision de l'avènement du clan Liu, fondateur de la dynastie Han, et y aurait défini un code implicite de critique éthico-politique qui visait ses contemporains autant qu'il dessinait un monde idéal à venir."

      Anne CHENG souligne l'esprit réformiste qui sous-tend le renouveau des "textes modernes" animé par les lettrés de Changzhou. Cette région traditionnellement bien pourvue en lettrés frondeurs avait déjà été dans les années 1620 le foyer de l'opposition aux eunuques de la Cour impériale comme celui de la lutte du Donglin contre la corruption et le despotisme de la fin des Ming et de la résistance anti-mandchoue du début des Qing. Au fut et à mesure que l'administration chinoise proprement dite s'affirme après le règne de Qianlong, les lettrés prennent conscience de la nécessité de revenir à un engagement plus actif dans les problèmes sociopolitiques. Parmi  ces lettrés sont à bonne place ZHUANG CUNYU (1719-1788), LIU FENGLU (1776-1829) à l'échelle régionale, puis GONG ZIZHEN (1792-1841) et WEI YUAN (1794-1856) à l'échelle nationale. Par capillarité intellectuelle et administrative, toute une littérature s'affirme, s'appuyant de manière variable sur des aspects de la tradition antérieure, pour redessiner le paysage idéologique tout entier.

 

     ZHUANG CUNYU, un temps secrétaire de l'empereur QIANLONG est poussé par la corruption qui règne du temps de HESHEN à s'intéresser à l'école Gongyang des Han antérieurs. Son livre Rectification des termes dans les "Annales des Printemps et Automne" peut être considéré comme le manifeste du renouveau des "textes modernes". Prenant le contre-pied de l'exégèse des "textes anciens" qui considère les Annales comme un manuel de précédents historiques, il retrouve l'idée maitresse du Gongyang qui croit y déceler des "propos subtils porteurs d'un grand message". ZHUANG y voit plutôt un appel à réformer les institutions présentes en se prévalant de celles de l'Antiquité, ce qui revient à exploiter l'autorité des Classiques pour justifier, voire sanctifier, une pratique politique. Il ne s'intéresse pas du tout à la philologie en soi, mais fait partie de ces philosophes politiques qui étudient l'astronomie, la médecine, la géographie, l'hydrologie pour conserver l'eau, le droit et les mathématiques. 

 

      LIU FENGLU, petit fils du précédent, va plus loin en introduisant la dimension polémique et politique associée au courant des "textes modernes" jusqu'à la fin du XIXe siècle.

Fonctionnaire directeur du Bureau des cérémonies, il élabore une oeuvre qui repose tout entière sur la lecture critique des Classiques, animée par le désir d'en épurer l'interprétation. Dans son explication des exemples du commentaire de He sur les Printemps et les Automnes transmis par GONGYANG, il expose les conclusions de son étude sur l'interprétation par cet auteur et sur le commentaire de HE XIU à propos de cette même interprétation (N'oublions pas cette habitude constante de l'exégèse de l'exégèse de l'exégèse...). Sur le Lunyu, il rédige Le Lunyu d'après le commentaire de He. D'autres oeuvres comme Formules des châtiments et compensations du Livre des Printemps et des Automnes et Sur le Chunqiu dénoncent certaines interprétations non orthodoxes.

Recherche sur le commentaire de Zuo du Chunqiu souligne des erreurs dues à LIU XIN et "prouve" que Zuozhian était à l'origine une histoire distincte tardivement adjointe au Chunqiu pour des raisons essentiellement politiques. Ses commentaires du canon de l'histoire, notamment le Commentaire complet sur les versions contemporaines et archaïques du Livre des documents, n'accordent aucune authenticité au texte ancien guwen. Sa poursuite de l'authenticité littéraire apparait aux générations suivents comme une "réforme d'après l'Antiquité", menée dans un but plus politique qu'historique (Lucie RAULT).

Il est le premier à appliquer de son poste au Ministère des Rites, et non plus seulement au niveau local de la communauté de Changzhou, des principes  qu'il avait tiré de ses études classiques et philologiques. Son idéal de connaissance profonde des Classiques pour en trouver l'application pratique rappelle celui des lettrés au début des Qing qui cherchaient à allier l'étude des Classiques et l'organisation du monde actuel, et ouvre la voie à l'exploitation du Gongyang pour la mise en oeuvre de réformes politiques. Son rôle décisif est de légitimer aux yeux de l'érudition critique l'activisme de son grand-père. Il achève de semer le doute sur les origines des versions "anciennes" des Classiques.

Dans un contexte politique où la confiance en l'énorme puissance de l'Empire est mise à mal à partir du XIXe siècle par l'agressivité et la supériorité militaires occidentales, il s'opère une conversion de la tradition du Gonyang de l'idéologie conservatrice qu'elle incarne encore au XVIIIe siècle  en un discours politique réformiste au XIXe. Cette mutation s'opère d'abord en interne, dans la conception même de l'ordre impérial, avant de se "transformer"  sur le plan pratique en programme réformateur. (Anne CHENG)

 

  Anne CHENG explique comment s'effectue ce passage d'une lecture conservatrice à une lecture réformatrice. "C'est d'abord l'image de Confucius, point de référence central de l'autorité des écritures, qui évolue considérablement. Après avoir été celui qui a défini, à travers les classiques et tout particulièrement les Printemps et Automnes, les principes de l'autorité politique autant que de la résistance à lui opposer, Confucius passe du moraliste des néo-confucéens des Song à l'annaliste des philologues et historiens de la fin du XVIIIe siècle. C'est alors qu'il est réhabilité par Liu Fenglu dans sa dimension de Saint prophète et de "roi sans couronne" des Han antérieurs, apparu "non parce que le Ciel avait voulu sauver les Zhou orientaux du chaos, mais parce qu'il avait voulu donner mandat, à travers les Printemps et Automnes, pour sauver du chaos dix mille générations." 

En redonnant un sens prophétique à la vie et au message de Confucius, Liu Fenglu tente de formuler une exigence politique nouvelle dans des termes qui restent cependant classiques par leur référence aux conceptions cosmologiques du jinwen des Han, associées à une littérature apocryphe de divination et de présages. Aux yeux de Dong Zhongshu, chef de file de l'école Gongyang des Han antérieurs, l'épisode de la capture de la licorne relaté à la fin des Printemps et Automnes était le signe que Confucius, peu avant sa mort, avait reçu le mandat céleste (...). Souverain virtuel, Confucius a été choisi par le Ciel, en un temps de chaos et de déclin, pour recevoir le mandat et fonder des institutions nouvelles pour les générations futures. Ici, l'accent est résolument mis sur l'aspect institutionnel de l'idéal confucéen, celui de la "sainteté intérieure" privilégiée entre les Song et la fin des Ming. Poser Confucius comme idéal de souveraineté, c'était remettre au premier plan la participation active de l'"homme de bien" à l'"organisation du monde actuel", qui devait se traduire pour les lettrés réformistes de la fin du XIXe siècle par la conscience moderne de l'"engagement" de l'intellectuel.

Au regard de ce qui précède, la question est de savoir comment une conception cosmologique remontant aux Han pouvait intégrer des notions proprement occidentales comme le parlementarisme. C'est seulement dans le dernier quart du XIXe siècle que commença de gagner un scepticisme qui "jetait le doute non seulement sur l'efficacité fonctionnelle de l'ordre institutionnel, mais aussi sur sa légitimité morale" (CHANG Hao, Chinese Intellectuals in Crisis : Search for Order and Meaning, 1890-1911, Berkeley, University of California Press, 1987). Le bien-fondé d'une conception cosmologique de la souveraineté, dans laquelle ordres civil et religieux étaient confondus et le Fils du Ciel perçu comme un axe central du monde irradiant son autorité universelle, était alors remis en question par le nouveau modèle parlementaire."

 

    Le redécouverte de la synthèse opérée par la tradition Gongyang des Han antérieurs entre rites et lois, dans laquelle le seul contrepoids à la portée universelle de la loi était l'autorité particulière des rites constitue un aspect important du vaste mouvement intellectuel qui s'opère alors. Compte tenu du rôle décisif du légisme dans la formation de l'idéologie impériale au début des Han, la tradition interprétative du Gongyang avait établi un lien entre la la loi et les Annales des Printemps et des Automnes. "Tout le commentaire, explique toujours Anne CHENG, repose en effet sur l'idée que les nuances terminologiques et stylistiques du Classique furent délibérément introduites par Confucius pour exprimer des jugements moraux, "louanges et blâmes", sur les faits relatés et les personnages mentionnés. Il devient dès lors possible de lire à travers les lignes (et vraiment dirions-nous lire beaucoup à travers les lignes pour forcer l'interprétation, mais cela est une technique rhétorique millénaire...), un message moral crypté susceptible d'être décodé à l'aide d'une grille interprétative qui peut servir notamment à définir des précédents pour trancher des cas de justice"....

 

   GONG ZIZHEN, petit-fils du grand philologue DUAN YUCAI (lui-même disciple de DAI ZHEN), à la fois poéte et prosateur (la généalogie ne doit pas étonner, notons-nous dans une société où les métiers se transmettent de génération en génération...) est l'auteur d'Analogies avec les cas tranchés selon les "Printemps et Automnes". Même si ce titre rappelle les Cas de justice tranchés en fonction des "Printemps et Automnes", mentionne notre auteure, attribués à DONG ZHONGSHU, il s'agit plutôt d'une "comparaison de normes déduites du Chunqiu avec les normes en vigueur sous les Qing, particulièrement celles qui figurent dans le code impérial.

"Elle vise à déterminer la nature du rapport entre une antiquité vénérée pour sa sagesse et les multiples cas issus du vécu présent. (...) Aux yeux du jinwen, lois pénales et règles rituelles se rejoignent dans un même but : préserver les valeurs humaines tout en intégrant l'évolution des temps et des moeurs. Pour Gong Zizhen, Confucius composa les Printemps et Automnes afin d'adapter aux changements des temps une vision morale confucéenne fondée sur des relations sociales hiérarchisées. Il y a là une ré-élaboration du thème, central dans la tradition exégétique du Gongyang, de l'"adaptation aux circonstances", synthèse de l'éthique confucéenne et des institutions légistes, des rites et des lois, des classiques et de l'histoire."

   Les implications de cette combinaison de classicisme confucéen et de pratique légiste sont développées tout au long du XIXe siècle par des lettrés et des fonctionnaires à l'esprit réformiste, forcés de reconnaitre que les remèdes traditionnels ne suffisent plus à résoudre des problèmes aussi graves que l'accroissement de la population (énorme à l'époque de la prospérité des Qing), la corruption bureaucratique (qui prend des propositions "institutionnelles"), les rebellions internes (qui se multiplient, même si on ne traite dans les livres d'histoire que des plus grosses) et les incursions étrangères (de plus en plus fréquentes, insistantes et envahissantes...). La dimension idéologique et politique des "textes modernes" finit par rejoindre les préoccupations pragmatiques des juges et spécialistes du code. A travers leur réflexion sur l'organisation actuelle du monde qui, dès le XVIIIe siècle, s'inquiète de la prolifération des règlements et des dysfonctionnements de la machine administrative et judiciaire, qui ne sont même plus à même de réparer les dégâts conjoints des catastrophes naturelles et des conflits armés, ils cherchent à revenir à des principes plus généraux.

 

    WEI YUAN, issu d'une famille de lettrés du Hunan, se lie dès 1814 avec LIU FENGLU et GONG ZIZHEN, adoptant leur interprétation d'un confucianisme évolutionniste. Il analyse les causes de la crise intérieure de l'Empire, réunissant les écrits politiques et économiques de ses contemporains les plus originaux, et propose lui-même des mesures pour améliorer le rendement des impôts et des plans de lutte contre les inondations, qu'il applique avec succès comme sous-préfet au Jiangsu (1819-1854). C'est sur le problème des relations avec l'Occident qu'il apporte sa contribution majeure.

Dès 1827 parait son Recueil de textes de la dynastie Qing sur l'organisation du monde actuel qui exerce une influence considérable dans les milieux lettrés. Il y traite de l'inéluctabilité du changement et de sa conséquence nécessaire, la réforme des institutions.

Il se fait l'historien des expériences militaires de la Chine sur ses frontières de terre et de mer, notamment sous les Mongols et les Qing. Il participe à la lutte contre les Anglais en 1840-1842 et rédige en 1942 le Mémoire illustré sur les pays d'outre-mer. Cet ouvrage, publié en 1844, réédité et augmenté en 1847 et 1852, propose une politique concrète de défense : emprunter les techniques étrangères et opposer les unes aux autres les nations qui attaquent la Chine, selon le vieux principe qui consistait à "maitriser les Barbares par les Barbares". par sa description détaillée et critique des pays étrangers, il joue un rôle important dans la découverte intellectuelle de l'Occident, non seulement auprès des lettrés et fonctionnaires chinois dès la fin du XIXe siècle, mais aussi au Japon, où son oeuvre, traduite dès 1854-1855, inspire les réformateurs de l'ère Meiji. 

Aussi son oeuvre ne se situe-t-elle pas seulement dans le prolongement de ses prédécesseurs, mais aborde des problèmes politiques et stratégiques dans leur ensemble. Avec elle, on s'éloigne définitivement d'une référence respectueuse envers les Classiques. Dans la primauté redonnée au politique, qui s'impose comme une évidence à nombre de lettrés-bureaucrates mais qui ne s'en prend pas encore à la légitimité de la dynastie mandchoue, ressurgissent des thèmes légistes comme le profit et l'application stricte des lois. Mais de manière de plus en plus pressante, au fur et à mesure que s'accumulent catastrophes naturelles et désastres militaires intérieurs et extérieurs, s'impose la nécessité de pousser jusqu'à une réforme en profondeur des institutions : refonte du système des examens, abolition de l'essai en huit parties au profit de disciplines plus adaptées aux besoins du moment, rapprochement entre l'empereur et les lettrés désireux de reconquérir leur rôle de conseillers - autant de revendications qui reviendront dans toutes les entreprises réformistes et qui rendront bien difficile le retour à l'ordre impérial millénaire.... (Marianne BASTID, Anne CHENG).

 

Marianne BASTID, article WEI YUAN ; Lucie RAULT, article LIU FENGLU, dans Encyclopedia Universalis, 2014. Anne CHENG, Histoire de la pensée chinoise, Seuil, 2002.

 

PHILIUS

 

Relu le 9 août

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23 décembre 2013 1 23 /12 /décembre /2013 09:11

      Les contacts avec l'Occident, notamment par ce que l'on appelle la Chine maritime, celle qui est la plus lointaine du pouvoir impérial, datent de longtemps avant le XVIIe siècle : les échanges marchands et la propagation de certaines découvertes scientifiques alimentent un certain temps l'essor de l'Occident. Mais c'est l'intervention des Jésuites missionnaires au début du XVIIe siècle, au milieu des luttes ouvertes entre le cercle élargi des lettrés-fonctionnaires et conseillers confucéens des hautes sphères du pouvoir chinois et le cercle restreint formé autour de l'empereur par le clan de l'impératrice et des eunuques, qui constitue le premier contact sérieux entre la philosophie chinoise et la civilisation chrétienne.

    C'est au moment d'une répression brutale des forces d'opposition aux eunuques et du défi des académies et associations privées du "Renouveau" que les Jésuites arrivent en Chine. Rappelons que la "Société du Renouveau", renaissance de l'esprit de l'académie Donglin, rasée en 1626, au départ association littéraire, est devenu à la fin de la dynastie Ming, le groupement politique le plus important et le mieux organisé que l'ère impériale ait jamais connu, comme l'écrit Anne CHENG.

  Celle-ci explique comment cette intervention des Jésuites influence la philosophie politique chinoise, de manière assez compliquée et pas forcément à l'avantage de ces missionnaires chrétiens.

"Le "renouveau" que l'on peut aussi comprendre comme un "retour à l'antique", prôné par Fushe, n'est pas, en tout état de cause, une aspiration à revenir en arrière, mais représente au contraire une réorientation majeure de la pensée. Ses membres se réclament haut et fort des "études pratiques" (shixue), au mépris des "discours creux" de la philosophie spéculative. Nombreux sont ceux qui subissent l'influence, directe ou indirecte, de Xu Guanqi (1562-1633), fonctionnaire de haut rang converti au christianisme et collaborateur de Matteo Ricci (1552-1610) dans la traduction en chinois d'ouvrages européens sur les mathématiques, l'hydraulique, l'astronomie, la géographie. Alors que la présence européenne et chrétienne (tout d'abord des Portugais, suivis des Espagnols et des Hollandais) commence à se faire sentir en Chine au début du XVIe siècle, les premiers missionnaires jésuites italiens, sous la houlette de Michele Ruggieri et de Matteo Ricci, arrivent en 1582. C'est en gagnant les élites cultivées et les bonnes grâces des empereurs, par une politique dite d'accommodation, que le jésuites parviennent à accéder et à se maintenir jusqu'à la fin du XVIIIe siècle à la cour impériale de Pékin où ils font valoir leurs compétences en astronomie, cartographie, mathématiques, lesquelles connaissent alors un regain de curiosité.

Mais le message concernant leur religion révélée, dont la propagation constitue le principal objectif des missionnaires, semble intéresser beaucoup moins les Chinois, voire suscite une certaine hostilité. La fameuse "querelle des rites" est un des signes les plus flagrants des malentendus profonds entre chrétiens européens et lettrés chinois. Elle traduit un conflit qui se déclare d'abord au moment où, après une période de relative tolérance au XVIIe siècle, les directives du Vatican se font plus intransigeantes au siècle suivant, au point de provoquer en Chine un tollé chez les détracteurs du christianisme qui l'accusent de vouloir corrompre les moeurs chinoises en interdisant d'honorer les ancêtres. (Sur les rapports entre Chine et christianisme, voir notamment Jacques GERNET, Chine et christianisme. Action et réaction, Gallimard, 1982 ; Catherine JAMI et Hubert DELAHAYE, L'Europe en Chine. Interactions scientifiques, religieuses et culturelles aux XVIIe et XVIIIe siècles, Collège de France, Institut des hautes études chinoises, 1993). 

Il s'agit en effet de savoir si les rites sont d'ordre religieux ou non. Si oui, ils ne peuvent être, aux yeux des chrétiens, que superstitions et, partant, incompatibles avec la doctrine du "Maitre du Ciel" ; dans le cas contraire, en tant que rites civils et politiques, ils sont compatibles avec la foi chrétienne. Or, pour les Chinois, la question elle-même n'a pas grand sens du fait de l'absence de distinction, dans leur propre tradition, entre religieux et civil, sacré et profane, spirituel et temporel. L'erreur des Jésuites fut probablement de penser qu'il suffisait de parler la langue pour s'introduire dans la culture chinoise : or, pour les Chinois, le sens réside plus encore dans les rites que dans les mots.

En outre, les jésuites avaient pour mission d'introduire une doctrine transcendante qui rendait impossible d'être à la fois un bon chrétien et un bon Chinois, les devoirs du premier faisant du second un fils impie et un rebelle à l'ordre sociopolitique. Alors que les Chinois auraient pu être disposés à intégrer le culte chrétien dans la vision syncrétique prédominante depuis le milieu de la dynastie, ils se heurtèrent au dogmatisme intransigeant des missionnaires qui exigeaient la reconnaissance de leur religion comme la seule vraie, toutes les autres étant condamnées comme de la superstition.

Les Jésuites pénètrent en Chine au moment où s'accentue le processus de décomposition de la société et de l'État qui aboutira à la chute de Pékin aux mains des Mandchous en 1644. Ils arrivent à point nommé pour apporter un renfort inattendu aux aspirations d'une partie des élites chinoises à un retour à la rigueur morale et à l'orthodoxie contre un laxisme et une démission mises sur le compte de l'influence bouddhiste. Parallèlement, leurs apports scientifiques et techniques viennent conforter l'apparition d'un esprit nouveau qui se manifeste dès le début du XVIe siècle sous la forme d'un intérêt sans précédent pour les connaissances concrètes, utiles pour la gestion administrative, militaire, agricole. Désormais, le lettré, a fortiori celui qui se destine à la carrière bureaucratique, ne peut plus se contenter d'être un érudit, il doit savoir maitriser une gamme aussi large que diversifiée de compétences pratiques."

 

L'oeuvre des Jésuites en Chine

      Jacques GERNET, dans son étude au long court sur le monde chinois, analyse l'oeuvre des jésuites et l'influence de la Chine en Europe. Nous nous intéressons ici surtout au premier volet, celui de l'influence de l'Occident en Chine.

"Le dialogue amorcé, écrit-il, par les premiers missionnaires jésuites entrés en Chine à la fin des Ming ne devait pas être interrompu. Bien au contraire, les jésuites s'implanteront plus solidement en Chine sous le règne des deux premiers empereurs mandchous et leur présence restera tolérée à Pékin jusqu'à la suppression de leur ordre en 1773 (...) en dépit de l'intransigeance du Vatican et de la suspicion des empereurs Yong-zhen et Qialong à l'égard des activités missionnaires. Grâce (à eux), le monde savant de l'Europe fut abondamment pourvu en informations scientifiques et en données sur la Chine et sur l'Empire mandchou au moment de son apogée, cependant que la Chine elle-même recevait certains apports nouveaux de l'Europe. On n'a sans doute pas encore rendu pleine justice aux conséquences importantes de ces échanges, malgré les nombreux travaux qui leur ont déjà été consacrés." A propos de l'oeuvre scientifique et l'influence des jésuites en Chine, "on imagine a priori qu'en raison de leur supériorité, les sciences européennes devaient s'imposer en Chine dès qu'elles furent connues, idée simpliste et naïve qui ne tient pas compte des conceptions et des traditions chinoises. 

Les jésuites justifiaient leurs enseignements scientifiques, en retard sur les progrès contemporains en Europe, en en faisant un complément profane à l'appui des vérités chrétiennes : les démonstrations d'Euclide devaient confirmer l'existence d'un Dieu éternel et créateur. Mais les Chinois rejetèrent la théologie et réinterprétèrent les nouveaux apports en fonction de leurs traditions, reconstituant des méthodes perdues depuis les débats du XVIe siècle et élaborant de nouveaux objets et de nouvelles méthodes mathématiques. C'est ainsi que la tradition mathématique chinoise est restée créatrice jusque dans la seconde moitié du XIXe siècle. En dehors de leurs travaux d'astronomie et de mathématiques, c'est dans le domaine de la cartographie que s'illustraient les jésuites, continuant une tradition qui remontait au père Matteo Ricci." 

"De tous ces contacts intellectuels, scientifiques et artistiques", écrit notre auteur qui indique bien par là que la philosophie européenne elle-même n'a guère pénétré alors le sous-continent chinois, "il est probable que la Chine a reçu beaucoup plus que ne le laissent penser les emprunts les mieux connus.".

"Avec la dissolution de la Compagnie de Jésus et la mort de Qianlong se termine une époque où le rôle joué par les missionnaires savants et cultivés à la cour de Pékin avait été prédominant dans les rapports entre la Chine et l'Europe. C'est dans un contexte très différent de celui des XVIIe et XVIIIe siècles que se développeront les activités missionnaires aux époques suivantes."

     Les philosophies chinoises n'ont pas subi réellement d'influence de la part des missionnaires chrétiens - du moins le pensons-nous en l'état actuel de l'historiographie. Pour autant, le christianisme n'est pas absent en Chine, mais il s'est - petitement - développé surtout en parallèle à ces philosophies, sans que l'on puisse noter depuis la "fondation" de l'Église de Chine par Thomas entre l'an 65 et 68 (sans doute par le chemin des navigateurs commerçants), une quelconque influence réciproque en profondeur. Des travaux sont en cours (par exemple par Jean-Pierre DUTEIL, professeur à l'université de Paris VIII) au sujet d'une histoire de la pénétration du christianisme en Chine, à l'époque reculée comme l'époque de Saint Tomas ou du prêtre Alopen en 638 (nestorianisme) ou au Moyen-Âge au XIIIe siècle de la part de missionnaires franciscains, ou encore dans les Temps moderne (jésuites). Les lettrés chinois sont restés dans la quasi-totalité des cas indifférents ou hostiles à cette diffusion et les "conversions" touchent surtout au départ des milieux relativement pauvres, notamment dans le milieu des pêcheurs ou dans la classe marchande. Il existe néanmoins actuellement une communauté chrétienne (des communautés devrait-on écrire...) en Chine, mais qui observent un rite particulier... Des études plus poussées pourraient confirmer mieux ce que nous savons des résultats de prédications chrétiennes. Il faut dire que la discrétion des croyants dans cette région devait être un gage de sécurité devant une administration tatillonne quant à l'observance des rites officiels...

 

 

Jacques GERNET, Le monde chinois, tome 2, Armand Colin, 2006. Anne CHENG, Histoire de la pensée chinoise, Seuil, 2002.

 

PHILIUS

 

Relu le 10 août 2021

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20 décembre 2013 5 20 /12 /décembre /2013 13:11

       Anne CHENG explique que "même poussé à l'extrême, l'esprit critique de Dai Zhen ne s'applique cependant qu'à l'intérieur de la tradition, sans jamais en remettre radicalement en cause les fondements. Il s'agit de l'aiguiser comme instrument d'investigation et d'approfondissement du Dao de l'antiquité sans que la validité en soit jamais mise en question."

C'est un autre érudit qui "annonce véritablement - sans en mesurer lui-même toute la portée - la radicalité de la critique moderne" : CUI SHU (1740-1816), dont le monumental Kaoxin lu (Notes pour une lecture critique et véridique) "est un modèle de démystification systématique et méthodique de toute la tradition interprétative des Classiques". Jacques DIÉNY décrit cette oeuvre maitresse comme une "somme de douze traités indépendants, relatifs à des époques différentes de l'Antiquité. Le titre du livre résume son ambition : en partant d'une lecture critique des textes, parvenir à une relation véridique du passé (Les années d'apprentissages de Cui Shu, dans Etudes chinoises, 13, 1-2, 1994). Est notamment mise en doute, explique toujours Anne CHENG, "la littérature qui concerne les souverains mythiques de la haute antiquité, vénérés depuis toujours comme des parangons de vertu ; des figures comme Yao Shun ou Yu Le Grand sont désormais à étudier d'un point de vue non plus hagiographique, mais historique.".

Passé inaperçu de son vivant (sans doute heureusement pour lui, vu la censure impériale...et pour nous car ainsi cette oeuvre n'a pas été détruite...), ce travail est revendiqué dans les années 1920-1930 par des historiens radicalement anti-traditionalistes comme GU JIEGANG (1893-1980) et HU SHI (1891-1962) dans leurs Critiques sur l'histoire ancienne.

     Comme CUI SHU, mais selon une méthode différente, ZHANG XUECHENG "contribue lui aussi à dépouiller encore davantage les Classiques de leur caractère sacré et atemporel en déclarant que "les Six Classiques ne sont qu'histoire"  en ouverture de ses Principes généraux de littérature et d'histoire. Cette formule devenue fameuse fait écho à celle de Wang Yangming ; "Le Dao n'est rien d'autre que les faits, les faits rien d'autre que le Dao". Dans son plaidoyer pour l'histoire qui, selon lui, est de l'"étude pratique" par excellence en ce qu'elle assure l'unité de la connaissance et de l'action, Zhang Xuecheng revendique le double héritage de Huang Zongzi et de Yan Yuan." Dans sa perspective historiciste, "Confucius, traditionnellement considéré comme le Saint parmi les saints, voit son rôle relativisé. De son propre aveu, il s'était contenté de transmettre, "sans rien créer de nouveau", la sagesse et les enseignements du duc de Zhou, ultime et suprême sage-souverain qui incarna le mieux la plus haute vertu morale alliée à la plus effective capacité politique."

 

L'érudition n'est plus tout...

    A l'aube du XIXe siècle, il devient de plus en plus évident, comme l'indique à la fois Jacques GERNET et Anne CHENG, que l'érudition ne peut plus valoir par elle seule, mais doit prendre en compte les enjeux moraux et philosophiques. "Réconcilier, écrit Anne CHENG, dans une "maison" commune "études Han" et "études Song", tel est l'idéal de Ruan Yuan (1764-1849), fondateur en 1820 de l'académie de l'Océan d'érudition de Canton qui devait former les plus éminents lettrés du Sud que connut le XIXe siècle."

     Jacques GERNET, pour l'essor de la critique textuelle et les philosophies du XVIIIe siècle, écrit que l'"application des principes scientifiques de critique textuelle et historique définis par Gu Yanwu et les hommes de sa génération devait amener à mettre en question la plus vénérable des traditions écrites, celle des Classiques, et elle eut dans le monde chinois, avec une avance de plus d'un siècle, un rôle analogue à celui que devait jouer la philologie hébraïque en Occident dans le domaine des études bibliques. C'est ainsi que l'on a pu comparer Gu Yanwu ou, mieux encore, l'un de ses plus illustres successeurs Dai Zhen, à Ernest Renan : la même rigueur scientifique, le même souci de la vérité inspirent Dai Zhen et le fondateur des études bibliques."

Après avoir décrit certaines figures de l'école des études critiques, dont Dai Zhen lui-même, le spécialiste des études chinoises en France évoque lui aussi la figure de ZHANG XUECHENG, jusqu'à en faire un philosophe de l'histoire.

"Plus jeune que Dai Zhen de douze ans, Zhang Xuecheng (1738-1801) est, avec lui, l'un des esprits les plus profonds et les plus originaux du XVIIIe siècle. Mais, à une époque où la mode est à à l'érudition, à la critique textuelle et surtout à l'exégèse des Classiques, (il) apparait comme une exception dans la mesure où il représente des tendances opposées : méthode historiographique et philosophie de l'histoire sont les thèmes principaux de sa réflexion. Ainsi s'explique le peu d'audience qu'il a eu à son époque. Mais Zhang Xuecheng sera réhabilité au XXe siècle par les sinologues japonais et chinois.

Sensible comme Wang Fuzhi et Gu Yanwu aux réalités régionales, Zhang Xuecheng estime qu'il importe avant tout de connaitre l'histoire des pays chinois : la Chine, aussi étendue que l'Europe, ne peut être traitée comme un tout uniforme et ce n'est que par une histoire des différentes régions, le recours aux monographies locales et la rédaction de nouvelles monographies (...) qu'il sera possible de s'orienter dans une histoire aussi complexe que celle du monde chinois. Il importe donc de constituer les archives locales, de recueillir des informations directes par des enquêtes locales auprès des vieillards, de collectionner les inscriptions, les manuscrits, les traditions locales... Comme Gu Yanwu, Zhang Xuecheng estime que les sources de l'histoire sont de nature encyclopédique. Mais il apparait plus radical dans ce domaine : toutes les oeuvres écrites, de quelque nature que ce soit, y compris les vénérables Classiques, sont à ses yeux des témoignages historiques. Cependant, il ne s'agit pas, une fois recueillie cette documentation exhaustive, de se livrer à une compilation mécanique, à la façon des équipes d'historiographes du VIIe siècle. L'histoire doit être oeuvre personnelle tout en demeurant un reflet exact du passé. Les meilleures oeuvres historiques ont toujours été le fait d'individus isolés : c'est le cas de la plus admirable de toutes, les Mémoires historiques de Sima Qian.

Le plus étrange est que ces préoccupations historiographiques débouchent sur une philosophie : de la célèbre formule de Zhang Xiecheng : "tout est histoire, même les Classiques", découle par un mouvement inverse l'affirmation que l'histoire a même dignité que les Classiques. Elle s'incorpore un principe philosophique, elle inclut en elle le dao, lui-même invisible, et dont l'homme ne connait que les manifestations historiques. Les sociétés humaines obéissent à cette raison naturelle qu'est le dao. Le présent lui-même est histoire. Il porte témoignage sur la raison universelle et à ce titre a même dignité que le passé, contrairement à l'opinion des amoureux de l'Antiquité. Si le mouvement de critique textuelle représente une saine réaction contre les excès de la philosophie intellectualiste de Zhu Xi et de la philosophie intuitionniste de Wang Yangming, il a aussi ses aspects négatifs. Le triomphe de l'érudition va souvent de pair avec un renoncement à tout esprit de réflexion et de synthèse. La recherche du détail est devenue une fin en soi et la découverte la plus futile satisfait la vanité des érudits. Il importe donc de revenir à cette vérité fondamentale : le monde visible est informé par un Dao imminent, conception typiquement chinoise mais qui, dans la perspective d'historien qui est celle de Zhang Xuecheng, n'est pas sans résonances hégéliennes : c'est par un contact direct avec l'histoire vécue et passée que se forme le sens philosophique."

 

Jacques GERNET, Le monde chinois, tome 2, Armand Colin, 2006. Anne CHENG, Histoire de la pensée chinoise, Seuil, 2002.

 

PHILIUS

 

Relu le 11 août 2021

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19 décembre 2013 4 19 /12 /décembre /2013 13:08

   L'ordre mandchou est à la fois un ordre politique, intellectuel et moral dominé par une dynastie qui réussit à favoriser sur la plus grande partie de la Chine paix (absence de guerres civiles...) et prospérité économique.

 

Un XVIIIe siècle comparable aux Lumières occidentales

      Jacques GERNET montre bien les conditions et les modalités de la longévité d'un tel ordre. "A mesure que s'affermit le pouvoir de la dynastie mandchoue, c'est toute l'atmosphère morale qui se modifie. L'attachement à la dynastie défunte, le patriotisme chinois, la haine des envahisseurs, l'ardeur portée à la critique des institutions, toute l'effervescence des années qui avaient suivi l'invasion tend à retomber peu à peu. Les élites se rallient au nouveau pouvoir en même temps que les despotes éclairés semblent s'attacher à démontrer de façon éclatante les vertus du régime autocratique et des traditions sociales qui avaient été la cible des philosophes du XVIIe siècle. C'est sous leur règne qu'on assiste au dernier et plus brillant essor de l'Empire autoritaire et de l'orthodoxie morale, essor qui devait ensuite se révéler fatal au monde chinois, mais qui fut favoriser par les conditions historiques.

   Dans le monde des lettres et de la pensée, l'action de l'État devait avoir tout à la fois des aspects néfastes et bienfaisants.

D'une part, la lutte impitoyable contre toutes les formes d'opposition et l'instauration de l'ordre moral eurent pour effet de réprimer le grand courant de critique sociale et politique du XVIIe siècle et de hâter la disparition de cette littérature urbaine et "bourgeoise" qui avait été caractéristique de la fin des Ming.

D'autre part, la bonne entente générale que l'empereur Kangxi et ses successeurs parvinrent à établir avec les anciennes classes lettrées, la prospérité et la paix intérieure, les encouragements et les commandes très importantes de l'État devaient faire du XVIIIe siècle l'un des plus heureux de l'histoire intellectuelle de la Chine. Jamais sans doute les lettrés chinois n'ont aussi bien résumé en eux les traditions esthétiques, littéraires et philosophiques de leur propre civilisation. Esprits encyclopédistes, prodigieux érudits mais hommes de goûts amis de la simplicité et de la mesure, les lettrés chinois du XVIIIe siècle, ou du moins les meilleurs d'entre eux, sont, dans un contexte humain il est vrai différent, les véritables contemporains de nos hommes de lettres et philosophes du siècle des Lumières."

Des critiques voilées ou discrètes existent, éparses, sur le thème de l'émancipation des femmes ou de la liberté sexuelle, mais on est loin de la critique sociale et politique des penseurs du XVIIe siècle.

Tant que l'État et les grandes familles de grands marchands financent à tour de bras de multiples projets, cette situation perdure. Mais la dépréciation de la monnaie de cuivre à partir des environs de 1800 coïncide avec la réduction rapide des commandes officielles et avec la fin des grandes entreprises d'édition, de profonds changements dans la situation des milieux intellectuelles interviennent, et cette situation va s'aggraver au XIXe siècle. 

 

Des lignées familiales de lettrés et d'érudits

    A côté des grandes entreprises d'éditions de textes, de travaux de compilation, de critique ou d'érudition patronnées par l'État, les lettrés non engagés dans la bureaucratie se regroupent dans des lignées familiales, véritables communautés lettrées, autour de la pratique de disciplines telles que la philologie, l'histoire, l'astronomie... Chaque lignée familiale se spécialise dans ce grand courant d'abord à partir d'une lecture plus fiable et plus historique des Classiques auxquels les érudits tentent de revenir, par delà les élaborations des Song et des Ming, plus proche de l'Antiquité. Antérieure en tout cas au taoïsme et au bouddhisme.

Sensible dès le XVIe siècle bien avant la chute des Ming, cette volonté de retrouver l'authenticité des origines apparait, explique Anne CHENG, "d'abord comme un phénomène interne aux études classiques qui ne se réduit pas à une réaction anti-mandchoue, bien que soit nettement perceptible, dans le retour aux sources Han, l'intention de faire valoir une identité proprement chinoise, face à toute influence "étrangère"". Il s'agit là d'abord  au début d'un courant minoritaire dans l'ordre mandchou, qui s'amplifie tout de même progressivement, mais qui porte ses fruits plus tard. 

      "C'est en opposition déclarée aux spéculations sur "moralité et principe" qu'émerge l'érudition pure "des vérifications et des preuves" qui dominera tout le XVIIIe siècle. Comme en témoigne la prolifération de nouveaux genres exégétiques, l'examen critique, la vérification et la mise à l'épreuve des textes prennent alors une place centrale dans l'étude des Classiques. il ne s'agit plus seulement du souci de remonter le plus haut possible dans l'antiquité, mais d'un tournant méthodologique où la connaissance s'appuie sur des facteurs objectifs, empiriques et non plus sur des interprétations subjectives. Il y a donc à la fois relativisation et historicisation, c'est-à-dire mise à distance critique, au risque de remettre en cause la notion même de canonicité. A l'étude des Quatre Livres de l'orthodoxie zhuxiste, qui reste obligatoire dans la filière mandarinale, les vrais érudits préfèrent désormais celle des Cinq Classiques, perçus de plus en plus comme textes historiques et non plus comme sources de vérités éternelles.

L'une des grandes batailles de la nouvelle érudition est de démontrer, preuves philologiques à l'appui, que les parties "en écriture ancienne" du Livre des Documents, lesquelles se fondent en grande partie l'orthodoxie en vigueur et tout particulièrement le fameux débat sur l'"esprit du Dao" et "l'esprit humain", sont en fait des faux du IIIe siècle après J-C. susceptibles d'avoir subi une influence bouddhiste. La question soulevée par les érudits isolés sous les Song et les Ming, est traitée de manière systématique dans le Commentaire critique des Documents en écriture ancienne de Yan Ruoqu (1636-1704) qui, accusé de remettre en question l'authenticité même des Classiques, défend avec une belle conviction le nouvel esprit critique. (...). Hui Dong (1697-1758), émule de Yan Ruoq et auteur d'une Analyse des Documents en écriture ancienne, est généralement considéré comme le véritable fondateur à Suzhou des "études Han" par opposition militante aux "études Song". Avec Hui Dong, la tendance à l'érudition pure prend en effet une tournure passionnelle, voire idéologique, dans l'attaque en règle  contre l'orthodoxie Cheng-Zhu, accusée d'"illetrisme philosophique". La remise en question de l'authenticité des Documents, et plus généralement de tous les Classiques en "écriture sainte", les seuls à figurer au programme des concours, finit par constituer une menace pour le mandarinat en place. Dès lors, les "études Han", auxquelles sont associés les noms des grands érudits du XVIIIe siècle deviennent une nouvelle forme de résistance à l'orthodoxie officielle."

   Anne CHENG développe la biographie et la bibliographie de DAI ZHEN (1724-1777), comme l'illustration de cette nouvelle forme de résistance. "Le nouvel esprit critique trouve sans doute sa plus éclatante illustration dans le milieu des riches marchands du Jiangnan. Dans ce génie rigoureux et curieux de tout ce qui se donna pour devise de "ne jamais se laisser abuser ni par les autres ni par soi-même" et de "ne rechercher le vrai que dans les faits réels", on peut voir le digne homologue des Encyclopédistes, ses contemporains européens."

 

Logiques de pouvoir

    John K FAIRBANK et Merle GOLDMAN contextualise bien ces mouvements des idées dans les tentatives de la part de la dynastie Qing pour une intégration politico-culturelle. Il s'agit bien d'intervention claire dans un tissu social, de manière globale, qui ne touche pas seulement les milieux intellectuels, mais le touche de manière stratégique, comme moyen et comme fin. 

"Pour conserver leur pouvoir (...) les souverains avaient deux tâches distinctes ; en premier lieu, il leur fallait préserver l'ordre social et politique du confucianisme impérial ; en second lieu, ils devaient se maintenir au pouvoir en tant que souverains non chinois. Ces deux objectifs se recouvraient sans pour autant être identiques. Comme cela allait devenir évident avec le temps, le gouvernement des Mandchous se trouvait empêtré dans le piège historique de devoir faire face au sentiment nationaliste, qui était de toute évidence en train de devenir une motivation majeure en Chine, comme partout ailleurs dans le monde." Il s'agissait de renforcer le confucianisme de gouvernement en rendant ce gouvernement et la culture chinoise mutuellement interdépendants. Les deux auteurs mettent l'accent sur une mise en perspective que nos contemporains ont du mal à percevoir dans leur monde très médiatisé. "L'un des fondements du gouvernement impérial en Chine était la juste conduite des rites et les cérémonies. (...) La fonction essentielle de l'ordre civil était la différenciation hiérarchique dans les relations interpersonnelles. Un comportement approprié, espérait-on, rendait manifestes les valeurs intérieures de chacun : mais même en l'absence de ces valeurs, la pratique rituelle individuelle permettait d'établir un lien, solennellement reconnu, avec les autres. C'est ainsi que l'apparence d'harmonie établissait l'harmonie." Et l'Empereur était le grand promoteur de cette harmonie, sa grande force résidant dans la recherche constante de l'approbation du peuple qu'il gouverne. Il y parvient en soutenant l'éducation et la publication de livres véhiculant les enseignements du confucianisme ; en préservant les rituels qui marquent les saisons de l'année et le jeu des relations entre l'homme et la nature. Par la manifestation quotidienne d'une conduite exemplaire, qui le parait de vertu, le souverain gagne l'obéissance de ses sujets. Plus la moralité du comportement est encouragée plus la loi criminelle et son pouvoir de sanction est rigoureux, d'où le caractère souvent cruel des châtiments publics. Cette vigilance, quant à l'expression de la déférence et du respect de l'ordre établi, voire quant à l'intériorisation de cet ordre, ne peut exister qu'avec l'appui d'une classe intellectuelle bien contrôlée, elle-même tenue par des systèmes de récompenses hautement élaborés. 

"Dans l'État théocratique chinois qui glorifiait l'empereur comme Fils du Ciel, l'hétérodoxie était constamment tenue en respect. L'élite sociale, classe stratégique, était celle des dirigeants locaux, formée en premier lieu par la gentry inférieure ou les titulaires du diplôme de premier degré, lequel ne donnait pas accès au statut de fonctionnaire mais conférait au moins un statut privilégié à son détenteur et offrait la possibilité de briguer les diplômes du degré supérieur. Cette couche de la société comprenait à peu près un million d'individus. S'y ajoutait plus ou moins cinq millions d'individus mâles ayant bénéficié d'un certain niveau d'instruction classique. Avec leur aide, l'élite mettait en oeuvre, en tant que devoir prescrit par la philosophie néo-confucéenne, l'endoctrinement de la population." Cette politique culturelle était menée différemment suivant les populations et les régions, suivant les structures de domination existante, notamment en renforçant les relations d'interdépendance entre hommes du peuple et propriétaires terriens. Notamment par l'entretien d'une vie culturelle populaire, s'appuyant sur les différents courants religieux locaux dominants, au besoin en manipulant des traditions, en popularisant certaines divinités. Toutes les voix dissidentes au sein de cette culture populaire qui se faisaient entendre étaient anéanties autant que possibles. A un niveau plus élevés, c'est toute une politique culturelle de destructions de textes hétérodoxes et de construction de textes orthodoxes qui est menée de manière constante.

 

Bureaucratie et Théocratie

Des auteurs comme R Kent GUY montrent "comment les critiques historiques et les commentaires classiques rédigés par des lettrés non officiels de l'"École des Song" ou par ceux, plus audacieux, de l'"École des Han", tous affiliés au mouvement kaozheng, furent publiés par les bureaucrates qui faisaient partie de la commission responsable de la compilation des ouvrages, elle-même placée sous la surveillance attentive et paternaliste de l'autocrate. La totalité de l'entreprise de compilation contribuait à renforcer la légitimité de ce dernier, car elle montrait qu'il faisait son travail. Concernant le domaine du savoir et la vie intellectuelle, les empereurs chinois "avaient des prérogatives très différentes de celles auxquelles nous sommes accoutumés en Occident". Ils étaient "non seulement des dirigeants politiques, mais aussi des sages et des gardiens du canon classique". Cette doctrine, pourrait-on ajouter, se maintenait au centre de la vie politique chinoise depuis les Shang."

Cette éternelle surveillance de la société exige d'énormes moyens matériels. Pour ces deux auteurs, "l'extrême sensibilité impériale à l'égard de tout signe de sédition, même au temps de la plus grande splendeur de la cour de Qing, remet en question l'importance du succès remporté par les Mandchous à la fois dans leur volonté d'éviter toute assimilation, et dans les efforts qu'ils firent pour encouragé la loyauté des Chinois à leur endroit. Une question demeure sans réponse : serait-il possible que les efforts entrepris par la dynastie jusqu'en 1911 pour maintenir son contrôle sur le pays aient requis une politique conservatrice et immobiliste, laquelle serait responsable du retard pris par la Chine?"  Les lettrés-fonctionnaires, et plus encore les lettrés appartenant aux véritables communautés évoquées plus haut, sans pouvoir propre d'influence sur la société, n'auraient pu accomplir, malgré l'accumulation des connaissances matérielles dans de nombreux domaines, d'impulsion véritable sur le développement économique et social de la fin de l'époque impériale. En dépit de l'existence d'études lettrées poussant très loin le rejet des mystifications véhiculées par les textes officiels et l'étude des vrais faits, elles n'auraient pu exercer d'influence que très minoritairement, "grâce" à l'efficacité du contrôle impérial....

 

John K. FAIRBANK et Merle GOLDMAN, Histoire de la Chine, Des origines à nos jours, Tallandier, 2010. Anne CHENG, histoire de la pensée chinoise, Seuil, 2002. Jacques GERNET, le monde chinois, tome 2 : Xe siècle-XIXe siècle, Armand Colin, Pocket, 2006.

 

PHILIUS

 

Relu le 22 août 2021

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29 octobre 2013 2 29 /10 /octobre /2013 13:40

    Le livre du professeur des universités au centre universitaire d'enseignement du journalisme (CUJ) à l'Université de Strasbourg, (déjà auteur entre autres de Le culte de l'Internet, Une menace pour le lien social (2000) et de L'utopie de la communication, Le mythe du "village planétaire" (2004),  sur La crise de la parole aux sources du malaise (dans la) politique),  explore "le décalage entre un idéal et sa réalisation. L'idéal est celui de la démocratie. Il se résume en deux promesses solidaires ;: d'une part, nous pouvons, ensemble, sur la base d'une égalité de parole, discuter et décider de notre destin ; d'autre part, nous pouvons pacifier la conflictualité tout en gardant la dynamique de nos différences. Cet idéal suscite beaucoup d'adhésions et d'espoirs. Sa réalisation pose de nombreux problèmes, qui font douter de sa réalité. Cette dissonance engendre un malaise permanent".

Il évoquera pour certains l'écho de grands débats sur la démocratie (démocratie réelle, démocratie représentative ou délégative, démocratie directe...) et relance le débat sur la nature et la réalité de la démocratie dans des sociétés qui s'auto-proclament, parfois un peu vite, démocratiques.

       L'auteur questionne cette réalité et pose même la question : "Nos sociétés modernes seraient-elles à peine "en voie de démocratisation"? Le dissensus entre l'intensité des valeurs et la faiblesse de leurs concrétisations ne risque-t-il pas d'emporter l'édifice tout entier? Nos civilisations démocratiques ne sont-elles pas, à l'aune de leurs promesses non tenues, au bord d'une rupture qui en signifierait la fin?" Partant du point de vue, loin des grandes théories sur les systèmes politiques, que "l'outil pratique de cet idéal pratique est bien la parole", il élabore sa thèse centrale organisée "autour d'un double constat : d'une part il y a bien un déficit majeur des compétences à la parole démocratique ; d'autre part, le statut de cette question est celui d'un véritable impensé. Dès qu'il s'agit d'évoquer les pratiques démocratiques, le silence se fait. S'agirait-il d'un sujet inopportun?"

La question est d'autant plus importante que, longtemps, des idéologues de tout bord, de droite comme de gauche, ont longtemps opposé le "totalitarisme" de pays soit-disant communistes à la "démocratie" du "monde libre"...  Aujourd'hui qu'est écartée, en quelque sorte par forfait, cette comparaison à bien des égards très opportuniste, la faiblesse de la démocratie apparait plus évidente.

     Philippe BRETON établit d'abord son diagnostic sur l'état de la démocratie en trois temps :

- "les problèmes auxquels sont confrontées la plupart des démocraties aujourd'hui ne tiennent ni à une trop faible adhésion aux valeurs de la démocratie, ni à l'absence d'institutions et de lieux de parole potentiels. le désir de démocratie existe et il est solidement enraciné".

- "l'évaluation de l'état réel des compétences démocratiques" qui constitue le coeur de ce livre. Il le construit autour d'une "expérience de parole" qui implique plusieurs centaines de personnes. Le déficit généralisé dans le domaine de la prise de parole, de la nécessaire empathie cognitive, de la formation des opinions, apparait clairement à cette occasion."

- "tenter d'isoler à la fois les causes et les conséquences de ce déficit et de la dissonance qui en résulte. La question de l'école est alors centrale, comme celle du rapport à la violence qu'entretiennent nos sociétés."

Après ce diagnostic, l'auteur propose la notion de "subsidiarité démocratie" qui "pourrait constituer un point d'appui pour le renouvellement des pratiques démocratiques, qui nous permettrait peut-être d'éviter la crise grave qui risquerait de survenir si nous perdions confiance dans ses valeurs et dans sa capacité effective à changer nos vies."

 

        Philippe BRETON estime que les causes du malaise de la démocratie ne sont pas là où on les cherche habituellement (refus des valeurs démocratiques, inadaptation des institutions concrètes, individualisme foncier, grandes inégalités économiques). Prenant le contre-pied de ceux qui profèrent contre l'individualisme ambiant, il pense que nous vivons, paradoxalement, dans une société bien plus collectiviste que nous ne l'imaginons, notamment en regard des époques passées. La civilisation des moeurs s'exprime dans un univers policé, retenant l'expression des émotions, médiatisant les conflits par un système juridique et pénal serré. En fait, "la question des compétences en "parlé démocratique", en prise de parole (l'oser, en avoir envie et être efficace...) est essentielle. L'une des craintes majeures que suscite généralement, de la part des élites cultivées, le fait qu'un régime politique "se démocratise trop", est de donner le pouvoir au peuple, comme masse de personnes incompétentes, dont l'opinion se construirait sur les abandons de la séduction ou sur les sables mouvants de l'irrationalité. Cette réserve, que l'on peut comprendre, désigne bien en creux, tapi au coeur des démocraties modernes, un réel déficit de compétences du plus grand nombre. sauf à croire, comme le font les idéologies gauchistes, que le "peuple" a raison par nature." Si l'un des objectifs oubliés de la démocratie est d'être un régime où le plus de personnes possibles sont des démocrates, il faudrait que ces personnes soient actrices et créatrices d'institutions adaptées aux problèmes qu'elles rencontrent. Or, le processus démocratique, qui consiste dans le gouvernement pour le peuple, par le peuple, est très loin d'être un processus achevé... Pour que l'alchimie démocratique puisse prendre, il fait trois composants nécessaires :

- des institutions démocratiques, lieux de pratique de la démocratie, où de nombreux cadres, de dispositifs de parole, de prise de décisions ;

- l'adhésion des participants aux valeurs d'égalité et de liberté ;

- la mise en pratique de compétences spécifiques : capacité de se faire une opinion, capacité d'argumentation, capacité d'écoute.

  On sent bien que pour l'auteur ces trois composantes doivent traverser la société toute entière, dans toutes ses activités. On sent bien également que les lieux qui se targuent d'être des écoles de démocratie, les associations par exemple, remplissent très peu les critères exigés... L'auteur développe l'idée que les institutions où doivent se forger les citoyens de ce système politique, l'école, l'université, sont très loin de remplir leur rôle. Dans maints passages du livre, Philippe BRETON lie fortement capacité démocratique et capacité de gérer les conflits. L'absence de pratique démocratique mène droit à des phénomènes de mauvaise gestion (ou plus de gestion dut tout) de certains conflits qui peuvent dégénérer en violences, détruisant tout l'acquis de cette civilisation des moeurs tant vantée. Il série d'ailleurs cinq phénomènes qui témoignent de l'inversion de la pacification des moeurs dans la vie quotidienne : la reprise de la violence, sous des formes nouvelles, notamment celles de l'émeute et de la violence délinquante, le retour de la vengeance privée, l'attrait nouveau et durable qu'exerce l'extrême droite, la contamination du langage par la violence, le retour de la figure du Mal comme paradigme explicatif de la violence...

 

   Pour développer le principe de "subsidiarité démocratique" qu'il appelle de ses voeux, il propose de développer les lieux d'apprentissage de la prise de parole, notamment dans la famille, à l'école, dans le cadre de la formation permanente. Il fait référence aux analyses de Françoise DOLTO dans la formation, dès le plus jeune âge, d'une "personnalité démocratique". Il formule l'espoir de voir la moitié du temps scolaire à l'apprentissage de la discussion, l'apprentissage des connaissances ne devant pas tout accaparer A cet égard faire de l'école un lieu démocratique est un vaste chantier, mais in fine, pas de "personnalité démocratique" si l'écolier passe son temps à la compétition face aux autres, dans les activités scolaires et péri-scolaires. Décidément, nous l'avons écrit ailleurs, les pratiques autoritaires à l'école ne préparent pas du tout à la participation et à la prise des décisions collectives... Vers la fin de l'ouvrage, il cite des règles pour éviter les prises de décision non démocratiques : 

- aucune décision concernant plusieurs personnes ne peut être prise par une seule ;

- aucune délibération ne peut se faire sans une discussion préalable où chacun de ceux qui sont concernés par la décision peut intervenir à parts égales ;

- aucune assemblée ne peut se voir confier une fonction uniquement consultative.

Comme il l'écrit, "il y a encore beaucoup de travail à faire"...

 

    On remarque au passage que Philippe BRETON n'accorde pas beaucoup de place aux médias dans une stratégie de renouvellement de la démocratie, sans doute parce qu'il estime que ceux-ci se sont détournés de leur fonction de participation réelle aux débats publics pour être seulement l'instrument de différentes stratégies de conquête électorale ou commerciale, voire de tous les divertissements pouvant atténuer ou détourner des effets des multiples injustices.

   Ce livre a une certaine importance, au vu du déclin de la participation aux élections. Le record d'abstention aux départementales-régionales de 2021 en France, s'inscrit dans un déclin des instances politiques, de manière générale, au profit d'intérêts économiques et financiers. Mais ce déclin n'est pas une spécificité française ; il se manifeste également partout dans le monde, à commencer par l'arrivée au pouvoir de forces politiques très influencées par ces intérêts économiques et financiers. L'incompétence n'est pas seulement démocratiques, elle est souvent d'ordre technique et scientifique à plusieurs égards.

 

Philippe BRETON, l'incompétence démocratique. La crise de la parole aux sources du malaise (dans la) politique, La Découverte, Cahiers libres, 2006.

 

Relu le 27 juin 2021

 

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24 juin 2013 1 24 /06 /juin /2013 11:45

       Les débats sur l'ordre et le désordre, en philosophie comme en politique, sont revivifiés par les points de vue des philosophies de l'anarchie, mais avant le XIXe siècle, au moment où elle se constituent pour longtemps dans le paysage de la pensée occidentale. Ils animent une grande part de la réflexion en philosophie, en philosophie politique. Ce n'est qu'avec les découvertes scientifiques du réel état de la matière (tout est mouvement dans une apparence d'ordre) qu'ils revêtent une autre dimension. Ce n'est qu'avec la critique sociale - dont celle du marxisme mais pas seulement - que ces débats revêtent une autre tonalité, un autre sens pour ce qui concerne le fonctionnement et la structure de la société.

 

      Comme le rappelle Bernard PIETTRE, professeur en philosophie, "nous craignons le désordre et désirons l'ordre". Et même dans les théories anarchistes les plus abouties, l'anarchie est présentée comme l'ordre le plus supérieur, à l'encontre de ses détracteurs - l'assimilant souvent avec la criminalité - qui la dénigrent comme facteur de désordres. "Nous pourchassons, continue cet auteur, dans la vie sociale, les fauteurs de désordre. (...) Nous aimons, de façon générale, nous repérer dans un ordre social, historique, naturel, cosmique. Les notions d'ordre et de désordre relèvent du discours pratique, éthique, politique, voire mythique et religieux. Elles semblent plus normatives que descriptives ; et avoir plus de valeur que de réalité."

 

Ordre et désordre du monde physique et du monde social

    Il existe une vraie homothétie entre la conception d'ordre pour le monde physique et la conception d'ordre pour le monde social, et souvent dans l'histoire des idées, un jeu de ping-pong s'effectue entre l'une et l'autre...

 "Or, est-on en mesure de donner aux notions d'ordre et de désordre un contenu objectif, une valeur de vérité descriptive, "scientifique", indépendamment de toute la connotation pratique éthique, esthétique, politique... qu'elles possèdent par ailleurs? Certes, connaître les choses, pour mieux agir éventuellement sur elles, c'est mettre de l'ordre en elles".

Plus, sans doute, notre perception de la réalité dépend de son efficacité pour notre vie et notre survie. "A cet égard le désir de connaissance relève aussi d'un désir de l'ordre. cependant on en est en droit de dire que la science nous donne des moyens de distinguer objectivement des phénomènes ordonnés de phénomènes désordonnés. Quel sens précis prennent alors les termes d'ordre et de désordre dans le champ de la pensée scientifique?

Mais on aurait tort d'imaginer que cette question puisse avoir une réponse simple, comme si la pensée scientifique détenait l'objectivité d'un savoir clos et définitif. Répondre à cette question  c'est interroger l'histoire des science, et s'intéresser à certains de ses développements récents ou actuels qui ne sont pas sans susciter des débats philosophiques profonds.

Au regard de l'histoire des sciences - et de la philosophie dont elle est inséparable - (l'auteur pense sûrement après les mythologies religieuses...) - le terme ordre est entendu au moins dans deux sens contradictoires :

- ou bien l'ordre est pensé comme finalisé, comme réalisant un dessein, poursuivant une direction et faisant ainsi sens. A cet égard le moindre organisme apparait plus ordonné qu'une gigantesque étoile, dans la mesure où il est à la fois organisé et s'organisant lui-même pour se maintenir en vue, alors que l'étoile ne fait que brûler son hydrogène. Le désordre se définit alors par l'absence d'un dessein intelligent. (...).

- ou bien l'ordre est pensé comme structure stable ou récurrente et, par là, reconnaissable et repérable, comme disposition constante et nécessaire : mais, comme tel, il peut apparaître totalement dépourvu de finalité et de dessein. Ainsi, de la révolution régulière des planètes autour du soleil, ou d'une suite ordonnée de nombre. Son en revanche désordonnées, ou apparemment désordonnées, des taches noires dans le soleil ou des turbulences dans l'atmosphère par exemple (...). Le désordre alors n'est pas pensé comme ce qui est dépourvu d'une finalité, mais comme ce qui apparaît dépourvu de nécessité.

  Ces deux sens renvoient à deux visions philosophiquement différentes du monde : finaliste ou mécaniste. Les développements récents de la science contemporaine font apparaître un troisième sens possible du mot ordre, dégagé davantage, peut-être, d'une empreinte métaphysique : un ordre que nous appellerons contingent et qui se constitue, non pas à l'encontre ou en dépit du désordre, mais par et avec lui, non en triomphant d'un désordre, mais en se servant de lui.

  Ordre finalisé, ordre nécessaire, ordre contingent : telles sont, à notre avis, trois façons différents de penser l'ordre, qui correspondent aussi aux trois étapes - ancienne, moderne, contemporaine - de l'histoire de la philosophie et des sciences. Précisons cependant que l'idée d'un ordre nécessaire non finalisé est déjà présente dès l'Antiquité, et que l'idée d'un ordre finalisé du monde est à nouveau au goût du jour."

Dans la conclusion de sa réflexion, Bernard PIETTRE écrit :

" Une conception mécaniste d'un déterminisme intégral a succédé, avec la science moderne, à une conception finaliste du monde, quelque peu anthropomorphique, hérité de l'Antiquité. En réalité, la croyance en une nécessité ordonnée de toute éternité par une intelligence supérieure suppose une perspective de la nature tout aussi négatrice du temps qu'une croyance en une finalité poursuivie par la nature (car la fin serait comme préétablie). Le finalisme d'Aristote comme le déterminisme d'un Laplace suppose la position d'une intelligence intemporelle (d'un Dieu, cause finale du monde, chez Aristote, d'un démon, certes fictif, chez Laplace).

L'ordre - et par exemple l'organisation des êtres vivants - ne saurait s'expliquer par des causes exclusivement mécaniques ; les organismes ne sont pas des machines décomposables en états simples, comme le pensait Descartes (inventeur du concept d'"animaux-machines"). Mais il n'est pas non plus besoin d'imaginer des desseins déjà établis de la nature qui orienteraient l'organisation du monde vivant vers un progrès de ses structures à travers l'évolution par exemple. Il suffit de reconnaître que des systèmes dynamiques s'organisent dans le temps grâce à un jeu de contingence à l'intérieur de processus nécessaires ; d'où un "bricolage de l'évolution", selon une expression de François Jacob.

Il n'y a d'ordre qu'en train de se réaliser, lequel ordre se constitue sans cesse aux confins du désordre. Les systèmes dynamiques ne peuvent fait apparaître de structures organisées qu'en dépensant une énergie qui se dégrade par ailleurs, conformément au seconde principe de la thermodynamique. Au niveau des activités humaines la mise en place d'un ordre exige une dépense d'énergie qui provoque un désordre...

Ordre et désordre sont donc des notions intimement mêlées et complémentaires l'une de l'autre. Leur combinaison, dans un jeu de contingence et de nécessité, produit la diversité du monde matériel et vivant que nous connaissons. La référence ontologique à un ordre absolu par un Dieu, finalisé ou parfaitement nécessaire, ou même à un ordre réalisé mystérieusement pas l'Histoire (pensons à Hegel, à Marx, voire à la main invisible d'Adam Smith...) obscurcit la notion d'ordre, laquelle s'avère d'une riche complexité, et totalement relative à son contraire, le désordre.

Mais paradoxalement la démystification des notions d'ordre et de désordre (réelle dans le monde occidental, rappelons-nous, très relative dans d'autres régions du monde...), qui nous conduit à leur dénier toute validité ontologique absolue, vient de ce qu'il est possible de leur donner une signification objective. L'ordre et le désordre des phénomènes ne sont pas le simple résultat d'une mise en ordre, ou d'un échec de la mise en ordre de la connaissance ; ils résistent à l'approche de l'homme de science ; l'ordre se présente dans des structures complexes, apparemment finalisées, comme les organismes vivants, voire toute sortes de configurations étonnantes observables dans le monde inerte, géologique, astronomique... ; et le désordre dans des labyrinthe inextricables mais aussi dans des systèmes simples (comme celui d'un gaz en équilibre dont les particules s'entrechoquent en tout sens).

La science en mettant en ordre le réel ne se contente pas de retrouver l'ordre qu'elle y a mis ; elle le découvre là où elle ne l'attendait pas, au sein du désordre, du chaos et de imprédictible... Tout en ne se prétendant pas percer, comme le mythe, les secrets du réel, ou tout en n'ayant pas à la prétendre, la science  nous dit cependant quelque chose du réel, et, comme le mythe, elle est capable de nous faire rêver du monde."

Si nous mettrions plus que de la nuance sur cette conclusion (il existe une réelle prétention... qui va au-delà de la recherche de l'opératoire et de l'efficacité...), cette réflexion introduit utilement à la notion d'ordre social, qui a longtemps été conçu comme la reproduction de l'ordre naturel, physique et cosmique.

 

      Cet ordre social, qui se traduit par l'axiome selon lequel chacun est à sa place (et doit le rester) tout au long de sa vie (dans l'échelle des dominances sociales notamment, mais aussi dans son rôle "technique"...), qui se traduit par l'existence d'ordres sociaux, de castes, de rangs maintenus (au besoin par la violence) de manière immuables dans le temps, est remis en cause, voire partiellement détruit par les Lumières et par la Révolution française. Partiellement, car s'il l'est sur le plan juridique, il faut attendre le moment où la critique sociale s'attaque aux structures économiques, pour réellement mettre en cause la hiérarchisation en continu de la société. Cette critique sociale, si elle est fille des bouleversements dus à la Révolution, va plus loin qu'elle, jusqu'à, au XIXe siècle, établir le primat de l'individu sur le social. Il ne s'agit pas d'un seul mouvement lent de la société. Cette évolution se situerait plutôt aux carrefours de tendances socio-économiques profondes et de contradictions politiques, dans un mouvement perpétuel de désordres apparents (et sanglants, en tout cas) et de remise en ordre. Cette oscillation de désordres et d'ordres donne toujours naissance à des situations instables, conditions nécessaires d'ailleurs à une mobilité des savoirs et des pouvoirs, sans que l'on puisse baptiser de manière définitive, ce qui à un moment donné pourtant apparaît comme tel, cette évolution comme un progrès ou une régression, à l'échelle de l'espèce...

    Comme toujours, il faut éviter de prendre la précédente schématisation comme une description affinée de la réalité historique. Si la société à ordres apparaît, dans une grande partie de l'historiographie en tout cas, comme une société figée, réglée surtout sur des cycles ruraux répétitifs, aux inégalités persistantes, aux rigidités politiques et morales fortes, ces ordres ne sont absolument pas comparables aux castes comme on peut les rencontrer dans le sous-continent indien ou ailleurs ou de rangs comme dans la Chine ancienne, au même aux hiérarchies de l'Islam pourtant proche de l'Occident. L'historiographie plus récente offre un tableau beaucoup plus nuancé, notamment sur la mobilité sociale. Dans l'univers chrétien et dans le creuset européen naissent des processus originaux où, à maints égards, la mise à vif des conflits provoque, bien plus qu'ailleurs, des changements fréquents au niveau social et politique. Si les situations de la masse paysanne progresse peu, il n'en pas du tout de même des populations urbanisées. 

 

Le rôle des Lumières dans la perception de l'ordre et du désordre

     C'est ce qu'explique Robert DESCIMON à propos du rôle des Lumières dans la société française du XVIIIe siècle. "Les Lumières et l'apparition d'une "sphère publique", où s'est forgée la conscience révolutionnaire sont aujourd'hui pensées comme des "inventions discursives" absolument pures de toute détermination sociale. On ne saurait imaginer disqualification plus complète de la problématique des ordres et des classes et du conflit entre "noblesse" et "bourgeoisie". S'il n'est pas question de renouer avec les problématiques dominantes dans les années 1970, on peut proposer une histoire sociale qui s'interroge sur les rapports entre normes juridiques, changement social et représentations qu'avaient d'elles-mêmes les élites du pouvoir dans la France ancienne. 

Alors qu'il existe une multitude de "corps et collèges", communautés ecclésiastiques, professionnelles ou territoriales, le seul "ordre" juridiquement constitué en tant que tel était le clergé. Le Tiers état, défini par "ce dont il était exclu", ne fut jamais qu'un ordre négatif" (D Richet, Autour des origines idéologiques lointaines de la Révolution française : élites et despotisme (1969), dans De la réforme à la Révolution, Études sur la France moderne, Aubier, 1991). Quant à la noblesse, "second ordre", sa définition juridique avait connu une profonde mutation au début du règne personnel de Louis XIV". Nous noterons pour mémoire, que le petit peuple rural, paysans et autres, ne font partie d'aucun "ordre", et que tout se joue sur une minorité de la population. Ce n'est qu'entré dans l'industrialisation et avec le gonflement de la population urbaine qu'apparaissent les réflexions sur une "démocratie" qui les intègre. Il faut tout le mouvement socialiste du XIXe siècle pour que puisse parler réellement d'une participation du peuple (là non pris au sens du XVIIIe siècle).

"Durant tout l'Ancien régime, les expériences particulières des corps et des ordres, mais aussi de groupes sociaux plus informels fondés sur l'usage, comme la cour et la ville, la haute noblesse (...) et la noblesse de province, etc, donnaient naissance à diverses cultures du privilège. Ces expériences sociales étaient susceptibles d'être manipulées parles individus dans leur vie quotidienne et transcendées par la pensée des hommes de lettres. Les cultures particulières n'empêchaient donc pas les élites de communier dans l'idéologie des Lumières, elles-mêmes très diversifiées,et dans une sociabilité qui faisait mine d'ignorer les distinctions de rang et d'état, comme celle des académies de province. Mais l'on hésitera pas à considérer que la société française du XVIIIe siècle reste pluri-segmentaire, pour reprendre la terminologie durkheimienne, et se caractérise largement par la compétition culturelle qui opposait entre eux ordres et corps. C'est ainsi qu'à travers un champ non unifié naissent différentes herméneutiques sociales qui furent à l'origine de conflits récurrents. On peut opposer les certitudes herméneutiques nobiliaires aux incertitudes des herméneutiques bourgeoises. (...)

L'herméneutique nobiliaire était cependant (malgré les conflits entre les ducs et les pairs d'une part et la bonne noblesse titrée d'autre part) cependant largement commune à toutes les catégories de nobles, à l'exception, sans doute, des nobles récents", qui tient à la mythologie du sang, laquelle, contrairement à ce qui se passe dans les pays germaniques, est traversée elle-même par un conflit qui en fragilise la portée, malgré les idées tout de même très répandues de transmission des caractères sociaux à travers les générations. Notre auteur précise ce point. "Cette mythologie nobiliaire française souffrait tout particulièrement de ses conceptions patrilinéaires dans une société où la parenté était "indifférenciée" (ne mettant pas de différence entre les parents par le père et les parents par la mère), et dans une Europe où la noblesse se définissait par quartiers et exigeait autant de "preuves" du côté maternel que du côté paternel." Pour ceux qui doutent de la prégnance de telles conceptions dans l'ensemble des sociétés européennes, conceptions qui déteignent ensuite sur des populations pourtant dénuées de la qualité d'appartenance à un ordre, souvenons-nous des critères demandés par l'administration allemande pour prouver l'aryanité de son arbre généalogique... "Aussi la presque totalité de la noblesse française, y compris bien des ducs et des pairs, aurait-elle été considérée comme roturière en Allemagne. Mais les inconséquences de l'herméneutique nobiliaire avaient aussi pour fonction de couvrir, sous une doctrine intransigeante, la pratique indulgente en France de l'anoblissement. Elle contribuait donc paradoxalement à faire de la noblesse une "élite ouverte". La noblesse pouvait se permettre contradictions et ouverture dans la mesure où l'hégémonie des modèles culturels qu'elle proposait n'était pas remise en cause.

Face à cette confiance en soi, l'herméneutique bourgeoise apparaît désarticulée au XVIIIe siècle. Naturellement, la bourgeoisie d'Ancien Régime n'avait rien d'une classe sociale, elle constituait une catégorie juridique. (...) La bourgeoisie était (...) une et diverse et avait perdu la conscience de soi, ne reconnaissant plus son identité dans la participation économique et politique aux privilèges urbains. Est-ce là les origines de "la formation d'une grande classe sociale, de la bourgeoisie", comme l'avançait Guizot? il faut souligner une différence essentielle entre les États généraux de 1614 et ceux de 1789. En 1614, les privilégiés urbains siégeaient tous dans les rangs du Tiers état ; en 1789, l'élite citadine, magistrats des cours souveraines ou secrétaires de chancellerie, siège au sein de la noblesse. La bourgeoise (dans sa triple composition, officiers royaux, hommes de lois et "bons" marchands), qui dominaient le Tiers état depuis les origines (avant 1484, seuls des représentants des "bonnes villes" siégeaient), se trouvait ainsi décapitée. En contrepartie, la culture négociante, y compris comme modèle éthique et esthétique, avait affirmé son indépendance avec les Lumières et, surtout, le relais avait été pris par certaines catégories majoritairement bourgeoises, comme les avocats : s'étant émancipés grâce à leur organisation en "ordre" qui leur permettait d'échapper à la fois au contrôle des magistrats de parquet et du siège et à la tutelle royale pesamment exercée sur les corps et collèges, les avocats développèrent une idéologie d'une grande efficacité dans les champs littéraire et politique. La liberté des avocats fut l'un des terreaux institutionnels de l'opposition janséniste, d'abord, et ensuite, du développement d'une opinion publique contestataire. On sait le rôle essentiel que tinrent les avocats dans les premiers développements de la Révolution.

Ainsi on ne saurait parler d'une aristocratie déclinante et d'une bourgeoisie poussée en avant par le vent de l'histoire, mais on doit considérer une multiplicité de situations et de solidarités qui favorisaient des prises de conscience plus corporatives que générales. Le fameux pamphlet de l'abbé Sieyès Qu'est-ce que le Tiers état? en 1788 joua un extraordinaire rôle de catalyseur en inventant pour ainsi dire de toute pièce une herméneutique bourgeoise de la société. (...).

La Révolution mit à bas l'édifice des ordres qui constituaient l'armature d'un Standestaat totalement discrédité par la poussée de l'absolutisme. Elle mit à bas également la structure complexe des corps dont l'autogestion oligarchique traditionnelle avait été une incontestable école de liberté. Elle instaura en sa place le dialogue direct entre l'individu et la nation, seule corporation (universitas) reconnue désormais légitime. La Révolution amena ainsi une séparation profonde des sphères politiques et sociales. La théorie et la pratique des corps intermédiaires s'écroulèrent en conséquence. La roue était libre pour l'installation d'un pouvoir des notables issus des élites anciennes. C'est une question encore ouverte, mais qui doit sans doute recevoir une réponse positive, de savoir si alors se fonda une société de classes."

 

    La problématique de l'ordre social, exprimée à travers le débat sur le contrat social de Jean-Jacques ROUSSEAU et de John LOCKE (contre Thomas HOBBES), donc dans l'éclosion des Lumières, est reprise bien après la (les) Révolution du XVIIIe siècle, par toute la mouvance socialiste, au XIXe siècle,  et dans celle-ci par les tendances anarchistes. La critique sociale, qui avec PROUDHON oppose l'inauthenticité du politique à la vérité économique, est poussée jusqu'au bout, jusqu'à la critique de l'État - alors garant précisément de l'ordre social injuste - qui est menée également par les marxistes qui tentent d'en théoriser le dépérissement. Plus tard encore Robert NOZICK propose une critique du pouvoir au nom de la liberté, dans quatre étapes d'un raisonnement minimaliste.

Pierre BOURETZ décrit ce raisonnement : "Une première fois, c'est à partir de leur liberté naturelle que les individus activent un paradigme de l'utilité marginale pour déposer dans des agences privées les tâches de police et de justice qu'ils assumaient eux-mêmes. Puis se forment sur chaque territoire des agences de protections qui tendent au quasi-monopole par les mécanismes du marché. D'où l'émergence d'un État "ultra-minimal", qui interdit aux individus la violence privée. Reste enfin une ultime étape, celle par laquelle des clients-administrés financent par l'impôt des services qui seront accessibles à tous. On aura compris que c'est ici partiellement contre la hantise anarchiste de l'État que Nozick mobilise le schéma proudhonien de la propriété et de la guerre : d'un mal que l'on déteste il faut préserver cette part minimale qui protège le bien le plus cher, à savoir la liberté individuelle. Il semblerait alors qu'après l'échec politique de Rousseau et les fourvoiements économiques de Proudhon, Nozick réalise cette quadrature du cercle de la pensée sociale moderne : penser la stabilité du lien interindividuel sans l'emprise du pouvoir ; assurer l'harmonie des relations humaines à l'écart de tout principe d'autorité. Resterait toutefois à savoir comment cette alchimie s'opère, ou si l'on veut à déterminer dans quelle mesure elle réalise le programme proudhonien de l'ordre maximal dans la contrainte minimale. 

Il semblerait, poursuit notre auteur, en effet, que ce soit bien cette jonction-là qu'opèrent les théories contemporaines d'une liberté individuelle radicale, garantie par le marché contre la politique. La chose apparaît sans doute plus clairement chez Hayek et chez Nozick. Mais de Droit, législation et liberté à Anarchie, État et utopie, la discussion ne concerne que l'éventuelle connivence de l'Etat veilleur de nuit avec la doctrine honnie de la justice sociale sous le couvert du même ordre spontané du marché. Or, qu'en est-il de cet ordre, sinon d'un principe d'autant plus puissant qu'il est invisible, d'une force quasi naturelle qui relie d'autant plus sûrement les intérêts divergents qu'elle le fait à l'écart de toute volonté, et donc de toute incertitude, voire de toute contestation? Le paradoxe dont partait Proudhon se dévoilerait ainsi sous une forme nouvelle : la forme la plus efficace du pouvoir est celle qui le place en deçà de toute action humaine, dans les mécanismes inhérents aux structures des échanges. Par un jeu qui laisse donc toute apparence d'exercice indéfini à la liberté des acteurs sociaux et qui renvoie la présence d'institutions politiques ou juridiques dans les ténèbres d'une grossière aliénation. Mais dans un système qui ne fait peut-être qu'arracher l'intuition de Marx à la lourdeur d'une histoire déterministe, en préservant toutefois l'idée selon laquelle seule la composante économique de l'existence est déterminante quant à la liberté, puis à la cohésion sociale. 

Il se pourrait alors que l'anarchisme, par les variantes formalisées de son projet, partage pour le pire le destin des doctrines hyperréalistes de la société. Celles qui opposent la facticité du politique et le caractère périlleux de la volonté humaine à l'authenticité de l'économique puis à la puissance du besoin. Celles qui partagent une vision organiciste du lien humain, au risque de toujours rencontrer à un moment ou à un autre le sentiment qui veut que seule la violence soit la vérité des choses, qu'il s'agisse de la violence apparente des antagonismes individuels chez Proudhon et de la guerre des classes pour Marx, ou de cette violence plus discrète de l'ordre invisible du marché qui fonctionne chez Hayek ou Nozick comme un principe de réalité plus puissant que les lois. Pour le meilleur en revanche, resterait à l'anarchisme cette part de son programme qu'il refoule parfois par son propre système et sous les coups de ses adversaires : celle si l'on veut de l'utopie. Une utopie en l'espèce de la liberté intégrale et de l'harmonie sociale qui renvoie inlassablement les formes médiatisées du pouvoir et les expressions institutionnelles de l'autonomie au statut de pâles approximations de l'idéal moderne d'un individu sans tutelle. Une utopie qu'il ne faudrait alors plus traiter à la manière de Marx, comme le rêve qui aliène d'autant plus qu'il empêche de combattre. (...)".

 

Perspectives socio-politiques...

     Cette problématique de l'ordre social n'est bien entendu pas la même en Europe et aux États-Unis. Si dans l'une de ces zones l'anarcho-syndicalisme, dominent l'anarchisme socialisant ou le socialisme anarchisme, ou si l'on préfère encore un anarchisme de gauche qui discute plutôt de l'articulation entre le social et l'individu dans une perspective de progrès social qui prend soin de ne pas occulter la question des classes sociales et des inégalités économiques, dans l'autre, les traditions socialistes ayant été laminées par la violence, dominent un anarchisme parfois oublieux de la question sociale, et focalisé bien plus sur la question des relations entre l'individu et l'État, du point de vue de couches de la population - qui n'ont par ailleurs pas beaucoup de soucis sociaux pour eux-mêmes - qui s'inquiètent d'une emprise de l'État sur leurs vies quotidiennes et sur la vie économique. On parlerait volontiers dans ce deuxième cas d'une dominance d'anarcho-capitalisme. Les idées de Robert NOZICK (1938-2002), philosophe américain à l'Université d'Harward, penseur libertarien proche du courant minarchiste (reconnaissant et limitant le minimum de prérogative de l'État), sont bien plus connues aux États-Unis qu'en Europe. La lecture du texte de Pierre BOURETZ est donc à prendre avec précaution. On ne mélange pas - intellectuellement parlant - impunément des problèmes européens et américains, même à l'heure de la mondialisation. Opposant à John RAWLS, son collègue dans la même Université, avec son ouvrage Anarchie, État et utopie (1974) publié directement contre la Théorie de la Justice (1971), il s'est toujours affirmé, même avec des nuances importantes vers la fin de sa vie, libertarien. Malgré cette réserve sur le paragraphe précédent, il existe bien un écheveau de considérations sur l'ordre social qui mêle éléments économiques, sociaux, politiques. Écheveau qui n'est jamais sans correspondance avec des définitions - changeantes - de l'ordre (voir plus haut). 

 

Entre économie et politique

     Ce qui frappe chez les critiques les plus virulents de l'ordre politique, c'est une certaine illusion sur le fonctionnement réel de l'économie. A vouloir abaisser constamment le garant en dernier de cet ordre politique, l'État, et à vouloir instaurer très souvent le primat de l'économie, en y voyant seulement des mécanismes vierges de toute intervention humaine, en espérant que l'économie libérée (NOVICK) ou régulée par des institutions très proches des individus (PROUDHON) parvienne à faire ce que le politique jusque là n'a jamais réussit à faire (si même cela faisait partie de ses objectifs...) : l'harmonie et la paix, ils en viennent à oublier la réalité des conflits économiques (et partant socio-économiques), économique en elle-même. Face à ces théories, celles qui ne les oublient pas rappellent souvent que l'ordre économique aussi existe et qu'il est parfois même plus contraignant que l'ordre politique. 

La distinction des sociétés divisées en états, ordres ou castes fermés et des sociétés économiques "ouvertes" par la division du travail, la concurrence et l'égalité formelle entre les individus fait partie des lieux communs de l'évolutionnisme sociologique du XIXe siècle (MAINE, TÖNNIES, DURKHEIM, Max WEBER). Lieux communs opposés et opposables à d'autres lieux communs sur la nature de l'individu, ceux-là même qui occultent la réalité des classes sociales et leurs actions décisives sur le fonctionnement de l'économie. Le marxisme se développe avec l'idée d'antagonismes entre les classes sociales, celles qui possèdent et celles qui ne possèdent pas, que ce soit la terre ou les usines. Ces lieux communs s'imposent par la réalité d'une confrontation de plus en plus violente entre la classe capitaliste et la classe ouvrière, pour reprendre la vulgate marxiste. Si au XVIIIe siècle, ceux qui ne comptent même pas dans la société, absents des ordres deviennent au XIXe siècle des acteurs à part entière, toutes les réflexions sur l'ordre et le désordre social changent de tonalité, de registre, de niveau...

 

Ordre et désordre au XXe siècle et après

    Au XXe siècle, définitivement, on ne peut plus penser l'ordre et le désordre de la même façon, sauf pour les nostalgiques de l'Ancien Régime (Charles MAURRAS...) et pour les tenants des régimes totalitaires. Les lieux communs ne peuvent qu'intégrer les découvertes scientifiques sur la nature de l'ordre. Mais l'histoire des idées n'en est pas terminée pour autant.

Il est toujours loisible pour chaque classe sociale comme pour chaque individu de se représenter l'ordre comme l'état des choses et des relations qui lui convient le mieux, et parfois de faire admettre que ce sont leurs conceptions qui doivent s'imposer à toute la société. Mais on ne peut le faire (du moins en Occident) sans prendre en compte les nouvelles perceptions de la réalité. 

Évidemment, à méconnaître beaucoup d'aspects de la réalité physique et sociale, des théories peuvent voir le jour pour revivifier les anciennes conceptions. Évidemment, la présence persistance de croyances religieuses qui diffusent des conceptions de l'ordre et du désordre (le Paradis et l'Enfer) (le Bien et le Mal), en dehors de ces progrès de la connaissance, peuvent (et elles le font) perpétuer ces anciennes conceptions. (Nous ne pensons pas que toutes les croyances religieuses diffusent de telles conceptions, cela va sans dire).

Il est patent qu'une idée des Lumières, celle de l'éducation qui seul permet le progrès scientifique et la connaissance des choses et des êtres, demeure importante. Car c'est précisément parce que cette idée force du XVIIIe siècle qui n'est pas assimilée - pour de très importantes parties de la population sur cette planète - qu'au XXIe siècle des conceptions de l'ordre et du désordre en reste comme si nous n'avions pas progressé dans la connaissance des choses et des êtres... La connaissance, comme souvent dissout la croyance...

   C'est précisément pour cela que des idées sur les ordres, les castes, les états demeurent et influent sur la marche du monde. Le désir d'ordre et la peur du désordre persiste sur des représentations dépassées pour beaucoup, immuables pour d'autres. L'idée même d'un ordre qui fonctionne grâce à un sub-désordre peut sembler tout simplement impossible, voire hérétique...

    Pour autant, il ne faut pas croire que les progrès scientifiques soient réellement assimilés par la majeure partie de la population et on peut même constater par endroits une certaine régression de l'éducation... C'est sur le terreau de l'ignorance, et pardonnez-nous de reprendre des accents de ROUSSEAU ou de PROUDHON, que se développent les pires injustices et les pires inégalités. C'est sur le terreau de l'ignorance que l'ordre et le désordre peuvent être conçus comme séparés, appartenant à des mondes physiques et moraux différents. On peut croire que derrière l'ordre imposé dans les actes de tous les jours, dans des rites immuables (qu'ils soient religieux ou non), dans la répétition des comportements, et souvent dans l'obéissance et la soumission, se trouve la justice (au sens où chacun est rétribué justement parce qu'il tient sa place et qu'il n'en déborde ni par le haut ni par le bas). 

 

 

Pierre BOURTEZ, Anarchisme dans Dictionnaire de pjilosophie politique, PUF, 2005.  Robert DESCIMON, Ordres et classes dans Dictionnaire européen des Lumières, PUF, 2010.

 

PHILIUS

 

Relu le 10 mai 2021

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20 juin 2013 4 20 /06 /juin /2013 08:15

          A côté, et certains peuvent écrire en complément, d'une myriade de publications anarchistes ou de colorations anarchistes, locales, régionales, nationales ou internationales (pour ce qui est des journaux francophones...), d'où survolent quelques "grands" journaux comme Le Monde libertaire et Alternative libertaire, existe une revue de recherches et d'expressions anarchistes, Réfractions, relativement jeune, surtout en regard de l'ancienneté de la presse anarchiste ou libertaire en général, puisque fondée en 1997. 

 

      C'est à partir d'un colloque, au printemps 1996, qui réunit à Grenoble universitaires et militant(e)s pour faire le point sur la culture libertaire, que naît l'idée de faire cette revue de recherches. A raison de deux numéros par an, le collectif de rédaction de réfractions "s'efforce de renouveler la pensée libertaire". Diffusée dans un réseau de librairies en France, en Suisse et en Belgique, elle est consultable également sur Internet (anciens numéros de 1 à 27) où nous pouvons trouver également des brèves, des contributions, des liens, "bref tout ce qui fait la vie et l'actualité de la culture anarchiste."

Le Collectif de rédaction, composé d'une vingtaine de personnes, reflète la diversité du monde anarchiste, certains membres adhérant à des organisations, d'autres non. Il a pour ambition d'effectuer aussi un retour critique sur les principes fondamentaux de l'anarchisme et de rendre compte des pratiques de résistance aux systèmes dominants ainsi que des alternatives envisagées ou essayées. Il a ainsi traité depuis sa fondation entre autres de la Philosophie politique de l'anarchisme (n°2, 1998), de Violence, contre-violence, non-violence anarchistes (n°5, 2000), de Fédéralisme et autonomie (n°8, 2002), de Les anarchistes et Internet (n°10, 2003), de Territoires multiples, Identités nomades (n°21, 2008), Des féminismes, en veux-tu, en voilà (n°24, 2010), de Indignations, Occupations, Insurrections (n°28, 2012). L'un des numéros de 2013 porte sur De l'État (n°30).

Dans la présentation de ce dernier numéro, nous pouvons lire : "Il n'y a pas de place ici pour les demi-mesures : en un mot comme en cent, "l'anarchie" et "l'État" sont deux réalités radicalement antinomiques et absolument incompatibles. De Bakounine à Malatesta, pour ne mentionner que des classiques, l'histoire de la pensée anarchiste foisonne d'analyses qui scrutent la nature profonde de l'État, et elle est riche en discours qui argumentent solidement les multiples raisons de son rejet. De même, les diverses pratiques déployées collectivement par le mouvement anarchiste, tout comme par les individus qui le composent, montrent à l'évidence que les anarchistes sont incurablement "réfractaires à l'État" et comptent parmi ses ennemis les plus irréductibles. Il ne s'agit donc pas dans ce dossier de revenir sur ce que nous considérons comme un acquis pour en répéter les formules ou pour les exprimer autrement, mais plutôt d'essayer de jeter un regard actuel sur l'État qui soit en même temps un regard sur l'actualité de l'État. En d'autres termes, il s'agit de nous interroger à la lueur des connaissances d'aujourd'hui sur les caractéristiques de l'État et donc sur les modalités du pouvoir politique institué, telles qu'elles se manifestent à notre époque."

 

Un titre parmi tant d'autres, mais centré sur la recherche...

        Pas une tendance qui ne possède son bulletin, son journal... La presse anarchiste représente environ actuellement près de 40 000 titres (à périodicité très diverse et à durée de vie également très diverse)... A noter que les journaux et libelles anarchistes sont censurés en France dès 1894 par les Lois Scélérates (en plein boom de la "propagande par le fait") et qu'ils ont été jusqu'à récemment l'objet d'une répression exceptionnellement dure. La loi du 28 juillet 1894 ayant pour objet de réprimer les menées anarchistes n'est abrogé finalement que le 23 février 1992 par publication au Journal Officiel. A noter aussi que cette presse anarchiste fait partie d'un ensemble encore plus vaste de publications dites "alternatives", "autonomes", qui débordent le cadre proprement politique et présentes, bon an mal an, sur la scène culturelle...

De cette myriade se distinguent

- Le Monde libertaire, organe mensuel puis hebdomadaire de la Fédération Anarchiste, principale organisation anarchiste française, diffusé depuis une cinquantaine d'années, à diffusion de 100 000 exemplaires à certaine période ;

- Alternative libertaire, journal mensuel de l'organisation du même nom, fondée en 1991 ;

- L'En-dehors, périodique qui reprend un journal fondé en 1891 et repris une deuxième fois en 1922, avant d'être relancé en 2002, disponible uniquement sur Internet ;

- CQFD, créé en avril 2003 mensuel "critique et d'expérimentation sociales, dont le comité de rédaction est basé à Marseille, composé essentiellement de chômeurs....

  Mais Réfractions a la particularité de ne pas représenter une tendance mais de se centrer sur la recherche de toutes les notions anarchistes et de toutes les pratiques. Le champ est si vaste dans l'Histoire que la revue a encore beaucoup de travail devant elle...

Réfractions, Les Amis de réfractions, c/o Librairie Publico, 145, rue Amelot, 75011 PARIS ; Site internet : www.refractions.plusloin.org.

 

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