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29 octobre 2012 1 29 /10 /octobre /2012 15:52

             La critique intégrale du capitalisme par les fondateurs du marxisme débouche sur des propositions de révolution. Afin de remplacer le système capitaliste par le communisme (après maintes étapes) les premiers théoriciens-militants du marxisme ne voient guère que la révolution nécessaire menée par le prolétariat. A un point tel que la révolution selon la conception marxiste s'identifie souvent à la révolution tout court, et qu'il n'est pas dans les usages de discuter d'une voie réformiste, au sens strict des fondateurs du marxisme toujours. Pourtant dans l'histoire, vont s'affronter plusieurs théories et pratiques qualifiées de réformistes, de révisionnistes, théories et pratiques qui s'opposent à une vision révolutionnaire des transformations de la société. 

       La notion de révolution chez Marx et Engels, comme le rappelle justement le germaniste Jean-Pierre LEFEBVRE, n'a pas de signification très différente de l'usage courant. "On la trouve associée à divers contextes et épithètes dont l'extension déborde largement la seule période capitaliste, pré- ou post-capitaliste. Cependant, employé seul, le terme désigne le plus souvent le projet politique des communistes, qui sont des révolutionnaires organisés dans un parti révolutionnaire : il suit alors les différents projets politiques auxquels les communistes se sont identifiés, tout en maintenant l'accent sur la première phase de réalisation de ce projet, le renversement de la classe capitaliste et des institutions politiques générales dans et par lesquelles s'exerçait un pouvoir." Fortement déterminée par la référence historique à la Révolution française de 1789, la révolution au sens marxiste, prend des colorations néanmoins diverses. "A partir de 1857, c'est l'expression révolution prolétarienne qui domine, mais on rencontre aussi (jusqu'en 1850) révolution communiste, plus rarement révolution socialiste (à partir de 1875), parfois aussi la forme révolution du prolétariat". De nombreux courants insistent sur le fait qu'une véritable révolution ne peut être seulement une révolution politique : elle doit être aussi une révolution sociale.

 

La voie révolutionnaire contre la voie réformiste

      Sur la problématique Réforme/Révolution, la théorie marxiste que les fondateurs mettent en place, à travers de nombreuses ouvrages, tranche de manière cohérente : 

- Si l'émancipation politique est un grand progrès (Karl MARX, La question juive, 1843), elle n'est pas l'émancipation humaine en général, mais simplement la forme ultime de l'émancipation humaine, à l'intérieur de l'ordre du monde qui a existé jusqu'ici ;

- Les révolutions antérieures se sont contentées de déplacer l'exploitation, de déplacer l'antagonisme de classe ; la révolution communiste doit supprimer tout antagonisme et toute exploitation. D'où l'impossibilité totale d'un quelconque compromis entre le mouvement ouvrier et la bourgeoisie. Celle-ci a en effet besoin, pour exister, que se perpétue la séparation bourgeoisie/prolétariat, contre laquelle doit se battre le mouvement ouvrier ;

- L'impossibilité de tout réformiste provient de la nature même du capitalisme qu'il s'agit de remplacer. Karl MARX, même si ses positions sont plus nuancées dans certains textes, décrit clairement la manière unique de sortir du conflit entre capitalistes et ouvriers.

Si dans La lutte des classes, on peut lire que "Seule la défaite le convainquit (le prolétariat) que la plus infime amélioration de sa situation reste une utopie a sein de la République bourgeoise, utopie qui se change en crime dès qu'elle veut se réaliser", dans le livre Salaire, Prix et Profit édité en 1869, il définit clairement les limites du réformisme : "Si la classe ouvrière lâchait pied dans son conflit quotidien avec le capital, elle se priverait certainement elle-même de la possibilité d'entreprendre tel ou tel mouvement de plus grande ampleur. En même temps, et tout à fait en dehors de l'asservissement général qu'implique le régime du salariat, les ouvriers ne doivent pas s'exagérer le résultat final de cette lutte quotidienne. Ils ne doivent pas oublier qu'ils luttent contre les effets et non contre les causes de ce effets (...). Il faut qu'ils comprennent que le régime actuel, avec toutes les misères dont il les accable, engendre en même temps les conditions matérielles et les formes sociales nécessaires pour la transformation économique de la société. Au lieu du mot d'ordre conservateur : "Un salaire équitable pour une journée de travail équitable, ils doivent inscrire sur leurs drapeaux le mot d'ordre révolutionnaire : Abolition du salariat"."

Pour le philosophe Jean-François CORALLO, ce dernier passage résume la façon dont est pensé, dans la tradition marxiste, le couple réforme/révolution : la lutte pour les réformes, notamment économiques, fait partie de la lutte révolutionnaire ; il reste que toute réforme de fond est impossible, du fait de l'antagonisme irréductible entre les intérêts de la bourgeoisie et ceux du prolétariat."  Cet ensemble de thèses est repris et développé par LÉNINE (1870-1924), en tant que dirigeant, à la lumière de sa lutte contre le réformisme. Ce dernier élabore un concept spécifique de réforme : "Une réforme diffère d'une révolution par le fait que la classe des oppresseurs reste au pouvoir et réprime le soulèvement des opprimés au moyen de concessions acceptables pour les oppresseurs, sans que leur pouvoir soit détruit". (Oeuvres, Editions Moscou-Paris, 12, 209). Sans réelle lutte des classes, pas de réformes réelles. Inversement, toute lutte révolutionnaire produit des réformes. Mais ces réformes ne sont qu'un "produit accessoire" de la lutte des classes révolutionnaires. 

Jean-François CORALLO rappelle le mode d'exposition politique que LÉNINE utilise souvent, pour définir la "ligne juste" face aux "déviations" : "Les marxistes, à la différence des anarchistes, reconnaissent la lutte pour les réformes, c'est-à-dire pour telles améliorations de la situation des travailleurs qui laissent comme par le passé le pouvoir aux mains de la classe dominante. Mais, en même temps, les marxistes mènent la lutte la plus énergique contre les réformistes, qui limitent directement ou indirectement aux réformes les aspirations et l'activité de la classe ouvrière. Le réformisme est une duperie bourgeoise à l'intention des salariés" (Oeuvres, 19, 399)

 

La voie révolutionnaire à l'épreuve du pouvoir

    Tant qu'il s'agit de mener la lutte révolutionnaire contre des pouvoirs résolus et dominants, cette conception change peu. Mais, lorsque les bolcheviks arrivent au pouvoir en octobre 1917 en Russie, le problème "évolue". Ainsi, LÉNINE est amené à construire un tout nouveau rapport entre les deux concepts de révolution et de réforme. Dans Sur le rôle de l'or aujourd'hui, il écrit (en 1921) : "Le fait nouveau, à l'heure présente, c'est la nécessité pour notre révolution de recourir, pour les problèmes de la construction économique, aux méthodes d'action "réformistes", graduelles, faites de prudence et de détours. Cette "nouveauté" suscite des questions, de la perplexité, des doutes aussi bien sur le plan théorique que sur le plan pratique" (Oeuvres, 33, 104). Plus encore, sur la base d'une expérience politique vielle de quatre ans, comme le rappelle toujours Jean-François CORALLO, LÉNINE propose de "compléter" la réflexion marxiste sur le couple révolution/réforme : "Seul le marxisme définit de façon précise et juste le rapport entre les réformes et la révolution : et Marx n'a pu voir ce rapport que sous un seul aspect, savoir : dans les conditions précédent la première victoire tant soit peu solide, tant soit peu durable du prolétariat. ce rapport juste reposait alors sur le principe suivant : les réformes sont un produit accessoire de la lutte de classe révolutionnaire du prolétariat (...) Avant la victoire (...) elles constituent en outre pour le pays où la victoire a été remportée, une trêve indispensable et légitime dans le cas où, àla suie d'une tension extrême, les forces manquent notoirement pour franchir en suivant la voie révolutionnaire, telle ou telle étape".

Le philosophe marxiste s'interroge sur ce "complément", selon lequel une révolution ne peut pas toujours et continuellement adopter une voie révolutionnaire : "Quelle leçon tirer de cette faille qui, au terme de la première révolution prolétarienne de l'histoire, fracture l'unité du concept trop poli de révolution : 

- L'insuffisance d'une théorie qui réduit à un fossé, à une incommunicabilité, à une "révolution", le passage d'une structure sociale à une autre? Ou plutôt, l'erreur qu'il y a à vouloir établir un rapport d'application technique entre une telle théorie et la politique?

- La nécessité que Lénine commence à mettre en oeuvre de compléter cette théorie par une problématique élaborée de la transition?"

 

Les clivages s'accentuent avec l'évolution de la société, social-démocratie....

     Ce débat est si aigu dans le courant marxiste, que ceux qui sont tentés d'élaborer une construction réformiste sont qualifiés de révisionnistes, même si par ailleurs, les gardiens d'un temple de la vérité historique sont eux-mêmes pris, lorsqu'ils arrivent au pouvoir surtout, dans des problématiques... réformistes. Le précipité entre une manière d'argumenter, hérité d'une certaine dialectique hégélienne, et la lutte concrète pour le pouvoir, au sein des partis comme au sein de l'État, accentue les clivages. 

C'est ce que montre en partie Patrick SÉVERAC : une figure comme Eduard BERNSTEIN (1850-1932), au sein d'un parti puissant et légal, implanté solidement en Allemagne, avec une pratique réformiste et une théorie toujours révolutionnaire, se livre à une critique du corpus marxiste en plusieurs aspects :

- l'influence de la dialectique hégélienne sur le marxiste induit des constructions spéculatives qui provoquent des erreurs de pronostic ou de stratégie ;

- l'évolution économique de la société moderne contredit certaines thèses de Karl MARX, notamment sur la polarisation des classes sociales et sur les conséquences de la concentration du capital, la situation se complexifiant davantage ;

- les crises économiques du capitalisme ne s'aggravent pas ;

- la stratégie la plus apte à améliorer la situation de la classe ouvrière repose sur l'utilisation du suffrage universel, ayant pour objectif le passage graduel au socialisme par l'élargissement du secteur économique coopératif et l'approfondissement de la démocratie.

Les thèses d'Eduard BERNSTEIN sont combattues par Karl KAUTSKY (1854-1938), secrétaire d'ENGELS, de Rosa LUXEMBOURG (1871- 1919) et de Gueorgui PLEKHANOV (1856-1918), ainsi que par LÉNINE. Ces critiques peuvent être rassemblées sous trois ordres, idéologique, économique et politique :

- Idéologique : le marxisme est une conception du monde, un système.En prétendant ne vouloir critiquer que tel ou tel point du marxisme, Eduard BERNSTEIN vise en réalité à saper l'ensemble de l'édifice théorique. Or, le marxisme se pense comme l'arme du prolétariat. Attaquer un point de doctrine, c'est émousser cette arme ;

- Économique : d'une manière générale, il se voit accusé de confondre le court terme et le long terme. La concentration du capital et la polarisation sociale sont des tendances fondamentales du capitalisme, que ne doivent pas masquer des aspects conjoncturels ;

- Politique : le révisionnisme se situe à l'aile droite de la socioal-démocratie. Cette aile est disqualifiée en 1914, par les courants révolutionnaire et le marxisme orthodoxe, au moment où les sociaux-démocrates, sous couvert d'union sacrée, votent les crédits de guerre. 

 

    Dirigeants tous deux de la social-démocratie allemande (SPD), Karl KAUTSKY et Edward BERNSTEIN s'opposent, le premier en tant qu'exécuteur testamentaire sur bien des plans des fondateurs du marxisme, gardien rigoureux du dogme et le deuxième en tant tenant d'un socialisme réformiste de moins en moins marxiste...

Karl KAUTSKY s'oppose tout autant à ce qu'il considère la dérive droitière de BERNSTEIN qu'à la dérive gauchiste de LÉNINE et des bolchevik en général. Tout en s'alignant en 1914 sur la majorité du SPD qui vote les crédits de guerre, il défend une conception orthodoxe de la révolution. Son activité politique et diplomatique l'emporte sur l'apport strictement théorique dans sa lutte contre ces deux dérives. Promoteur d'un programme socialiste en 1892. Tout de même pendant près de quarante ans le théoricien officiel du plus important parti ouvrier au monde, ses écrits témoigne de sa défense des conceptions révolutionnaires, alors  que l'ensemble de son activité politique se compose en une lutte contre le bolchévisme. Il reproche à LÉNINE d'avoir tenté une révolution prolétarienne dans un pays sous-développé industriellement et de d'avoir établi une dictature plus blanquiste que marxiste. Son ouvrage majeur, La conception matérialiste de l'histoire (1927), défend une conception "classique" (finalement différente de celle des fondateurs) du marxisme tout en posant les jalons d'un... socialisme réformiste. 

Eduard BERNSTEIN, qui assure la direction de Die Sozialdemakrat (1881-1888), participe activement à la rédaction du programme d'Erfurt (1889-1891), qui reprend la plupart des grands thèmes du Capital et du Programme minimaliste dans sa première partie, mais qui, dans sa seconde, moins ouvertement marxiste, contient des revendications concrètes partielles comme la protection des plus démunis, la laïcité, l'égalité entre les hommes et les femmes. A un point tel que beaucoup d'auteurs considèrent ce programme comme contradiction, entre un appel à la destruction du capitalisme et un aménagement social de celui-ci... En fait, suivant un mouvement général du mouvement ouvrier, il développe ensuite une conception socialiste hétérodoxe. L'État socialiste, selon lui, ne peut être le produit d'un soulèvement des classes prolétariennes. Il ne peut advenir que progressivement, à travers un révision graduelle de l'État bourgeois. C'est ce qui ressort de son ouvrage Socialisme théorique et social-démocratie pratique (1898, édité en France sous le titre Les présupposés du socialisme, Seuil, 1974). Même s'il est mis en minorité politiquement au sein du SPD, ses thèses progressent, à tel point que, avec le temps, ce parti se fait de plus en plus réformiste, notamment sous le leadership pragmatique de Friedrich EBERT. Officiellement marxiste à la veille de la Première guerre mondiale, le parti renonce définitivement à toute référence au marxisme et à la lutte des classes après la Seconde guerre mondiale. (Manfred STEGER, The Quest for Evolutionary Socialism : Eduard Bernstein  and Social Democracy, Cambridge University Press, 1997).

 

         Pour Patrick SÉVERAC, le paradoxe "est que cette critique s'avère juste pour le court terme (notamment avant 1914 et octobre 1917) mais démentie par le long terme : le capitalisme surmonte ses crises successives, quelle que soit leur gravité, et la polarisation sociale se trouve nuancée par la formation récurrente de nouvelles couches sociales, dites "moyennes". En sorte que la querelle du révisionnisme se reproduira presque périodiquement dans l'histoire du mouvement ouvrier (par exemple avec Boukharine et Khrouchtchev, en URSS, avec Garaudy et le courant eurocommuniste en Europe de l'Ouest). Par contre, la constitution du révisionnisme en doctrine et en courant politique aboutit à la formation durable d'un courant réformiste du mouvement ouvrier assurant le renouveau du capitalisme des années 1930 aux années 1980 : la social-démocratie."

Le problème de fond n'est pas tranché : la révolution est-elle nécessaire pour la transformation du système économique? le réformisme est-il suffisant pour assurer à la classe ouvrière l'ouverture vers le communisme? La révolution est-elle possible? Le réformisme ne sert-elle finalement que la reproduction sans fin du capitalisme?....

 

Patrick SÉVERAC, article Révisionnisme ; Jean-François CORALLO, article Réforme/Révolution ; Jean-Pierre LEFEBVRE, article Révolution, dans Dictionnaire critique du marxisme, PUF, 1999.

Karl KORSCH, L'Anti-Kautsky. La conception matérialiste de l'Histoire, traduit de l'Allemand par Alphé MARCHADIER, Champ libre, 1973.

De nombreux textes de KAUTSKY et de BERNSTEIN sont disponibles sur le site Internet : www.marxists.org.

 

PHILIUS

 

Relu le 16 janvier 2021

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28 mai 2012 1 28 /05 /mai /2012 11:57

         Le professeur émérite de philosophie à l'Université hébraïque de Jérusalem, actif dans la mouvance pacifiste israélienne, nous propose de réfléchir à l'essence du compromis, sur les paix justes et injustes.

Être capable de faire des compromis est une grande vertu politique, particulièrement lorsqu'il s'agit de sauver la paix. Mais il existe, selon lui, des limites morales à l'acceptation des compromis. Ces limites, il tente de les définir en faisant appel à une vaste série d'exemples historiques, tirés du XXe siècle, de l'accord de Munich au pacte germano-soviétique en passant par les négociations de paix entre Palestiniens et Israéliens. Il puise largement pour cette réflexion dans l'histoire de la seconde guerre mondiale. Avishai MARGALIT, déjà auteur de La société décente, de L'Occidentalisme et de L'Éthique du souvenir, propose une méditation approfondie et originale sur la nature même du compromis politique, son ambiguïté morale intrinsèque et ses implications toujours lourdes de conséquences. 

             En écho aux propos d'Albert EINSTEIN sur une mise en garde des compromis pourris, il considère que "des compromis ne sont pas autorisés, y compris au nom de la paix. D'autres compromis devraient être conclus au cas par cas, à la condition de se pencher sur le détail de chacun : ils devraient être jugés en fonction de leur mérite propre. Seuls des compromis pourris devraient être écartés sur la base de principes généraux. (...) Cet ouvrage est en quête d'une paix, juste une paix, plutôt que d'une paix juste. La paix peut être justifiée sans être juste."

Bien qu'il préfère bien entendu une paix juste et durable (paix durable parce que juste), il garde tout le long de son ouvrage le regard sur cette paix qui mérite un compromis, même si par ailleurs elle puise tolérer des injustices. Au fil des phrases, une certaine ambiguïté dans le propos demeure, même si à plusieurs reprises, il affirme ne pas souscrire à l'adage "un compris pauvre est préférable à une action en justice riche". Fort partisan des compromis, même dans la considération lucide des conséquences de certains accords et traités, l'auteur entend bien définir un compromis politique pourri. "je vois un compromis politique pourri comme un accord consistant à instaurer ou maintenir en place un régime inhumain, un régime de cruauté et d'humiliation, enfin un régime qui ne traite pas les êtres humains comme des êtres humains. Tout au long du livre, j'ai recours au terme "inhumain" pour définir les manifestations extrêmes de cette façon de ne pas traiter les humains comme des humains. Entendre par ce terme un comportement cruel, sauvage et barbare ne met en évidence qu'un élément du mot "inhumain" tel que je l'utilise ; l'humiliation en constitue une autre élément. (...)".

         

     Le paradigme de l'inhumain étant puisé dans le régime nazi, mais aussi dans le Congo belge de Léopold II, il pense que "le concept de compromis devrait (...) occuper une place centrale dans la micro-moralité (qui a à voir avec les interactions entre individus) tout autant que dans la macro-moralité (qui a à voir avec les unités politiques)."

L'auteur regrette que "le concept de compromis n'est ni au centre du débat philosophique, ni même considéré comme secondaire. Une des raisons pour lesquelles le compromis n'apparaît pas comme un thème philosophique réside dans le préjugé philosophique en faveur de la théorie idéale. Le compromis semble malpropre, fait de la triste étoffe de la politique politicienne au jour le jour. il semble très différent de la théorie idéale de la micro- ou macro-moralité. Il est vrai que la théorie idéale concerne les normes et les idéaux, pas les deuxièmes meilleurs. Mais faire disparaître le compromis de la théorie morale équivaut à faire disparaître la friction de la physique, à affirmer qu'elle relève de l'ingénierie." Il estime d'ailleurs que la tension entre la paix et la justice induit cet état de fait. "Tout le monde n'est pas d'accord pour dire que la paix et la justice peuvent entrer en collision. L'idée que la paix est partie constitutive de la justice et, par conséquent, une composante essentielle de la justice - plus de paix, plus de justice - constitue une objection à ce postulat". Il existe également une oscillation entre une paix juste et une paix durable, de même qu'il existe des guerres justes qui devraient être préférées à des situations de paix injustes à l'extrême.

               C'est ce souci de l'extrême qui le motive dans la réflexion qui l'expose, extrême d'un État "inhumain", extrême du refus du compromis, motivé par le rêve d'une société idéale ou d'un objectif plus "modeste" (comme la conquête ou la préservation de lieux saints). C'est peut-être ce souci de l'extrême, qui l'amène autant à condamner le régime nazi et les traités que l'on pouvait conclure avec lui, à refuser des traités qui entraînent des situations inhumaines (le partage de l'Europe entre Est et Ouest comme le transfert de force de populations entières dont certaines étaient vouées à une mort certaine) qu'à "relativiser" d'autres régimes, d'autres traités... Si l'on peut remarquer son estimation du régime stalinien qu'il distingue soigneusement du marxisme en tant que philosophie, et même de tout ce qui a été entrepris à l'Est, on ne peut que regretter aussi le peu d'évocations qu'il fait des injustices sociales qui perdurent sur le long terme.

C'est qu'il estime, dans le débat sur les paix justes et les guerres justes, que la violence ne constitue pas dans tous les cas forcément la meilleure voie de construire une société plus juste. Son souci de refuser une attitude conduite uniquement par le rêve (qui conduit à refuser tout compromis), sans un regard suffisant sur les réalités, le conduit à accepter une paix durable, dans un compromis qui accepte des injustices, "dont la suppression n'est pas censée être poursuivie par la violence, mais qui néanmoins ont en elles le potentiel de dégénérer en guerre." Il a le souci non seulement d'arrêter la guerre, mais de le faire sur un mode qui ne permette pas de la reprendre ultérieurement.

Mêlé à la nécessité de refuser la décontextualisation de certains événements, ce qui conduit souvent à les instrumentaliser, et au-delà de vraiment démêler ce qui ressort du nécessaire absolu du confort accessoire dans la négociation des traités (de la seconde guerre mondiale), ce souci, nul doute influencé par la situation au Moyen-Orient, est de bien comprendre les éléments de la décision, de la conclusion et de la réalisation de ceux-ci. Les traités, ces compromis pourris ou non, doivent être compris non seulement à travers leurs textes, mais surtout à travers les implications qu'ils entraînent dans la réalité. Le deuxième chapitre sur les variétés des compromis est certainement l'un des plus intéressant qui nous est été donner de lire sur le compromis.

        La volonté d'aborder tous ces sujets de manière dynamique, dans un style très éloigné d'un récit comme d'un manuel de philosophie morale, fait de se livre un ouvrage à lire attentivement, tant il conduit de manière très subtile, très progressive, à petites touches, comme dans le réel, à caractériser et à condamner tous les compromis pourris.

 

Avishai MARGALIT, Du compromis et des compromis pourris. Réflexion sur les paix justes et injustes, Denoël, 2012 (traduction de l'anglais par Frédéric JOLY, On Compromise and Rotten Compromises, Princeton university Press, 2010), 260 pages.

 

Relu le 19 novembre 2020

 

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10 mai 2012 4 10 /05 /mai /2012 15:20

       L'oeuvre du juriste suisse Emerich de VATTEL (1714-1767), publiée en 1758, influence grandement le droit international classique et continue d'inspirer les réflexions sur l'évolution de la science politique. En pleine guerre de Sept ans (1756-1763) qui ravage alors l'Allemagne, il écrit ce livre dont le succès s'explique par la pragmatisme, le réalisme et la nouveauté des idées développées, dans un style accessible (on aimerait beaucoup que les traités généraux actuels de droit le soit de cette manière) à ses contemporains.

Animé par la volonté de permettre la diffusion la plus facile de ses idées, livrées ici en français, alors langue diplomatique, le conseiller privé d'Auguste III, Électeur de Saxe, veut faire avant tout oeuvre pratique. Dans ce relatif petit livre, il expose sa théorie de l'État, de la Nation et des relations entre États. Il renouvelle la pensée sur les différends et conflits entre États.

         S'appuyant philosophiquement sur LEIBNIZ et WOLF, il est l'un des trois juristes suisses (avec Jean BARBAYRAC (1674-1744) et Jean-Jacques BURLAMAQUI (1694-1748)) qui approfondissent le concept de "droit naturel". Il étend cette notion de droit naturel au droit des peuples. Partant de l'idée que le "bon sens" est en synergie avec la morale chrétienne, ces trois juristes affirment l'identité des lois de la conscience et des lois divines, Emerich de VATTEL étant celui qui s'y réfère le moins souvent. La conscience individuelle prend par là une importance capitale, ce qui permet de stigmatiser toute contrainte exercée sur l'individu, condamnation entre autres de l'absolutisme politique. Ses idées ont d'autant plus d'impact que beaucoup, dans les milieux encyclopédistes, considèrent que la Suisse est un berceau de la démocratie et incarne bien des vertus républicaines. (Jean-Marie ROULIN)

 

           Le livre est divisé en deux tomes, dans lesquels sont répartis quatre Livres. Dans le premier Tome - après des Préliminaires, Idée et Principes généraux du Droit des Gens - le Livre I est consacré à De la nation considérée en elle-même ; le Livre II à De la Nation considérée dans ses relations avec les autres. Dans le deuxième tome, le Livre III traite De la Guerre et de ses différentes espèces, et du Droit de faire la guerre ; le Livre IV Du rétablissement de la Paix, et des Ambassades.

 

        Les Préliminaires, assez longs, quasiment le contenu de tout un chapitre, présentent l'idée que se fait l'auteur des Principes généraux du droit des Gens. Il y définit une Nation, une personne morale, présente une définition du Droit des Gens et pourquoi les Nations ne peuvent rien y changer. Il présente également des lois générales sur la liberté et l'indépendance des Nations pour terminer sur une maxime générale sur l'usage du Droit nécessaire et du Droit volontaire.

 

         Le livre I comporte 23 chapitres.

     Le Chapitre I du Livre I porte sur Des Nations, ou États Souverains, en faisant le tour des diverses espèces de Gouvernement, définissant les différences entre États Tributaires et État Feudataires. Il précise la nature de deux États soumis au même Prince, des États formant une République fédérative, d'un État qui a passé sous la Domination d'une autre. Le chapitre se termine sur les Objets de ce Traité entre deux ou plusieurs États.

         Le chapitre II décrit les Principes généraux des Devoirs d'une Nation envers elle-même. Le chapitre III, aborde la Constitution de l'État, des devoirs et des droits de la Nation à cet égard, le chapitre IV, la question Du Souverain, de ses obligations et de ses devoirs, le chapitre V, celle des États électifs, Successifs et Héréditaires et de ceux qu'on appelle Patrimoniaux. Ensuite l'auteur aborde dans le chapitre VI  les principaux objets d'un bon Gouvernement ; soit Pourvoir aux besoins de la Nation, De la Culture des Terres (Chapitre VII), Du commerce (Chapitre VIII), du Soin des Chemins publics, et des Droits de Péage (Chapitre IX), De la monnaie et du Change (Chapitre X). Le Second objet d'un bon Gouvernement, procurer la vraie félicité de la Nation (Chapitre XI), De la piété et de la Religion (Chapitre XII), De la justice et de la police (Chapitre XIII). Le Troisième objet d'un bon Gouvernement, se fortifier contre les attaques du dehors (Chapitre XIV), De la Gloire d'une Nation (Chapitre XV), De la Protection recherché par une Nation, et de sa Soumission volontaire à une Puissance étrangère (Chapitre XVI). Le chapitre XVII est consacré à Comment un Peuple peut se séparer de l'État dont il est membre, ou renoncer à l'obéissance de son Souverain, quand il n'en est pas protéger. Le Chapitre XVIII porte sur De l'établissement d'une Nation dans un pays (qu'il occupe). Le Chapitre XIX détaille De la Patrie, et de diverses manières qui y ont rapport. Ensuite le juriste traite Des Biens publics, communs et particuliers (Chapitre XX), De l'aliénation des Biens publics, ou du Domaine, et celle d'une partie de l'État (Chapitre XXI), Des Fleuves, des Rivières et des Lacs (qui séparent deux territoires ou qui font l'objet de deux droits en contradiction) (Chapitre XXII), De la mer (Chapitre XXIII). 

C'est réellement, dans ce Livre, vouloir couvrir un champ assez vaste. Emerich de VATTEL fait oeuvre finalement de philosophe politique, sous l'angle du droit.

 

       Le Livre II comporte 28 chapitres.

     Le premier chapitre définit Des devoir communs d'une Nation envers les autres, ou des Offices de l'humanité entre les Nations. Il fixe les Fondements des Devoirs communs et mutuels des Nations dans la perspective de la conservation des autres, allant jusqu'à examiner l'assistance à un peuple désolé par la famine et par d'autres calamités. En revanche, il stigmatise certaines mauvaises coutumes des Anciens et détermine une Limitation particulière à l'égard du Prince. L'auteur aborde ensuite dans le chapitre II Du Commerce mutuel des Nations, puis De la Dignité et de l'égalité des Nations, des Titres et autres marques d'honneur (Chapitre III), Des Droit de sûreté, et des effets de la Souveraineté et de l'Indépendance des Nations (Chapitre IV), De l'observation de la Justice entre les Nations (Chapitre V), De la part que la Nation peut avoir aux actions de ses Citoyens (Chapitre VI), Des effets du Domaine entre les Nations (Chapitre VII), des Règles à l'égard des étrangers. Avec le Chapitre XII vient l'examen des Traités d'Alliance et autres Traités Publics, De la dissolution et du renouvellement des Traités (Chapitre XIII) et Des autres Conventions Publiques, de celles qui sont faites par les Puissances inférieures, en particulier de l'Accord appelé en Latin Sponsio, et des Conventions du Souverain avec les Particuliers (Chapitre XIV). Il insiste sur De la Foi des Traités (Chapitre XV) et Des sûretés données pour l'observation des Traités (Chapitre XVI).

Dans De l'interprétation des Traités (Chapitre XVII), l'auteur expose plusieurs maximes et règles (10 règles...) pour la bonne observation de ceux-ci. Aujourd'hui encore, ces règles et ces maximes sont l'objet de bien des discussions.

Le Chapitre XVIII aborde De la manière de terminer les différends entre les Nations, définissant notamment les bonnes et mauvaises représailles.

 

    Le Livre III, situé dans le Tome II, comporte 18 chapitres. Le Chapitre I introduit le sujet, De la Guerre et de ses différentes espèces, et du Droit de faire la guerre. Aux chapitres suivants, l'auteur aborde De ce qui sert à faire la Guerre, de la levée des Troupes et de leurs Commandants, ou des Puissances subalternes dans la Guerre (Chapitre II), Des justes Causes de la Guerre (Chapitre III), De la Déclaration de Guerre, et de la Guerre en forme (entendre les formes de cette déclaration et de ses obligations ou non-nécessités) (Chapitre IV), De l'ennemi, et des choses appartenant à l'ennemi (Chapitre V), Des Associés de l'Ennemi ; des Sociétés de Guerre, des Auxiliaires, des subsides (Chapitre VI), De la Neutralité, et du passage des Troupes en pays neutre (Chapitre VII). Plus généralement plus loin Du Droit des Nations dans la Guerre, et De ce qu'on est en droit de faire et de ce qui est permis, dans une Guerre juste, contre la personne de l'ennemi (Chapitre VIII), Du Droit de la Guerre à l'égard des choses qui appartiennent à l'Ennemi (Chapitre IX). Il aborde également De la foi entre ennemis ; des stratagèmes, des ruses de Guerre, des Espions et de quelques autres pratiques (Chapitre X), pour préciser les circonstances de rupture des Traités et les possibilités d'offres d'un nouveau Traité. Il examine au Chapitre XI le cas Du Souverain qui fait une Guerre injuste, le Droit des Gens Volontaires, par rapport aux effets de la Guerre en forme, indépendamment de la justice de la Cause, pour préciser leur responsabilité (Chapitre XII). Le Chapitre XIII traite De l'acquisition par Guerre, et principalement de la Conquête, le chapitre XIV Du Droit de Postliminie, le chapitre XV du Droit des Particuliers dans la Guerre. De diverses Conventions, qui se font dans le cours de la Guerre est l'objet du chapitre XVI tandis que Des Saufconduits et Passeports, et Questions sur la Rançon des prisonniers l'objet du chapitre XVII, l'auteur discutant non seulement du droit de la guerre, mais aussi du droit dans la guerre, sans aborder les questions ou les logiques stratégiques qui pourraient justifier tel ou tel acte. Le dernier chapitre (Chapitre XVIII) traite De la  Guerre civile, où les belligérants ne sont pas exonérés de l'observance de ce droit dans la guerre, pas plus les "irréguliers" que les Souverains ou les Nations étrangères amenés à y participer.

 

    Le Livre IV, le plus court, comporte un seul chapitre. Intitulé De la Paix, et de l'obligation de la cultiver. Il prend comme référence HOBBES, mais aussi CICÉRON, pour définir la Paix, l'obligation de la cultiver par les Nations et par le Souverain, l'étendue de ce devoir. L'alinéa Des perturbateurs de la Paix indique surtout les conséquences de cette perturbation, tandis que les suivants examinent tour à tour Jusqu'où on peut continuer la guerre, la signification de la Paix, comme fin de la Guerre et les Effets généraux de la Paix.

 

    Dans ses Préliminaires, Emer de VATTEL fait référence aux écrits de HOBBES, de PUFENDORF, de NARBEYRAC, de BUDDEUS. Et surtout du baron de WOLFF dans laquelle il puise ce "qu'il y a trouvé de meilleur", surtout les Définitions et les Principes généraux. Il entend s'écarter de celui qu'il appelle son Guide, dès le début de son ouvrage "dans la manière d'établir les fondements de cette espèce de Droit des Gens, que nous appelons Volontaire". l'auteur s'inscrit dans la conception libérale de l'État, comme ROUSSEAU. Pour lui, le but de l'État est la satisfaction des besoins de tous.

Cette position le distingue de des précurseurs et contemporains, pour qui l'État est la propriété du monarque. L'État, pour lui, appartient à la Nation, qui peut elle-même donc arrêter sa constitution, la modifier, citant la Constitution d'Angleterre. Acteur des Lumières, le juriste est précurseur de la révolution d'indépendance des États-Unis et de la Révolution Française. (D'ailleurs la déclaration d'indépendance s'inspire de sa définition de l'État, par l'intermédiaire de George WASHINGTON).

Ses conceptions de la Nation, de la Paix et de la Guerre en fait un des initiateurs du Droit international classique. Nombre de ses réflexions sur l'ennemi inspire encore certains écrits de nos jours, notamment dans les commentaires sur les "guerres contre le terrorisme". 

 

    Carlo SANTULLI, professeur à l'Université Panthéon-Assas (Paris II), s'interroge sur les raisons pour lesquelles les formules d'Emerich de VATTEL "se glissent le plus volontiers dans les bas de pages doctrinaux, comme entre les parenthèses juridictionnelles contemporaines". Il formule à ce propos trois thèses :

- La première est que l'auteur présente une conception moderne de l'État et du droit : "La première est la seule qui puisse aspirer aux attributs prestigieux de l'"objectivité scientifique" : VATTEL a forge les clefs de l'intelligence du droit international positif en mettant au coeur de son analyse une conception moderne de l'État. Le grand Suisse (allemand? français?) en effet poussa l'originalité jusqu'à percevoir, premier des internationalistes et avec seulement deux mille ans de retard (il faut rendre cela à César), que l'État en tant que personne survit, distinct de ses monarques, rois, empereurs et autres grands-ducs ; poussant la frénésie juridique jusqu'à deviner que le mot donné par Caius Iulius devait être tenu par tout Caius Iulus Octavianus appelé à lui succéder. Il fit plus au demeurant, et plus fondamental, du moins selon l'historiographie spécialisée (Le professeur SANTULLI fait référence là aux études de P GUGGENHEIM, Emer de Vattel et l'étude des relations internationales en Suisse, Genève, Georg et Cie, 1956 et de E JOUANNET, Emer de Vattel et l'émergence doctrinale du droit international classique, Paris, Pedone, 1998) : là où Vitoria levait les yeux au ciel pour chercher en la raison divine les règles d'organisation de la société internationale, et après que Grotius eut proposé de chercher en soi (tout en lorgnant occasionnellement vers le haut) le diktat de l'immortelle raison, Vattel crut bon de baisser les yeux et, sans renoncer aux tributs divins de prudence (...) se mit à interroger la pratique prosaïque des "nations civilisées", et des Unions multinationales propres sur soi. Le saut épistémologique permettant d'inaugurer l'étude du droit international était ainsi amorcé."

- La seconde thèse "vivote dans un espace marginal, aux frontières de la science politique, où la contre-culture des juristes de bonne volonté dénonce le "satan Vattel" (Van VOLLENHOVEN, Les trois phases du droit des gens, La Haye, Nijhoff, 1919) (...). Le pauvre Vattel se voit alors reprocher d'avoir théorisé (et, du coup, par confusion enfantine entre la pensée et l'acte, d'avoir produit) le droit international classique, fondé sur les rapports anarchiques entre souverains. Parce que cette organisation est réputée archaïque et belligène, source inépuisable des maux qui affectent notre vilaine planète, l'évocation de Vattel fait apparaitre, dans un nuage de fumée, la vision de l'Organisation internationale (ou de la Communauté humaine) éternellement tentée, et contrariée, par l'ewig Weiblich de la compétition meurtrière entre intérêts étatiques discordants."

- La troisième thèse, maintien de la tradition juridique antérieure, "apparait parfois, dont on s'empresse de préciser qu'elle fut défendue avec vigueur par Paul Guggenheim lui-même, mais elle est colportée aujourd'hui de bec en bec par de sombres merles moqueurs, (...). Selon ces tristes corbeaux, le "fourbe des Alpes" aurait repris les mêmes formules que Wolff, son maître, répétait inlassablement, tout comme Vitoria, Suarez, Grotius et Puffendorf, empruntées au soit-disant jus commun, en les imputant "aussi" à la pratique. Parés de cette nouvelle majesté, des règles d'or comme pacta sunt servanda ou pacta tertiis nec nocent nec prosunt, d'abord préceptes de droit romain, devenus ensuite merveilleux produit de la raison divine, puis de la simple et arrogante rationalité, ce qui valut à Vattel l'entrée dans l'immortalité, et autres "Who was who?".

Il conclut par... une non-conclusion : "Peut-on raisonnablement trancher ici entre ces trois thèses sans évoquer la possibilité que chacun d'entre elles reflète un aspect d'une vérité possible?"...

 

 

Emerich de VATTEL, Le droit des gens et Princes de la loi naturelle, Appliqués à la conduite et aux affaires des Nations et du Souverain, Londres, 1758 ; www.larecherchedubonheur.com.

Carlo SANTULLI, Article VATTEL Emmerich de, dans Dictionnaire des grandes oeuvres juridiques, sous la direction de Olivier CAYLA et de Jean-Louis HALPERIN, Dalloz, 2008. Jean-Marie ROULIN, Article Suisse, dans dictionnaire européen des Lumières, PUF, 2010.

 

Relu le 30 novembre 2020

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17 avril 2012 2 17 /04 /avril /2012 12:48

         Féministe avant la lettre, cette femme de lettres française, femme politique et polémiste se distingue à plus d'un titre des femmes de son rang (elle figure dès 1774 dans l'Almanach de Paris ou annuaire des femmes de condition) avant et pendant la Révolution Française. Elle ne fait pas partie à proprement parler du mouvement révolutionnaire, des nombreuses femmes, en particulier du peuple, qui s'engagent activement dans les manifestations ou dans les clubs. Elle ne fait pas partie non plus de cette catégorie de femmes qui tiennent salon littéraire, au côté et en soutien de leur mari, et entre dans la lutte politique au temps des lumières.

Auteure de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne (1791), et de nombreux écrits politiques et pièces de théâtre (politiques), elle est devenue, très tard, emblématique des mouvements de libération des femmes et pour l'humanisme en général. Elle peut être classée, elle qui est restée très longtemps en faveur d'une monarchie constitutionnelle, parmi les féministes libérales qui demandent l'égalité des droits entre les hommes et les femmes. Très active, elle est bien connue des intellectuels des Lumières et des débuts de la Révolution. Ses initiatives sont souvent encouragées et participent du bouillonnement des idées d'alors, même si elles sont ... diversement ressenties. Elle bénéficie de l'amitié de MIRABEAU, LA FAYETTE et NECKER qu'elle admire particulièrement.

Elle fait tellement figure d'avant-garde qu'elle est oubliée quasiment jusqu'à la moitié du XXe siècle. Pourtant elle inspire, sans qu'elle en soit créditée, avant d'être reconnue, nombre d'écrivains, notamment ceux qui prônent et combattent pour l'abolition de l'esclavage (Abbé GRÉGOIRE....). Favorable aux Girondins, qu'elle défendit même après leur défaite politique (ce qui lui vaut d'être guillotinée), elle produit jusqu'au bout des textes en faveur des droits des femmes.

 

       Son engagement et son franc parler comme son style direct d'écriture lui valent, alors qu'elle s'active sur le devant de la scène (de théâtre comme sur les murs, qu'elle couvre facilement de ses pamphlets) en tant que femme libre, la réprobation à la fois des femmes en lutte de son époque, qui restent dans le giron masculin et des hommes qui contestent sa vision de la femme combattante (qui doit quand même selon eux s'occuper principalement du foyer). Comme elle s'adresse indifféremment le long de sa vie publique aux détenteurs du pouvoir politique, que ce soit le Roi, la Reine ou les personnages du Parlement, elle s'attire les soupçons politiques les plus divers. Quitte à ce que ses adversaires en rajoutent, jusqu'à en faire une caricature, une femme qui perd la raison. Pourtant, elle ne croit pas en l'égalité totale des hommes et des femmes, estimant qu'ils et elles ont été dotées de qualités différentes. Elle réclame sauver la protection envers "son sexe".

 

       Ses pièces de théâtre (itinérant) (support privilégié des idées nouvelles), jouées à Paris et/ou en province, dont au moins une quinzaine nous sont parvenues, traitent de la démocratie et de l'aristocratie, de l'esclavage, de la condition de la femme... Nous pouvons citer ainsi L'Homme généreux (1786), le Philosophe corrigé ou le cocu supposé (1787), Le Marché des Noirs (1790), Les Démocrates et les aristocrates, ou les curieux du champ de Mars (1790), La Nécessité du divorce (1790), Le Couvent, ou les voeux forcés (1790), l'Esclavage des Noirs, ou l'heureux naufrage (Zamore et Mirza, 1785) (1792), La France sauvée, ou le tyran détrôné (1792)...

         Ses écrits politiques, très nombreux, se répartissent entre brochures, affiches, articles ou textes plus longs. Prolifique (et énervante pour beaucoup), elle lutte notamment auprès des parlementaires pour le divorce (seul droit finalement accordé aux femmes spécifiquement par la Révolution) et l'abolition du mariage religieux, en faveur du mariage civil. Mais surtout, elle étend sa réflexion à l'ensemble des débats de son temps, de la Lettre au Peuple ou projet d'une caisse patriotique, par une citoyenne (1788) à Olympe de Gouges au Tribunal révolutionnaire (1793), en passant par Réflexions sur les hommes nègres (1788), Dialogue allégorique entre la France et la Vérité, dédié aux États Généraux (1789), Pour sauver la patrie, il faut respecter les trois ordres, c'est le seul moyen de conciliation qui nous reste (1789), Les droits de la femme. A la Reine, Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne (1791), Le Bon Sens français, ou L'apologie des vrais nobles, dédié aux Jacobins (1792), Pacte National (1792), Les Fantômes de l'opinion publique. L'esprit qu'on veut avoir gâte celui qu'on a (1792), Pronostic sur Maximilien de Robespierre, par un animal  amphibie (signé "Polyne", 1792), Testament politique d'Olympe de Gouges (1793). Elle dénonce notamment la tournure des événements violents de la Révolution et les tendances dictatoriales des factions qui prennent le contrôle du pouvoir politique (La Montagne).

 

La Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne

        La Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, présentée pour être débattue à l'Assemblée Nationale (pour le 28 octobre 1791, rejetée par la Convention) défend la cause des femmes. Elle est précédée d'un préambule qui indique, plus que le texte lui-même, qui pastiche la Déclaration des Droits et de l'Homme et du Citoyen proclamée le 27 Août 1789, l'orientation de sa pensée. Un postambule le complète.

Car cette Déclaration des Droits de l'Homme ne prend pas en compte la condition féminine et ne s'intéresse pas réellement aux femmes, Olympe de GOUGES, y défend, avec une certaine ironie à l'égard des préjugés masculins, la liberté et l'égalité de la femme par rapport à l'homme.

Nous pouvons lire dans ce Préambule ou plutôt dans le texte qui précède le Préambule : "Homme, es-tu capable d'être juste? C'est une femme qui t'en fais la question ; tu ne lui ôteras pas du moins ce doit. Dis-moi? Qui t'a donné le souverain empire d'opprimer mon sexe? Ta force? Tes talents? Observe le créateur dans sa sagesse ; parcours la nature dans toute sa grandeur, dont tu sembles vouloir te rapprocher, et donne-moi, si tu l'oses, l'exemple de cet empire tyrannique. Remonte aux animaux, consulte les éléments, étudie les végétaux, jette enfin un coup d'oeil sur toutes les modifications de la matière organisé ; et rends-toi à l'évidence quand je t'en offre les moyens ; cherche, fouille et distingue, si tu peux, les sexes dans l'administration de la nature. Partout tu les trouveras confondus, partout ils coopèrent avec un ensemble harmonieux à ce chef-d'oeuvre immortel. L'homme seul s'est fagoté un principe de cette exception. Bizarre, aveugle, boursouflé de sciences et dégénéré, dans ce siècle de lumières et de sagacité, dans l'ignorance la plus crasse, il veut recommander en despote sur un sexe qui a reçu toutes les facultés intellectuelles ; il prétend jouir de la Révolution, et réclamer ses droits à égalité, pour ne rien dire de plus."

Le préambule est à la hauteur du texte de la Déclaration des Droits et du Citoyen : "Les mères, les filles, les soeurs, représentantes de la nation, demandent d'être constituées en assemblée nationale. Considérant que l'ignorance, l'oubli ou le mépris des droits de la femme, sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements, ont résolu d'exposer dans une déclaration solennelle, les droits naturels inaliénables et sacrés de la femme, afin que cette déclaration, constamment présente à tous les membres du corps social, leur rappelle sans cesses leurs droits et leurs devoirs, afin que les actes du pouvoir des femmes, et ceux du pouvoir des hommes pouvant être à chaque instant comparés avec le but de toute institution politique, en soient plus respectés, afin que les réclamations des citoyennes, fondées désormais sur des principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la constitution, des bonnes moeurs, et au bonheur de tous. En conséquence, le sexe supérieur en beauté et en courage, dans les souffrances maternelles, reconnaît et déclare, en présence et sous les auspices de l'Être Suprême, les Droits suivants de la Femme et de la Citoyenne."

le Postambule est surtout un appel au combat des femmes, dans la conscience de leur rôle actif et obscur durant des siècles. Il s'agit de combattre "tout ce qui caractérise la sottise des hommes, profane et sacré, tout a été soumis à la cupidité et à l'ambition de ce sexe autrefois méprisable et respecté, et depuis la révolution, respectable et méprisé."

  La postérité de ce texte est difficile à évaluer : paru d'abord seulement en cinq exemplaires et cependant salué même à l'étranger, sans doute de manière très partielle. Quelques extraits sont redécouverts et publiés en 1840, mais son intégralité ne l'est qu'en 1986 (par Benoîte GROULT, selon Nicole PELLEGRIN, dans un article de Le monde diplomatique, Les disparues de l'histoire, novembre 2008). Son importance historique réside dans son statut de première déclaration universelle des droits humains exigés autant pour les femmes que pour les hommes. 

 

       Ce n'est qu'à la fin de la Seconde Guerre Mondiale que cette auteure sort d'une certaine caricature et de l'anecdote. Elle est étudiée particulièrement aux États-Unis, au Japon et en Allemagne, où elle est présentée comme une des figures humanistes de la fin du XVIIIe siècle. 

 

Olympe de GOUGES, Écrits politiques, présentés par Olivier BLANC, 2 volumes, Côté Femmes Éditions, 2003 ; Théâtre Politique, avec une préface de Gisela THIELE-KNOBLOCH, Côté Femmes Éditions, 2 volumes, 1991 ;

Olympe de GOUGES, Oeuvres complètes Tome 1, Théâtre et Tome 2, Philosophie,  présentées par Félix-Marcel CASTAN, Éditions Cocagne ; 

Olympe de GOUGES, Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, Éditions Mille et une nuits, 2003.

Léopold LACOUR, Les Origines du féminisme contemporain. Trois femmes de la Révolution : Olympe de Gouges, Théroigne de Méricourt, Rose Lacombe, Plon, Nourrit et Cie, 1900. Olivier BLANC, Olympes de Gouges, Éditions Syros, 1981.

On peut trouver de nombreux textes sur Internet, notamment sur le site de la BNF (Gallica). 

 

Relu le 11 novembre 2020

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11 avril 2012 3 11 /04 /avril /2012 15:58

          Ce livre en deux volumes rassemble un grand nombre de textes théoriques écrits par Christine DELPHY (chercheuse au CNRS depuis 1966) au sujet de la "condition féminine" ou "question des femmes", et qu'avec la deuxième vague du féminisme du 20ème siècle, elle appelle "l'oppression des femmes et la question du patriarcat".

     Le premier volume contient des textes de 1970 à 1978, le second de cette date aux années 1990. L'auteure participe dès 1968 à la construction des groupes fondateurs du Mouvement de Libération des Femmes et co-fonde avec Simone de BEAUVOIR les revues Questions féministes et Nouvelles Questions féministes. 

        Le premier volume, sous-titré Économie politique du patriarcat, reprend les problématiques fondatrices du féminisme matérialiste. Qui est l'ennemi principal?. Pour Christine DELPHY, il ne s'identifie ni à l'Homme, ni aux hommes en général. Ce n'est en effet ni une essence ni un groupe naturel : c'est un système. Or ce n'est pas non plus, ou plutôt pas principalement, pour elle, qui s'inspire de Karl MARX dans un parfait esprit hétérodoxe, le système capitaliste. L'Ennemi principal, c'est ce qu'elle a choisi d'appeler le patriarcat : à savoir un système autonome d'exploitation et de domination. Elle entreprend depuis plus de 20 ans d'en constituer la théorie. L'ennemi principal est le titre également de l'article de Christine DELPHY publié en 1970, la première année du Mouvement de Libération des Femmes (MLF) qui marque le début d'une révolution dans la réflexion féministe. Elle introduit l'idée totalement nouvelle du patriarcat défini comme structure sociale hiérarchique et inégalitaire, en refusant toute explication de la subordination en termes idéalistes - que ce soit sur des bases biologiques, naturalistes ou essentialistes, ou bien encore fondées sur l'idéologie ou le "discours". Que ce féminisme soit un matérialisme signifie que ce sont les pratiques sociales matérielles qui rendent compte de la domination patriarcale sur les femmes.

        Le second volume, sous-titré Penser le genre, présente la suite de son analyse matérialiste de la société, une analyse en termes de rapports sociaux et donc politiques, fondamentale pour la compréhension de toutes les oppressions, fondamentale à tout projet d'émancipation. Dans sa préface, "Critique de la raison naturelle", elle s'attache à "faire entendre des propos logiques", ce qui est moins facile qu'on ne l'imagine. Elle sait renverser les perspectives, contredire ce que l'on tient pour des évidences, cherchant à substituer une démarche scientifique aux discours quasi mystiques qu'on entend généralement sur ce sujet. Et constamment, elle demande à son lecteur d'essayer de penser au lieu d'être dans une passive empathie et d'adhérer par sympathie pour la cause. 

 

       Nous pouvons donc lire dans le premier tome, L'ennemi principal, publié dans Partisans, numéro spécial "Libération des femmes", de novembre 1970 : Travail ménager ou travail domestique? (paru en 1978, aux PUF, dans Les femmes dans la société marchande) ; Famille et consommation (La famille et la fonction de la consommation, Cahiers internationaux de sociologie, 1975) ; La transmission héréditaire (inédit, 1977) ; Mariage et divorce (dans Mariage et divorce, l'impasse à double face, Les Temps Modernes, mai 1974) ; Les femmes dans les études de stratification (dans Femmes, sexisme et sociétés, sous la coordination d'Andrée MICHEL, PUF, 1977) ; Nos amis et nous, Fondements cachés de quelques discours pseudo-féministes (dans Questions Féministes, novembre 1977, éditions Tierce) ; Proto-féminisme et antiféminisme (Les Temps Modernes, mai 1976).

L'éditeur présente ce premier volume de la manière suivante : "Qui est l'ennemi principal? Pour la féministe matérialiste qu'est Christine DELPHY, il ne s'identifie ni à l'Homme - avec une majuscule -, ni aux hommes en général. Ce n'est en effet ni une essence ni un groupe naturel : c'est un système. Or ce n'est pas non plus, ou plutôt pas principalement, pour cette théoricienne qui s'inspire de Marx mais dans un esprit parfait d'hétérodoxie, le système capitaliste. L'Ennemi principal, c'est ce quelle a choisi d'appeler le patriarcat ; à savoir un système autonome d'exploitation et de domination. Elle a entrepris depuis plus de vingt ans d'en constituer la théorie, très exactement l'économie politique du patriarcat.

"L'Ennemi principal", c'est aussi le titre de l'article de Christine Delphy qui, publié en 1970, marque le début d'une révolution dans la réflexion féministe. Delphy introduit l'idée totalement nouvelle du patriarcat défini comme structure sociale hiérarchique et inégalitaire, en refusant toute explication de la subordination es femmes en termes idéalistes - que ce soit sur des bases biologiques, naturalistes ou essentialistes, ou bien encore fondées sur l'idéologie ou le "discours". Que ce féminisme soit un matérialisme signifie que ce sont les pratiques sociales matérielles qui rendent compte de la domination patriarcale sur les femmes. Traduits en anglais, en italien, en espagnol, en allemand, en grec ainsi qu'en turc et en japonais, les textes de ce recueil son désormais accessibles dans leur ensemble au public français.

La sociologie critique de Christine Delphy dévoile le parti pris andocentrique de la science sociale dominante et met en question sa prétention à l'objectivité. (Michael LÖWY)

 

      Dans le deuxième tome, nous retrouvons, après la préface, Critique de la raison naturelle, Le patriarcat : Une oppression spécifique (le féminisme et ses enjeux, FEN, Edilig, 1988) ; Libération des femmes ou droits corporatistes des mères? (Nouvelles Questions Féministes, n°16-17-18, 1991) ; Un féminisme matérialiste est possible (Nouvelles Questions Féministes, n°4, Août 1982) ; Agriculture et travail domestique : la réponse de la bergère à Engels (NQF, n°5, 1985) ; L'état d'exception : la dérogation au droit commun comme fondement de la sphère privée (NQF, n°4, 1995) ; Le patriarcat, le féminisme et leurs intellectuelles (NQF, n°2, octobre 1981) ; Penser le genre : problèmes et résistances (Sexe et genre, Presses du CNRS, Sous la direction de M C HURTIG, 1991) ; Égalité, équivalence et équité (Version abrégée de Égalité, équivalence et équité : la position de l'État français au regard du droit international, NQF, n°1, 1995) ; Genre et classe en Europe (version abrégée de Marxisme, féminisme et enjeux actuels des luttes en France, Colloque Marx International, PUF, 1996) ; L'invention du "French Feminism" : une démarche essentielle (NQF, n°1, 1996) ; Les femmes et l'État (NQF, n°6-7, printemps 1984). 

L'éditeur présente ce deuxième volume de la manière suivante : ""J'étudie l'oppression des femmes. Mais l'oppression des femmes est spécifique non pas parce que les femmes seraient spécifiques, mais parce que c'est un type d'oppression unique"." Après Économie politique du patriarcat (1998), Penser le genre constitue le tome 2 de L'Ennemi principal. L'auteure nous présente la suite de son analyse matérialiste de la société, une analyse en termes de rapports sociaux et donc politiques, fondamentale pour la compréhension de toutes les oppressions, fondamentale à tout projet d'émancipation.

"Voici un travail qui rompt avec le lyrisme, la religiosité, les proclamations à propos de la "différence des sexes" auxquels on est habitué depuis quelques années. Avec Christine Delphy, qui, dans sa méthode de sociologie, privilégie "la lenteur et la précaution", on n'est pas sommé de prendre position avant d'avoir observé, enquêté, étudié. Dans sa préface, "Critique de la raison naturelle", à elle seule un court essai problématisant l'ensemble du livre - composé d'interventions (entretien, études) sur des questions spécifiques -, elle s'attache à "faire entendre des propos logiques", ce qui est moins facile qu'on ne l'imagine. Elle sait renverser les perspectives, contredire ce que l'on tient pour des évidences, cherchant à substituer une démarche scientifique aux discours quasi mystiques qu'on entend généralement sur ce sujet. Et constamment, elle demande à son lecteur d'essayer de penser au lieu d'être dans une passive empathie et d'""adhérer". Autant dire qu'elle a du courage et qu'elle prend des risques en un temps où, comme elle le relève, "tout se passe comme si la différence des sexes était ce qui donne sens au monde"." (Josyane SAVIGNEAU)

 

   Les deux volumes présentent chacun une bibliographie de référence. 

 

 

      Pour comprendre la position et les analyses du féminisme matérialiste, la réunion de ces articles est bienvenue. Loin d'être un ouvrage "dédié" seulement (ce qui serait déjà bien) à une militante et une théoricienne, il fournit des informations rarement présentées en provenance d'un ensemble assez grand d'actrices et d'acteurs du féminisme. il indique comment des analyses produites dans les années 1970 éclairent les débats récents concernant les relations entre les hommes et les femmes.

 

    Christine DELPHY(née en 1941), chercheuse au CNRS depuis 1966 dans le domaine des études féministes ou "études genre, cofondatrice de Questions féministes (1977) et de Nouvelles Questions Féministes (1980), est aussi l'auteure d'autres ouvrages : Close to Home, (London, Hutchinson & The University of Massachisetts Press, 1984), Classer, dominer : qui sont les autres (La Fabrique, 2008), Un universalisme si particulier, Féminisme et exception française (Syllepse, 2010). Elle est co-auteure de Cinquantenaire du Deuxième sexe (Direction avec Sylvie CHAPERON, Syllepse, 2001), Le foulard islamique en question (Amsterdam, 2004), Un troussage de domestique (Direction, Syllepse, 2001)...

 

Christine DELPHY, L'ennemi principal, tomes 1 et 2, Éditions Syllepse, collection Nouvelles Questions Féministes, 1998 (réédition en 2002), 293 et 389 pages.

 

Complété le 17 janvier 2013. Relu le 13 novembre 2020

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5 avril 2012 4 05 /04 /avril /2012 10:13

      Oeuvre féministe majeure présentée souvent comme existentialiste, Le deuxième sexe, publiée en 1949, écrite par Simone de BEAUVOIR (1908-1986), est à la fois philosophique (en tant que promouvant une philosophie propre), historique, littéraire, sociologique et politique. Son long compagnonnage (sur beaucoup de plans) avec Jean Paul SARTRE ( un travail intellectuel très souvent commun) incite encore de nombreux auteurs à présenter cet essai comme illustration de l'existentialisme, alors qu'il est bien difficile de faire la part de l'apport de l'un et de l'autre dans leurs écrits. Sa dénonciation de la domination masculine, de la soumission féminine reprend à la base les arguments essentialistes et, entre autres, la lecture marxiste, du moment de la condition féminine. L'auteure estime que l'émancipation féminine se fera grâce à la volonté solidaire des hommes et des femmes.

Le deuxième sexe est toujours la référence de beaucoup de mouvements féministes : traduit dans de nombreuses langues, réédité souvent (avec des variations dans la présentation comme dans la densité en texte), le livre constitue une référence non seulement de la philosophie féministe, mais de la philosophie politique tout court.

     Le compagnonnage intellectuel intense avec Jean-Paul SARTRE, même si finalement il est difficile de disjoindre son apport de celui de Simone de BEAUVOIR, dans tous leurs ouvrages publiés séparément, ne doit pas faire oublier des différences philosophiques importantes entre l'existentialisme et la philosophie exposée ici. Cette philosophie est centrée sur le problème de la réconciliation entre le désir de liberté et le désir d'amour (Karen VINTGES). Les influences philosophiques sont constituées, avec en arrière fond puissant de la psychanalyse et du marxisme, de l'apport d'Henri BERGSON (sur le concept des possibles et du devenir), de LEIBNIZ (compatibilité entre la liberté et le déterminisme), et de Maurice MERLEAU-PONTY (avec lequel elle dialogue fortement).

Également, les influences des concepts d'appel chez JASPERS et HEIDEGGER existent : "Lorsque Beauvoir emploie le concept d'appel, elle le fait dans une tradition existentialiste où des philosophes comme Heidegger et Jasper ont développé ce concept en relation avec des thèmes comme celui de l'authenticité et celui de la communication. Que le concept de Beauvoir semble être plus proche de celui de Japsers que de celui de Heidegger, telle est la conclusion la plus probable que nous pouvons formuler". (Margaret A. SIMONS).

Certains parlent plutôt d'une phénoménologie féministe que d'un existentialisme (Linda FISHER)

 

Les deux tomes du Deuxième sexe

     Le deuxième sexe est divisé en deux tomes composés de trois et quatre parties (trois parties pour le tome 1, quatre parties pour le tome 2, dans l'édition de 1976. Mais de quatre parties pour le tome 1, de trois parties pour le tome 2, dans l'édition de 1968. Chaque tome comporte une Introduction. Le deuxième tome comporte une assez longue conclusion.

On retrouve toujours dans le tome 1, les titres des parties Destin, Histoire et Mythes (avec Formation dans l'édition de 1968) et dans le tome 2, les titres des parties (Formation dans l'édition 1976), Situation, Justifications et Vers la libération.  La pagination varie d'une édition à l'autre, comme d'ailleurs le volume des ouvrages.

Nous découpons suivant l'édition de 1968.

 

    Dans l'Introduction du Tome 1 se trouve d'emblée posée la question ; Qu'est-ce qu'une femme? Et le livre s'articule tout entier sur son passé (ou plutôt la représentation de son passé), de son présent et de son avenir. "il est significatif que je (la) pose. Un homme n'aurait pas l'idée d'écrire un livre sur la situation singulière qu'occupent dans l'humanité les mâles". "La femme apparaît comme le négatif si bien que toute détermination lui est imputée comme limitation, sans réciprocité." De nombreux auteurs reprennent à leur compte, plus ou moins consciemment le mot d'ARISTOTE : "La femelle est femelle en vertu d'un certain manque de qualités". "Or, ce qui définit d'une manière singulière la situation de la femme, c'est que, étant comme tout être humain, une liberté autonome, elle se découvre et se choisit dans un monde où les hommes lui imposent de s'assumer comme l'Autre : on prétend la figer en objet et la vouer à l'immanence puisque la transcendance sera perpétuellement transcendée par une autre conscience essentielle et souveraine. Le drame de la femme, c'est ce conflit entre la revendication fondamentale de tout sujet qui se pose toujours comme l'essentiel et les exigences d'une situation qui la constitue comme inessentielle. Comment dans la condition féminine peut s'accomplir un être humain? Quelles voies lui sont ouvertes? Lesquelles aboutissent à des impasses? Comment retrouver l'indépendance au sein de la dépendance? Quelles circonstances limitent la liberté de la femme et peut-elle les dépasser? Ce sont là les questions fondamentales que nous voudrions élucider."

 

     Première partie : Destin.

             Simone de BEAUVOIR s'intéresse à trois axes de réflexion concernant la femme, qui faussent les perspectives : les données de la biologie, le point de vue psychanalytique, comme le point de vue du matérialisme historique, empêchent cette libération féminine. 

Au Chapitre premier sur les données de la biologie, elle établit, à partir des connaissances dans le monde animal, que l'homme et la femme sont égaux et symétriques. Mais surtout, l'humanité n'est pas seulement une espèce, c'est aussi une civilisation au seuil de laquelle la biologie soit s'arrêter. Toutes les explications biologiques sont trop partielles pour fonder une définition de la femme.

Au chapitre II, elle reproche aux descriptions de Sigmund FREUD de calquer une vision de la femme sur celle de l'homme. Il suppose "que la femme se sent un homme mutilé ; mais l'idée de mutilation implique une comparaison et une valorisation ; beaucoup de psychanalystes admettent aujourd'hui que la fillette regrette le pénis sans supposer cependant qu'elle en a été dépouillée ; ce regret même n'est pas si général ; et il ne saurait naître d'une simple confrontation anatomique ; quantité de petites filles ne découvrent que tardivement la constitution masculine ; et, si elles le découvrent, c'est seulement par la vue ; le garçon a de son pénis une expérience vivante qui lui permet d'en tirer de l'orgueil, mais cet orgueil n'a pas un corrélatif immédiat dans l'humiliation de ses soeurs car celles-ci ne connaissent l'organe masculin que dans son extrémité (...)". Ce qu'elle reproche aux psychanalystes, c'est "qu'il y a chez (eux) un refus systématique de l'idée de choix et de la notion de valeur qui en est corrélative ; c'est là ce qui constitue la faiblesse intrinsèque du système." 

Au chapitre III, elle analyse le point de vue du matérialisme historique, surtout à partir de l'ouvrage de Friedrich ENGELS, L'Origine de la famille, de la propriété privée et de l'État. Un long développement revient sur les phases de développement de l'humanité. Elle estime que l'exposé marxiste est brillant, mais pas tout à fait satisfaisant, car la femme y est vue à partir d'un point de vue strictement économique. 

 

     Deuxième partie : Histoire.

  Elle commence le premier des quatre chapitres (non titrés), par le fait que "Ce monde a toujours appartenu aux mâles : aucune des raisons qu'on a proposées ne nous a paru suffisante. C'est en reprenant à la lumière de la philosophie existentielle les données de la préhistoire et de l'ethnographie que nous pourrons comprendre comment la hiérarchie des sexes s'est établie. Nous avons posé déjà que lorsque deux catégories humaines se trouvent en présence, chaque catégorie veut imposer à l'autre sa souveraineté ; si toutes deux sont à même de soutenir cette revendication, il se crée entre elles, soit dans l'hostilité, soit dans l'amitié, toujours dans la tension, une relation de réciprocité : si une des deux est privilégiée, elle l'emporte sur l'autre et s'emploie à la maintenir dans l'oppression. On comprend donc que l'homme ait eu la volonté de dominer la femme : mais quel privilège lui a permis d'accomplir cette volonté?"

A la fin du développement du premier chapitre, nous pouvons lire : "Il n'y a pas dans les temps primitifs de révolution idéologique plus importante que celle qui substitue l'agnation à la filiation utérine ; désormais la mère est ravalée au rang de nourrice, de servante et la souveraineté du père est exaltée : c'est lui qui détient les droits et les transmet." 

   

      "Détrônée par l'avènement de la propriété privée, c'est à la propriété privée que le sort de la femme est lié à travers les siècles : pour une grande partie son histoire se confond avec l'histoire de l'héritage" écrit l'auteure au début du second chapitre. La femme ne possède pas, elle est possédée. Nombreuses sont les lois (dans le monde romain par exemple) qui assujettissent la femme. Dans les mondes grec et égyptien de l'Antiquité, la femme est "réduite à un demi-esclavage", mais la femme romaine est plus émancipée, mais victime de misogynie et privée de l'éducation qui lui permettrait d'exercer sa liberté. 

   Elle souligne au début du chapitre III, que "l'évolution de la condition féminine ne s'est pas poursuivie continûment. Avec les grandes invasions, toute la civilisation est remise en question. Le droit romain lui-même subit l'influence d'une idéologie neuve : le christianisme ; et dans les siècles qui suivent, les barbares font triompher leurs lois. (...). L'idéologie chrétienne n'a pas peu contribué à l'oppression de la femme. Sans doute y-a-t-il dans l'Évangile un souffle de charité qui s'étend aussi bien aux femmes qu'aux lépreux ; ce sont les petites gens, les esclaves et les femmes qui s'attachent le plus passionnément à la loi nouvelle. Dans les tout premiers temps du christianisme, les femmes, quand elles se soumettaient au joug de l'Église, étaient relativement honorées (...)", mais ensuite les Saints Pères ont rabaissé la femme. Le rattachement du sexe féminin au péché et à la tentation. La littérature n'est pas tendre avec elle. Durant la Renaissance, les choses s'améliorent, mais dans des circonstances très diverses. C'est surtout dans la haute société (la noblesse) du XVIIe et du XVIIIe siècles que des femmes brillent intellectuellement et que dans l'ensemble l'instruction se diffuse.

  Au chapitre IV : "On pourrait s'attendre que la Révolution eût changé le sort de la femme. Il n'en fut rien. Cette révolution bourgeoise fut respectueuse des institutions et des valeurs bourgeoises ; et elle fut faite à peu près exclusivement par les hommes." Alors que les revendications féministes comme la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne d'Olympe de GOUGES (1789) fleurissent pendant la Révolution, le code impérial napoléonien établit plus strictement une "hiérarchie des sexes". Si la condition féminine s'améliore, ce qu'elle montre à travers l'histoire de la contraception et de l'avortement, la tradition de soumission et de résignation perdure longtemps. Le noeud de l'émancipation de la femme réside dans la convergence de deux facteurs : participation à la production, affranchissement de l'esclavage de la reproduction. Suivant les situations différentes des pays, c'est surtout du début du XXe siècle au lendemain de la seconde guerre mondiale, que les femmes conquièrent les droits politiques (droit de vote, droit de rassemblement...). Mais malgré cela (le texte est écrit en 1949), les femmes restent soumises  psychologiquement aux hommes.

 

    Troisième partie : Mythes.  

  Au début de cette partie d'un seul tenant dans l'édition de 1968, qui comporte trois chapitres dans celle de 1976, Simone de BEAUVOIR écrit : "L'histoire nous a montré que les hommes ont toujours détenu tous les pouvoirs concrets : depuis les premiers temps du patriarcat ils ont jugé utile de maintenir la femme dans un état de dépendance ; leurs codes se sont établis contre elle ; et c'est ainsi qu'elle a été concrètement constituée comme l'Autre. Cette condition servait les intérêts économiques des mâles ; mais elle convenait aussi à leurs prétentions ontologiques et morales. Dès que le sujet cherche à s'affirmer, l'Autre qui le limite et le nie lui est cependant nécessaire : il ne s'atteint qu'à travers cette réalité qu'il n'est pas. C'est pourquoi la vie de l'homme n'est jamais plénitude et repos, elle est manque et mouvement, elle est lutte. En face de soi, l'homme rencontre la Nature ; il a prise sur elle, il tente de se l'approprier. Mais elle ne saurait le combler. Ou bien elle ne se réalise que comme une opposition purement abstraite, elle est obstacle et demeure étrangère ; ou bien, elle subit passivement le désir de l'homme et se laisse assimiler par lui ; il ne la possède qu'en la consommant, c'est-à-dire en la détruisant." En en faisant une sorte d'étrangère, il fait naître le mythe féminin, englobant le dégoût de son corps  et de ses menstrues, l'obsession de la virginité, les exigences d'une beauté nécessairement intériorisée : physiquement d'abord, puisqu'elle est possédée, symboliquement ensuite, en rappelant à l'homme son animalité, sa mort, en adossant donc un rôle négatif. Ce que le christianisme a renforcé (la sainte chrétienne...). Dans tous les cas, la femme valorise l'homme, le reconnaît comme essentiel. Figure sensible de l'altérité, la femme est partout, symbolisant avec gloire des valeurs telles la liberté ou la victoire ; elle est associée à la terre et à la fertilité, à la douceur et à la protection. Elle est, totalement, au service de l'homme. Sinon, elle est fausse et infidèle. La femme en arrive à être étrangère à elle-même, hantée par sa propre essence forgée par les hommes et entretenue par elle-même.

  Le deuxième chapitre constitue une vaste illustration de ce qui précède. Sont examinés les oeuvres d'Henry de MONTHERLANT (Le pain du dégoût), de D H LAWRENCE (L'orgueil phallique, de l'auteur de Lady Chatterley), de Paul CLAUDEL (et son catholicisme de la servante du Seigneur), d'André BRETON (La poésie où la femme arrache l'homme au sommeil de l'immanence), de STENDHAL (Le romanesque du vrai). Tous ces auteurs cherchent, selon Simone de BEAUVOIR, en la femme, à l'exception de STENDHAL, un autre par lequel ils pourront se révéler à eux-mêmes.

   Un dernier petit chapitre clos cette partie (dans l'édition de 1976), où l'auteure se demande si le mythe féminin, si présent dans la littérature, est important dans la vie quotidienne, ce qui introduit directement le deuxième livre (dans cette édition).

Dans l'édition de 1968, la partie Formation constitue la dernière partie du Tome 1. Dans l'édition de 1976, cette partie ouvre le tome 2.

 

     Quatrième partie : Formation.

  Dans l'introduction de cette partie, nous pouvons lire : "Les femmes d'aujourd'hui sont en train de détrôner le mythe de la féminité ; elles commencent à affirmer concrètement leur indépendance ; mais ce n'est pas sans peine qu'elles réussissent à vivre intégralement leur condition d'être humain. Élevées par des femmes, au sein d'un monde féminin, leur destinée normale est le mariage qui les subordonne encore pratiquement à l'homme ; le prestige viril est bien loin de s'être effacé : il repose encore sur de solides bases économiques et sociales. il est donc nécessaire d'étudier avec soin le destin traditionnel de la femme. Comment la femme fait-elle l'apprentissage de sa condition, comment l'éprouve t-elle, dans quel univers se trouve t-elle enfermée, quelles évasions lui sont permises, voilà ce que je chercherai à décrire. Alors seulement nous pourrons comprendre quels problèmes se posent aux femmes qui, héritant d'un lourd passé, s'efforcent de forger un avenir nouveau. Quand j'emploie les mots "femme" ou "féminin" je ne me réfère évidemment à aucun archétype, à aucune immuable essence ; après la plupart de mes affirmations il faut sous-entendre "dans l'état actuel de l'éducation et des moeurs". Il ne s'agit pas ici d'énoncer des vérités éternelles mais de décrire le fond commun sur lequel s'élève toute existence féminine singulière." 

   Le premier chapitre sur l'Enfance commence par cette phrase : "On ne devient pas femme : on le devient". Pour comprendre comment une fille devient une femme, il faut considérer deux grands facteurs qui conduisent à une rapide infériorisation de la petite fille : la valorisation du pénis, lié à l'éducation et non à la biologie, et la préparation au rôle de mère. "C'est une étrange expérience pour un individu qui s'éprouve comme sujet, autonomie, transcendance, comme un absolu, de découvrir en soi à titre d'essence donnée l'infériorité : c'est une étrange expérience pour celui qui se pose pour soi comme l'Un d'être révélé à soi-même comme altérité. C'est là qu'il arrive à la petite fille quand faisant l'apprentissage du monde elle s'y saisit comme une femme. La sphère à laquelle elle appartient est de partout enfermée, limitée, dominée par l'univers mâle : si haut qu'elle se hisse, si loin qu'elle s'aventure, il y aura toujours un plafond au-dessus de sa tête, des murs qui barreront son chemin. Les dieux de l'homme sont dans un ciel si lointain qu'en vérité, pour lui, il n'y a pas de dieux : la petite fille vit parmi des dieux à face humaine." L'auteure expose des vécus à travers des exemples puisés dans la littérature où d'autres auteures expriment leur expérience personnelle, dans souvent des autobiographies camouflées ou des relations de "confessions" (par exemple dans le livre de SKETEL, La femme frigide).

      Le chapitre II sur La jeune fille poursuit sur la même lancée : "Pendant toute son enfance, la fillette a été brimée et mutilée ; mais cependant, elle se saisissait comme un individu autonome ; dans ses relations avec ses parents, ses amis, dans ses études et ses jeux, elle se découvrait au présent comme une transcendance : elle ne faisait que rêver sa future passivité. Une fois pubère, l'avenir non seulement se rapproche : il s'installe dans son corps ; il devient la plus concrète réalité. il garde le caractère fatal qu'il a toujours eu ; tandis que l'adolescent s'achemine activement vers l'âge adulte, la jeune fille guette l'ouverture de cette période neuve, imprévisible, dont la trame est d'ores et déjà ourdie et vers laquelle le temps l'entraîne. Détachée déjà de son passé d'enfant, le présent ne lui apparaît que comme une transition : elle n'y découvre aucune fin valable mais seulement des occupations. D'une manière plus ou moins déguisée, sa jeunesse se consume dans l'attente. Elle attend l'Homme." L'auteure montre le contraste entre le garçon et la fillette dans leur chemin vers l'âge adulte. Et surtout dans la manière dont chaque sexe de projette dans l'avenir. "Le caractère et les conduites de la jeune fille expriment sa situation : si celle-ci se modifie, la figure de l'adolescente apparaît aussi comme différente." A l'époque de la parution de son livre, les femmes sont plus ambitieuses, mais, accaparées par le mariage, elles abandonnent souvent leurs projets pour accomplir leurs "devoirs".

      Le chapitre III porte sur L'initiation sexuelle. "En un sens, l'initiation sexuelle de la femme, comme celle de l'homme, commence dès la plus tendre enfance. Il y a un apprentissage théorique et pratique qui se poursuit de manière continue depuis les phases orale, anale, génitale, jusqu'à l'âge adulte. Mais les expériences érotiques de la jeune fille ne sont pas un simple prolongement de ses activités sexuelles antérieures ; elles ont très souvent un caractère imprévu et brutal ; elles constituent toujours un événement neuf qui crée une rupture avec le passé. dans le moment où elle les traverse, tous les problèmes qui se posent à la jeune fille se trouvent résumés sous une forme urgente et aiguë. En certains cas, la crise se résout avec aisance ; il y a des conjectures tragiques où elle ne se liquide que par le suicide ou la folie. De toute manière, la femme, par la manière dont elle y réagit, engage une grande partie de sa destinée."  C'est sur la situation particulière de la femme que Simone de BEAUVOIR insiste, sur le caractère traumatisant, où l'amant est souvent perçu comme violent. Catégorique, elle écrit : "la première pénétration est toujours un viol". La jeune femme est aliénée dans son corps, par la pénétration et la douleur, car elle connaît mal son vagin, donc ses désirs, alors que l'homme impétueux est dans le contrôle. L'idéal serait au contraire un apprentissage progressif de la sexualité, car le problème crucial de sa sexualité est l'absence de plaisir, et entraîne une frigidité permanente, Une sorte de masochisme anime le caractère de la femme et ce masochisme est lié chez certaines femmes au narcissisme qui aliène l'ego, pose le moi hors du plaisir, fait fuir la femme. "L'expérience érotique est une de celles qui découvrent aux êtres humains de la façon la plus poignante l'ambiguïté de leur condition ; ils s'y éprouvent comme chair et comme esprit, comme l'autre et comme sujet. C'est pour la femme que ce conflit revêt le caractère le plus dramatique parce qu'elle se saisit d'abord comme objet, qu'elle ne trouve pas tout de suite dans le plaisir une sûre autonomie ; il lui faut reconquérir sa dignité de sujet transcendant et libre tout en assumant sa condition charnelle : c'est une entreprise malaisée et pleine de risque ; elle sombre souvent." La plupart des femmes s'adaptent plus ou moins exactement à un rôle passif, mais certaines refusent cette soumission et emprunte d'autres voies, condamnées par la société.

         C'est une de ces voies que l'auteure explore dans ce chapitre IV sur La lesbienne. Étudier la lesbienne permet de mieux comprendre les rapports de la femme avec les hommes et avec la féminité. Réservée sur les analyses de Sigmund FREUD et d'Alfred ADLER, elle considère que l'homosexualité constitue un choix, qui peut d'ailleurs être une étape vers l'hétérosexualité. Il est difficile de comprendre une lesbienne car une comédie sociale se superpose souvent à des rapports sincères. Mais "en vérité, l'homosexualité n'est pas plus une perversion délibérée qu'une malédiction fatale. C'est une attitude choisie en situation, c'est-à-dire à la fois motivée et librement adoptée. Aucun des facteurs que le sujet assume par choix - données physiologiques, histoire psychologique, circonstances sociales - n'est déterminant encore que tous contribuent à l'expliquer. C'est pour la femme une manière parmi d'autres de résoudre les problèmes posés par sa condition en général, par sa situation érotique en particulier. Comme toutes les conduites humaines, elle entraînera comédies, déséquilibre, échec, mensonge ou, au contraire, elle sera source d'expériences fécondes, selon qu'elle sera vécue dans la mauvaise foi, la paresse et l'inauthenticité ou dans la lucidité, la générosité et la liberté.

 

   Le Tome II (toujours dans l'édition de 1968) débute par la partie Situation, qui entre dans la condition féminine connue en 1949.

      Le premier chapitre de cette première partie étudie La femme mariée. "La destinée que la société propose traditionnellement à la femme, c'est le mariage. La plupart des femmes, aujourd'hui encore, sont mariées, l'ont été, se préparent à l'être ou souffrent de ne l'être pas. C'est par rapport au mariage que se définit la célibataire, qu'elle soit frustrée, révoltée ou même indifférente à l'égard de cette institution." L'homme est producteur et transcendant ; la femme est une reproduction figée dans l'immanence, sans prise sur le monde. Cette situation séculaire est mise en question au XIXe siècle, avec la montée de l'individualisme qui fait naître le droit à l'amour, mais à son époque encore, l'auteure constate que des tabous entravent dès le début le mariage. Dans ce chapitre, le plus long de son ouvrage, Simone de BEAUVOIR aborde dynamiquement le processus qui, de la nuit de noces au quotidien du couple, emprisonne la femme dans un réseau d'obligations, au foyer (ménage, cuisine, enfants) qu'elle doit considérer comme être le centre de sa vie. Elle critique cette vie au foyer qui l'empêche d'acquérir expérience et instruction, dans un manque d'autonomie financière.

        Elle commence le chapitre II, consacré à La Mère par ces phrases : "C'est par la maternité que la femme accomplit intégralement son destin physiologique ; c'est là sa vocation "naturelle", puisque tout son organisme est orienté vers la perpétuation de l'espèce. Mais on a dit déjà que la société humaine n'est jamais abandonnée à la nature. Et en particulier depuis environ un siècle, la fonction reproductrice n'est plus commandées par le seul hasard biologique, elles est contrôlée par des volontés". La société, l'État interviennent de manière directe sur les naissances, dans les soins comme dans leur fréquence. La société, à travers notamment son appareil médical, intervient dans la régulation des naissances, mais refuse d'accorder à l'avortement un statut de normalité. C'est autour de thème que se révèle  à la fois l'inégalité sociale et la moralité (hypocrite) sociale. De manière plus globale, les situations où l'amour maternel, loin d'être un instinct, est absent ou inauthentique, ce qui entraîne une éducation difficile où les rapports mère/filles notamment sont très conflictuels. Par là, l'auteure veut démonter deux préjugés : la maternité rend toute femme heureuse et tout enfant est heureux grâce à sa mère. Celle-ci ne doit pas précisément limiter son identité au fait d'être mère, se cantonner à la relation aux enfants. Elle doit travailler - le travail et la maternité ne sont pas incompatibles, à condition que l'Etat l'aide. 

     Le chapitre suivant, La vie de société, indique une manière pour la femme de se montrer, la vie mondaine. La femme se fait coquette, s'aliène dans ses toilettes, joue le personnage accueillant, dans ces réceptions à la maison. Mais en fait, ces réceptions mondaines sont des institutions creuses où l'homme s'ennuie et où la femme se montre. Seules les amitiés féminine peuvent permettre aux femme de constituer un "contre univers", dans lequel elles peuvent se réfugier et se lier dans une complicité immanente. L'homme garde le prestige, et avec lui, la femme est en représentation. Les occasions de sortir à l'extérieur sont des occasions d'infidélité, due à la déception ou à la rancune. Ce sont ces occasions que la société surveille le plus, le danger d'adultère étant particulièrement craint. La morale sociale confond d'ailleurs femme libre et femme facile. Mais ni la vie mondaine, ni l'adultère, ni les amitiés ne constitue une vie authentique pour la femme. Tout juste peuvent-elles aider à supporter les contraintes. 

      Au chapitre IV, Simone de BEAUVOIR, qui considère que Prostituées et hétaïres prolifèrent dans une société fondée sur le mariage. Pour elle, la prostitution est en partie une conséquence du mariage puisque le mari impose la chasteté à sa femme. Mais le vrai problème des prostituées, lesquelles commencent à l'être souvent de manière occasionnelle, souvent homosexuelles, aux rapports très variables avec la clientèle et leur souteneur, n'est pas tant d'ordre moral ou psychologique, mais de pauvreté et de mauvaise santé. Supprimer la prostitution revient à supprimer un besoin et à instaurer l'amour libre et consenti entre les hommes et les femmes.

     Le chapitre V est consacré à De la maturité à la vieillesse. Plus que l'homme,la femme dépend de son destin physiologique, du fait même qu'elle est enfermée dans ses fonctions de femelle. La ménopause lui enlève son attrait érotique. La vieillesse donc lui fait horreur, bien avant qu'elle n'arrive, car elle doit toujours plaire. Lorsqu'elle est acceptée, elle devient un être nouveau, mais que peut-elle faire de sa nouvelle liberté? Quelle que soit leur postérité et les relations qu'elle noue avec sa progéniture - conflits-jalousies avec la bru, difficultés avec les enfants, qui prennent leur autonomie - la femme doit trouver des ersatz d'actions (oeuvres, associations...). C'est un âge de tristesse car peu de femmes agissent vraiment. 

       Au chapitre VI , Situation et caractère de la femme, elle constate qu'on peut comprendre pourquoi, le long des siècles, dans les réquisitoires dressés contre la femme, "se retrouvent tant de traits communs ; sa condition est demeurée la même à travers de superficiels changements, et c'est elle qui définit ce qu'on appelle le "caractère" de la femme : elle "se vautre dans l'immanence", elle a l'esprit de contradiction, elle est prudente et mesquine, elle n'a pas le sens de la vérité, ni de l'exactitude, elle manque de moralité, elle est bassement utilitaire, elle est menteuse, comédienne, intéressée...". Elle dénonce la situation qui la pousse à ces défauts. Deux problèmes sont une entrave à son émancipation : sa résignation et son absence de solidarité avec les autres femmes, due à son intégration parmi les hommes. Sans formations, admiratrices des hommes, qui ne leur donnent pas les moyens de se libérer, les femmes se plaignent tout en restant "librement esclaves". Pour compenser son impuissance, la femme se crée son propre monde, avec ses grands événements (accouchements, baptêmes, communions), encouragée par la religion qui lui promet la "transcendance". En fait, il n'y a pour la femme aucune autre issue que de travailler à sa libération. "Cette libération ne saurait être que collective, et elle exige avant tout que s'achève l'évolution économique de la condition féminine." 

 

    Deuxième partie : Justifications. Simone de BEAUVOIR analyse dans cette partie les attitudes que les femmes adoptent souvent pour fuir leur liberté.

      Le chapitre I examine Le narcissisme, prétendument attitude fondamentale de toute femme. Dans le narcissisme, "le moi posé comme fin absolue et le sujet se fuit en lui". Ce narcissisme a deux raisons : la frustration de ne pas avoir de pénis contractée dans l'enfance et la frustration sexuelle survenant à l'âge adulte. Sans projet, donc sans réelle possibilité d'agir, cette femme narcissique se met en scène fantasmatiquement. L'apothéose du narcissisme est le fantasme de l'amant exceptionnel dans les yeux duquel la femme se sent supérieure, attendu tout sa vie.

     Dans les chapitres II et III, elle développe l'explication de L'amoureuse, puis de La mystique. Elle considère que la première s'enferme dans une vaine attitude de passion, s'aidant de la description de la coquette par Jean-Paul SARTRE, dans l'Être et le Néant et que la seconde qui veut développé une relation affective avec Dieu qui s'enferme également dans une vaine attitude de passion, prêchant des doctrines incertaines et fondant des sectes.

 

  Troisième partie : Vers la libération, composé d'un seul chapitre : La femme indépendante.

     Les libertés civiques ne suffisent pas à l'émancipation féminine quand elles ne s'accompagnent pas d'une autonomie économique. A l'objectif de l'avènement de la femme indépendante, s'oppose bien des obstacles dans un monde qui reste masculin. La femme n'a pas encore de liberté morale : elle reste affranchie à l'image et aux désirs de l'homme. L'égalité fait son chemin, notamment dans la France de 1949. Une fonction féminine reste lourde à accepter : la maternité, mais l'auteure espère qu'un jour la contraception sera libre. la femme reste tenaillée par des doutes, des angoisses, par un sentiment d'infériorité et elle accepte trop souvent la médiocrité, déjà heureuse de gagner sa vie seule et de contribuer aux dépenses du couple. La femme libre est seulement en train de naître.

 

     Dans l'édition de 1968 toujours, elle termine sa Conclusion par l'évocation par Karl MARX du rapport entre l'homme et la femme : "Le rapport immédiat, naturel, nécessaire, de l' homme à l'homme est le rapport de l'homme à la femme". "Du caractère de ce rapport, écrit MARX, il suit jusqu'à quel point l'homme s'est compris lui-même comme être générique, comme homme ; le rapport de l'homme à la femme est le rapport le plus naturel de l'être humain à l'être humain. Il s'y montre donc jusqu'à quel point le comportement naturel de l'homme est devenu humain ou jusqu'à quel point sa nature humaine est devenue sa nature." "On ne saurait mieux dire, enchaine Simone de BEAUVOIR. C'est au sein du monde donné qu'il appartient à l'homme de faire triompher le règne de la liberté ; pour remporter cette suprême victoire il est entre autres nécessaire que par-delà leurs différenciations naturelles, hommes et femmes affirment sans équivoque leur fraternité." 

 

 

   Dès sa parution, le Deuxième sexe connaît un grand retentissement : immédiatement traduit dans plusieurs langues, il bouleverse de nombreuses lectrices issues de milieux intellectuellement favorisés pour la plupart, qui le ressente comme un vibrant appel à la libération. Par ailleurs, il suscite des vives réactions hostiles d'écrivains scandalisés par son ton comme par sa forme. L'évocation de la sexualité féminine, de manière crue, mais si finalement les références psychanalytiques dominent, constitue l'élément qui focalise les réactions; et qui alimente les campagnes en faveur de la libéralisation de l'avortement. L'ouvrage est attaqué aussi parce qu'il est perçu comme faisant partie de l'existentialisme, combattu par de nombreuses autres tendances philosophiques. 

  L'ouvrage influence fortement les mouvements féministes des années 1950 et 1960. Cette influence s'atténue dans les années 1970. Dans les années 1980, la publication de correspondances et la découverte de la vie privée de Simone de BEAUVOIR suscitent des critiques. Depuis la fin des années 1990, Le deuxième sexe redevient une source d'inspiration, l'ouvrage étant même plus étudié dans les pays anglophones qu'en France.

   Oeuvre philosophique et militante, Le Deuxième sexe est également considéré comme sociologique, au sans où sa réception suscite la naissance de thèmes majeurs en sociologie. Dans une étude sur cette réception par la sociologie française entre 1949 et 1999, Laurence ELLENA, Ludovic GAUSSOT et Laurence TARRIN (Cinquantenaire du deuxième sexe) ont dégagé plusieurs problématiques :

- La construction sociale du genre ;

- Les mythes de la femme ;

- Femme-maternité ;

- Femmes et Travail ;

- Différence et égalité.

Le deuxième sexe est utilisé comme référence intellectuelle en dehors de la distinction traditionnelle entre le "théorique" et le "politique". Colette GUILLAUMIN (Femmes et théories de la société : remarques sur les effets théoriques de la colère des opprimées, dans Sociologie et sociétés, vol 13, 1981) tente de démontrer l'importance déterminante de l'analyse "militante" dans la construction de l'analyse "savante", analyses militantes de groupes minoritaires (sur le plan du pouvoir) disqualifiées à leur apparition sur le plan théorique et présentées comme des produits politiques. 

 

 

Simone de BEAUVOIR, Le deuxième sexe, Tomes 1 et 2, Gallimard, nrf, 1968 (1949), 511 et 505 pages.

Cinquantenaire du deuxième sexe, Colloque international Simone de Beauvoir, sous la direction de Christine DELPHY et de Sylvie CHAPERON, Éditions Syllepse, 2002.

 

Relu le 14 novembre 2020

 

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3 avril 2012 2 03 /04 /avril /2012 13:20

        Nouvelles Questions Féministes, revue francophone fondé en 1981 par Simone de BEAUVOIR, Christine DELPHY, Claude HENNEQUIN et Emmanuèle de LESSEPS, fait suite à Questions Féministes, fondée en 1977. Issue du courant féministe matérialiste, elle constitue une ressource importante pour la réflexion des militantes, des chercheuses et des enseignantes féministes.

Consacrée au développement et à la diffusion de réflexions théoriques et politiques ancrées dans les mouvements et les actions féministes, elle se donne également pour objectif de renforcer la légitimité scientifique des Études sur le Genre dans le monde académique et de contribuer à leur reconnaissance.

 

           Semestrielle, entre 144 et 168 pages par numéro, elle est maintenant éditée à Lausanne, aux Éditions Antipodes, et son secrétariat de rédaction, comme la gestion, de la revue sont rattachés au Centre Études Genre LIEGE. Avec un comité de 40 membres, elle se veut "carrefour d'expériences multiples : par les ancrages disciplinaires de ses membres (anthropologie, droit, géographie, histoire, linguistique, littérature, philosophie, science politique, sociologie), par sa composante intergénérationnelle, par la diversité des formes d'engagement de ses membres". Un comité de rédaction franco-suisse, sous la responsabilité de Christine DELPHY (CNRS France) et Patricia ROUX (Université de Lausanne, Suisse) coordonne les activités de la revue. 

 

        Les analyses de NQF d'hier et d'aujourd'hui, selon leur propre présentation, "se fondent sur le refus d'expliquer la subordination des femmes aux hommes et leur discrimination par la nature et la biologie. Les "femmes" et les "hommes" sont des catégories sociales produites par et dans des rapports de pouvoir organisés en système, le système de genre. Malgré tous les discours actuels sur l'égalité entre les sexes, les positions sociales des femmes et des hommes continuent à être hiérarchisées et contraignent les premières à entretenir une relation de dépendance matérielle et symbolique avec les seconds. NQF continue de déconstruire la division arbitraire et essentialiste qui structure l'ensemble de l'organisation sociale et légitime l'ordre patriarcal, partout dans le monde et sous des formes diverses. A ce titre, la revue diffuse des articles et des témoignages provenant des sociétés occidentales, mais accorde un large espace aux article qui décrivent et analysent la construction du genre et sa production d'inégalités dans d'autres régions et sociétés. Les oppressions vécues par les femmes étant multiples, elle s'intéresse aussi à toute étude où le genre s'articule avec d'autres systèmes de catégorisation, de hiérarchisation et de pouvoir qui organisent les rapports sociaux - la classe, la race ou la nationalité et la sexualité."

Sont traités donc autant la question de Sexisme et racisme : le cas français (n°1, 2006), la question des Perspectives féministes en sciences économiques (n°2, 2007), Le droit à l'épreuve du genre (n°2, 2009) que les Nouvelles perspectives de la recherche féministe en éducation (n°2, 2010). 

   Depuis août 2018, NQF est hébergé par la Haute école de travail social et de la santé Lausanne, au sein du Réseau Genre et Travail social (GeTS). Après l'avoir été pendant 17 ans au LIEGE (Laboratoire interuniversitaire en Études Genre), puis au CEG (Centre en Études Genre) de l'université de Lausanne. NQF est publié avec le soutien financier de ces deux Hautes écoles. NQF s'est constitué en outre en association depuis 2015 (Les Amies de la revue NQF), de façon à être clairement indépendante des Hautes écoles qui l'accueillent. Dans le même ordre d'idée, elle s'est dotés d'un nouveau site web depuis l'été 2018.

 

    Le Réseau Liège (Laboratoire Interuniversitaire en Études Genre), créé en 2000, est un espace collectif qui a étendu son activité en 2006, jusqu'alors centrée sur les universités, à la Haute École Spécialisée de Suisse Occidentale (HES-SO). Ses objectifs sont poursuivis, depuis 2007, par le Centre en Études Genre LIEGE de l'Unil et par l'antenne romande de la plate-forme d'informations Gender Campus/LIEGE (www.gendercampus.ch).

 

     Les Éditions Syllepse rééditent cette année, Questions Féministes (1977-1980). Les 8 numéros de cette revue présentent un intérêt historique, vu leur impact sur le mouvement féministe et bien au-delà. Les articles de QF sont devenus, "soit dès leur publication, soit au fil du temps, des classiques sur lesquels s'appuie en grande partie la formation théorique des étudiant(e)s d'aujourd'hui dans ce domaine, en France, mais aussi en Suisse, en Belgique et au Québec. Or si certains de ces articles ont été republiés dans des recueils réunis par leurs auteures, d'autres restent difficilement trouvables, bien qu'ils jouissent d'une grande réputation". Ce sont plus de 1000 pages de textes qui sont ici rassemblés. Préface de Sabine LAMBERT.

  Notons que les Éditions Antipodes, créées en 1995, contribuent à l'édition de nombreuses études Genre, avec un catalogue maintenant de plus de 230 titres, principalement des ouvrages de sciences sociales : histoire, sociologie, anthropologie, philosophie, science politiques, études genre, psychologie, mais également de la littérature et de la bande dessinée. Offensives idéologiquement, les éditions Anthropos, "contre l'enfumage des discours officiels", sont dotés d'une ligne éditoriale qui privilégie les textes solides scientifiquement.

 

Nouvelles Questions Féministes, Éditions Antipodes, Anthropole - CH-1015 LAUSANNE - SUISSE

Éditions Syllepse : www.syllepse.net

 

Relu le 16 novembre 2020

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29 mars 2012 4 29 /03 /mars /2012 13:44

     Avant même la construction d'une véritable pensée féministe courant le XVIIIe siècle occidental et d'une philosophie politique en tant que telle au cours du XIXe, la réflexion sur la place des femmes dans la société est abordée dès l'Antiquité.

Il est difficile d'établir, en dehors du miroir lointain que constitue l'existence de sociétés dites primitives, et qui peut faire croire et approcher petitement la possible existence à un moment donné d'une société matriarcale, d'une société dominée par les femmes, vu les importantes destructions de documents de toute sorte sur de possibles pensées très développées sur la place des femmes dans les sociétés, la réalité d'un féminisme en tant que tel, avant le XVIIIe siècle occidental. Cela ne veut pas dire que les femmes soient sans pouvoir dans les sociétés où manifestement les hommes occupent toutes les positions dominantes, qu'elles soient religieuses, politiques ou économiques. Mais c'est réellement une prise de conscience politique de la spécificité féminine, de leur oppression, qui, vers ces moments-là, mettent en mouvement une partie de la société et que l'on peut parler de formation de différents féminismes, libéral, socialiste ou radical. Ces féminismes s'expriment à la fois dans les domaines politiques et philosophiques, même si, de manières structurées, les philosophies politiques féministes viennent plutôt tardivement.

 

Le féminisme, une nouveauté déterminante dans la perception des réalités sociales...

     C'est ce qu'indique bien Claude HABIB dans son survol du féminisme. "Avec l'anti-racisme, le féminisme est une des valeurs les plus incontestées de notre temps : c'est une des normes pour juger les autres civilisations ainsi que les mondes qui ont précédé le nôtre. Toujours et partout, la place des femmes dans une société nous apparaît comme déterminante pour l'avenir de cette société. Avant que nous ne lui reconnaissions cette importance, elle l'était pour des raisons démographiques." "La subordination des femmes semble avoir été le moyen universel de garantir leur collaboration aux destinées de sociétés où elles étaient à la fois protégées et contraintes. Cette subordination fut généralement assurée par la limitation de leur droit d'héritage ou de propriété, et par leur exclusion des fonctions dominantes, en particulier militaires et sacerdotales. La solidarité des femmes au groupe social passe par la soumission de la fille au père et celle de l'épouse au mari ; celle-ci peut prendre des formes extrêmes, comme l'immolation traditionnelle des veuves, dans certaines castes indiennes, sur le bûcher de leur mari.

Le contrôle de la sexualité féminine est général et peut prendre des formes extrêmes. Des rites traditionnels, comme l'excision ou l'infibulation des petites filles, révoltent la conscience moderne. Même si des ethnologues invitent à suspendre le jugement spontané afin de comprendre les sociétés où ces pratiques existent, il faut avouer que nous ne sommes guère en mesure de leur rendre justice tant que ces mutilations continuent d'exister. On peut admettre qu'un rite ou une coutume, détachée du contexte, ne renseigne pas sur des types de liens qui existent entre hommes et femmes dans une société donnée. Mais dans le cas des mutilations génitales, le relativisme culturel atteint une limite : l'urgence d'éradiquer la coutume l'emporte sur la compréhension et le respect des traditions."

Sans doute l'auteur ne fait-il pas la différence entre comprendre et accepter/justifier de telles pratiques, mais cette présentation est caractéristique d'une manière de concevoir le relativisme culturel, lequel n'est absolument pas le même quand il vient d'anthropologues tout-à-fait occidentalisés que quand il provient de prédicateurs religieux ou politiques désireux de préserver une part de leur pouvoir. 

  "La préférence pour le masculin ne prend pas couramment une forme dramatique. Les anthropologues affirment que toutes les sociétés humaines formulent la différence des sexes ; selon Françoise Héritier, on y repère toujours une "valence différentielle" et celle-ci se laisse mieux appréhender dans le rapport entre le frère et la soeur que dans celui de la femme et du mari, le premier n'étant pas affecté par les différences liées à la reproduction : lorsque la sexualité et la parturition ne jouent pas, la hiérarchisation est plus lisible. Elle s'effectue régulièrement au bénéfice du masculin. De nombreuses féministes ont dénoncé la persistance de cette valence jusque dans les représentations occidentales contemporaines qui passent pour neutres, contestant par exemple l'emploi du terme "humanité" ou celui du mot "homme", employé dans un sens général, par exemple dans l'expression "droits de l'homme" : L'humanité est une prérogative masculine" (Robert BAKER). 

 

Les femmes ne sont pas à l'écart de l'Histoire...

    En dépit de cela, "il serait erroné de se représenter l'histoire humaine comme une affaire purement masculine".

Le professeur à l'Université Lille III le pense pour deux grandes raisons:

- Les formes familiales sont diverses et évoluent lentement. Les mutations par exemple qui affectent la famille lorsqu'elle passe d'une filiation matrilinéaire à une filiation patrilinéaire, de la polygamie à la monogamie, de l'endogamie traditionnelle à l'exogamie, se produisent graduellement et surtout par altération des formes anciennes. Ceci affecte la répartition des rôles entre hommes et femmes de manière très graduelle ;

- Si les femmes sont tenues pour inférieures aux hommes, ce préjugé ne les écarte pas systématiquement des positions dominantes. En matière de succession politique par exemple, la légitimité dynastique permet à de nombreuses femmes de monter sur le trône royal, que ce soit dans l'Antiquité ou à d'autres époques. Dans le jeu croisé des prétentions anglaises et françaises de régner sur les terres de la grande île ou du continent, les impératifs politiques priment souvent sur les questions de sexe. Au XXe siècle, c'est net en Inde et dans d'autres régions asiatiques.

  Des multiples exemples historiques, il ressort "qu'on ne peut guère dégager un intérêt qui soit commun aux femmes dans une société ordonnée par la différence de conditions." C'est pourquoi les historiens et les historiennes choisissent souvent la période du XVIIIe siècle "pour marquer l'émergence du féminisme moderne : en excluant les femmes de la vie publique, la Révolution française eut le mérite paradoxal de rendre lisible leur intérêt commun.".

Le mot lui-même, féminisme, n'apparaît en français qu'en 1837, sous la plume de FOURIER, et son emploi ne se répand qu'au XIXe siècle. Bien entendu, les thèmes féministes sont présents bien avant. Claude HABIB cite les cas de Christine de PISAN (Le livre de la Cité des Dames, 1405), qui ouvre la "Querelle des femmes" qui rebondit sans cesse après, de Cornelius AGRIPPA (Aggripa de Nettescheim), de Marie de GOURNAY, qui est la seule à évoquer l'égalité des sexes.

"De la Renaissance à l'âge classique, même chez les auteurs qui prennent le parti des femmes (dans la Querelle des femmes), l'inversion des préjugés n'est jamais liée à l'espoir de réformes sociales, mais au jeu de l'esprit, au désir d'être agréable aux dames, au plaisir de la flatterie. Un même caractère d'instabilité marque les revendications de la préciosité au XVIIe siècle, et celles des courants  néo-précieux du XVIIIe siècle, dans le cercle de Madame de Lambert. De nouveau, leur audience est de fait limitée aux cercles fermés. (...) L'accueil masculin, quand il n'est pas franchement goguenard, à la manière de Molière, reconduit le jeu, voire le double jeu, spirituel et galant qu'on observe au XVIe."

Se distinguent, en contraste, de rares auteurs (parmi ceux passés à la postérité), comme Poulain de la BARRE (De l'égalité des deux sexes, 1673), disciple de DESCARTES.  "Les choses changent avec la Déclaration des droits de l'homme : la promotion de l'égalité comme valeur collective fournit la base d'une contestation du nouvel ordre politique masculin. Cette contestation fut précoce, même si elle a pu passer inaperçue dans la tourmente des événements". Ainsi Mme de GAMBIS (Du sort actuel des femmes, 1791) ouvre la voie, comme Olympe de GOUGES (Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, 1791). Le plaidoyer le plus cohérent en faveur de l'éducation des femmes provient de CONDORCET (Cinq mémoires sur l'instruction publique, 1791 - Lettres d'un habitant de New Haven à un citoyen de Virginie, 1788 - Sur l'admission des femmes au droit de cité, 1790), alors que les autres auteurs des Lumières se montrent indifférents ou même négatifs en la matière, comme ROUSSEAU. En Angleterre, Mary WOLLSTONECRAFT publie en 1792 A vindication of the Rights of Woman, sans beaucoup d'écho. 

 

Politique et éducation... dans un "mouvement" féministe profondément divisé...

   L'exigence  de participation à la vie politique et de l'éducation des filles dominent le débat au XIXe siècle, dans la première vague du féminisme. "Chez certaines féministes anglaises, la revendication à l'éducation supérieure prend le pas sur les autres thèmes, mais le suffragisme est, pour l'essentiel, la vocation du premier féminisme, qu'on s'accorde à faire durer jusqu'aux années trente du XXe siècle. Ce mouvement va de pair avec les luttes pour l'amélioration des conditions de vie de la femme ouvrière, et des mouvements pour l'abolition de la prostitution."

Dès le départ, dans ce féminisme, cohabitent des mouvances libérales, socialistes et radicales. Pierre ROSANVALLON met le doigt (Le sacre du citoyen, Gallimard, 1992) sur l'opposition fondamentale au sein du féminisme, au XXe siècle : tandis que les unes s'appuient sur une différence de nature, les autres s'en tiennent strictement à la revendication d'égalité entre les individus, refusant de s'intéresser à une spécificité féminine. Les premières s'expriment inlassablement en terme d'identité, les secondes, qui se situent dans la lignée de Simone de BEAUVOIR, parlent plus volontiers de condition féminine, évitant le terme de nature qui leur parait un piège : puisqu'elle fut l'essentiel et est encore l'éternel prétexte des discriminations sexistes, il est au mieux inutile, au pire dangereux de s'y intéresser.

  Les féminismes différentialistes conduisent fréquemment à des options séparatistes, favorisant la formation - parfois nécessaire dans des environnements sociaux plutôt hostiles - de groupements entièrement féminins, composés de femmes, agissant pour elles exclusivement. On en trouve l'expression récente dans l'homosocialité militante, allant jusqu'à conférer à l'homosexualité féminine un privilège. 

  Égalitarisme et différentialisme, universalisme et essentialisme, dans cette seconde vague du féminisme, au dernier tiers du XXe siècle, constituent deux formes qui se combattent avec au moins autant de force que contre la domination masculine qu'elles dénoncent. Les périodisations restent encore incertaines, tant manque le recul nécessaire, et tant les emballements médiatiques bombardent facilement les tendances d'adjectifs qui mettront du temps à se vérifier. "La caractéristique du second féminisme fut de déplacer la critique vers le corps, la sexualité et l'oppression au sein de la famille. L'autonomie revendiquée ne concerne plus les droits civils et politiques, déjà acquis, et qui n'ont pas fait disparaître la subordination des femmes. Si les inégalités économiques restent un terrain majeur de protestation, le phénomène le plus frappant est le recentrement sur la question du corps (...). L'exaspération contre le statut de "femme-objet" se traduit par des actions spectaculaires (...). Plus sérieusement, les luttes se polarisent sur l'accès aux nouvelles méthodes contraceptives et la légalisation de l'avortement. Elles concernent aussi le viol" (...) Les féministes radicales ne s'en tiennent pas à la dénonciation des crimes (et à la relative mansuétude des tribunaux eux) : elles prétendent remonter à leur principe. Les abus ou les crimes ne sont pas des transgressions de l'ordre patriarcal, mais son expression la plus claire. Ils sont inhérents à la phallocratie dans laquelle les femmes sont prises, auxquelles elles collaborent par les liens qu'lles nouent avec leurs oppresseurs. Shulamith FIRESTONE (The dialectic of sex, 1970), Catherine MAC KINNON, Andrea DWORKIN (Pornography and grief, dans Take Back the night, L Lederer, New York, Morrow, 1980)  sont les représentantes les plus en pointe de ce féminisme radical.

"A l'encontre des Françaises, dont la mobilisation s'affaiblit au cours de la décennie 1980, les Américaines luttent toujours activement contre la pornographie, jusqu'à prôner son interdiction, ce qui ne va pas sans dissensions : certaines estiment possible de produire une pornographie non attentatoire à l'égalité des sexes ni à la dignité de la femme (Anne Garry)." Ces dissensions peuvent d'ailleurs s'aggraver, disons-le lorsque certaines organisations radicales, s'allient avec une extrême droite puritaine, qui possède une grande influence aux États-Unis

Claude HABIBI met en relief les évolutions divergentes en France et dans le monde anglo-saxon, les femmes ayant du mal à se faire réellement une place dans la vie politique hexagonale. Mona OUZOUF (Les mots des femmes, 1995) propose une explication subtile : dans les salons d'Ancien Régime, elle voit l'origine d'une expérience particulière qui donne aux femmes de ce pays l'impression d'avoir voix au chapitre, indépendamment du contexte institutionnel. La mixité sociale maintenue et l'universalisme, diffusé dans l'enseignement républicain, et par conséquent dans l'enseignement féminin expliquerait les aspects d'un féminisme à la française qui relève moins de la timidité que de la résistance au radicalisme. 

   Très justement, le même auteur explique la contestation spectaculaire des rôles sexuels dans le second féminisme par l'expérience historique de la seconde guerre mondiale, où le nombre des victimes civiles dépassent de loin celui des combattants. "L'antique fonction virile de protection du groupe en ressort ébranlé. L'agresseur lui-même tend à se désincarner. L'ennemi ne vient plus "jusque dans nos bras égorger nos fils et nos campagnes" : les bombes tombent du ciel. C'est sur fond d'indifférence aux vertus guerrières que s'est joué la délégitimation de l'agressivité masculine.    

    La demande d'égalité fait partie de la logique démocratique : elle constitue une tendance de fond et n'est pas susceptible de s'inverser. En revanche, les conditions qui ont permis la contestation des identités appartiennent au contexte historique de l'après-guerre, et nul ne peut prévoir si elles seront durables."

 

La question du statut de la différence des sexes traverse toute la philosophie occidentale.

      Pour Françoise COLLIN, qui rejoint la périodisation précédente, "la question du statut de la différence des sexes est présente dès les origines de la philosophie occidentale. En réalité, le questionnement des philosophes porte sur les femmes, attestant de ce qu'elles sont les "autres" du sujet parlant et pensant mais aussi du sujet désirant, et il bute sur leur rôle prééminent dans le phénomène de la génération." 

      Pendant l'Antiquité et ses prolongements, deux grandes "réponses" se dessinent : la première incarnée par ARISTOTE, qui affirme la double nature de l'homme et de la femme, la seconde par PLATON, qui soutient l'unicité de la nature et des rôles de l'un et l'autre. Mais la distinction de ces deux positions s'évanouit dans une commune affirmation de la hiérarchie entre les sexes (Giulia SISSA, Philosophies du genre, 1991, sous la direction de Georges DUBY). La défense des droits privés, plutôt d'ailleurs que celle de droits publics, se fait soit par l'accentuation de l'importance de leur rôle spécifique (ROUSSEAU), soit par la revendication de leur assimilation aux hommes (STUART MILL). La psychanalyse fait de la différence des sexes le motif central de sa réflexion, ce qui influence longuement l'ensemble des philosophies féministes.

 

Trois positions différentes sur la différence des sexes

La philosophe et professeure au Centre parisien d'études critiques, fondatrice et rédactrice de la revue Les Cahiers du GRIF, compte tenu de l'histoire au XXe siècle du féminisme, distingue trois positions différentes sur la différence des sexes :

- Une position universaliste, qui repose sur l'affirmation selon laquelle tous les êtres humains sont des individus au même titre, indépendamment de différences secondaires touchant aux traits physique, à la "race", au sexe, à la langue... Il y a, comme le soutien Simone de BEAUVOIR, pas de sexes, mais des "classes de sexes" vouées à disparaître. L'égalité est couplée à l'identité, dans la vie politique comme dans la vie économique. L'exigence d'égalité comporte pour les filles comme pour les garçons l'accès identique, et dans des conditions identiques, à toutes les formes d'exercice de la vie humaine et citoyenne. La démocratie se doit de traduire dans les faits ces principes. L'importance prépondérante de ce courant dans le féminisme français est liée à la tradition culturelle, philosophique et politique nationale, hérité du rationalisme des Lumières, et à une conception des rapports de sexes inspirée par le modèle marxiste des rapports de classe. Il est principalement soutenu et développé par des théoriciennes formées à la sociologie ou à l'ethnologie ;

- Une position différentialiste (essentialiste), qui soutient qu'il y a "deux sexes" au sein de la même humanité : l'accès à l'égalité n'est pas l'accès à l'identité. La disparition de la domination doit donner lieu à un monde commun composite, enrichi des apports de l'une et l'autre forme sexuée de l'humanité. La domination masculine a en effet approprié l'universel en le tronquant. La libération des femmes n'est pas que le dépassement d'une injustice : c'est aussi la manifestation d'une dimension du rapport au monde occultée jusqu'ici. Ce féminisme résiste à l'Un, figuré par le phallique, qui structure indûment le monde dit commun (IRIGARAY, 1974). Les expériences respectives de la maternité et de la paternité sont irréductibles (KRISTEVA, 1980 - KNIBIELHER, 1997). L'avènement des femmes serait l'avènement d'une alternative à l'organisation des rapports humains. Les théoriciennes de ce courant vont parfois jusqu'à penser que les deux registres sexués de l'humanité devraient pouvoir constituer deux formes d'organisation non plus hiérarchisées mais égales et parallèles au sein d'un même monde. Cette position, qualifiée parfois par ses adversaires de "naturaliste" ou "substantialiste" est soutenue au départ par des théoriciennes confrontées à la psychanalyse, sous sa forme lacanienne, dont elles se démarquent de manière critique. Elles se retrouve aussi chez des théoriciennes de l'écriture et de la création (CIXOUS, 1975 - KRISTEVA, 1980) ;

- Une position postmoderne qui se formule plus tardivement, bien après l'explosion féministe des années 1970. Elle n'a pas d'impact en France, mais est devenue un élément fécond des recherches ailleurs et surtout aux États-Unis où elle est qualifiée... de french feminism (à tort). Cette confusion provient des réceptions biaisées des oeuvres de philosophes français tels de DELEUZE, LYOTARD et DERRIDA. Ce postmodernisme ou déconstructionnisme est issu de la "critique de la métaphysique" introduite par HEIDEGGER. Il marque une rupture avec les formes de la modernité occidentale, aux sources grecques, définies par la catégorie de la maîtrise : maîtrise du sujet sur l'objet, mais aussi de l'homme sur la femme, obéissant à une logique binaire des oppositions. Le logocentrisme est un phallocentrisme (DERRIDA, 1992). La pensée postmoderne (Nos lecteurs connaissent tout le mal que nous pensons de cette catégorisation pré, pro, anti, post... moderne) est en ce sens un "devenir femme" ou un devenir féminin de la pensée et de la pratique. Le sexe n'est pas substantifiable : il n'est ni un ni deux mais un mouvement de différer qui se traduit par le vocable de "différance" (DERRIDA, 1992). Le "féminin" comme catégorie et non comme marque d'un des deux sexes, est attachement à la logique binaire des oppositions, émergence d'une "vérité de troisième genre" qui récuse l'alternative du "ou bien, ou bien" au profit de celle de "et, et".

Un tel féminisme peut être assumé indifféremment par hommes et femmes : il transcende l'alternative duelle du sex et du gendex. Cette position induit une politique des contournements et de la déstabilisation, une politique des déplacements plutôt que des affrontements, liée à la "pensée nomade" (BRAIDOTTI, 1985). La vraie vie est toujours minoritaire et la subversion est dans le "devenir minoritaire" (DELEUZE) des hommes et des femmes. Cette pensée donne lieu au développement ultérieur de la théorie queer qui s'attache à la subversion des identités sexuelles. Il ne s'agit pas seulement de revendiquer le droit à l'homosexualité, mais d'indiquer la porosité des frontières entre hétéro et homosexualités. Le sexe identifié socialement ou morphologiquement n'est pas déterminant. Le sexe est "trouble" ou "innombrable" (BUTLER, 1990).

 

      Perdure, à travers ces évolutions, une différence essentielle entre diverses formes du féminisme qui coexistent toujours, et qui peuvent - malgré les intenses luttes idéologiques à l'intérieur d'un même courant, lesquelles peuvent très bien se mêler à des querelles personnelles vivaces - être ramenées à trois principales : un féminisme libéral, un féminisme socialiste et un féminisme radical. 

    Le féminisme libéral, appelé ainsi bien après ses débuts, adhère aux principes du libéralisme politique. Il réclame l'application aux femmes, au même titre qu'à tous les hommes, l'application des droits politiques acquis par ces derniers. Réformiste à la fois par sa pensée et par ses méthodes, ce féminisme cherche à obtenir une modification des lois par la voie législative, le lobbying ou l'action militante à destination de l'opinion publique. Confiant dans les valeurs du progrès et les vertus de l'éducation, il entend également agir sur les mentalités existantes, sans développer comme le féminisme marxiste ou radical, une analyse développée du système politique, économique ou même du patriarcat. C'est dans la seconde moitié du XIXe siècle qu'il se structure, toujours en Occident (car ailleurs les problématiques sont différentes), dans des groupes organisés, militants pour l'égalité civile et politique ainsi que l'égalité des droits dans les domaines de l'éducation et du travail. Chris BEALEY, dans son What is feminism? An introduction to feminist theory, (SAGE, 1999) donne une bonne description de ce féminisme.

   Le féminisme socialiste, d'abord marxiste, puise ses sources dans L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'État (1884) de Friedrich ENGELS et dans La femme dans le passé, le présent et l'avenir (1879) d'August BEBEL. Clara ZETKIN et Alexandra KOLLONTAÏ sont des représentantes les plus marquantes du début de cette traduction marxiste. Les féministes de la fin du XIXe siècle militent pour l'accès des femmes au marché du travail : leur entrée dans la sphère productive doit permettre l'éveil d'une conscience de classe et la participation des femmes à la lutte des classes. Les mobilisations des femmes doivent rester subordonnées à la lutte des classes pour une grande partie des auteurs, leaders, dirigeants marxistes. Seul, pour eux, le renversement du capitalisme peut mettre en effet un terme définitif à l'oppression des femmes (Françoise NAVAILH, Le modèle soviétique, dans Histoire des femmes, tome 5, sous la direction de Françoise THÉBAUD, 1992). Des organisations féminines, rattachées aux structures socialistes nationales s'organisent dans la majorité des pays d'Europe (regroupées en 1907, dans l'Internationale socialiste des femmes, à l'occasion de la première Conférence internationale des femmes socialistes, de Stuttgart). Longtemps, sous l'impulsion des organisations proches de la ligne du Parti Communiste de l'Union Soviétique, l'ensemble du féminisme marxiste refuse toute alliance avec le "féminisme bourgeois" et réformiste. Mais depuis la fin des années 1960, la réflexion marxiste sur l'oppression des femmes se renouvelle profondément, notamment en ce qui concerne l'articulation entre patriarcat et capitalisme (sous l'impulsion d'auteures comme Christine DELPHY).

   Le féminisme radical apparaît à la fin des années 1960. Il voit dans l'oppression des femmes au bénéfice des hommes, le fondement du système de pouvoir sur lesquels les relations humaines dans la société sont organisés. Ce féminisme se démarque des mouvements féministes qui visent surtout à l'amélioration de la condition féminine, sur les plans politique et économique, même si beaucoup de ses composantes l'ont fait et continuent de le faire. La différence, exprimée par exemple par Catherine MACKINNON et Andrea DWORKIN, est la contestation des rôles sexuels imposés par la société. Il critique l'essentialisme et le naturalisme et entend impulser une lutte pour la libération sexuelle, marquant les mouvements féministes aux États-Unis, en Angleterre, au Canada et en France. Diffus, ce féminisme se rencontre, par capillarité, dans les deux féminisme précédents, une fois que les luttes légales ont fait entrer l'égalité des hommes et des femmes dans la loi, dans pratiquement tous les domaines. Divisé et très éclaté, il rencontre et prend à son compte nombre d'ordre de lutte des groupes homosexuels : usage de la technologie moderne de conception in vitro, séparatisme plus ou moins radical entre actions des femmes et actions des hommes, théorisation plus ou moins radicale également de la différence entre sexes, jusqu'au séparatisme social. Critiqué (Elisabeth BADINTER, Jean-Pierre TROTTIER, Hélène VECCHIALI) car trop centré sur le genre et oublieux des autres conditions de l'amélioration de la condition féminine. Informel, car présent dans beaucoup de revues et mouvements, sans constituer un féminisme réellement autonome et structuré. Concentré en Occident, car ailleurs, les femmes doivent obtenir d'abord l'abolition des pratiques les plus répressives.

  

Un courant récent très radical, le courant "queer"

      Françoise COLLIN explique également qu'à partir des années 2000, certains courants dérivés de la pensée de DERRIDA mais davantage encore de la problématique des homosexualités greffée ainsi sur celle des sexes vont, en partant des États-Unis pour gagner ensuite la scène française, faire de l'indécidabilité non plus un différer, mais un état, une "indifférence" non seulement des sexes mais des orientations sexuelles. Pour récuser la hiérarchie des sexes - et des sexualités - ces courants contestent jusqu'à leurs différences, tenant pour négligeable la morphologie. certaines recherches scientifiques (H ROUCHE) tentent d'ailleurs à montrer la similitude même biologique des sexes sous leur apparente dissymétrie.

Alors que chez DERRIDA la différance est un mouvement, chez les théoriciennes ou théoriciens postérieurs de gender trouble (Judith BUTLER), réinterprété par la queer theory, l'indécidabilité devient un statut. L'affirmation de la "différance" se transforme en affirmation de l'"indifférence" des sexes (PROKHORIS). A la limite de cette perspective, la réversibilité des sexes est donc potentiellement radicale. La différence morphologique devient insignifiante, ainsi que l'indiquait d'ailleurs déjà Gilles DELEUZE en revendiquant un "corps sans organes". L'inégalité est surmontée par l'identité - une identité mouvante - au moins potentielle qu'il s'agit d'exercer.

Paradoxalement, les théories de l'indifférence des sexes et des sexualités viennent ainsi rejoindre par une voie détournée les théories classiques du sujet neutre et souverain, voire tout-puissant - l'individu -, qui serait à la fois homme et femme, homo et hétérosexuel. Se heurtant toutefois à la dissymétrie flagrante des sexes dans le processus générationnel, dissymétrie qu'avait à sa manière déjà rencontrée et recouverte Le Deuxième Sexe, elles en minimisent la portée ou soutiennent le projet des technologies de la reproduction.

 

Des enjeux communs pour différents courants féministes

  Résumant les enjeux politiques du féminisme, qui n'est pas seulement politique, mais aussi culturel, notre auteure écrit :

"Malgré leur diversité et leurs oppositions, ces théories, qui donnent lieu à des pratiques diverses, ont en commun la mise en cause de la domination historico-sociale des hommes sur les femmes, qui se manifeste dans les différentes modalités de la vie politique, sociale, économique, érotique, générationnelle ou symbolique. Elles entraînent des stratégies diverses concernant le devenir des rapports entre hommes et femmes, enjeu central du féminisme ou des féministes dans leur ambition émancipatrice.

Ce qui caractérise le féminisme, au-delà des positions philosophiques et politiques diverses touchant aux rapports entre les sexes et à leurs statuts respectifs, c'est qu'il en conçoit la transformation non comme un tournant spéculatif, mais comme une pratique politique aventureuse, conjoignant réflexion et action. Il constitue à ce titre, une praxis au sens aristotélicien : praxis déployée dans la durée, sans représentation a priori de son modèle, mais qui vise à surmonter l'inégalité séculaire qui se matérialise dans la "domination masculine".

La question des rapports de sexes, élevée au rang de paradigme politique et théorique par le féminisme, reste toujours retraversée par celle des classes, des races, des orientations sexuelles, des cultures et des conjonctures historiques, qui imposent une pluralité d'analyses sectorielles et d'actions transformatrices. Elle constitue un angle d'approche théorique et pratique universel, mais non exclusif du réel. La domination d'un sexe sur l'autre concerne en effet toutes les périodes de l'histoire et toutes les cultures : mais, en la prenant en charge théoriquement et politiquement, le mouvement féministe ne prétend pas, comme le mouvement marxiste avec la lutte des classes, en faire "la cause" déterminante de toutes les autres formes de domination et d'exploitation. La validité du féminisme est universelle mais non exhaustive."

   Ces commentaires sont bienvenus car à la lecture (peut-être parfois un peu rapide... notamment dans la presse critique littéraire actuelle) de certaines oeuvres féministes, on pourrait penser que pour leurs auteurs, la question du rapport entre les sexes prime toutes les autres. 

 

Claude HABIB, article Femmes, Féminisme, dans Dictionnaire de philosophie politique, PUF, 2005. Françoise COLLIN, article Théories de la différence des sexes, dans Dictionnaire critique du féminisme, PUF, 2007. Féminisme - Les théories, dans Encyclopedia Universalis, 2004.

 

PHILIUS

 

Complété le 21 août 2017. Relu le 25 octobre 2020

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30 juillet 2011 6 30 /07 /juillet /2011 13:12

          L'attitude des philosophes, qui par ailleurs pour la plus grande partie mènent une vie politique, sociale ou religieuse importante se distingue le plus radicalement par leur perception de la guerre civile. Plus sans doute que par le statut qu'ils donnent à la guerre en général, guerre juste ou injuste, légitime ou illégitime, voire légale ou non légale. C'est par leur perception de la guerre civile que se révèle sans doute le mieux leur positionnement politique et idéologique, leur engagement social ou religieux. A commencer par la distinction qu'ils opèrent entre guerre civile et guerre internationale, pour reprendre des termes modernes. 

 

       Nicolas DUBOS, dans son recueil de textes de philosophes sur ce qu'il appelle le "mal extrême", nous donne l'occasion de commencer à comprendre ses différents acceptions à travers le temps et l'espace, étant entendu que l'histoire n'est pas terminée... Si la guerre civile désigne aujourd'hui cette montée aux extrêmes des luttes sociales, "le point du plus grand désordre et de la plus grande hostilité intérieure, voire le seuil d'éclatement ou de dissolution de l'État", elle n'a pas toujours été considérée ainsi. Et ce sens provient d'un grand glissement de sens du canon romain, le bellum civile.

Le modèle romain, explique le chercheur au LNS (Lumières, Nature, Société) de l'Université de Bordeaux III, "permettait d'abord de distinguer la guerre civile des troubles ou des tumultes politiques. Ce canon l'assimilait ensuite sur le plan de la conduite du conflit, à la guerre étrangère. Les gueres civiles (très courantes dans le Bas Empire, et même pendant la République et tout l'Empire, finalement) étaient des guerres symétriques qui mettaient aux prises des armées régulières (...) et non des mouvements plus ou moins spontanés de partisans en lutte contre une armée d'État. Elles étaient, comme les autres guerres, des guerres de mouvement dans un espace territorial, par opposition aux rebellions ou aux insurrections menées dans l'espace confiné d'une cité, voire du palais". Elles portaient le nom de civil en ce sens qu'elles opposaient des armées composées de compatriotes, au service de partis, de classes sociales dont l'objectif était de s'emparer du pouvoir politique, de changer le régime ou de le faire évoluer dans un sens ou un autre. Nombre d'événements qualifiés de guerres civiles de nos jours se rapportent plus à des guerres désordonnées, mêlant civils et militaires, aux objectifs mal définis, qui se révèlent plus des conséquences d'un désordre politique généralisé qu'elles ne relèvent de groupes possédant des buts de guerres bien définis. Nous donnons le nom de guerres civiles à un ensemble de mouvements violents seulement si un certain degré de violence est atteint et seulement si l'ensemble de l'État est engagé dans la division, qu'il y ait ou non constitution d'armées régulières et divisions territoriales.

La guerre civile, de symétrique au départ, est devenue asymétrique, opposant souvent une armée régulière d'État à des corps de partisans. Se mêlent à ces considérations une nouvelle distinction entre guerre de civils et guerre de militaires. Dans la guerre civile, c'est l'ensemble de la société qui s'engage et se militarise sans remplir les conditions de la régularité militaire, tandis qua dans la guerre étrangère, la militarisation passe d'abord par l'institution étatique de l'armée pour s'étendre éventuellement ensuite à l'ensemble de la société, selon la nature de la mobilisation et du conflit.

Une notion qu'il faut garder à l'esprit, même si elle n'est pas mentionnée par Nicolas DUBOS, est une distinction qui reste, entre combattants et non-combattants. Même si ces derniers, du fait de l'évolution de la guerre, se retrouve pris dans l'événement-guerre de manière directe, dans la guerre totale. 

      "Dans la série des violences humaines, le pire est atteint lorsque la Cité entre en guerre avec elle-même, lorsqu'elle est divisée contre elle-même par une hostilité qui ne peut se résoudre que par la guerre, c'est-à-dire par un état dans lequel le meurtre n'est plus considéré comme un crime" C'est en tout cas ce que nous racontent un grand nombre de philosophes. "Le meurtre normal de l'étranger en temps de guerre est remplacé par le meurtre scandaleux du frère, à l'intérieur de l'unité politique. Le logos, qui continue de valoir dans la guerre en vertu de son caractère institué et légitime, est anéanti ou subverti dans la guerre civile." Dans le glissement de sens, la guerre civile du modèle romain devient une figure de lutte interne sans merci. Ce glissement est révélateur d'une évolution de la notion de ce qui est ami et de ce qui est ennemi, de ce qui autre et de ce qui est nôtre. Et cela explique que les philosophes antiques ne raisonnent pas comme les philosophes modernes, lorsqu'ils discutent de la République par exemple, même si d'une époque à l'autre, sont reprises des notions qui sont voisines. 

 

           Comme Nicolas DUBOS le propose, nous pouvons découper le temps (même si ce découpage est parfois arbitraire et dépend beaucoup de nos sources d'information...) en Antiquité (ou période de l'ennemi intime de la Cité), Renaissance (l'ennemi domestiqué), Guerres de religion (L'ennemi régénéré), Les Lumières (l'ennemi devient simple adversaire), La Révolution en guerre (L'ennemi sans frontière) et La guerre civile mondiale (l'ennemi transfiguré). Nous pouvons tout aussi bien, tout en gardant l'idée d'une progression dans le temps, ignorer ce découpage et ne se référer, quitte à en élaborer un autre, spatio-temporel ou non, qu'à des textes-phares de philosophes. Outre que ce découpage nous parait un peu forcé, il nous faut certainement introduire dans le corpus examiné, des auteurs qui ne fassent pas uniquement partie de l'ensemble historique occidental. 

 

      THUCYDIDE (La guerre du Péloponnèse), PLATON (Sophiste, Eutyphron, République, Timée, Les Lois), ARISTOTE (Les Lois, République, Politiques), CICÉRON (A Tiron, Huitième et Treizième Philippiques contre M. Antoine) sont autant de textes et d'auteurs qui peuvent faire comprendre l'évolution de la Stasis au Bellum civile, dans la période de l'Antiquité.

Toujours suivant Nicolas DUBOS, "pour désigner les conflits intérieurs de leurs cités, les Grecs cherchèrent à éviter le vocabulaire de la guerre  (polémos) (même si  l'usage de polémos peut apparaître pour désigner le déclenchement  des hostilités civiles - rarement, comme dans Les Lois de PLATON), réservé à l'hostilité contre une autre Cité ou contre un ennemi extérieur au monde grec. Par le terme de stasis les grecs voulaient désigner une instabilité interne, qui, pour être récurrente, ne dégénérait pas nécessairement en faction ou en conflit militaire. Stasis avait un sens plus large que celui de sédition, de révolution, de trouble, ou encore de guerre civile. Il désignait l'état général d'inimité de la Cité et était fortement associé au terme de nosos (maladie), c'est-à-dire à des causes autant qu'à des symptômes, à une incubation autant qu'au déclenchement morbide. Même si la stasis désignait aussi le combat effectif des factions, qui pouvaient alors recevoir le nom de staseis, le phénomène était perçu comme impliquant la totalité du corps politique et ne se réduisait pas à nos séditions et à nos révolutions. Les premières supposent une division préalable en factions, tandis que la stasis est là avant même cette division et peut même exister sans elles. De même, stasis a un sens plus large que les secondes (les révolutions ou métabolai ton politikon, selon ARISTOTE) : il peut y avoir stasis sans changement de constitution, ou retour à la constitution après un bref épisode de stasis. De plus, certaines staseis en restaient au stade de la discorde publique sans qu'il y ait assassinats politiques et a fortiori massacres, prise d'armes ou guerre au sens strict, autant de phénomènes qui font figure dès lors de symptômes non nécessaires à sa définition. La nature des Cités qui n'étaient pas des États territoriaux, et l'absence de fonctions publiques de type consulaire, expliquent, entre autre choses, qu'une guerre symétrique entre armées régulières était très improbable à l'intérieur d'une Cité grecque."  

C'est THUCYDIDE, en tant qu'historien, qui propose la première définition des causes anthropologiques et politiques de la stasis. Chez PLATON, la stasis est surtout la rupture d'une relation de parenté et peut s'appliquer à une grande variété d'unions. ARISTOTE, pragmatique dans sa définition de la stasis, ne se prononce pas sur son caractère injuste (ce qui l'est toujours chez PLATON) ou juste, même s'il présente des remèdes à celle-ci, dans le cadre de la préservation des constitutions. CICÉRON, qui vit dans une période de troubles, hait la guerre civile. Il exclut le bellum civile du territoire de la raison philosophique et de la guerre juste. Dans De officis, il écrit que "le seul motif pour entreprendre une guerre, c'est le désir de vivre en paix, sans injustice" et qu'"il faut toujours veiller à obtenir une paix qui ne se contente pas de pièges", choses que les Romains n'ont pas compris, et c'est pourquoi ils ont perdu la République. 

 

          MACHIAVEL (Proemio, Histoires florentines, Discours sur la première décade de Tite-Live, Le Prince), BACON (De dignitate et augmentis scientarum, De la sagesse des Anciens, Of seditions and troubles (Essays 15), Of unity in religion (Essays 3), tous textes reproduits dans Spedding) sont emblématiques de la période de la Renaissance. Pour MACHIAVEL, les divisions intérieures, lorsqu'elles ne dégénèrent pas servent la puissance extérieure, ce qu'il "démontre" par une analyse des raisons politiques de l'expansion romaine. Florence est incapable de parvenir à cet équilibre. A partir de ses mésaventures et de cette analyse, MACHIAVEL réfléchit sur ce problème du maintien de l'État et de la maîtrise des divisions. C'est la même problématique qui anime BACON, sauf qu'à la Raison d'État, il considère qu'on ne peut séparer la question politique (entendre les relations socio-politiques) de la question du gouvernement. Tout l'art de l'empire consiste à viser à la fois à le conserver, à rendre heureux les gens à l'intérieur de celui-ci et à l'agrandir. Si pour MACHIAVEL, les divisions religieuses font partie des causes des guerres civiles, pour BACON, elles passent au premier plan et les guerres civiles apparaissent comme la manifestation directe et principale des dissensions religieuses. 

 

        Junius BRUTUS (Vindiciae contra Tyrannos), Hugo GROTIUS (De Jure Belli ac Pacis), Thomas HOBBES  (Leviathan, De Cive, Behemoth ou le Long Parliament), SPINOZA (Traité théologico-politique) et KANT (Théorie et Pratique) peuvent aider à saisir la guerre civile vue par les philosophes dans les guerres de religions. Tous ces auteurs vivent dans une période de conflits religieux majeurs. Julius BRUTUS se situe dans un courant de critique radicale contre les théories monarchomaques. Pour Hugo GROTIUS, comme pour beaucoup, le débat se situe sur la question de la tolérance religieuse et de la résistance aux institutions de l'Église, Thomas HOBBES réduisant toute rébellion à une injustice envers les autres sujets et se centrant sur la fonction, les droits et les devoirs du souverain, qu'il estime seul à pouvoir précisément éteindre les guerres civiles religieuses. 

 

       ROUSSEAU (Du contrat social, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, Les principes du droit de la guerre), KANT de nouveau (Vers la paix perpétuelle, Idée d'une histoire universelle), John Stuart MILL (Quels mots sur la non-intervention, dans Dissertations et Discussions) constituent des passages obligés sur la période des Lumières. Alors que pour HOBBES, les guerres civiles constituent des maladies du corps politique, ROUSSEAU situe le mal avant même sa formation. La critique de ROUSSEAU contre le système hobbesien s'attaque à sa tendance à favoriser le gouvernement despotique comme seul recours, au prix d'une dissimulation criminelle des vraies origines - toujours étatiques - de la guerre. L'État, en prétendant protéger l'individu contre son prochain, le précipite dans des guerres étrangères bien plus dramatiques que les "guerres privées" et qui se révèlent surtout être l'origine de guerres civiles d'une toute autre ampleur. La priorité accordée, et la "bonne" constitution en découle, à l'ordre intérieur ne résout rien tant que se poursuit l'expansion extérieure.

Comme l'écrit Nicolas DUBOS, "En affirmant que la question de la bonne constitution est inséparable de la paix interstatale, Rousseau propose une autre hiérarchisation polémologique. Une politique intérieure qui aboutirait à une politique de puissance au niveau extérieur ne résout rien. Le problème de la hiérarchisation polémologique a été mal réglé : poursuivre la puissance intérieure pour résister ou vaincre dans les guerres étrangères n'est pas une solution à long terme, car l'état de guerre interstatal provoque des conflits internes, même dans les États les plus ordonnés, voire dans les plus despotiques. L'exigence consiste alors à traiter la question de la politique extérieure avant tout en créant une fédération d'États Européens, ce qui sera l'affaire du Projet de paix perpétuelle et du Jugement sur la paix perpétuelle."  KANT réaffirme dans un autre registre, cette idée." Dans Idée d'une Histoire, la guerre civile est destituée de son privilège en ceci qu'elle est réduite au moment d'un procès qui la dépasse : figure de l'insociabilité dans l'État, elle est conditionnée finalement par l'insociabilité qui procède de la relation entre les États. De fait, elle l'est historiquement, lorsque l'on sort de la reconstruction philosophique qui déplie ce qui est intriqué. Tout en constituant une épreuve décisive dans le progrès de l'humanité, la guerre intérieure est dépossédée du droit de dessiner l'historicité intérieure des constitutions (leurs progrès vers une forme républicaine) par le second moment de l'insociabilité que constitue la guerre interstatale. Sur ce plan, il y a convergence entre Idée d'une histoire universelle et Vers la Paix : c'est bien la paix mondiale et non la paix intérieure qui devient la condition du droit politique interne." KANT répond à la question de l'ingérence dans les affaires d'un autre pays, question très actuelle dans son temps de coalitions monarchiques contre une république, mais aussi pour nous pendant les guerres civiles de l'ex-Yougoslavie, Pour lui, effectuer de telles interventions, notamment militaires, ne peut que ruiner les efforts de paix perpétuelle. Toutefois, il cite une exception, de taille, dans le cas où écrit le philosophe allemand "de l'État qui se scinderait en deux parties à la suite d'une désunion intérieure, chacune représentant par soi-même un État particulier revendiquant la totalité." C'est sans doute une porte ouverte à l'ingérence sous prétexte d'assistance, même s'il précise que le conflit interne doit être résolu... John Stuart MILL se retrouve sur la même position dans l'affaire de Suez et y voit d'ailleurs l'occasion de distinguer l'opinion publique de l'opinion de son gouvernement. Mais le débat est plus complexe : il s'agit de distinguer le cas des voisins civilisés des voisins barbares, d'accepter une intervention dans le cas où serait brimé un peuple cultivant ses vertus et sa liberté, débat encore actuel qui accompagne la pensée humanitaire moderne. 

 

        Les oeuvres de MARX (La guerre civile en France en 1871), et de LÉNINE (Le socialisme et la guerre) constituent deux éléments majeurs sur les considérations de la guerre révolutionnaire et de la guerre civile.

Pour Nicolas DUNOS, "une inspection rigoureuse du problème de la guerre civile dans la pensée marxiste rencontre au moins deux questions préalables. Se pose tout d'abord celle de son rapport à la révolution, concept central des luttes sociales et de la pratique authentiquement politique." Dans le programme révolutionnaire, la guerre civile n'est pas investie d'un sens supérieur à celui des moyens que la théorie de l'usage de la violence pose : les conditions objectives de la révolution, les pratiques de la classe dominante et les finalités de la transformation révolutionnaire. Elle est pensée comme insurrectionnelle avec des objectifs politiques, au profit de la classe ouvrière, et plus tard de la classe paysanne. Elle fait partie du processus de conquête du pouvoir dans les écrits de LENINE et de TROTSKY, elle apparaît comme une phase indispensable de la révolution communiste, ce qu'elle n'est pas dans le Manifeste du Parti Communiste ou dans la Guerre civile en France. Car d'abord séduits par la théorie de l'insurrection blanquiste, les théoriciens de l'Internationale Communiste ont tiré les leçons des échecs, notamment celui de la Commune de Paris. Il s'agit bien de se doter d'une armée (en venir à une guerre symétrique) afin de résister aux forces contre-révolutionnaires, mais chez MARX il y a dans plusieurs écrits comme ce qu'appelle Nicolas DUNOS une hésitation : la guerre civile pourrait ne pas s'avérer nécessaire, mais reste comme un "dernier recours". Avec LENINE, il s'agit de transformer la guerre impérialiste en guerre civile révolutionnaire. La guerre civile, dans une perspective qui intègre la lutte des classes, change d'aspect.

 

       Carl SCHMITT (Le concept du Politique, La théorie du Partisan) problématise la guerre civile mondiale. Ce n'est pas le seul, même si Nicolas DUNOS se focalise sur sa théorie.

Pour lui cet auteur très controversé (et donc finalement très intéressant pour qui s'intéresse au conflit) "semble avoir placé la notion de guerre civile au centre de sa théorie du politique et du droit et en l'état actuel des recherches nous pouvons dire que c'est bien à lui que nous devons la notion de guerre civile mondiale (Weltbürgerkrieg)". Dans son oeuvre, la guerre civile occupe réellement une position centrale, mais une position plus qu'ambigüe, et partant polémique, surtout si l'on veut décortiquer son sentiment envers elle : mal nécessaire car inéluctable (dans la dialectique de formation de l'État) ou facteur décisif de désagrégation de l'État... Dans le cadre institutionnel international niant le jus ad bellum des États souverains, le droit international n'abolit en fait pas la guerre mais réintroduit ce qu'elles ont de pire : l'hostilité absolue que la reconnaissance du droit à la guerre dans les formes avait su dépasser. Du coup, les figures de l'ennemi et du criminel se confondent. Dans un monde où le capitalisme libéral abaisse les États et font des marchés les régulateurs des conflits entre classes sociales, dans un monde unifié en quelque sorte, puisque les conflits n'ont pas pour autant disparu, en nature et en virulence, se réintroduisent une ou plusieurs guerres civiles, mondiales cette fois. Pour Carl SCHMITT, comme la problématique qui distingue l'ami de l'ennemi, est le critère décisif du politique, c'est la politique elle-même qui disparaît, cette politique qui permettait justement la modulation de la caractérisation des adversaires.

 

Nicolas DUBOS, Le mal extrême, La guerre civile vue par les philosophes, CNRS Éditions, 2010.

 

PHILIUS

 

Relu le 10 juillet 2020

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27 juillet 2011 3 27 /07 /juillet /2011 08:43

        L'attitude des philosophes face à la seconde guerre mondiale se comprend dans un contexte très différent de la première. Celle-ci marque la fin d'une philosophie européenne, tout au moins dans sa déclinaison dominante, au profit de philosophies nationales, voire chauvines tandis que la réflexion intellectuelle se situe pour celle-là dans des cadres nationaux rivaux. De plus, l'ampleur des destructions sur les populations civiles est autre et la mise en place d'une politique d'extermination marque cette réflexion, notamment juste après la guerre, d'une manière radicale. Les participants du Colloque de septembre 1988 organisé par l'Université Paris VIII (Les philosophes devant les guerres du XXème siècle) estiment qu'après la fin de la guerre froide, nous sommes déjà à bonne distance pour nous en faire une idée claire, et que trois interdits sont maintenant levés pour effectuer une analyse objective et étendue des différents positionnements.

Ces trois interdits se résument pour les coordinateurs de ce colloque au constat du caractère non-dialectisable de la politique d'extermination, au quiétisme qui y est opposé du savoir absolu et une attitude préférant le silence à la mise à vif des plaies morales de cette guerre. Il semble que la discussion tourne pour eux autour des réflexions d'ADORNO (avec son analyse herméneutique qui ne vise ni à expliquer ni à comprendre) et celles d'ARENDT (comprendre et résister), leur préférence allant à cette dernière.

Philippe SOULEZ reprend la signification de la guerre de 14 pour la philosophie de l'histoire, signification qui demeurait ambigüe. "On pouvait y voir la confirmation de la philosophie des Lumières puisque la SDN tant espérée des philosophes connaissait une première réalisation historique. Mais on pouvait y voir aussi le premier contre-signe historique marquant un ébranlement dont nous ne sommes pas sortis. Rares sont les philosophes et les penseurs qui, comme Bergson et Freud, ont su mesurer la profondeur de l'ébranlement sans désespérer. La pensée de l'entre-deux-guerres semble avoir buté sur l'alternative suivante : 

- ou bien l'on maintenait les Lumières, mais alors on occultait la question de la mort en se leurrant, comme Alain implicitement critiqué par Merleau-Ponty, sur les capacités d'une sagesse morale et politique à surmonter les différends, et l'on comprenait le tragique d'une situation de plus en plus inquiétante par un pacifisme hors de propos ;

- ou bien l'on redécouvrait la question de la mort, mais c'était pour en être fasciné, y précipiter les autres et, pour finir, s'y précipiter soi-même.

Qu'importe les philosophes ou même les penseurs, dira-t-on. leur influence avant et pendant la deuxième guerre mondiale n'est pas comparable à celle qu'elle pouvait avoir dans la première. (...) Même si l'on envoie encore des philosophes en mission - les missions symétriques du "positiviste et vichyssois Louis Rougier et du catholique Jacques Maritain, qui se rallie à De Gaulle sans toutefois s'inféoder, sont emblématiques de la fracture créée par l'armistice - on ne trouve plus guère de référence au "philosophe-roi", bien que l'on trouve encore des références à la cité platonicienne. On ne sera pas surpris de ce que la disparition du mythe du philosophe-roi s'accompagne de la disparition de l'espace philosophique européen. (...) Chaque nationalité philosophique vit dans l'entre-deux-guerres pour elle-même, alors que l'unification économique et technologique de la planète ne cesse de faire des progrès. L'une, la française, est fascinée par l'allemande et perd contact avec la philosophie anglaise ainsi qu'avec la philosophie américaine, que l'émigration autrichienne (cercle de Vienne) et allemande (École de Francfort) va profondément transformer. Un étonnant renversement par rapport à la guerre de 14 se produit en France : la jeune génération philosophique est captivée par la pensée allemande mais, à part Raymond Aron (...), n'établit plus de lien entre cette pensée et la politique. Déconnexion excessive et réactive (surtout pas d'union sacrée), dont le jeune Sartre est un bon représentant. L'autre nationalité philosophique, la nationalité allemande, est hantée par la fracture irréversible de la première guerre mondiale." 

 

     L'étude des philosophies et idéologies de l'Allemagne nazie est hantée par la question d'une "perversion des valeurs" à laquelle se substitue de plus en plus la considération d'une diffusion lente et continue d'une certaine manière de philosopher et de penser. Se pose toutefois toujours la question classique de la manière dont une pensée criminelle s'impose, dont l'emprise est facilitée par une concordance temporelle avec des éléments positifs pour une large fraction de la population. A ce propos, nous avons toujours quelques difficultés à penser les différentes temporalités économique, politique et culturelle, difficulté qui à l'époque fit bénéficier au parti nazi de la perception d'évolutions économiques permises par des politiques commencées sous la République de Weimar. Toujours entre parenthèses, cette difficulté nous fait accorder bien souvent aux gouvernements des préférences politiques (temporalité courte)  alors qu'ils ne font que bénéficier de politiques économiques (temporalité moyenne ou longue) mises en place par leurs prédécesseurs...

Cette étude amène à se poser la question de "failles" théoriques dans la pensée de philosophes, comme Heidegger, qui se réclament d'un héritage venant des Lumières. Comme elle met en évidence la diffusion en Allemagne de l'idée d'un peuple sans espace, grâce par exemple au roman de Hans GRIMM de 1926, Peuple sans espace, diffusé à plusieurs centaines d'exemplaires. Cette image se retrouve chez HITLER (Mein Kampf) et chez l'idéologue principal du parti national-socialiste, Alfred ROSENBERG (Le Mythe du XXe siècle, 1930). Mais aussi chez un des fondateurs de la géopolitique, Karl HAUSHOFER et chez un universitaire de premier plan comme Alfred BAUMLER (Nietzsche, le philosophe et politicien, 1931 ; La guerre totale, 1939). La phraséologie - guerrière souvent - de la nécessité de conquête d'un espace vital domine pratiquement tout l'espace culturel, et cela de plus en plus à l'approche de la guerre. Pendant celle-ci, on ne peut pas parler de philosophie ou même de philosophie politique, tant l'heure est à la mise en pratique des idées racistes nazies. C'est la propagande qui domine et les intellectuels qui s'y opposent choisissent le plus souvent l'exil. Exil qui vide d'ailleurs jusqu'à l'appareil culturel nazi des cerveaux nécessaires pour l'alimenter. Ne restent plus que des gesticulations verbales censées mobiliser la population, en grande partie d'ailleurs avec succès, sans même que cette mobilisation soit due principalement à cette propagande, tant les actes de guerre menés contre la population (sous forme de bombardement massif) suffisent à mobiliser celle-ci contre les Alliés.

 

    En France, le paysage de la philosophie est plutôt marqué par un double absentéisme. Les intellectuels, notamment les philosophes, sont réellement "ailleurs". Absentéisme double : "celui de l'institution philosophique et celui de l'aile marchante, écrivent les coordinateurs de ce même Colloque. Beaucoup du régime de Vichy s'explique par là. L'absentéisme de l'institution, traditionnel, (...) ne saurait surprendre. Une fois appliquées les mesures administratives antijuives, l'institution philosophique n'aura plus grand chose à dire. Contrairement au souvenir que l'on en aura gardé après coup et en dépit de la présence de J. Chevalier au gouvernement comme ministre de l'éducation, "le" philosophe de Vichy, c'est au moins autant L. Rougier, le premier introducteur du Cercle de Vienne que Bergson. D'ailleurs tout laisse à penser (...) que Bergson, quant à lui, a rompu symboliquement avec Vichy. C'est à Rougier que Vichy confia une mission de contact avec le gouvernement britannique qui eut son importance, mais qui ne légitime pas après coup ce régime. Voudraient-ils être présents après juin 40 que les philosophes ne le pouvaient guère. Aron (...) décide de fuir à Londres, ainsi que Simone Weill (...). Même Cavaillès, dont on redécouvre (...) la dialectique sous un jour totalement nouveau, doit dans un premier temps contribuer à l'organisation de la résistance à partir de Londres. Les philosophes ont perdu Paris. Bien des textes de Sartre dans l'après-guerre prennent une signification nouvelle en partant de ce constat. Nombre d'intellectuels sont en fait plus parisiens que français, point de rencontre imprévu avec le Cercle de Vienne qui ne se pense pas précisément comme "autrichien". L'espace intellectuel cosmopolite n'est pas structuré de la même façon que l'espace philosophique européen dont les discours de la guerre de 14 sont la dernière et paradoxale manifestation. Quant à ceux qui croient que "Paris" est encore dans Paris occupé, comme Marcel Déat, on voit (...) jusqu'où peut conduire l'idée d'une collaboration philosophique. Déat se réjouit de la diffusion des idées de Heidegger et de leur influence sur Sartre. Il y voit positivement le signe de la germanisation irréversible de la pensée philosophique française...

Paul GERBOD, détaillant la philosophie universitaire pendant la guerre, dépeint une hétérogénéité forte dans la pyramide des âges et dans l'appartenance idéologique, comme dans la situation scientifique (notoriété et qualité des écrits...), situation qui existe déjà dans l'entre-deux-guerre. La pression administrative se conjugue à une offensive de la droite maurrassienne visant à faire de l'Université une des responsables de la défaite française. "Cette offensive contre la philosophie enseignée dans les lycées et les facultés présente une certaine cohérence. Elle vise à faire de la philosophie le bouc émissaire de la tragédie de 1940. N'est-elle pas coupable d'avoir tout sacrifié à la recherche scientifique, d'avoir également écarté toute instruction morale et patriotique et de s'être éloignée "de la sagesse antique ou de la sagesse de nos pères..."? Une réforme complète de l'enseignement philosophique s'impose derechef dans le cadre du nouvel ordre politique." En fin de compte, "la guerre, l'occupation étrangère, le contexte vichyste paraissent n'avoir eu qu'une influence assez limitée sur le volume et la nature de la production philosophique, surtout si l'on tient compte des décès (...), des mises à la retraite, du cas des prisonniers de guerre.", ce qui est dû sans doute autant à une routine excessive ou à une forme de résistance intérieure.

 

La guerre et les philosophes, de la fin des années 20 aux années 50, Textes réunis et présentés par Philippe SOULEZ, Presses Universitaires de Vincennes, 1992.

 

PHILIUS

 

Relu le 11 juillet 2020

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